Après 14 mois d'occupation, une transition précipitée... juillet 2004
Souveraineté limitée pour
le «nouvel Irak»
Avant d'entreprendre une opération militaire, les forces de la coalition
devront-elles obtenir le feu vert du gouvernement intérimaire irakien,
ou simplement l'informer? La police et l'armée seront-elles réellement
sous le contrôle du nouveau régime? Des réponses à
ces questions - et à quelques autres - dépend la réussite
ou l'échec du transfert de souveraineté. Mais aussi la crédibilité
du nouveau pouvoir et la stabilité du pays...
Une cérémonie expédiée en quelques minutes, à
10h26 du matin. Les documents légaux du transfert de souveraineté
glissés comme en catimini au juge Medhat Mahmoud, et le départ
quelques heures après de l'administrateur américain Paul Bremer,
si précipité, si furtif que certains Irakiens l'ont interprété
comme une fuite... Le moins qu'on puisse dire est que, avancé de deux
jours pour prévenir les risques d'attentats, le «jour historique»
vanté par le nouveau Premier ministre de l'Irak n'a pas été
accompagné par les roulements de tambours que son importance proclamée
aurait pu laisser supposer. Même discrétion dans les rues de Bagdad.
Ni effusion de joie ni imprécations. Les Irakiens, circonspects, constatent
que l'administrateur américain a quitté leur pays sans avoir entrepris
sa reconstruction et attendent qu'on leur fasse la démonstration de l'importance
de l'événement. Même le clergé chiite et l'entourage
de l'ayatollah Sistani y sont allés de leur mise en garde. Ce gouvernement
intérimaire à la légitimité discutable, puisqu'il
est le fruit d'une négociation et non d'une élection, pourra-t-il
prétendre à présider aux destinées de l'Irak? Tous
guettent les premiers faux pas de ces ministres qui ont prêté serment
sur le Coran mais qui demeurent marqués de la faute originelle: avoir
été choisis par les Américains.
Comment convaincre les Irakiens que la passation des pouvoirs qui a discrètement
mis fin à quatorze mois d'occupation est autre chose qu'un «artifice
orwellien», comme l'a décrit Zbignew Brzezinski, le conseiller
à la sécurité nationale du président Jimmy Carter,
dans le magazine «New Republic»? Pour lui, le transfert de la souveraineté
à quelques Irakiens désignés par les Américains
dans un pays encore occupé militairement ne pouvait apparaître
au peuple irakien que comme une trahison.
C'est dans l'exercice quotidien de cette cohabitation à risques que le
Premier ministre Iyad Allaoui et l'état-major américain arriveront
ou non à apaiser les craintes des Irakiens, qui pourraient être
tentés de reprendre à leur compte certaines des imprécations
proférées par une voix attribuée à l'ennemi public
n°1 des Etats-Unis en Irak, Abou Moussab al-Zarqaoui. Dans un message sonore
mis en ligne sur un site islamiste, l'intégriste jordanien, chef d'un
groupe terroriste lié à Al-Qaida, avait qualifié la passation
de pouvoirs d'«anecdote sans éclat». Pour l'auteur du message,
Washington ne cherchait rien d'autre qu'à «épargner le sang
américain» et déléguer aux Irakiens «hypocrites»
la mission de «spolier les richesses» du pays.
De plus en plus, la presse irakienne va se libérer du joug de l'occupant.
Et poser des questions. C'est sur des éléments concrets que les
Irakiens pourront juger de la réalité du transfert des pouvoirs.
Et de l'indépendance d'Allaoui vis-à-vis de la puissance tutélaire.
«Les frictions vont se multiplier, c'est inévitable, juge un fonctionnaire
onusien, car les Etats-unis n'ont pas le savoir-faire colonial des Français.
Ils ne comprennent pas l'importance des symboles.» Comme celui du Palais,
autour duquel se livre, en coulisses, un bras de fer décisif. Car les
Américains n'ont pas cru bon de céder ce lieu, quintessence de
l'arbitraire et de la confiscation du pouvoir aux yeux des opposants au nouveau
gouvernement. Autre sujet de friction: le maintien dans les ministères
de conseillers américains. «C'était aux Américains
de demander qu'on leur délègue à l'ambassade des conseillers
irakiens émanant des ministères. Cela ne semble peut-être
qu'une question de présentation. Mais ces détails sont capitaux.
Car c'est dans les premières semaines que va se jouer la crédibilité
de ce gouvernement», analyse un bon observateur de la vie politique irakienne.
Les Forces alliées devront-elles prévenir, agir en concertation,
ou tout simplement signifier aux autorités provisoires irakiennes qu'elles
s'apprêtent à lancer une opération sur le territoire irakien?
Le Conseil de Sécurité insiste sur la nécessité,
pour l'état-major américain, de «consulter» le gouvernement
provisoire - «pour éviter qu'un autre Fallouja ne puisse se produire»,
explique un expert des Nations unies -, et place officiellement la police et
l'armée irakiennes sous le contrôle direct du gouvernement irakien.
Mais Paul Wolfowitz, dans le «Wall Street Journal», adopte une formulation
plus évasive: «Les membres du nouveau gouvernement, écrit-il,
seront pleinement associés au maintien de la sécurité en
Irak.»
A Fallouja, épicentre de la résistance sunnite et ville-laboratoire
parce qu'elle concentre tous les défis de l'Irak de demain, on fait depuis
plusieurs semaines déjà l'expérience de la nouvelle répartition
des pouvoirs. Contrôlée par les militaires irakiens depuis la bataille
qui y a fait rage en avril, la ville a été la cible la semaine
dernière de raids américains. Selon l'armée américaine,
ils étaient dirigés contre «une cache connue du réseau
Zarqaoui». Mais d'après le «bataillon de Fallouja»,
l'armée locale créée par les Etats-Unis - et aussi d'après
le chef de la police -, ces raids ont surtout visé des femmes et des
enfants... Cette fois, Mark Kimmit, le commandant adjoint américain en
Irak, a reçu le soutien du Premier ministre Allaoui, qui s'est félicité
de l'attaque - sans aller jusqu'à prétendre qu'on lui avait demandé
son avis. Mais que se passera-t-il en cas de désaccord entre le gouvernement
et les forces de la coalition?
Jusqu'ici, Iyad Allaoui joue la carte de l'union sacrée des partis irakiens,
même opposés à l'occupant américain, contre les terroristes
qui ont commis les attentats les plus sanglants. Ceux-ci se sont aliénés
beaucoup d'Irakiens en s'en prenant à la population civile. La récente
vague d'enlèvements et de décapitations est violemment dénoncée
au sein de la population. Allaoui a ainsi su convaincre Moqtada al-Sadr, dont
la révolte déclenchée en avril dernier avait causé
plusieurs centaines de morts, de suspendre les hostilités. Car si le
bureau du «deuxième martyr» ne croit pas à la réalité
du transfert de souveraineté, il ne veut pas être accusé
de l'avoir empêché. Et son mouvement, qui compte bien jouer un
rôle politique dans l'Irak de demain, ne veut pas être confondu,
comme l'a dit un de ses représentants, «avec les terroristes et
les saboteurs qui s'en prennent aux intérêts et aux citoyens irakiens».
Récupérer les «résistants» à l'occupation
américaine disposés à se démarquer des kamikazes
qui font couler le sang irakien: tel semble être l'objectif actuel du
nouveau pouvoir. Mais pour réaliser cette «union sacrée»
contre les djihadistes les plus fanatiques, il lui faudra d'abord s'employer
à restaurer l'Etat irakien et une cohésion nationale mise à
mal par la débaassification. «Dans certaines villes du Sud, il
suffit d'avoir appartenu au parti Baas - à n'importe quel échelon
- pour être un hors-la-loi. Aucune structure étatique n'a été
préservée. Et tout le monde a réglé ses comptes
au détriment du bien commun», constate un fonctionnaire international.
Comme les Américains l'ont fait à Fallouja, le gouvernement n'aura
d'autre choix que de «rebaassifier» une partie de l'Etat, s'il veut
que celui-ci fonctionne. Mais sa marge de manoeuvre est limitée, car
la menace de la guerre civile reste omniprésente: «Les chiites
laisseront-ils faire?, s'interroge un diplomate. Les Kurdes, eux, sont prêts
à faire sécession à la première difficulté.»
Autre inconnue, autre menace qui plane sur les chances de réussite du
nouveau pouvoir: l'ombre du commandeur, l'ayatollah Ali Sistani. Tous les diplomates
et hommes politiques qui ont suivi les tractations d'où est sorti le
gouvernement provisoire le savent: les émissaires de l'éminence
de Nadjaf ont eu leur mot à dire sur chaque nomination. Aujourd'hui l'un
des hommes les plus populaires d'Irak, Sistani dispose d'un poids considérable.
C'est lui qui a convaincu les Américains de solliciter l'aide de l'ONU.
Et son fils intervenait constamment au cours des négociations. Toute
la question est de savoir ce que l'ayatollah a en tête. «Sistani
est-il ce sage quiétiste et philosophe qui commente la vie politique
de loin et uniquement pour en préciser les grandes lignes?, s'interroge
un spécialiste de la région. Permettez-moi d'en douter. On oublie
que Khomeini, avant de prendre le pouvoir en Iran, tenait exactement le même
discours...» Il suffit de rencontrer certains des porte-parole du saint
homme de Nadjaf pour réaliser que l'ayatollah n'est pas exactement un
héraut de cette démocratie jeffersonienne que les Américains
disent vouloir établir en Irak. S'il décidait de sortir de ce
quiétisme qui l'a rendu si populaire - même auprès des Américains
-, Ali Sistani pourrait faire la démonstration qu'il n'est pas facile
d'imposer la démocratie à la force des armes...
Sara Daniel