Les Irakiens élisent leur Assemblée nationale transitoire
Bagdad, la poudrière des urnes
En Irak, où rode le spectre d’un conflit confessionnel entre sunnites et chiites qui pourrait se transformer en guerre civile, chacun s’attend, après les menaces du chef terroriste Al-Zarqaoui, à un bain de sang le jour du scrutin. Et personne n’entretient la moindre illusion...
De notre envoyée spéciale au Proche-Orient (27 janv 2005)
Pour voter, ils ont décidé de faire les dix heures de route qui
séparent Bagdad de la capitale de la Jordanie, Amman. A l’université,
c’était les vacances de la fin de semestre. Alors Asma et son mari, professeur
de médecine à l’université de Bagdad, sont partis pendant
le week-end de l’Aïd pour s’inscrire sur les listes électorales
de Jordanie. Personne, dans l’entourage direct du couple de professeurs, n’ira
voter en Irak. «Se suicider? Pour quoi et surtout pour qui?», se
demande le mari d’Asma, un sunnite qui, par peur des représailles, refuse
de dire son nom et cache son visage avec sa main lorsque nous l’abordons dans
un des bureaux de vote de la capitale jordanienne. «La plupart des candidats
qui figurent sur les listes électorales, je ne les connais pas. Ce sont
des fantômes qui ont bien trop peur pour faire campagne. D’autres que
je connaissais ont été tués. Dans notre quartier, on a
assassiné les gens qui distribuaient les tracts électoraux. Une
mort bien vaine quand on sait que personne, de toute façon, n’osait les
prendre»
C’est surtout pour échapper aux imprécations d’Abou Moussab al-Zarqaoui
contre la démocratie, diffusées en boucle sur les chaînes
de télévision, aux lettres de menaces qui arrivent de plus en
plus souvent à leur domicile et au décompte des voisins et des
amis morts qu’Asma, son mari et quelques-uns de ses collègues ont décidé
de faire le voyage jusque dans le pays voisin. «A Amman, les premiers
jours, on ausculte le silence, le temps de s’habituer à l’absence de
détonations. Après, on a envie de chanter tellement la vie est
légère. Se gorger de douceur pour avoir la force de repartir.
Ces élections, c’est une distraction à notre calvaire»,
explique Asma, qui, contrairement à son mari, a envie de s’épancher.
Faire semblant d’y croire: et si les élections allaient enfin sortir
l’Irak de ce long cauchemar qui n’en finit pas? Rêver, même pour
un court instant, de lendemains qui chantent. Quand on est désespéré,
on s’accroche à tout.
Alors, comme de nombreux Irakiens, ils sont partis de Bagdad au petit matin
en convoi sur la route d’Amman pour exercer leur droit de citoyens irakiens
malgré les consignes de boycott de la majorité des leaders sunnites.
Asma somnolait, hypnotisée par la monotonie de la route désertique,
lorsque, au niveau de la ville de Ramadi, elle a vu, à moins de 200 mètres
d’elle, l’une des voitures du convoi qui flambait. Au début, tout le
monde a cru à une attaque des moudjahidin du triangle insurgé.
En fait, la voiture s’était approchée trop près d’un Humvee
qui patrouillait et les Américains, nerveux, avaient tiré. «Il
aurait été trop dangereux de nous arrêter. Plus tard, nous
avons appris que notre ami qui avait été visé dans la voiture
était mort parce que c’était l’Aïd et que les médecins
de Ramadi avaient quitté l’hôpital où on l’avait conduit»
Asma veut voter pour Adnan Pachachi parce qu’il est sunnite. Son mari, lui,
votera pour la liste du Premier ministre intérimaire Iyad Allaoui «parce
que c’est la seule manière d’éviter la guerre civile. Aujourd’hui,
chacun vote pour les gens de sa confession. Autrefois, personne n’évoquait
cela. Depuis l’occupation américaine, on vous demande si vous êtes
chiite, sunnite ou kurde avant de vous dire bonjour Allaoui est le seul qui
peut maintenir la cohésion du pays».
Le spectre de la guerre civile. Dans sa dernière déclaration,
Zarqaoui s’en est pris aux «rafidha», un terme péjoratif
pour désigner les chiites. Il a accusé ceux-ci d’avoir fait venir
4 millions d’électeurs d’Iran pour confisquer tous les sièges
du Parlement, et de vouloir détruire tous les symboles sunnites du pays.
Une véritable déclaration de guerre à l’encontre de la
confession majoritaire du pays. Déjà, plus d’une dizaine d’attaques
terroristes ont ensanglanté la communauté chiite depuis le début
de la «campagne électorale».
Dans le quartier sunnite d’Azhamiya, plusieurs fidèles de la mosquée
d’Abou Hanifa, interrogés, assurent que personne n’ira voter dans leur
quartier le 30 janvier. «Nous ne voulons aucune part de ce gâteau
irakien que nous offrent les Américains. C’est un gâteau empoisonné»,
explique Qasem, un marchand de 36 ans, qui accuse les organisateurs des élections
de vouloir favoriser les partis religieux chiites. Ahmed, un pharmacien de 40
ans, affirme que les fidèles de sa mosquée entreront en «résistance»
contre les partis chiites s’ils raflent tous les sièges, comme ils ont
déjà résisté contre l’occupation américaine.
«Nous pourrons toujours mettre notre veto, lors du référendum,
à la Constitution qui sera élaborée par la nouvelle Assemblée»,
explique le cheikh Omar Ragheb, porte-parole du Comité des Oulémas,
lorsqu’on lui demande si, en appelant au boycott des élections, il ne
donne pas de fait un blanc-seing aux partis chiites.
Tous les vendredis, après la prière, l’imam de la mosquée
salafiste baptisée depuis la chute du régime Oum al-Qora, «la
mère de tous les villages», en référence à
Médine, nourrit le ressentiment de ses fidèles en psalmodiant
la liste des mosquées du Sud que les chiites ont confisquées aux
sunnites. Mais le tournant, dans cette exaspération confessionnelle à
laquelle personne ne voulait croire en Irak tant les familles sont mixtes, a
été le siège de Fallouja en novembre dernier. L’indifférence
des chiites à l’assaut de la ville a indigné la communauté
sunnite. Et chez certains représentants de la communauté chiite,
on sentait clairement un peu de joie sadique à voir les sunnites souffrir
à leur tour Dans le Sud, on observe le début des regroupements
confessionnels: les sunnites commençant à fuir les villes comme
Diwaniya ou Zubair. Tandis que certains leaders chiites appellent de leurs voeux
une sécession du Sud avec ses trois gouvernorats: Bassora, Missan et
Dhi Qar
La revanche des chiites. Successivement écartés du pouvoir par
les Ottomans puis par les Britanniques, persécutés par le régime
de Saddam, assassinés pendant la répression de la révolte
de 1991, la communauté majoritaire d’Irak a bien l’intention de saisir
la chance qu’on lui offre de présider aux destinées du pays. S’il
se trouve des gens pour risquer leur vie en votant, des kamikazes de la démocratie,
ce seront eux, les chiites.
D’ailleurs, à la grande indignation d’Iyad Allaoui, le vénéré
marja de Nadjaf, dont le quiétisme rassurait tant les Américains,
est sorti de sa réserve pour donner son imprimatur à une liste
confessionnelle chiite, la liste n° 169. C’est cette liste qui devrait remporter
le plus de suffrages en Irak dimanche. L’ayatollah Sistani, s’il a fini par
céder aux sirènes du confessionnalisme (les quelques chrétiens
et kurdes cosmétiques qui figurent sur la liste ne trompent personne),
a choisi de n’exclure presque aucune composante des chiites.
169. A Sayeda Zeinab, le quartier irakien de Damas, où se concentrent
une majorité de chiites, tous ceux qui viennent s’inscrire sur les listes
n’ont que ce numéro à la bouche. Ici, on pourrait être dans
un quartier de Nadjaf. Mêmes bâtiments en béton brut, mêmes
sols en terre battue. Les descendants du Prophète, comme dans la ville
sainte du chiisme, arborent le manteau et le turban noirs de leur sayyed avec
une majesté ecclésiastique.
Mohammed Rida, un étudiant en théologie de 25 ans, fait la navette
entre Damas et Bassora parce que le Vatican des chiites lui a demandé
de venir aider aux préparatifs électoraux en Syrie. Il encourage
tout le monde à voter pour la 169, «la seule liste d’opposition
qui n’ait pas été fabriquée par les Américains».
Il appelle de ses voeux une république islamique modérée,
comme en Iran, une démocratie modèle selon lui, loin de «l’islam
rétrograde des salafistes». Le sayyed Hussein, qui, lui aussi,
est arrivé de Bassora il y a quelques jours, admet que les religieux
chiites de la ville du sud de l’Irak ont des liens très étroits
avec l’Iran. Mais il affirme qu’une fois les élections passées
ce sera chacun chez soi: «Pour les chiites irakiens, c’est un moment historique
et nous ne laisserons personne, pas même nos frères, nous confisquer
la victoire.»
A Bagdad, le docteur Sadoun al-Dulame dirige le seul institut de sondage d’Irak.
Lorsqu’on lui demande d’établir des prévisions sur la composition
de la future Assemblée, il reste circonspect. Sur le terrain, ses enquêteurs
ont été menacés. Le seul sondage qu’il a finalement réussi
à réaliser pour ces élections, sur un échantillon
de 3000 personnes vivant à Bagdad et dans le sud du pays, donne la répartition
suivante: la Liste irakienne dirigée par le Premier ministre intérimaire,
Iyad Allaoui, remporterait 20% des votes, l’Alliance unifiée irakienne,
c’est-à-dire appuyée par Sistani, obtiendrait 42%, tandis que
les deux partis kurdes, plus d’autres petites formations, rassembleraient 22%
des votes.
Selon Pierre-Jean Luizard, spécialiste des chiites d’Irak au CNRS, les
Américains ne sont pas prêts à abandonner le pouvoir à
une majorité qui tentera de les chasser dès qu’elle gouvernera
le pays. Le chercheur qui vient de publier un livre sur l’ayatollah Mahdi al-Khalisi,
exilé par les Anglais en 1923 parce qu’il avait lancé une fatwa
contre les élections qui devaient légitimer l’occupation anglaise,
ne croit pas que la victoire électorale des chiites se traduira par une
victoire politique: «Les Anglais ont échoué parce qu’ils
se sont appuyés sur une minorité, les sunnites. Les Américains
vont échouer parce qu’ils s’appuient sur une majorité dont ils
se méfient.» Si les chiites menés par Sistani doivent composer
dans une coalition avec le Premier ministre intérimaire, ils vont se
sentir floués et leur ressentiment va nourrir une opposition plus frontale
aux forces d’occupation.
Très pessimiste sur l’avenir de l’Irak, Luizard pense que ces élections
confessionnelles, loin d’ancrer le pays dans une voie démocratique, préparent
une guerre civile. Ce qui est sûr, c’est que les Kurdes sont déjà
les gagnants de ces élections. Quel que soit le pourcentage qu’ils obtiendront,
le 30 janvier ils vont élire les représentants de leur propre
parlement, une étape décisive dans leur marche vers l’autonomie
et vers la fédéralisation de l’Irak.
avec Brahim A. à Bagdad
SARA DANIEL
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Ziad Aziz : « Je n’irai pas voter »
En Jordanie où il est réfugié depuis la fin de la guerre,
Ziad, fils de Tarek Aziz, l’ancien ministre des Affaires étrangères
de Saddam Hussein, ressasse son désenchantement. Ses amis lui ont tourné
le dos. Il préfère rester chez lui, loin des ex-cadres dirigeants
de la dictature irakienne. «Je ne connais qu’une poignée de ces
gens qui figurent sur les listes électorales. Prenez la liste 285, celle
du Premier ministre, Allaoui. Deux cents des personnes qui y figurent ne se
sont fait connaître qu’au dernier moment pour ne pas être assassinées.
De toute façon, bientôt les chiites seront au pouvoir. Et les sunnites
ne l’accepteront pas. Je ne comprends pas la stratégie des Américains.
Hier, ils nous ont aidés quand nous nous battions contre les Iraniens.
Aujourd’hui, ils leur donnent l’Irak sur un plateau!»
Pendant plus d’un an et demi, Ziad n’a reçu qu’une petite lettre de son
père lui annonçant qu’il était en bonne santé.
Et puis il y a quelques semaines un avocat a pu se rendre dans la prison, près
de l’aéroport, où Tarek Aziz est détenu avec les 55 personnes
les plus recherchées du pays arrêtées à ce jour.
A l’exception de Saddam Hussein, qui est détenu ailleurs. «Mon
père lui a posé des dizaines de questions sur ce qui se passait
en Irak. Il ne savait rien.»
Tarek Aziz est accusé d’avoir cautionné par sa présence
la répression de la révolte chiite de 1991 et l’épuration
du parti Baas en 1979. «Mais mon père travaillait pour l’Irak,
pas pour Saddam, proteste Aziz. Il luttait pour la levée des sanctions.
D’ailleurs, à la fin, il était tombé en disgrâce.
Les fils de Saddam voulaient se débarrasser de lui. Qoussai, mon ancien
copain d’enfance, m’a fait jeter en prison et a empêché mon père
de voir Saddam pour lui demander ma libération qu’il a fini par obtenir
quarante jours plus tard!» Le procès de Tarek Aziz ne devrait pas
commencer avant plusieurs mois.
Sara Daniel