De la frontière du Koweït au "triangle sunnite"
VOYAGE AU PAYS DE LA HAINE
Oum Qasr, Fao, Bassora, Al-Qurnah, Nassiriya, Nadjaf...: de l'entrée
des troupes de la coalition en Irak, le 20 mars 2003, à la chute de Bagdad,
le 9 avril, ces villes ont jalonné l'avancée des troupes d'assaut
américaines et britanniques vers le nord.
Un an après l'opération Liberté de l'Irak, nos envoyés
spéciaux, Sara Daniel et le photographe Stanley Greene, sont retournés
sur les traces de ces soldats que beaucoup d'Irakiens considèrent davantage
comme des envahisseurs que comme des libérateurs. Car si la dictature
est tombée et le tyran en prison, la démocratie n'a toujours pas
pris racine dans un pays en plein chaos, où les extrémistes religieux
et leurs milices détiennent ' comme on le voit actuellement à
Nadjaf et à Sadr City ' le véritable pouvoir et où les
«occupants» tombent presque chaque jour sous les balles de la guérilla.
Le voyage de Sara et de Stanley s'est terminé là où l'horreur
a atteint son degré le plus insupportable : à Fallouja le 31 mars.
Reportage
Fallouja
Deux des Américains ont tenté de sortir de leur véhicule
mais, à coups de pelles et de fourches, les habitants de la ville les
ont repoussés dans les flammes.
Attroupement au bout d'un petit pont de fer. Des jeunes chantent gaiement.
Ils sont penchés sur deux corps carbonisés qu'ils rouent de coups
de pieds et dont ils détachent des lambeaux avec leurs couteaux. Un kilomètre
plus bas, en direction de la mosquée, les carcasses de deux voitures
flambent. Au-dessus d'elles, accrochée à un fil électrique,
se balance une jambe sectionnée au fémur. La foule brandit des
portraits du cheikh Yassine, scande des slogans: «Fallouja est le cimetière
des Américains» ou «Nous couperons les mains de tous les
étrangers». Dans la foule, Abdulkader Mohamed, 20 ans, a été
témoin de la scène. Deux Jeep conduites par des civils américains
portant des gilets pare-balles ont été attaquées par la
«résistance» avec des lance-grenades RPG-7. Deux passagers
qui avaient survécu à l'impact des grenades ont tenté de
sortir d'un véhicule mais, à coups de pelles et de fourches, les
habitants de la ville les ont repoussés dans les flammes. «Ils
suppliaient, "s'il vous plaît, s'il vous plaît, au secours!"»,
se souvient le jeune homme. A-t-il été tenté de les aider?
Abdulkader écarquille les yeux comme si la question était totalement
farfelue.
Ensuite, les habitants ont traîné les corps dans la ville derrière
leurs voitures et les ont pendus au petit pont de fer. Pour les décrocher
à nouveau, raconte le jeune chômeur avec un gentil sourire. «Pourquoi
n'êtes-vous pas venus il y a deux jours, demande-t-il. C'est dommage.
Il y a eu plusieurs attentats contre les Américains. Mais il n'y avait
personne pour prendre des photos parce que les journalistes ont peur de venir
ici.» Plusieurs heures après l'attentat, aucun char, aucun hélicoptère
n'était en vue à Fallouja.
Oum Qasr
Première étape de la remontée vers Bagdad à partir
du Koweït.Un an après la guerre, on vit toujours moins bien que
du temps du dictateur honni.
Un ruban multicolore de voitures qui serpente sur plus de 1 kilomètre. Une fois passée la frontière du Koweït, chaque pompe à essence qui jalonne la route jusqu'à Bassora offre le tableau de la résignation agacée d'automobilistes qui patientent parfois cinq heures pour faire le plein. C'est le premier grief contre les forces d'occupation que nous entendrons sur cette route empruntée par la coalition pour rejoindre Bagdad. Un an après la guerre, au pays du pétrole, la pénurie d'essence sévit encore comme au premier jour de l'incursion des troupes anglo-américaines. A Oum Qasr, bourgade déshéritée de 150 000 habitants dont chaque pâté de maison comptait, du temps de Saddam, un prisonnier, un condamné à mort ou un martyr, les habitants ressassent leur déception et leur ressentiment contre les libérateurs, comme autant d'amants trahis. Un an après la guerre, on vit toujours moins bien que du temps du dictateur honni. «Le mois dernier, le lait manquait dans les rations. Ce mois-ci il n'y a pas de riz, et on n'a toujours pas l'eau courante!»: furieux, ce marchand du souk exige que l'on consigne les promesses non tenues. Comme tout le monde ici, il vomit ce petit voisin qui nargue son pays avec son niveau de vie et ses pétrodollars. Ce Koweït maudit responsable de tous les saccages, de toutes les pénuries...
Bassora
Ici, au bord du Chatt al-Arab, 45 ports ne vivent que de la contrebande: la
tonne de pétrole se négocie à plus de 200 dollars.
La contrebande de l'essence, c'est le combat personnel du général
Qaduum. Le chef de la police de Bassora a 40 ans et de beaux yeux bleus. C'est
un flic de la nouvelle génération. Chaque jour, il arraisonne
ces camions-citernes à double réservoir qui, au lieu de distribuer
l'essence aux pompes, vont la vendre aux pétroliers qui mouillent dans
le Chatt al-Arab a équidistance de l'Irak et de l'Iran. Mais le plus
souvent le général est impuissant. Les papiers sont en règle,
avalisés par des partis politiques qui siègent au Conseil de Gouvernement
irakien. «Le parti Rifah de Chalabi est au coeur de ces trafics dans la
région, accuse Qaduum. Saddam, au moins, était seul. Aujourd'hui,
nous avons affaire à cent Saddam qui poussent leurs pions, et quand nous
demandons de l'aide aux Britanniques, ils nous disent que le commerce est libre!»
Au moins une fois par semaine, Qaduum patrouille dans les 45 ports qui, le long
du Chatt al-Arab, de Fao à Bassora, exportent le pétrole et l'essence
de contrebande et qui portent des noms évocateurs comme al-flous, «
l'argent ». C'est par ces mêmes ports que transitent les clandestins
venus d'Iran, que l'on soupçonne d'être à l'origine de plusieurs
des attentats qui ont ensanglanté l'Irak. Pour montrer à ses hommes
qu'il n'a pas peur, Qaduum conduit lui-même sa voiture en tête du
cortège d'une quinzaine de policiers en armes. Il veut que nous réalisions
l'ampleur du trafic qui gangrène son pays. Sans son escorte, il assure
qu'il est impossible de se rendre dans ces ports crapoteux où la tonne
de pétrole se négocie à plus de 200 dollars. Tous les trafiquants
sont armés, prêts à défendre chèrement leur
commerce.
Et pourtant, le long de cette frontière sensible, nous ne rencontrerons
pas un seul check point, pas une patrouille des soldats de la coalition. A un
carrefour, une belle route goudronnée mène au port d'Al-Barak.
Des camions chargés de voitures neuves sans plaques, en provenance des
Emirats, sortent de l'immense port gardé comme une forteresse. Mais nous
n'irons pas plus loin. Al-Barak est le port de Kaled al-Amar, l'oncle de Ben
Laden, nous explique en soupirant le premier flic de Bassora. «C'est un
port privé, je n'ai pas le pouvoir d'y entrer. Ils croiraient que je
viens les attaquer et ouvriraient le feu.»
Hôpital de Bassora
«Avant, je pouvais faire un saut à l'hôpital à 2 heures
du matin. Aujourd'hui, mes collègues se font assassiner à tour
de rôle... Combien de temps tiendrons-nous?»
Sur la route de Bassora, les carcasses calcinées de chars soviétiques
de l'armée irakienne gisent sur les bas-côtés comme des
jouets périmés. Des chercheurs ont mesuré la radioactivité
de ces ferrailles qui n'en finissent pas de diffuser les émanations d'uranium
appauvri provoquées par les obus qui les ont touchés l'année
dernière. Les chiffres sont alarmants. Chef du département des
enfants leucémiques de Bassora, la doctoresse Jenan Hassan attend une
recrudescence de petits malades en 2005 à cause de la période
d'incubation. Avant l'opération Tempête du Désert, il n'y
avait que 19 enfants leucémiques par an. Mais ces dernières années
le docteur reçoit plus de 200 malades par an. Sans compter tous les enfants
dont les parents sont assez riches pour les envoyer se faire soigner à
Bagdad.
Drapée dans un hijab turquoise, l'énergique doctoresse de 47 ans
fait sa tournée. Dans son service, depuis la chute du régime,
le taux de guérison est passé de 20 à 50%, grâce
à une ONG autrichienne qui a pris en charge l'aile des enfants leucémiques.
Mais lorsqu'elle évoque l'atmosphère de la ville, la pédiatre
perd son bel optimisme. «Avant, je pouvais faire un saut à l'hôpital
à 2 heures du matin. Aujourd'hui, mes collègues se font assassiner
à tour de rôle... Nous avons 160 partis politiques à Bassora.
De nouveaux portraits ont remplacé les anciens. Moi, je ne vois pas la
différence.»
Les enfants du docteur Jenan vont à l'école avec des gardes du
corps et sa fille, harcelée par des islamistes qui tentaient de l'endoctriner,
a cessé de fréquenter l'université. Il y a quelques semaines
encore, un des partis islamistes a tenté de prendre le contrôle
de l'hôpital, mais l'énergique doctoresse a chassé la milice.
«Depuis, nous faisons des rondes pour défendre notre hôpital.
Mais combien de temps tiendrons-nous?»
Prison de Bassora
Asil Jasem, 18 ans, a été enlevée et violée. Le
juge l'a placée en détention pour la protéger de sa famille,
qui veut la tuer pour laver son honneur...
La veille de notre arrivée à Bassora, deux jeunes filles qui
travaillaient pour la firme américaine KBR, filiale de Halliburton, étaient
assassinées dans le taxi qui devait les ramener à la maison. Des
groupuscules islamistes revendiquaient le crime. «Il y a des partis qui
ont décrété que les femmes ne devaient pas travailler pour
des étrangers, ni d'ailleurs pour personne», explique le chef de
la police. Il suffit de faire un tour à la prison de Bassora pour comprendre
la dure réalité d'une vie de femme en Irak aujourd'hui. Dans cette
prison crasseuse qui sent l'urine, 350 prisonniers s'entassent dans six cellules.
Dans la section des femmes, onze prisonnières seulement. Mais de l'avis
même du gardien, une seule d'entre elles mérite vraiment sa détention.
Iman Abdallah, 33 ans, a jeté une grenade sur un bâtiment officiel
en échange de quelques dollars. Orpheline, elle justifie son geste par
son dénuement. Elle sait qu'elle passera probablement toute sa vie en
prison. Quant aux autres...
Asil Jasem, une très jolie brune de 18 ans, a été enlevée
par un homme qui l'a violée. C'est la police qui l'a recueillie et le
juge l'a placée en détention pour que sa famille ne soit pas tentée
de la tuer pour laver son honneur. Cela fait trois mois qu'elle se cache des
siens en prison. Le gardien ne se fait pas beaucoup d'illusion sur son sort.
Dès qu'elle sortira, ils la tueront. Dounia Abdul Wahad, 24 ans, est
accusée de meurtre. En fait, c'est son frère qui a tué
un homme qui la harcelait. Mais comme elle était «à l'origine»
du crime, c'est elle qui paiera. Cela fait cinq mois et dix jours qu'elle est
en prison. Sa voisine est une simple d'esprit que l'on protège, ici,
de la rue. La suivante, une jeune fille de 15 ans, est la belle-soeur d'un kidnappeur
que l'on n'a pu arrêter. Elle purge une peine à sa place...
Suq ash Shuyukh
«Savez-vous que vous avez failli mourir», nous dit le milicien au
service du jeune chef chiite Moqtada al-Sadr... On nous avait pris pour des
terroristes
Sur la route de Nassiriya se trouve la bourgade de Suq ash Shuyukh, hantise
du colonel italien Luigi Scollo, qui commande la task force numéro 11
chargée de contrôler la région. Il se passe toujours quelque
chose dans cette petite ville où les extrémistes chiites font
la loi. Mais la spécialité de Suq ash Shuyukh, c'est l'attaque
du train qui va de Bassora à Bagdad. On dit que les bandits se sont entendus
avec le conducteur pour que celui-ci ralentisse aux environs de la petite ville.
Et les candidats assez courageux ou inconscients pour monter dans la berline
fantôme aux vitres cassées se font rares. Mais ce n'est pas la
seule malédiction de Suq ash Shuyukh. Il faut s'éloigner un peu
de la voie de chemin de fer pour apercevoir cette catastrophe écologique:
les égouts de la ville. Des torrents d'écume blanchâtre
se déversent directement dans la rivière où certains puisent
leur eau «potable».
Lorsque nous essayons de quitter la ville, un pick-up de policiers irakiens
nous barre la route. Une dizaine de kalachnikovs nous tiennent en joue. Dans
cette ville où l'on croit fermement que les auteurs des attentats sont
des Américains qui veulent justifier leur présence en Irak, on
nous avait pris pour des terroristes. Une fois le «malentendu» dissipé,
les policiers nous demandent de les suivre. Mais bientôt une voiture s'interpose:
les miliciens du parti du jeune extrémiste chiite Moqtada al-Sadr ont
le doigt sur la détente. Respectueusement, la police irakienne s'efface.
«Savez-vous que vous avez failli mourir», gronde Adnan Daoui, représentant
du bureau d'Al-Sadr, qui a été averti de notre présence
par un milicien de quartier. «Aviez-vous oublié que dans chaque
ville il faut se présenter aux autorités locales?» A voir
la déférence des habitants de la ville envers Daoui, on comprend
vite qui représente ici les autorités en question...
Nassiriya
Le docteur Harith, l'un de ceux qui ont soigné ' et sauvé ' «l'héroïne»
américaine Jessica Lynch, n'a pas reçu un mot de remerciement...
A Nassiriya, de pauvres moutons broutent les détritus dans les ruines
des bâtiments bombardés au cours de la dernière guerre.
On s'est battu dans cette ville que les Irakiens, méprisants, ont surnommé
«la mauvaise herbe» pour se moquer du caractère obtus de
ses habitants. C'est ici que la compagnie de «l'héroïne»
américaine Jessica Lynch est tombée dans une embuscade. On se
souvient de l'épopée hollywoodienne de celle qu'on avait présentée
comme la première soldate prisonnière de l'ennemi à avoir
été «libérée» depuis la Seconde Guerre
mondiale. Un raid digne des meilleurs studios avait été organisé
contre l'hôpital de Nassiriya, où, selon l'état-major américain,
la jeune fille était séquestrée. On avait appris ensuite
qu'en réalité la soldate y avait été soignée
par des médecins irakiens qui avaient tout fait pour la sauver.
Le docteur Harith, un jeune interne urgentiste de 26 ans, aux lunettes cerclées
et à l'allure dégingandée, était l'un de ces médecins.
C'est lui qui a pris en charge Jessica Lynch lorsqu'elle a repris conscience,
vingt-quatre heures après son arrivée. «J'ai même
arrangé ses coussins pour qu'elle puisse voir la ville de son lit, raconte-t-il.
Elle ne cessait de répéter qu'elle avait peur de Saddam. C'était
un bébé.» Lorsqu'il a jugé qu'elle était en
état de voyager, c'est lui encore qui a tenté d'organiser son
transfert en ambulance vers un check point américain. En vain. Accueilli
par des coups de feu, le véhicule a dû se replier. La suite, on
la connaît: un raid nocturne qui fait trembler l'hôpital, et l'évacuation
de la soldate.
Depuis, le docteur Harith n'a pas reçu un mot de remerciement pour avoir
si bien soigné l'héroïne américaine. Le seul qui a
reçu un prix et la nationalité américaine, c'est l'avocat
irakien qui a indiqué aux marines où se trouvait la jeune fille:
«Amusant, quand vous pensez que cet homme, ancien membre des services
secrets de Saddam, est recherché par les habitants de Nassiriya pour
les harcèlements qu'il leur a fait subir.» Aujourd'hui pourtant,
«l'affaire Lynch» est le dernier des soucis du médecin. L'état
de délabrement lamentable de l'hôpital fait froid dans le dos.
Des ordures brûlent sur le perron. La salle des urgences, crasseuse, est
surpeuplée. Et l'odeur âcre, répugnante, d'urine et de sang
mêlés, oblige les visiteurs à presser un linge sur leur
visage. Tout manque. Le jeune interne le déclare carrément, la
situation de l'hôpital s'est terriblement détériorée
depuis la chute de Saddam: «Les Italiens nous ont apporté un petit
paquet de médicaments. Mais dans cet hôpital nous recevons parfois
2 000 patients par jour. Alors autant essayer de nourrir une famille de 50 personnes
avec un sandwich!»
Les sites archéologiques d'Oumma et Gudaïa
Des cheikhs ont donné leur bénédiction aux pillards des
sites archéologiques sumériens et mésopotamiens contre
le versement à la mosquée de 20% de leurs gains...
Traumatisés par l'attentat qui a coûté la vie à
seize de leurs soldats en novembre 2003, les Italiens se sont retranchés
sur l'aéroport. Aujourd'hui ils quittent l'un de leurs derniers postes
dans la ville, celui du musée de Nassiriya. Le directeur, M. Hamdani,
ravale sa honte et finit par accepter de nous faire visiter son établissement.
Des bouteilles de vin sur le socle des statues de dieux sumériens, du
plastique qui jonche le sol et des reliefs de repas... Devant ce spectacle,
l'archéologue ne peut retenir ses larmes. Dans la petite pièce
où il a remisé les trésors des sites sumériens,
il nous fait caresser les tablettes cunéiformes, les colliers et les
jouets d'enfants vieux de 5000 ans.
Avec une escorte d'une quinzaine de douaniers, nous l'accompagnons à
une centaine de kilomètres de Nassiriya, sur le site du premier temple
mésopotamien dont on ait la trace, le palais de Gudaïa. Une quarantaine
de statues exposées au Louvre proviennent de ce site. Mais aujourd'hui
on dirait qu'une armée à retourné la terre. Des pillards
commandités par des marchands d'antiquités ont systématiquement
creusé, ravagé, réduit en poudre ce fabuleux gisement d'histoire
antique. Depuis que des cheikhs ont donné leur bénédiction
aux pillards s'ils acceptent de reverser à la mosquée 20% de leurs
gains, la chasse aux antiquités est ouverte: pour quelques dollars, les
marchands de Bagdad peuvent se procurer les poteries et les tablettes cunéiformes
que se disputent les collectionneurs occidentaux. Guère besoin de se
fatiguer. Il suffit de fouler cette mer de tessons mésopotamiens pour
ramasser, sans avoir même à creuser, des tablettes cunéiformes,
des sceaux royaux et de petits bas-reliefs.
A Oumma, où l'on bute en marchant sur des vases sumériens intacts
qui datent de 2 500 ans avant Jésus-Christ, les voleurs ont pourtant
détruit une grande partie des murs de la cité antique. Car le
marché est saturé de pièces de cette époque. Et
les marchands occidentaux sont désormais à la recherche d'objets
vieux de plus de 5000 ans: les voleurs détruisent donc tout ce qui se
trouve au-dessus des couches les plus anciennes... «Pour les collectionneurs,
ces pièces ne sont qu'une jolie poterie de plus dans leurs vitrines,
se désole Hamdani. Pour nous, c'est le chaînon qui nous manque
pour décrypter la première civilisation du monde.» Et pour
défendre ce berceau de l'humanité contre les pillards, il n'y
a qu'un vieillard quasi aveugle qui se sert de sa kalachnikov comme d'une canne.
Pas trace de ces carabiniers vêtus de noir et armés comme des robots
de science-fiction qui arpentent les rues de Nassiriya dans leurs véhicules
blindés. Ce sont eux, pourtant, qui sont chargés de la protection
de ces sites...
Nadjaf
Si un accusé est déclaré coupable par le «juge»
du tribunal islamique, c'est la partie lésée qui applique la peine,
coupe la main des voleurs, exécute les meurtriers.
Au tribunal civil de la ville de Nadjaf, ils sont une vingtaine de juges assis
dans le bureau du président à siroter leur thé. Désoeuvrés,
ils comptent leurs collègues assassinés. Il y a eu bien sûr
l'ex-président du tribunal de Nadjaf, puis le juge de Mossoul, celui
de Kirkouk et dernièrement celui d'Hilla. Aujourd'hui il n'y a pas d'audiences.
Pas le moindre petit divorce, rien. Car à Nadjaf, depuis la chute du
régime honni, on peut enfin s'en remettre aux autorités religieuses
ou aux cheikhs des tribus pour régler les différends. Le plus
populaire de ces nouveaux «centres de justice», c'est celui de Moqtada
al-Sadr, le jeune leader extrémiste à la mine patibulaire qui
prêche sa haine des Américains. Dans une étroite ruelle,
une foule compacte se presse devant l'officine du champion des déshérités
de Nadjaf. Sous les sayeds noirs, les regards lancés aux étrangers
sont chargés de haine. Chacun, ici, n'attend qu'un signe du guide pour
prendre les armes contre l'envahisseur.
A l'intérieur de la cour de Moqtada, dans les petites salles d'audience,
les juges comme les plaignants sont accroupis à même le sol. En
ce lieu baptisé «tribunal légal», on applique la charia
en toute illégalité. Le «tribunal» qui n'est ouvert
que le matin traite plus de 50 affaires par jour. Pour être juge, pas
besoin de diplôme, il suffit d'avoir suffisamment étudié
le Coran. La maison possède même une petite prison. Ici, on fait
tout pour réconcilier les parties en présence. Si un plaignant
refuse toute forme de compensation et que le «juge» déclare
l'accusé coupable, ce sont les parties lésées elles-mêmes
qui appliquent les peines, coupent la main des voleurs, exécutent les
meurtriers. Assis en tailleur dans une petite chambre, le cheikh Ahmed al-Hussein
arbitre un conflit entre deux frères qui se disputent leur héritage,
écoute des plaignants qui sanglotent. En vingt minutes, le jugement est
rendu. Et la pression sociale et religieuse est suffisamment forte pour que
la sentence s'applique sans discussion. En cas de besoin, la police collabore
avec le «tribunal légal». «Elle nous a même aidés
à arrêter ces vendeurs d'alcool qui refusaient de se présenter
devant nous», reconnaît le cheikh Ahmed, satisfait.
Bagdad
Tandis que les étrangers se terrent dans les hôtels, les joueurs
de dominos sont revenus à la terrasse du vieux café Al-Beyrouti
Quand on arrive à Bagdad, la première chose que l'on remarque,
le changement le plus spectaculaire, c'est la frénésie de consommation.
La rage d'acheter. Sur les trottoirs des quartiers chics, à Arasat ou
à Al-Mansour, c'est une montagne de cartons qui débordent. On
trouve des téléviseurs pour moins de 100 dollars, des antennes
satellites pour 75 dollars et des machines à laver à 150, soit
près d'un mois de salaire d'un fonctionnaire. Devant les hôtels
de la ville, en revanche, c'est un autre rituel qui se joue: celui de la peur
et de la hantise sécuritaire. On bute sur d'anciens soldats britanniques,
sud-africains, chiliens, qui marchent les jambes écartées, la
main sur la crosse de leur arme, pour ' comme ils disent dans leur jargon '
«sécuriser le périmètre».
Tandis que les étrangers se terrent dans les hôtels sous la protection
de ces armées de mercenaires, à Bagdad, les Irakiens ' les hommes
en tout cas ' respirent. Enfin. Le soir, on fait la queue devant chez Al-Faqma,
le meilleur marchand de glaces de la ville, et sur les bords du Tigre, pour
la première fois depuis la guerre, les joueurs de dominos sont revenus
à Al-Beyrouti. Sur la terrasse de ce vieux café de Bagdad où
les serveurs arborent des gilets rouges, le vent charrie la bonne odeur du fleuve.
Une barque glisse sur l'eau. Mais l'illusion de paix ne dure jamais très
longtemps. Selon la police irakienne, il y a environ 25 attentats par jour dans
la capitale. Un tiers seulement sont déjoués.
Une mosquée du quartier d'Al-Khazalia
«Nous allons tous mourir, dit le cheikh. Alors mourons bravement. Imitons
cheikh Yassine et les martyrs qui se font exploser dans des voitures piégées
en Israël!»
Vendredi, c'est jour de prière et, à Bagdad, les chars et les milices armées prennent position devant les mosquées «sensibles». Ibrahim, 14 ans, est de service à la mosquée de son quartier. Il a beau prendre l'air détaché, on sent qu'il est fier de jouer les durs avec sa kalachnikov au milieu de ses copains dont les yeux lancent des éclairs. Dans ce quartier, il y a quelques jours, la mosquée chiite dont la construction venait de s'achever a été pulvérisée par une bombe. Engrenage des représailles: un des notables salafistes du quartier a été assassiné, puis la mosquée sunnite a été attaquée à son tour. La tension est si vive que les gardes du corps armés accompagnent le cheikh à l'intérieur de la mosquée, un sacrilège pour les musulmans. Pourtant, ce n'est pas le conflit encore larvé entre chiites et sunnites qui fera l'objet du sermon du cheikh aujourd'hui. Drapé dans son ample tunique blanche sur laquelle coule sa longue barbe noire, le cheikh s'emporte avec émotion contre «l'envahisseur». Il compare la bonne odeur qui se dégage du corps des martyrs et l'odeur pestilentielle qui émane des cadavres d'Américains. «Nous allons tous mourir, c'est notre destin d'hommes, prophétise le cheikh en larmes. Alors mourons bravement. Imitons l'exemple du cheikh Yassine [le guide du Hamas palestinien assassiné le 22 mars par l'armée israélienne] et des martyrs qui se font exploser dans des voitures piégées en Israël!»
Sara Daniel
31 mars, Fallouja : devant les cadavres calcinés des soldats américains
Le général Qaduum, chef de la police de Bassora
La doctoresse Jenan Hassan à l'hôpital de Bassora
Asil Jasem et Iman Abdallah à la prison de Bassora
Le docteur Harith, sauveteur de Jessica Lynch
Nassiriya : les soldats italiens de la « task force » n° 11
en patrouille
Sur le site archéologique de Gudaïa
M.Hamdani, directeur du musée de Nassiriya
Les juges du tribunal civil de Nadjaf...
... et ceux du tribunal islamique
Bagdad : livraison de paraboles (interdites sous Saddam)
Enterrement à la « cité des morts » de Bagdad
Les jeunes gardiens de la mosquée du quartier d'Al-Khazalia
Photos
Stanley Greene-VU