Les Kurdes ne veulent plus d'Arabes à Kirkouk
La vengeance des expulsés
Ils ont brandi leurs kalachnikovs avec l'arrogance des vainqueurs. Puis ils ont tiré sur les toits de paille des maisons du village d'Al-Muntassar. Un dernier avertissement aux habitants sommés de faire leurs bagages. Lorsque les bergers arabes du village ont compris qu'ils ne pourraient plus tenir longtemps face aux peshmergas venus les expulser, certains ont choisi de mettre le feu à leur maison. Plutôt tout perdre que de voir les Kurdes s'installer dans leurs meubles. Mais Khamir Mohammed, un petit exploitant agricole, n'a pas pu se résoudre à ce geste désespéré: «C'est la maison de mon père. Celle où mes enfants sont nés. ils n'ont qu'à venir me tuer ici. Je suis prêt.» Ce matin, les soldats kurdes ont défoncé sa porte et lui ont mis une kalachnikov sous la gorge, devant ses quatre enfants terrifiés. Iils ont brisé le miroir, seul ornement du salon propre et nu de la maisonnette. Accroupi sur le seuil, il montre les impacts de balles.
Le père de Khamir est arrivé au village en 1975. Un village de
«colons» arabes sur une terre kurde. Pour lui, c'était la
fin d'une longue errance. Le régime de Saddam avait déjà
déplacé sa famille lors de la campagne d'arabisation des villages.
«Lorsque nous sommes arrivés, il n'y avait pas de maisons. Nous
savions que ces terres appartenaient à des Kurdes et que le gouvernement
les avait confisquées pour nous. Mais que pouvions-nous faire? Dire non
à Saddam, c'était dire oui à la mort…», explique
Khamir en brandissant sa carte d'identité. Il veut qu'on sache qu'il
est né en 1967 à Tuz, au Kurdistan. Il veut qu'on écrive
son nom. Qu'on lui dise à quel bureau il doit s'adresser puisque Saddam
est parti: «S'il vous plaît, je ne veux pas être libre. Je
veux juste qu'on me rende ma terre.»
Des centaines de milliers d'Arabes sont dans la même situation. Car aujourd'hui,
sur les routes récemment ouvertes, on ne cesse de croiser des fourgonnettes,
chargées de télévisions ou de matelas, de vêtements
et de sacs de farine provenant du programme pétrole contre nourriture,
sur lesquelles s'entassent des familles entières. Les Kurdes et les Turkmènes
retournent sur la terre dont Saddam les a chassés avec la détermination
de persécutés qui tiennent enfin leur revanche. Depuis de longs
mois déjà, ils scrutaient pleins d'espoir, derrière la
ligne de front, leurs villages éradiqués par le régime
baassiste. Aujourd'hui, c'est la ruée. Tout le Kurdistan déménage.
Ce matin, le futur propriétaire de la maison de Khamir est venu écrire
son nom au feutre bleu sur le mur. Un patronyme qui claque comme une revanche:
Barzan. Le nom de ces 8000 hommes et enfants appartenant à la tribu des
Barzani qui ont été arrêtés un jour par l'armée
irakienne et qu'on n'a plus jamais revus. Ceux dont Saddam évoqua un
jour le sort à la télévision en déclarant qu'«ils
se trouvaient sans doute déjà en enfer». Fawaz, 24ans, le
frère de Khamir, a assisté à la visite de reconnaissance.
Les Kurdes se sont disputés pour savoir qui aurait la plus belle maison,
celle du cheikh du village. Puis ils ont fini par inscrire un numéro
sur sa façade. «Ils vont la tirer au sort. Comme un vulgaire poulet»,
peste Khamir.
C'est Rambar Rashid, un jeune Kurde de 18ans du village voisin, cousin de Barzan,
qui a indiqué aux peshmergas les maisons des «Arabes» lorsqu'ils
sont venus pour «accélérer» les déménagements.
Sur le moment, il n'a pas réalisé les conséquences de son
geste. Aujourd'hui, il regrette d'avoir «donné» ses amis.
Car Rambar et Fawaz se connaissent depuis qu'ils sont enfants. Lorsque les tranchées
et les sacs de sable ne les séparent pas, ils jouent au foot ensemble.
Et évoquent leurs projets d'avenir. «Fawaz, c'est mon frère,
explique Rambar. Bien sûr, ici, c'est une terre kurde, mais Saddam les
a obligés à quitter leur région pour s'installer ici. Les
peshmergas ont battu son frère, ils lui ont volé sa voiture. Pourquoi
doivent-ils subir tout cela?» Ce soir, pour échapper à la
violence des peshmergas, Fawaz passera la nuit chez Rambar.
Pourtant, à un kilomètre de là, dans la famille du jeune
Kurde, l'heure n'est pas à la compassion. L'oncle de Rambar, Ramadan
Majid, riche fermier de 38ans, organise le futur partage des maisons des huit
villages limitrophes habités par des Arabes. Au mur, on peut voir la
photo de son grand-père qui, tous les jours, évoquait la terre
de ses ancêtres, et dans un cadre doré, son titre de propriété.
En 1973, les Arabes d'Al-Muntassar ont tué son cousin qui tentait de
résister à son expropriation: «Comment pourrais-je avoir
pitié d'eux? Pendant toutes ces années de souffrance, je n'ai
pas eu le temps d'avoir pitié de moi-même…» Alors le jeune
Kurde n'ose même plus dire devant ses parents que son ami arabe va lui
manquer.
Rassemblés sous le figuier du patio à l'heure de la sieste, toute
la maisonnée expose ses griefs et ses souffrances. Delmia, la grand-tante
qui vient de rentrer de son exil à Erbil et dont le frère et le
mari, d'anciens peshmergas, ont été pendus. «Pour moi, il
est trop tard. Je ne peux plus me réjouir. Je ne sens qu'un grand vide.
Pour eux, peut-être…», explique-t-elle en désignant les enfants
qui jouent dans la cour. Kawa, qui a été réquisitionné
quatre fois pour servir dans l'armée Al-Qods. Reçu par l'université
de Mossoul pour suivre une formation d'ingénieur, il n'avait pu abandonner
ses parents dans le besoin. Depuis quinze ans, il travaillait, la mort dans
l'âme, chez les «Arabes». «Ils avaient pris notre terre
et, en plus, ils nous la faisaient cultiver…»
Salah Ibrahim est l'un de ces paysans arabes qui faisaient travailler les Kurdes.
Il n'est pas un déplacé: son grand-père est né dans
ce village de Shahid Asib, du nom d'un soldat tombé dans la guerre contre
l'Iran. Mais les peshmergas n'ont pas cherché à faire la différence
entre les Arabes natifs de la région et ceux qui ont été
transférés de force par le régime dans le cadre du programme
d'arabisation. Pour eux, tous les Arabes doivent faire place nette. Alors Salah
achève aujourd'hui de dévisser les dernières prises électriques
de sa maison de 450mètres carrés. Du jour au lendemain, ses amis
kurdes lui ont tourné le dos: «Lorsque je vais chercher de l'essence,
ils me disent: "On n'en a pas pour toi. Retourne chez Saddam." Au
moins, de son temps, on était tous unis. Maintenant, chacun brandit son
drapeau. C'est l'anarchie.»
A quelques kilomètres, il nous conduit dans un camp de tentes et de caravanes,
où sa famille, chassée par les Kurdes, a trouvé refuge.
«Cela fait quatre mille ans que nous vivons dans cette région.
Ils ne gagneront pas, assure-t-il, en montrant ses deux femmes et ses dix enfants
entassés dans une roulotte exiguë. Les Kurdes nous traitent comme
des Palestiniens? Nous nous ferons sauter comme eux pour récupérer
nos droits et nos terres…» Un peu plus loin, des peshmergas observent
le camp à la jumelle. Ils protègent des villageois kurdes qui
viennent de s'installer dans un village voisin déserté par les
Arabes. Les enfants kurdes, aussi, sont armés.
«Ils ne veulent pas de nous ici, pas même dans des roulottes, s'énerve
Mubarak Awat, un des réfugiés du camp battu par les peshmergas
qui lui reprochaient sa lenteur à déménager. Mon arrière-grand-père
est né ici. Mais les Kurdes ne veulent plus d'Arabes à Kirkouk.
Nous avons été pris entre Saddam et Bush. C'est nous qui allons
payer pour leur guerre.» Dans la tente voisine, Saad Farhan, 26ans, est
révolté. C'est la deuxième fois qu'il doit plier bagage
à cause d'une guerre. En 1991, après l'invasion du Koweït
par l'Irak et la guerre du Golfe, il a dû quitter le Koweït, où
il vivait avec ses parents. Personne ne voulait plus d'eux. «Saddam m'a
volé mon enfance, les Kurdes me gâchent ma vie d'adulte»,
dit-il. Comment Saad s'imagine-t-il dans dix ans? «S'ils ne nous laissent
pas retourner dans nos maisons, je voudrais devenir le Ben Laden de l'Irak.
Mes futurs émules sont ici, affirme-t-il en embrassant du regard les
dizaines de jeunes gens qui campent dans les talus du camp. Nous n'avons rien
contre les Américains. Mais ils doivent au plus vite empêcher les
Kurdes de nous martyriser. Sinon le sang continuera de couler.
Sara Daniel