La «démocratie» va-t-elle déboucher sur une république islamique?
Irak: si les chiites font la loi
Les grands vainqueurs des élections de dimanche seront sans doute les chiites, qui ont voté en masse. Résisteront-ils à la tentation d’instaurer un Etat religieux? Accepteront-ils d’associer les sunnites à l’élaboration de la Constitution? Avec quelle coalition vont-ils gouverner le pays? Des réponses à ces questions - et à quelques autres - dépend l’avenir de l’Irak, écartelé entre le rêve de la réconciliation nationale et le cauchemar de la guerre civile religieuse.
Sara Daniel, envoyée spéciale au Proche-Orient (2 février 2005)
Dans le quartier Al-Daoudi, à Bagdad, la plupart des habitants, des
sunnites, avaient décidé dimanche dernier de ne pas aller voter.
Cela faisait de longues semaines que l’un des imams de leur mosquée appelait
ses fidèles au boycott et au djihad, s’emportant contre «l’envahisseur
sangsue». Pendant que les larmes coulaient sur sa longue barbe noire,
il exhortait son auditoire à imiter les «martyrs» qui se
faisaient exploser en Israël. Et pourtant, lorsqu’un kamikaze est venu
se faire sauter devant le bureau de vote de l’école Al-Jouhour, beaucoup
de ceux qui comptaient bouder les urnes ont changé d’avis.
Ce sont d’abord les enfants qui traînaient devant l’école primaire
où l’on devait voter qui l’ont reconnu. Il leur a fait un geste de la
tête pour leur commander de partir. Après l’explosion, Abla, qui
habite à côté de l’école, a réuni les lambeaux
de chair qu’elle a pu retrouver dans un sac en plastique. La tête, soufflée
par l’explosion, était presque intacte. Alors elle a pu l’identifier:
c’était le Soudanais qui gardait une maison du quartier. Abdul Amir,
le policier irakien qui lui avait demandé ses papiers, est mort dans
l’attentat. Trois civils et trois membres de l’armée irakienne ont été
gravement blessés. «Nous avons commencé à soigner
les blessés dans le jardin de ma maison, raconte Abla. Les gens étaient
furieux. Ils criaient: "Nous avions décidé de ne pas voter
de toutes les façons, alors pourquoi s’est-il fait sauter?" C’est
alors que nous avons décidé d’aller voter. Par réaction.
Nous, les Irakiens, n’allons pas nous laisser terroriser par des étrangers!»
Entre les petits groupes qui se sont formés devant l’école, on
échangeait des conseils. Les dialogues entendus montraient le mépris
que les habitants du quartier ressentaient pour les candidats: «Et vous,
pour qui allez-vous voter? Pour les "juifs" [le président Ghazi
al-Yaouar], les "Iraniens" [Abdelaziz al-Hakim, le chef du Conseil
suprême pour la Révolution islamique en Irak] ou les "Américains"
[le Premier ministre intérimaire, Iyad Allaoui]?» Beaucoup ont
fini par opter pour la liste du docteur Mohsen Abdel Hamid, du parti islamique
sunnite.
Combien de sunnites ont décidé, comme les habitants d’Al-Daoudi,
de braver les consignes de boycott de la majorité de leurs représentants?
Combien auront eu ce courage, presque cette inconscience, dans ces petits quartiers
où chaque voisin aurait pu signer leur arrêt de mort en les dénonçant?
C’est ce chiffre, plus que celui de la participation globale toutes confessions
confondues, qui permettra de décider si ces élections ont été
une «victoire pour la démocratie», comme cela a été
dit par les Américains, et un sursaut des Irakiens contre le terrorisme.
Car le taux de participation record chez les chiites et les Kurdes d’Irak n’a
surpris personne. Pour inciter le peuple chiite à ne pas bouder ce jour
historique où les urnes allaient leur offrir une revanche, l’ayatollah
Sistani est sorti de sa réserve «quiétiste» d’homme
de Dieu qui ne se mêle pas de politique. Il a promulgué une fatwa
qui rendait le vote obligatoire. Il a donné sa caution à une liste
confessionnelle, la liste 169, que certains observateurs américains créditent
déjà de près de 50% des votes. On a pu noter que dans la
province de Bassora, où des membres de la commission électorale
estiment que 75% des habitants ont voté, les électeurs indécis
étaient fortement «encouragés» à se prononcer
pour la liste de l’ayatollah de Nadjaf. Ailleurs, l’impressionnante discipline
des chiites, qui au péril de leur vie ont suivi les commandements de
leur leader spirituel, a joué. Le terrorisme n’avait pas dissuadé
ceux qui attendent l’imam caché d’aller en pèlerinage dans les
villes saintes de Nadjaf ou de Kerbala. Il ne les a pas dissuadés non
plus d’aller voter.
Cette victoire de la majorité confessionnelle du pays n’est pas sans
poser nombre de questions. Les chiites de la «liste irakienne unifiée»
résisteront-ils à la tentation d’instaurer un Etat religieux?
A Nadjaf, les représentants de l’ayatollah Sistani et des autres membres
prestigieux du «Vatican des chiites» ne cachent pas leur volonté
de voir naître en Irak une république islamique. Et l’on sent bien
que les précautions oratoires prises en ce domaine sont surtout destinées
à rassurer les Américains. Déjà, dans la ville sainte,
ce sont des tribunaux islamiques qui administrent la justice, tandis que le
palais de justice municipal est quasi désert. La présence à
la tête de la liste 169 d’Abdelaziz al-Hakim, un homme religieux proche
de Téhéran, et du chef des Brigades Badr, qui ont lancé
de nombreux actes de sabotage contre le régime de Saddam à partir
de l’Iran, effraie les sunnites, mais aussi les Kurdes, qui redoutent l’instauration
d’un Etat théocratique.
Lors d’un discours prononcé à l’occasion du 26e anniversaire du
retour en Iran de l’imam Khomeyni, l’ancien président iranien Rafsandjani
s’est réjoui de la forte mobilisation de l’électorat irakien en
zone chiite: «Ces élections n’auraient jamais été
possibles sans la puissance du clergé et de l’autorité religieuse
qui a exigé leur tenue.» Tandis que le responsable de la propagande
au Conseil suprême de la Sécurité nationale iranien a déclaré:
«L’influence des groupes islamistes [dans la liste 169] doit convaincre
les Américains et les Occidentaux de modifier leur regard par rapport
à la région!»
Avec quelle coalition les chiites vont-ils gouverner l’Irak? Si c’est la liste
du Premier ministre Iyad Allaoui qui arrive en deuxième position, comme
le prévoient les rares sondages effectués, on peut se demander
combien de temps la majorité confessionnelle du pays acceptera de voir
son pouvoir bridé par un homme qu’ils jugent inféodé aux
Américains. Cette coalition «contre nature» risque de diviser
la communauté chiite et de précipiter certains de ses éléments
qui ont un fort pouvoir de nuisance, comme le jeune extrémiste Moqtada
al-Sadr, dans l’opposition voire la «résistance» armée.
Certains déjà, le jour des élections à Sadr City,
le quartier chiite de Bagdad, mettaient en doute le processus électoral,
comme Mahmud, un fidèle de Moqtada al-Sadr qui présentait le scrutin
comme un «scénario préparé pour servir les intérêts
des occupants». Une alliance avec les partis kurdes ne serait certainement
pas plus stable. Les Kurdes redoutant l’instauration d’une théocratie
tandis que les chiites sont encore réticents à accepter la mise
en place d’un Etat fédéral qui finirait par soustraire le pétrole
de Kirkouk à leur contrôle.
Mais la question cruciale reste de savoir si les chiites vont réussir
à associer les sunnites à l’élaboration de la Constitution
et à ne pas les enfermer dans une résistance qui pourrait conduire
à une guerre confessionnelle. Déjà, les quotas communautaires
que les Américains ont imposés au sein du Conseil de gouvernement
transitoire ont marqué le début de l’ostracisme des sunnites,
condamnés à expier leur compromission avec le régime de
Saddam. Et la «débaasification» a conduit certains des cadres
de l’ancien régime à rentrer tout naturellement en «résistance»
contre l’occupant. Réparer la faute des Américains et retrouver
le chemin de la réconciliation nationale, c’est cette préoccupation
qui a conduit Iyad Allaoui à appeler, au lendemain du vote, à
l’unité nationale. «Aujourd’hui, nous sommes entrés dans
une nouvelle phase. Tous les Irakiens, qu’ils aient voté ou non, doivent
travailler ensemble pour bâtir le futur de la nation», a affirmé
le Premier ministre, conscient des périls qui découlent de l’abstention
des sunnites arabes. Puissent les chiites, qui considèrent dans leur
grande majorité les sunnites comme des suppôts du dictateur déchu,
l’entendre.
Le marchandage des alliances, qui durera une grande partie du mois de février,
devrait probablement conduire à une large coalition entre chiites, Kurdes
et partisans du Premier ministre Iyad Allaoui. La place des sunnites, dont les
régions sont les fiefs de l’insurrection, est déjà au coeur
des discussions.
Sara Daniel