«Tu connais les
deux Français? Tu peux te porter garant d’eux? Alors viens
immédiatement!» Lorsque Mohammed a reçu lundi,
dans l’après-midi, ce coup de fil d’une de ses connaissances,
il a tout de suite accepté l’inquiétante invitation.
Sans savoir que ces quelques heures allaient le placer au cœur
des négociations pour tenter de faire libérer les
deux journalistes français, Christian Chesnot et Georges
Malbrunot, retenus en otages en Irak depuis le 20 août,
dans la matinée. Nous avions déjà rencontré,
avec Mohammed, des membres de l’Armée islamique en Irak.
Et ce sont ces contacts qui ont incité les ravisseurs à
utiliser Mohammed – et indirectement «le Nouvel Observateur»
– pour faire passer des messages aux autorités françaises.
En novembre dernier, certains de ces hommes avaient organisé
l’attentat contre l’avion postal américain de DHL. Ils
nous avaient proposé de visiter leurs caches d’armes dans
la campagne d’Al-Youssoufia. Nous avaient montré leurs
missiles sol air et leurs lance-roquettes. Leurs bombes, leurs
télécommandes. Nous avions assisté à
leur entraînement. Et puis ils étaient venus déposer
à notre intention la cassette de leur attentat contre l’avion
de DHL à notre hôtel. Abou Abdallah, l’un d’entre
eux, nous avait alors expliqué que, depuis la fin de la
guerre, il ne s’était pas passé une semaine sans
qu’il tue des soldats américains. Il affirmait détester
alors autant Saddam que les combattants étrangers qui venaient
s’immiscer dans leur lutte nationale. Depuis, le combat de ces
hommes s’est encore durci. Avec les mauvais traitements subis
par les prisonniers irakiens d’Abou Ghraïb et les morts civils
à Fallouja, c’est la frange radicale de l’organisation
qui a pris le contrôle. Et le groupe qui cherchait une identité
et des financements à l’époque où nous l’avions
rencontré a fini par se structurer. Cette centaine d’hommes
– dont des «combattants» koweitiens – qui gravitent
autour de Bagdad s’est donné un nom: l’Armée islamique
en Irak. Une hiérarchie. Et un but précis: en finir
avec l’occupation américaine et instaurer une république
islamique en Irak. Ce groupe qui détenait jusqu’à
mardi soir les deux otages français, a déjà
exécuté deux Pakistanais, le 28 juillet, et le journaliste
italien, Enzo Baldoni, le 26 août.
Selon ses combattants, c’est Abou Abdallah lui même, qui
a procédé à l’arrestation des deux Français
dans les environs de Al-Youssoufia. Lorsque nous l’avions rencontré,
Abou Abdallah nous avait confié qu’il connaissait la France
qu’il avait visitée à plusieurs reprises. Son père
avait même passé un doctorat d’économie à
la Sorbonne...
Mohammed, lui, est un homme religieux qui a fait le pèlerinage
à la Mecque, malgré le prix exorbitant du voyage
pour un Irakien moyen. Dans son quartier, tout le monde l’apprécie.
D’une grande douceur, il explique qu’il continue à essuyer
les quolibets de sa mère, éternellement étonnée
de voir qu’il est incapable d’égorger un poulet. Parce
qu’il n’accepte pas que la «résistance» s’en
prenne cette fois à des Français, les «amis
de l’Irak», Mohammed a pris, ce jour-là son courage
à deux mains et décidé de faire tout ce qui
était en son pouvoir pour tenter de sauver les deux hommes.
Ce lundi après-midi, devant la maison de sa «connaissance»,
un homme l’attend, revêtu d’une dishdasha, la tunique blanche
traditionnelle irakienne. Mohammed n’hésite pas à
s’engouffrer avec lui dans une voiture qui se dirige vers le sud
de Bagdad. L’homme en question sera identifié plus tard
par des membres du groupe de l’Armée islamique en Irak
comme étant leur cheikh, leur référence religieuse.
C’est lui qui a accompagné dans sa propre voiture l’otage
philippin lorsqu’il a été relâché.
Ce n’est pas un opérationnel, ni un «militaire»,
mais le groupe suit ses avis. Or ce lundi, alors que la voiture
est plongée dans une demi-obscurité, il a l’air
de douter. Devant la réaction unanime du monde arabe, il
se demande si «son» groupe n’a pas commis une erreur
stratégique. Bien sûr tous les salafistes détestent
le gouvernement français depuis cette loi sur le voile
à l’école, mais, face à l’occupation américaine,
les Français sont leurs alliés... En chemin, il
explique à Mohammed les raisons qui ont été
à l’origine de l’enlèvement: «Ces deux hommes
se sont rendus à plusieurs reprises dans des bases américaines.
Ils nous ont été désignés comme des
espions à la solde des occupants. – Mais c’est leur rôle
de journaliste, d’interroger tout le monde ! Moi aussi pour mon
travail, je me suis rendu au moins cinq fois dans des camps américains.
Me prends-tu moi aussi pour un espion? proteste Mohammed. – Non,
nous savons qui tu es. Pour qui tu travailles. Nous connaissons
tout de toi. C’est pourquoi nous te faisons confiance. Mais comment
expliques-tu que le chauffeur des Français soit un Syrien?
Sais-tu que dans sa poche on a trouvé une photo de lui
avec le général américain Mark Kimmitt? –
Tu connais la réputation des Syriens auprès des
Américains, c’était peut-être une façon
de se garantir s’il était arrêté? – Je vais
te dire, c’est lorsque nous avons découvert qu’ils étaient
des journalistes français, au bout de plusieurs jours,
que l’un d’entre nous a eu l’idée d’en profiter pour demander
l’abrogation de la loi contre le voile en France. Mais c’est venu
après. Aujourd’hui on aimerait tout arrêter. Connais-tu
un moyen d’en sortir sans perdre la face?»
Lorsque les deux hommes arrivent à 40 kilomètres
au sud de Bagdad, il fait nuit noire, Mohammed est conduit dans
une simple maison de béton. Commence alors une longue attente,
ponctuée par la visite de membres du groupe. L’émir
de l’Armée islamique est occupé avec les otages
ailleurs, mais des hommes lui font passer des messages toutes
les vingt minutes environ. Mohammed se tient à un bout
de la pièce, des membres du groupe des ravisseurs sur le
perron. Entre eux la discussion s’engage par l’intermédiaire
du cheikh.
«Savez-vous ce que la France fait pour l’Irak aujourd’hui?
Ce serait une grande erreur de tuer ces otages. – A l’heure qu’il
est, ils sont en bonne santé. Nous allons leur accorder
vingt-quatre heures supplémentaires. Vous pouvez regarder
sur internet, la lettre qui annonce que nous avons repoussé
l’ultimatum y sera bientôt.»
Lorsque Mohammed demande à rencontrer l’émir du
groupe, on lui répond qu’il est occupé à
filmer les otages. «Ils doivent demander à la communauté
musulmane française d’organiser une manifestation pour
réclamer l’abrogation de la loi sur le voile.» (Quelques
heures plus tard, la nouvelle cassette montrant Georges Malbrunot
et Christian Chesnot appeler à cette manifestation sera
diffusée par Al Jazira). Bientôt l’heure de la prière
arrive et le groupe se dirige vers la mosquée. Puis la
discussion reprend entre Mohammed et les ravisseurs. Soudain,
entre les membres du groupe le ton monte: «C’est une mauvaise
stratégie de tuer des Français, ce sont nos alliés,
nos amis. – Alors pourquoi vont-ils demander de l’aide à
tous ces gouvernements impies, les Jordaniens, les services secrets
égyptiens et puis Arafat! Mais pour qui se prend-il ce
valet d’Israël que nous haïssons et qui se paie le luxe
de nous donner des leçons comme s’il avait un quelconque
pouvoir! Nous contrôlons la situation. Nous avons le pouvoir,
s’échauffe l’un d’entre eux. Allez, il faut les tuer. –
Arrête, s’il te plaît, lui commande un autre membre
du groupe. Nous devons trouver une porte de sortie dans cette
affaire. Calmer le jeu. Alors n’ouvre pas d’autre portes qui seront
de plus en plus difficiles à fermer.» «Et puis,
argumente Mohammed, les Français sont aussi allés
voir l’imam Youssouf al-Qaradawi. Et ce saint homme a dit que
ce serait "arham" de tuer les Français. Les Frères
musulmans aussi vous invitent à la clémence. Et
l’imam de la mosquée Oum al-Kora, la mère de tous
les villages, n’a-t-il pas écrit pour vous engager à
les relâcher? – Celui-là, il nous doit tout, c’est
nous qui l’avons imposé sur la scène politique irakienne.
Nous n’avons pas de leçons à recevoir de lui. –
Relâchez-les, je vous en conjure! – Chaque jour, chaque
heure, cela devient plus difficile, explique le cheikh religieux.
Nous entendons des représentants de la communauté
musulmane nous traiter de terroristes. J’ai peur que l’un du groupe
ne perde la tête et tue les Français.»
Sur l’écran de télévision, les hommes regardent
Al-Jazira où les deux journalistes français annoncent
que leurs jours sont comptés si la loi sur le voile n’est
pas abrogée. «Comment pouvons-nous faire machine
arrière, aujourd’hui?» soupire le cheikh. Dans la
nuit, sans trop d’espoir les hommes se séparent.
Mardi matin, Mohammed est conduit dans un faubourg de Bagdad pour
rencontrer le numéro deux de l’Armée islamique en
Irak. «Nous sommes sûrs que ce sont des espions, ils
l’ont reconnu eux-mêmes, commence l’homme agressif. Pourquoi
les défendez-vous? continue-t-il soupçonneux. –
Mais, parce qu’ils sont français et que tout le monde dira
que vous êtes des meurtriers si vous les tuez. – Nous ne
les tuerons pas. Nous avons aimé le ton de Chirac. Il parle
avec douceur des musulmans. Pas comme les Italiens, qui sont intransigeants.
Mais nous allons essayer de demander au gouvernement français
d’abroger la loi sur le voile, tente-t-il une nouvelle fois. –
C’est le problème des Français, pas le nôtre.
Vous allez causer des problèmes aux Irakiens, supplie Mohammed.
– Tu as raison. Nous avons une réunion maintenant... Laisse-moi
faire...»
SARA
DANIEL |