Reportage Irak
Article rédigé en juin 2004
Ils restent hantés par ce qu’ils ont vu et fait
Irak quand les «vétérans» racontent...
Ils s’appellent Roger, Allen, Ed, Ivan. Ils étaient officiers,
simple soldat, aumônier. Notre envoyée spéciale en Irak,
Sara Daniel, les avait rencontrés il y a quelques mois à Fallouja,
à Ramadi, à Bagdad, à Sadr City. Elle les a retrouvés
aux Etats-Unis où, malgré leur retour à la vie civile,
ils restent hantés par leurs terreurs et leurs cauchemars et aussi, parfois,
par les souffrances qu’ils ont infligées aux Irakiens
Capitaine Roger Elliott, 35 ans, bataillon 490, Sadr City
«Cet homme qui traînait le cadavre de son enfant»
A la mairie de Sadr City, ce matin de novembre, l’ambiance était tendue.
Quelques jours auparavant, les soldats américains qui gardaient la mairie
avaient abattu le maire irakien qu’ils venaient de désigner parce qu’il
avait refusé d’être fouillé à l’entrée de
la mairie, exigeant qu’on lui manifeste le respect dû à sa fonction.
Le capitaine Roger Elliott, chargé de mettre sur pied le nouveau conseil
municipal, n’était pas présent sur les lieux au moment de la mort
de Mohanned, le maire. Il pense qu’il aurait pu éviter le drame. A l’époque,
il n’avait éludé aucune de nos questions. Cet officier, maire
de Hudson Oaks au Texas dans la vie civile, avait même déclaré
qu’il appréciait son alter ego de Sadr: «Mohanned nous tenait tête,
c’était une bonne chose. Un peu comme les Français quand ils nous
disent non au Conseil de Sécurité. Nous n’avons pas libéré
les Irakiens pour qu’ils deviennent nos valets.»
Plus que sceptique quant à la conduite de la guerre et aux raisons données
par l’administration Bush pour justifier son déclenchement, le capitaine
Elliott pensait que, par sa conduite individuelle, il pouvait tout de même
faire une différence en Irak. Nous l’avions vu pendant toute une journée
essayer de convaincre un homme d’affaires irakien de ramener le prix du propane
domestique à un niveau raisonnable. Après le problème de
la sécurité dans les villes, le prix du propane était le
problème le plus urgent à Bagdad. Il était passé
de 300 dinars avant la guerre à 6000 après. Sous l’oeil amusé
d’une belle soldate américaine d’origine palestinienne qui trouvait qu’il
se donnait beaucoup de mal pour rien, le soldat essayait d’aboutir à
un accord avec le cheik, qui ne voulait pas voir baisser sa marge.
Tous ses hommes avaient décrit le capitaine comme un héros. L’un
d’entre eux nous avait raconté l’épisode de l’attaque qu’il avait
essuyée et où il s’était jeté sur un prisonnier
irakien pour le protéger des balles. «Je peux vous dire que moi,
cela n’avait pas été ma réaction première»,
avait reconnu le sergent Billy Moore, présent au moment de l’attaque.
Tourmenté, assailli de questions, Elliott pensait qu’un homme d’honneur
devait essayer de racheter par sa conduite les égarements d’une armée.
A Houston, où nous l’avons retrouvé, le capitaine, qui a essuyé
plusieurs attaques au cours desquelles il a été légèrement
blessé, est toujours hanté par les mêmes questions. A cause
de ses insomnies, de ses réveils en sueur, les médecins de l’armée
pensent qu’il souffre d’un syndrome post-traumatique causé par les attaques
qu’il a affrontées. Mais Elliot croit que son stress vient plutôt
des contradictions qu’il a dû gérer en faisant «son devoir»
en Irak.
Et puis il y a ces souvenirs qui l’assaillent. L’image de cet homme qui traînait
le cadavre de son enfant, jour après jour, dans un stade, et qui lui
a brisé le coeur. Les visages inconnus de ces Irakiens qu’il a dû
combattre et dont il essaie d’imaginer le destin. Parce qu’il pensait pouvoir
être utile, le capitaine Elliott n’a pas refusé de servir en Irak.
Mais il assure que cela ne l’aurait pas empêché de refuser d’obéir
à certains ordres. Il n’a toujours pas compris certaines décisions
de ses supérieurs. Pourtant, si on le renvoie en Irak, le capitaine Elliott
acceptera sa mission. Malgré son malaise. Malgré ces questions
qui le hantent. Malgré sa femme Diane et ses deux enfants, qu’il a déjà
quittés pendant un an.
Capitaine Allen Vaught, 32 ans, bataillon 490. Bagdad et Fallouja
«Nous avons montré notre plus mauvais visage»
Nous l’avions rencontré un soir de novembre dans l’enceinte du Camp Marlboro,
une des bases américaines de Sadr City, le quartier chiite de Bagdad.
Chaleureux et ouvert, le réserviste, avocat à Dallas dans la vie
civile, était ravi de finir sa mission à Sadr City après
les tensions de Fallouja. Il ne voulait pas mourir pour une guerre qui le laissait
perplexe. Au cours d’un dîner au réfectoire du camp plongé
dans l’obscurité, nous avions avalé un morceau de viande desséchée
et une purée nauséabonde à la lueur d’une lampe de poche.
Abou Brahim, le chauffeur irakien qui était venu rompre son jeûne
de ramadan, était resté sans voix devant le dénuement des
soldats, incapable d’avaler l’infecte nourriture.
Allen nous avait raconté sa surprise de ne pas avoir été
accueilli en libérateur, l’hostilité tenace des habitants de Fallouja:
«Ils étaient 250000 à nous haïr. Il ne s’est pas passé
trois jours sans qu’on subisse une attaque.» Pourtant, même si ce
démocrate n’avait pas cru aux raisons invoquées pour partir en
guerre, il avait essayé de faire au mieux. Aider les gens individuellement.
Il se souvenait en riant de ce jour où son peloton, à la demande
des habitants, avait aménagé un terrain de foot tout neuf avec
des buts et des filets sur un terrain vague de Fallouja. «Le lendemain,
tout avait été pillé. Ils avaient même volé
la terre boueuse du sol! Comment peut-on aider des gens qui en sont réduits
à voler de la boue?»
Et puis les choses se sont dégradées à Sadr City, et Allen
a été blessé lorsqu’un explosif a atteint son Humvee alors
qu’il conduisait deux Irakiennes atteintes d’hépatite C à un dispensaire
militaire. Sur place, les médecins de l’armée ne se sont pas tout
de suite aperçus de la gravité de l’état du capitaine.
Lorsqu’on l’a rapatrié avec son unité, c’est en car qu’on l’a
transféré de Fort Bragg, en Caroline du Nord, au Texas. «Un
peu comme si vous faisiez Paris-Moscou en voiture!»
Nous l’avons retrouvé à New York où il était en
voyage d’affaires, puis dans son Texas natal. Fébrile, amer, hanté
par des cauchemars, il avait l’air perdu dans ce bar d’un hôtel de New
York. Sa colonne vertébrale, cassée en quatre endroits, le faisait
souffrir. «Il prend sur lui, mais il a même du mal à porter
sa valise, confiait une de ses collaboratrices, et il n’arrive pas à
se faire démobiliser. Evidemment, ils ont besoin de soldats. Il faut
bien envoyer des troupes pour rapatrier des cercueils!»
Allen ne veut pas retourner en Irak. «Depuis la guerre, c’est devenu une
usine à terroristes, un nouveau Pakistan. Et puis nous y avons montré
notre plus mauvais visage.» L’avocat a été bouleversé
par l’histoire des tortures d’Abou Ghraib. Jamais il n’aurait toléré
le moindre geste déplacé à l’égard d’un prisonnier.
Lorsque le capitaine s’est aperçu que son traducteur Zia était
de mèche avec la guérilla, il a été malheureux:
«Je lui avais montré les photos de ma famille, de mon ranch. Je
croyais que c’était mon ami. Mais lui voulait me tuer. Et pourtant, jusqu’à
ce qu’il aille à Abou Ghraib, j’ai partagé avec lui ma nourriture
et mon eau. A ce moment, le ravitaillement ne suivait pas et nous n’avions que
quelques gorgées par jour!» L’avocat a commencé des démarches
pour faire venir un des traducteurs de son unité à Dallas: «Deux
autres de nos traducteurs viennent d’être assassinés. Alors je
vais faire mon devoir pour cet homme. Parce que la situation ne va pas s’arranger.»
Au Texas, dans sa maison, Allen a la photo de son oncle et les trophées
de guerre de cet officier de l’US Air Force d’origine allemande qui s’est battu
pendant la Seconde Guerre mondiale et a été fait prisonnier par
les nazis: «C’est cela, mon idée de l’armée américaine.»
Allen conduit un gros 4x4. Le dimanche, avec ses copains, il part chasser dans
le ranch de ses parents. Tirer sur des cibles, ou tuer des serpents d’eau. Il
a gardé son M16 d’Irak qu’il a transformé en semi-automatique.
Sur son pare-brise, il a apposé un autocollant «Votez Kerry».
«Je vais continuer à me battre pour mes idées. Je veux me
présenter au Sénat, même si, au Texas, c’est perdu d’avance.»
Lorsqu’il est rentré d’Irak, sa mère espérait qu’il serait
devenu très croyant. «Je crois en Dieu, mais ici, si vous êtes
démocrate, on pense que vous détestez Jésus-Christ. Dans
certaines églises, les pro-choice [partisans de l’avortement] n’ont pas
le droit de communier.»
Quelle est la plus grande erreur commise par les Américains en Irak,
selon lui? «Imposer du jour au lendemain la démocratie de Jefferson
après une dictature! Quelle rigolade ! Je ne suis qu’un petit rouage
de la machine et je savais que cela ne marcherait pas. Mais notre plus grande
faute a été de ne pas confisquer les armes. Nous les leur avons
laissées pour qu’ils se défendent. Et ils se sont défendus
contre nous.»
Capitaine Ed Palacios, 41 ans, bataillon 490. Ramadi et frontière syrienne
«Si j’avais pu sauver la petite Tiba!»
Il a de la prestance, un maintien d’officier de cour martiale. Chez les Palacios,
on est militaire de père en fils. La plus grande déception d’Ed,
c’est quand il a raté l’examen pour devenir marine à cause d’une
blessure au pied. Républicain, la seule chose qui pourra l’empêcher
de voter pour Bush aux élections, c’est si l’on découvre que l’administration
a menti «délibérément» à propos des
armes de destruction massive. Soldat jusqu’au bout des ongles, l’informaticien
texan s’exprime posément, jusqu’au moment où on lui demande quel
a été son meilleur souvenir de sa guerre en Irak. Il éclate
alors en sanglots. Voici son souvenir. Un récit coupé de larmes.
«Son nom était Tiba Ayad. J’étais à la mairie de
Heat, à la frontière syrienne, et tous les Irakiens me regardaient
avec suspicion. Mais un homme a osé m’approcher. Quand je lui ai demandé
ce que je pouvais faire pour lui, il m’a demandé de l’aider à
soigner son enfant malade. J’étais touché qu’il soit si concerné
par la santé de sa fille, qu’il brave le mépris et l’hostilité
des autres. Tiba avait 4 ans. Je l’ai aimée tout de suite. Elle souffrait
d’une forme de cancer et la chimiothérapie qu’on avait pu lui administrer
en Irak ne marchait pas. Je me suis démené pour qu’elle puisse
aller en Jordanie, où la reine s’occupe d’enfants malades. L’hélicoptère
était prêt. La famille était ravie. Mais à la dernière
minute, nous avons appris que la reine de Jordanie n’acceptait plus d’enfants.
J’ai alors contacté Médecins du Monde et ils m’ont demandé
de l’emmener à Bagdad. Je l’ai escortée en taxi dans la capitale.
Le médecin l’a acceptée et un avion allait l’emmener en Grèce
deux jours après. Je pensais que nous avions réussi. Mais deux
semaines après, Tiba et son père sont revenus à Heat. La
coalition ne les avait pas laissés partir. Les Grecs n’avaient pas les
papiers nécessaires. A la fin, j’ai pu organiser l’atterrissage d’un
avion militaire grec au Koweït. Il ne restait plus qu’à la conduire
là-bas. Un avion militaire américain devait l’emmener de Bagdad
au Koweït. Mais l’état de Tiba s’était tellement détérioré
qu’ils ont refusé de la prendre. Les docteurs militaires ont pu la stabiliser.
Et elle a finalement pu partir.
Lorsque j’ai appris qu’elle était arrivée en Grèce, ça
a été le plus beau jour de mon service là-bas. Mais quelques
jours après, elle est morte. Nous avions trop attendu. C’est mon plus
douloureux souvenir. Parce que, voyez-vous, j’avais l’impression que si je pouvais
la sauver, rien qu’elle, je ne serais pas venu pour rien en Irak.»
Soldat Ivan Medina, 22 ans, 3e division d’infanterie. Du KoweÏt à
Bagdad, puis Fallouja
«On nous envoyait là-bas pour régler une querelle de famille»
Un officier de Westpoint et un aumônier militaire en grand uniforme. Ivan
venait tout juste de rentrer de onze mois de service en Irak lorsqu’ils les
a vus dans l’embrasure de la porte de sa petite maison de Middletown: le tandem
qui hante les cauchemars de toutes les familles de soldats américains.
Ils se tenaient là, sous le drapeau américain venu apporter encore
une fois la mauvaise nouvelle. Son frère jumeau, Irving, venait d’être
tué par une grenade tirée sur son convoi à Bagdad. Un éclat
lui avait ouvert le crâne. Dix heures plus tard, il était mort.
Les larmes de son père, les cris en espagnol de sa mère qui voulait
chasser les funestes messagers. «On a reçu une somme d’argent de
l’armée: 12000 dollars. C’est le prix de la vie d’un soldat pour l’armée
des Etats-Unis», constate Ivan, amer. Sur les murs de sa chambre s’étalent
les photos des jumeaux à toutes les étapes de leur vie. Inséparables.
Mais il a beau avoir perdu son double, son ami, chaque fenêtre de la maison
est toujours ornée d’un drapeau américain. C’est par amour de
ce pays qui l’a accueilli qu’il a décidé de briser l’omerta qui
interdit aux soldats de dire ce qu’ils pensent de cette guerre. Et puis parce
qu’il était le seul garçon de la famille encore vivant, Ivan a
pu quitter l’armée. Alors malgré sa timidité et ce cheveu
sur la langue qui le gêne, il se lance «au nom de tous ces soldats
qui cherchent un moyen de ne plus servir en Irak».
Chez les Medina, originaires de Mexico City, tous les enfants se sont enrôlés
dans l’armée «pour faire quelque chose pour ce pays. Et surtout
pour pouvoir payer le collège». A Middletown, une petite bourgade
à trois heures de New York, gangrenée par le chômage et
les gangs latinos, les recruteurs de l’armée font de la retape directement
dans les écoles en promettant un avenir doré aux nouvelles recrues.
«Dans ma classe, 25% des élèves se sont enrôlés.»
C’est Jenny Medina, 26 ans aujourd’hui, qui a ouvert la voie à ses frères.
Pour elle, les choses ont bien tourné, elle n’a pas encore été
envoyée en Irak. Grâce à ses compétences de juriste,
elle a pu faire, avec l’armée, le tour des Etats-Unis. Ivan et Irving
auraient préféré servir en Afghanistan. La guerre d’Irak,
ils n’y ont jamais cru. «Pour moi, dès le début, il était
très clair que c’était une guerre injuste qui n’avait que deux
motifs: le pétrole et la vendetta des Bush père et fils contre
Saddam. Mon frère et moi, nous avons eu l’impression qu’on nous envoyait
en Irak pour régler une querelle de famille.» Assistant de l’aumônier,
chargé d’être le guide spirituel de quatre compagnies de 125 hommes
chacune au sein de la 3e division d’infanterie, Ivan a entendu des centaines
de confessions de jeunes gens apeurés, traumatisés d’avoir tué:
«Des gosses de 18 ans qui ramassent des restes humains, qui voient leurs
copains revenir dans des sacs.» Pendant la guerre, du Koweït à
Bagdad, Ivan, tout aumônier assistant qu’il était, a dû tuer
des hommes. «Je ne plains pas les feddayin, c’était eux ou nous.
Mais beaucoup ne voulaient pas se battre. Alors, bien sûr, j’y pense encore
et encore, à ces familles qui attendent ces hommes que nous avons tués,
ces hommes qui ne reviendront jamais. Comme Irving.» Son pire souvenir
remonte au jour de la prise de Bagdad. «Nous étions contents, on
avait bien progressé. Et puis il y a eu cette attaque de missile. C’était
comme dans un film, ça allait à la fois très vite et très
doucement. Les cris. Les visages. Les morceaux de corps qui volaient!»
Et puis il y a Fallouja, où Ivan a servi trois mois. Fallouja et ses
«dommages collatéraux»: «Les bombes intelligentes,
ça n’existe pas. Nous avons tué tellement d’innocents.»
Mais ce qui a le plus choqué le jeune homme, c’est l’attitude de certains
gradés qui, lorsqu’ils faisaient des fautes, se couvraient les uns les
autres et faisaient payer les simples soldats. Selon lui, les mauvais traitements
de prisonniers ont commencé bien avant la prison d’Abou Ghraib. «Lorsque
nous avons pris Bagdad, des officiers se sont mis à se venger sur de
simples pillards. Ils étaient en sang, le corps couvert d’ecchymoses.
J’ai raconté cela à l’aumônier. Mais à un certain
niveau, l’affaire a été étouffée.» Aujourd’hui,
Ivan a décidé de faire campagne contre George Bush. «Il
faut chasser cet homme. Renouer les contacts avec la communauté internationale.
Pour tirer quelque chose de bon de cette guerre que nous n’aurions jamais dû
aller mener.»
Sara Daniel