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«N’allez-vous rien faire pour arrêter la guerre civile, Monsieur?»

Irak : Survivre à Baqouba...

Sara Daniel, envoyée spéciale en Irak, juin2005.

Au nord de Bagdad, dans la région de Baqouba, où les embuscades, les accrochages sanglants sont le lot quotidien des Irakiens, nos envoyés spéciaux Sara Daniel et le photographe Stanley Greene ont accompagné les militaires américains et assisté à leurs échanges avec les notables locaux...

Dans le désert qui s’étend entre Baqouba et Bagdad, le chef de la police de la petite ville de Nahrwan respire le parfum des cadavres. A l’odeur, l’officier irakien fait remonter la mort à plus d’une semaine. Il y a l’effluve métallique du sang qui vient d’être versé. Celui, plus entêtant, des corps à peine refroidis. Il y a enfin la senteur putride, qui soulève le coeur et fait tourner la tête, des chairs qui se décomposent. Celle qui s’imprime en vous et revient hanter vos cauchemars. L’odeur de l’Irak d’aujourd’hui. Un jeune sergent américain présent donne l’accolade à l’un de ses camarades, un peu de chaleur humaine pour conjurer la mort. «Si ce n’est pas l’odeur de l’enfer, alors je ne connais rien à rien», soupire-t-il.
Les vingt corps exhumés dans ce charnier ont tous étés envoyés à Bagdad pour être identifiés. Seule l’effroyable odeur est restée, emprisonnée dans la terre rougie de sang, dans les lambeaux de viscères qui traînent sur le sol, dans les couvertures qui ont servi à transporter les morts. On bute sur les morceaux de crâne et les mâchoires que s’appliquent à ramasser les policiers irakiens dans de petits sacs en plastique. «C’est un peu comme une chasse aux oeufs de Pâques, on ne sait pas ce qu’on va trouver!»: le colonel Oscar Hall, le militaire américain responsable de cette partie de la province de Diyala, a voulu se rendre sur les lieux pour trouver des indices. Le chef de la police lui explique que les personnes qui ont été exécutées d’une balle dans le front ne sont pas de la province.


Le colonel Hall fait remarquer à l’Irakien que ce n’est pas parce qu’il ne les connaît pas qu’il ne sont pas d’ici: «Les Irakiens manquent de rigueur dans leur raisonnement, explique-t-il. Je passe des heures à peler les peaux d’oignon de leur logique.» Mais les indices sont contradictoires. Sur le sol, on a retrouvé des menottes en plastique que seuls détiennent les militaires américains et les bad guys. «Et pourtant, les terroristes exhibent les corps des gens qu’ils exécutent, ils ne cherchent pas à les dissimuler dans le désert», analyse l’officier, qui penche finalement pour «un règlement de comptes entre sunnites et chiites».


La guerre confessionnelle. Dans la région de Baqouba, ville proche de la frontière iranienne, à moitié chiite et à moitié sunnite, c’est l’obsession, le fantasme, parfois la navrante réalité. Il y a quelques mois encore, en Irak, la question de la confession religieuse était taboue. Aux journalistes qui cherchaient à connaître l’appartenance religieuse de leurs interlocuteurs, on répondait avec agressivité que l’on était avant tout irakien. Aujourd’hui, le temps de cette patriotique pudeur est révolu. Car, si les Américains ont compris que les sunnites n’étaient pas tous des terroristes nostalgiques de l’ancien régime de Saddam, il est beaucoup plus simple pour eux et pour les nouveaux dirigeants irakiens de les écarter du recrutement des forces de police et de l’armée. Pour éviter les espions qui gangrènent ces professions à haut risque. Résultat: la grande majorité des forces de l’ordre de la province de Diyala est composée de chiites et de Kurdes.
En patrouille, lorsqu’on fouille les maisons des suspects, la question est devenue rituelle. «Tu es chiite ou sunnite?» hurle Abraham, un chrétien de Bagdad qui fait office de traducteur pour l’armée américaine, à un homme qui a dissimulé deux kalachnikovs dans son armoire. «C’est un sunnite, je ne lui fais pas confiance, il faut le tester pour voir s’il a des traces d’explosif sur les mains!» Sur les laissés-pour-compte du nouvel Irak, le soupçon est omniprésent. Et les méthodes musclées de l’armée et de la police irakiennes aggravent encore les rancoeurs confessionnelles. Après une attaque au mortier dans la ville de Kanaan, sept suspects, tous sunnites, sont arrêtés et conduits au siège de la police irakienne pour être interrogés. Abraham s’introduit dans le petit réduit où sont retenus les prisonniers: «Nous essayons de les interroger avant les Irakiens. Quand ils nous rendent les suspects, ils les ont tellement cuisinés qu’ils ne parlent plus, ils chantent», explique-t-il.
Certains attentats sont en fait des représailles tribales contre les méthodes musclées de l’armée irakienne à l’encontre de l’un de leurs membres. Avocat de ces manières brutales, le général irakien Ismaël est un Kurde que les Américains ont surnommé «Smiley» et qui préconise de mettre le feu à tous les villages d’où sont venues des attaques, sous le regard inquiet des soldats américains. Comme l’explique un soldat: «Smiley, il est génial, il n’a peur de rien. Si ce trou de merde a été nettoyé, c’est en partie grâce à lui!»


Quelques heures après la visite au charnier de Nahrwan, un attentat éclate au check-point du lieu-dit Mohammed Sacran. Lorsqu’on arrive sur place, ce qui surprend d’abord, c’est le silence. Un tapis de balles jonche le sol. Il y a du sang partout. Neuf cadavres, dont celui d’un gosse. Les corps des policiers, une majorité de chiites et de Kurdes, sont chargés dans une fourgonnette sans ménagement. Un bras qui dépasse. Des corps qui se chevauchent. Dans cette région, il y a tellement de morts qu’on n’a même plus le temps de traiter les dépouilles avec respect. Il faut faire place nette, vite, pour ne pas entamer encore plus le moral des Irakiens. Des policiers sanglotent, dépassés, fatigués de cette violence. D’autres vomissent dans un coin, écoeurés par la scène. Pourtant, ce sont les mêmes que l’on retrouvera quelques heures ou quelques jours plus tard au même endroit, sans leur casque ni leur gilet pare-balles. Parce que la chaleur est insupportable. Parce qu’ils croient que leur heure n’est pas encore venue. Le colonel Hall ramasse une des balles qui gît à ses pieds et la brandit, menaçant, sous le nez du nouveau policier en charge du check-point. «Qu’est-ce qui vaut mieux, s’énerve le colonel: avoir chaud ou être mort? Si vos hommes ne mettent pas ces putains de gilets, vous allez assister à leur enterrement!»

 

Photos Stanley Greene, (c) 06/2005 .Agence VU. Cliquez pour agrandir.

Le lendemain, le colonel Hall se rend à la mairie de Khan Bani Sad. Le maire de la petite ville Naïef al-Zaïdai, l’un des très rares maires sunnites de la province de Diyala a demandé à le voir de toute urgence. Et l’on nous a permis d’assister à l’entretien, à l’autre bout du bureau du maire. D’abord, les deux hommes et leur traducteur chuchotent, et l’on doit tendre l’oreille pour entendre la conversation. Puis ils s’échauffent et le volume de l’échange monte avec le ton. Edifiant, leur dialogue en dit long sur ce qui se déroule aujourd’hui en Irak.
«J’ai demandé à vous voir, explique le maire, parce que la situation est grave. Beaucoup se plaignent de la violence des policiers et des soldats irakiens vis-à-vis des détenus. Cette violence entraîne des réactions qui font boule de neige! La coalition doit nous aider.

- Pourquoi devrions-nous nous inquiéter, répond le colonel Hall, quand le ministère de l’Intérieur irakien arrête des bad guys? C’est l’affaire des Irakiens, cela ne concerne pas la coalition.

- Le gouvernement irakien est en train de faire monter la tension entre les tribus sunnites et chiites. Au ministère de l’Intérieur, ce sont tous des chiites et l’armée Badr fait des raids injustifiés sur les maisons des sunnites, qu’ils soient d’anciens amis de Saddam ou non. Et cela se passe dans tout l’Irak...

- Est-ce un fait ou une impression? Méfiez-vous des rumeurs. Rappelez-vous quand on a raconté que l’on importait des ordures d’Iran pour les faire brûler à l’incinérateur de Baqouba.

- Cela n’a rien à voir. Je vous parle de faits; allez vérifier les maisons fouillées, les listes de gens arrêtés. Un pauvre maître d’école. Un imam. La coalition les avait interrogés, le ministère les a arrêtés de nouveau. C’est grave.

- Je ne peux rien faire. Un juge irakien devra déterminer leur culpabilité. S’ils sont innocents, ils seront relâchés. Ne vous inquiétez pas.

- N’allez-vous rien faire pour arrêter la guerre civile en Irak, Monsieur?

- Si le chef de la police voulait commencer une guerre civile, il arrêterait tous les sunnites, vous y compris, Monsieur le Maire. Je ne comprends pas votre logique. Pourquoi ne parlez-vous pas des chiites qui sont morts au check-point de Mohammed Sacran?

- Justement, la population pense aujourd’hui que Mohammed Sacran était une vengeance des sunnites contre les chiites! Il faut désamorcer l’engrenage. Aujourd’hui, mon pays est gouverné par les chiites seulement. Ils pensent que Saddam favorisait les sunnites. C’est faux. Si son propre doigt s’était dressé contre lui, Saddam l’aurait fait couper. Saddam n’a jamais fait la distinction entre les chiites et les sunnites. Je sais que les chiites disent du mal de moi. Que je suis un terroriste. Un baassiste. Au ministère de l’Intérieur, il y a un gros dossier contre moi.

- Vous ne m’avez jamais livré un coupable. Les méchants, à vous écouter, sont toujours d’ailleurs, jamais d’ici. Alors que vous savez que le garçon qui a fait l’attentat d’hier vivait de l’autre côté de la rue. Alors ne me raconte pas n’importe quoi, mec! Les gens qui font la queue à ta porte, ce sont des sunnites, pas des chiites!

- Ils ont arrêté 35 sunnites dans un petit village. S’ils fouillaient toutes les maisons, ça ne serait pas un problème. Je ne veux pas que vous vous fâchiez, je veux que vous nous aidiez à maintenir la stabilité.

- Je vais vous demander d’être patient et d’attendre que la justice irakienne fasse son travail. Ne nourrissez pas la rumeur de la guerre civile. Si vous attisez le feu, il vous brûlera!»

 

Photos (c)06/2005 Stanley Greene. Agence VU. Cliquez pour agrandir.


Sara Daniel


Photos Stanley Greene, Agence VU.(17, Boulevard Henri 4, 75004 Paris - France, Tél : +33 1 53 01 05 05)

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