Reportage Irak
Le référendum aura lieu le 15 octobre
Irak : une Constitution piégée
Le projet de Constitution irakienne donne la majeure partie du pouvoir et une large autonomie aux Kurdes et aux chiites, alors qu’il marginalise les sunnites. Premier pas vers la démocratie ou prémices d’une guerre civile ?
Déclaration de « guerre totale » d’Abou Moussab al-Zarkaoui
aux chiites d’Irak. Massacres de centaines de chiites à al-Uruba, square
à Bagdad. Bouclage militaire des quartiers chiites. Charniers où
s’entassent des morts exécutés d’une balle dans la tête
et une dans la poitrine. Attentats contre deux parlementaires qui travaillaient
sur le projet de Constitution: un mort, un blessé. Le début de
la guerre civile ? Qui sait ? Tous les agents de renseignement qui travaillent
en Irak l’ont noté: les kamikazes étrangers ont fait des émules
chez les Irakiens. Désormais, ceux qui se suicident en déclenchant
dans la foule leur charge d’explosif, ceux qui se réclament de Zarkaoui
ou de Ben Laden sont majoritairement des Irakiens, Comment ne pas poser la terrible
question, celle que personne, en Irak, n’ose formuler tout haut: pendant combien
de temps les chiites résisteront-ils au désir de se venger ?
Il aura fallu, en tout cas, cette situation désespérée
pour que Washington arrive à arracher un accord aux sunnites du Parlement
irakien sur la future Constitution. Quatre semaines à peine avant le
référendum qui va le soumettre à l’approbation des Irakiens,
le projet de Constitution va enfin pouvoir être imprimé. Il aura
fallu toute l’obstination et la capacité de persuasion de l’ambassadeur
des Etats-Unis pour parvenir à concilier les points de vue inconciliables
des factions en présence. Et George Bush lui-même n’a pas hésité
à enfreindre sa promesse de ne pas intervenir dans le processus constitutionnel
irakien lorsqu’il a téléphoné à Abdel Aziz al-Hakim,
le chef du Conseil suprême de la Révolution islamique en Irak,
pour lui demander d’être plus conciliant vis-à-vis des exigences
des sunnites. En vain. Seules les menaces de Zarkaoui et les terribles attentats
contre les chiites, qui ont ensanglanté le pays au point de faire resurgir
le cauchemar de la guerre civile, ont pu faire accepter aux représentants
des différentes communautés de menus compromis pour aboutir in
extremis à un accord.
Désignés comme les fauteurs de troubles, les représentants
sunnites ont fini par signer, le couteau sous la gorge, un projet de Constitution
qui entérine leur défaite. Pour faire avaler l’amère pilule
de la Constitution à une communauté que la guerre a déjà
chassée du pouvoir, on a arrondi quelques angles, modifié certains
articles, pour la plupart symboliques. Si, après amendement, la Constitution
déclare ainsi que l’Irak est un membre fondateur et effectif de la Ligue
arabe, c’est surtout pour compenser le refus des Kurdes de voir stipuler que
l’Irak était un pays arabe. C’est aussi pour rassurer les sunnites qu’un
autre article établit la création de deux postes de Premier ministre
adjoint, et qu’un amendement stipule que la répartition des ressources
en eau sera assurée par le gouvernement fédéral.
Mais ce consensus arraché in extremis dans un climat d’urgence politique
n’est que de façade. Le texte du projet de Constitution est lourd de
menaces. Et, au détour de ses articles amendés et réamendés
au fil de ces mois de négociations, les désaccords et les malentendus
demeurent entiers. Comme les méfiances mutuelles, si promptes, dans ce
pays, à déboucher sur des massacres.
Pourquoi cette hâte des Etats-Unis à bâcler un projet constitutionnel
alors que tant de questions ne sont toujours pas résolues ? L’ambassadeur
américain, Zalmay Khalizad, a-t-il senti qu’il n’y aurait jamais d’accord
véritable entre ces communautés aux intérêts si contradictoires
et qu’il n’y avait pas d’autre solution que de leur forcer la main ? Ou les
Américains, pressés par leurs propres échéances,
se sont-ils arc-boutés sur un calendrier qui, selon Washington, pourrait
leur permettre de commencer le retrait d’une partie de leurs troupes dès
le printemps prochain ? Encore faudrait-il que la démocratie et «
le règne de la loi » qu’ils s’étaient engagés à
instaurer en Irak lorsqu’ils ont renversé la dictature de Saddam Hussein
aient , au moins formellement, un début d’existence dans le pays. Mais
à quelle forme de démocratie, à quel type de « loi
» la future Constitution irakienne ouvre-t-elle la voie ?
Dans son préambule, le projet de texte indique que « l’islam est
une source principale du droit » et que la « législation
ne doit pas entrer en contradiction avec les enseignements de l’islam ».
Une des conséquences de l’intervention militaire américaine aura
donc été la réintroduction de la charia dans les institutions
irakiennes. Interrogé sur ce point, l’ambassadeur Khalizad a souligné
que de nombreux passages de la Constitution faisaient référence,
eux, aux droits de l’homme et à l’affirmation des libertés publiques.
A l’écouter, le texte proposé serait une « synthèse
» entre les règles islamiques chères aux Irakiens et les
principes démocratiques. Mais certains juristes estiment que la charia
comprise comme un principe constitutionnel est tout simplement en conflit avec
l’affirmation des libertés publiques individuelles. En matière
de liberté de culte, par exemple, l’islam respecte les religions monothéistes
comme le christianisme ou le judaïsme mais ne considère pas leurs
fidèles comme des égaux. Ainsi, la conversion des musulmans est
considérée comme une apostasie que la charia punit de la mort.
Comme l’écrit dans le « Herald Tribune » l’universitaire
Bassam Tibi, spécialiste des questions islamiques : « La charia
ne peut contribuer au pluralisme puisqu’elle est en contradiction avec les principes
universels internationaux!»
Et qui dira, en dernier ressort, quels principes s’imposent aux autres ? L’article
14 de la constitution établit que les Irakiens sont égaux devant
la loi « sans discrimination de sexe », et que les hommes et les
femmes bénéficieront des même droits « tant qu’ils
n’entrent pas en contradiction avec la loi islamique », Le problème
est que le projet de Constitution entérine l’importance « du clergé
religieux, de son rôle spirituel et de sa haute valeur de symbole religieux
sur le plan national et musulman ». Ce clergé dont il est question
est bien entendu le clergé chiite.
Si le projet de Constitution entérine la défaite des sunnites,
il marque aussi de façon éclatante la victoire des Kurdes. Le
texte, s’il est adopté, donne aux Kurdes le contrôle d’une milice
forte de 60 000 hommes, de larges pouvoirs législatifs et le droit de
disposer des nouveaux puits de pétrole prospectés. Il ratifie
aussi toutes les lois adoptées par le gouvernement régional kurde
depuis 1992. La politique étrangère, la défense et la monnaie
seront donc, dans les provinces du Nord, les seules prérogatives du gouvernement
central de Bagdad. Les Kurdes auront aussi le droit de modifier la plupart des
lois fédérales si elles entrent en conflit avec la législation
locale. Dans les faits, la nouvelle constitution irakienne confirme la quasi-indépendance
de la région kurde. La seule concession des représentants du Kurdistan
a été de renoncer au droit de faire sécession de l’Irak
« sous certaines circonstances ».
Interrogé sur la part du lion faite aux Kurdes, Zalmay Khalizad a répondu
qu’il n’avait guère eu le choix: « C’était une condition
sine qua non de leur participation. Autrement, ils ne seraient pas revenus dans
le giron irakien », a expliqué le diplomate. En réalité
les négociateurs américains ont tenté de limiter l’autonomie
des Kurdes. Mais, selon des sources locales, ils ont été pris
de court lorsque les chiites ont renoncé à s’opposer à
l’autonomie revendiquée par les Kurdes pour faire front avec eux et demander
à leur tour un Irak décentralisé.
Tout en confirmant l’autonomie des provinces kurdes, le fédéralisme
irakien va donc donner naissance, dans le sud, à un super Etat chiite
composé de neuf provinces , plus de la moitié de l’Irak actuel.
Conséquence: la répartition fédérale des ressources
naturelles risque fort d’être très défavorable aux sunnites.
C’est d’ailleurs pourquoi ils ont insisté pour que la répartition
de l’eau et du pétrole soient une prérogative du pouvoir central.
Mais aujourd’hui, deux ans et demi après l’intervention américaine,
l’industrie pétrolifère irakienne ne dépasse toujours pas
un niveau d’exportation de 1,6 million de barils par jour, provenant du Sud
chiite, tandis que les exportations à partir du Nord sont bloquées.
La vraie répartition des richesses pétrolifères sera donc
fondée sur les prospections à venir, qui ont déjà
été attribuées aux Kurdes par la loi. Selon le quotidien
saoudien « al Hayat » un mémorandum américain cosigné
par les deux principaux mouvements kurdes et par le secrétariat d’Etat
américain stipule que, pour bon nombre de contrats déjà
signés, c’est le gouvernorat local et non le pouvoir central qui est
responsable des droits d’exploitation du pétrole et du gaz.
Peut-on envisager sérieusement, dans ces conditions, que les sunnites
n’appellent pas à rejeter une Constitution qui fera d’eux des citoyens
de seconde zone ? Les parlementaires chiites et kurdes comptent sur la division
des sunnites pour conjurer le risque d’un rejet global, lourd de menaces. Ils
rappellent même que le Parti islamique sunnite militait pour une Constitution
amendée et non pour son rejet pur et simple. Au cours de certains contacts
noués entre la « résistance » et des représentants
américains, les sunnites avaient laissé entendre qu’ils étaient
prêts à coopérer à condition que les Etats-Unis n’accordent
pas aux chiites un pouvoir absolu et qu’ils ne fassent pas de l’Irak une fédération.
A leur colère, ces dispositions figurent dans le texte de la Constitution.
Pourtant, la majorité des sunnites, qui refusent la terrible perspective
d’une guerre civile, espèrent encore pouvoir barrer la route au projet
de Constitution en allant voter le 15 octobre. Si une majorité de refus
se dégage dans les trois gouvernorat sunnites: al-Ambar, al-Taamim et
Salah-Eddine, le texte sera rejeté. Il faudra alors réélire
une Assemblée, lui confier la tâche d’élaborer un nouveau
projet de Constitution et refaire entériner ce texte par un référendum.
Ce scénario est jugé cauchemardesque pour les Etats-Unis, qui
seraient contraints de retarder d’autant le désengagement de leurs troupes.
Mais il est jugé avec une certaine sympathie par nombre d’Irakiens qui
redoutent de se retrouver livrés aux mouvements islamistes armés
et aux djihadistes d’Al-Qaida par un retrait prématuré des soldats
américains.
Sara Daniel