Depuis le poste
d’observation qui domine la ligne de front de Dasht-e-qual’eh, au bord de la
frontière tadjike, les hommes du général Jonali regardent en riant exploser
les premières bombes américaines. Ça y est! Les chasseurs-bombardiers sont
enfin là, à trois kilomètres à peine de leurs positions. Pour fêter
l’intervention tant attendue de leurs alliés, les moudjahidin du Front
national islamique pour le Salut de l’Afghanistan, plus connu sous le nom
d’Alliance du Nord, pilonnent les talibans postés sur la colline à deux
kilomètres. Cela fait deux semaines que le commandant Fahim, le compagnon
de lutte de Massoud, qu’il a remplacé à la tête de l’opposition armée, leur
a demandé d’être prêts à l’offensive. Il y a quelques jours à peine, il est
venu réchauffer leur enthousiasme. Comme s’ils en avaient besoin… Prêts à
en découdre, ils le sont depuis ce jour sombre d’octobre 2000 où Taloqan
est tombée aux mains de leurs ennemis. Ils brûlent de reprendre cette ville
de la grande plaine du nord de l’Afghanistan, passage obligé vers les
minarets bleus de Mazar-e-Sharif. Sur ce front, beaucoup de soldats
viennent de cette ville, la deuxième du pays et le fief industrieux de
Rachid Dostom avant que les talibans ne la ravagent. Alors, pour saluer le
grondement des avions qui résonne comme une promesse de reconquête, les
soldats font crépiter leur radio et échangent des messages de félicitation.
Drapé dans une couverture pour se protéger du vent glacé qui souffle depuis
quelques jours sur la province de Takhar, le général Jonali, un Ouzbek de
38 ans, regarde d’un air sombre la vallée qui s’étend au delà de la Kokcha,
la rivière qui délimite la ligne de front. C’est peu de dire qu’il ne
partage pas l’enthousiasme de ses hommes. «Ils n’ont rien compris. Il n’y a
franchement pas de quoi se réjouir, dit-il en montrant Katakala, un no
man’s land entre les deux lignes de front, où viennent d’exploser deux
bombes américaines. A quoi sert de bombarder un bout de plaine désertique?
Si c’est ce que les Américains ont prévus pour nous aider, ce n’est pas
très encourageant pour la suite». En fait, un peu plus tard, les bombes
vont atteindre leur cible, faisant, selon les porte-parole de l’Alliance,
plusieurs morts dans les rangs talibans. Mais la rancœur de Jonali contre
ces alliés qui distillent leur bombes avec parcimonie l’empêche de se
réjouir trop vite. A Kwaja Bawahudin , le QG de l’Alliance, on a donné pour
consigne de ne pas discuter la stratégie des Américains. Mais peut-être
parce qu’il est ouzbek et qu’il est un ami de Dostom, Jonali s’exprime plus
librement que les commandants tadjiks. Pour lui, les Américains se
fourvoient: «Ils ont envoyé Abdoul Haq à Loga: regardez le résultat! Il a
été tué et les Etats-Unis ont perdu la face. Ils feraient bien mieux
d’appuyer Rachid Dostom, le général le plus charismatique de l’Alliance à
ce jour!» A quelques kilomètres de là, le général Taj Mohamad, un Tadjik du
Panshir, comme Massoud, fait manœuvrer son unité le long de l’Amou Daria,
la rivière qui marque la frontière avec le Tadjikistan. Quand on lui parle
de Dostom, il ne peut s’empêcher de regarder ses officiers en riant. Il ne
croit pas à la fidélité de cet homme qui a changé tant de fois de camp.
«Pour l’instant, sourit Taj Mohamad, il obéit aux consignes de l’Alliance,
mais son attitude passée laisse mal présager de la suite.» Sans compter que
Dostom n’a pas toujours eu de bons rapports avec Ismaïl Khan, «l’émir» de
l’ouest de l’Afghanistan, troisième homme fort de l’Alliance. En 1993,
l’Ouzbek avait même menacé de bombarder Hérat, le fief de Khan, et Ismaïl
Khan avait riposté en tirant quelques obus au nord de Mazar-e-Charif.Ces
rudes vicissitudes de la vie politique afghane expliquent la réticence de
Washington à soutenir les combattants tadjiks. Mais pour le général Taj
Mohamad, les choses sont simples: tandis que les Etats-Unis invoquent les
divisions et les trahisons au sein de l’Alliance du Nord pour mégoter leur
appui aux hommes de feu Massoud, les talibans, eux, bénéficient du soutien
indéfectible de leurs alliés. Il y a quelques jours, un Pendjabi capturé au
cours d’une incursion dans les lignes ennemies a décrit au général
l’arrivée des milices composées de Pakistanais, d’Ouzbeks, de Tchétchènes
et d’Arabes venus renforcer le front taliban. Ce récit est confirmé par les
dizaines de marchands qui traversent chaque nuit les lignes de front pour
vendre leur pacotille de contrebande. Sur le marché de Kwaja Bahudin, où
s’étalent les bottes de caoutchouc et quelques sacs de riz d’une économie
de famine, Hassan Udina un marchand de 22 ans qui en paraît 50, raconte son
périple. Il est venu de Taloqan sur un âne avec une dizaine d’autres
marchands. Pour se faire quelques afghanis, il a risqué sa vie en
traversant les lignes de front la nuit. Il décrit une ville désertée par la
majorité des talibans, désormais concentrés le long de la ligne de front.
Et puis les «Arabes» qui arrivent de partout. Tarar Nazar, un vendeur de
savon, redoute surtout les Ouzbeks du Mouvement islamique d’Ouzbékistan
(IMU). Ici, lorsqu’on évoque la figure de son leader, les visages
deviennent graves. Car aujourd’hui Takhir Yoldachev, qui a pris le nom de
son fief dans la vallée de la Fergana, Namangani, est beaucoup plus qu’un
chef de milice islamiste venu apporter son soutien aux talibans. Chef des
renseignements de l’Alliance pour la zone du nord-est, le général Andarabi
Daoud sort une carte plastifiée dissimulée par une cou-verture pour montrer
les positions du nouvel homme à abattre: «Selon nos informations,
Namangani, qui disposait déjà de 1 500 hommes sur le front nord, est
aujourd’hui devenu le bras droit de Ben Laden. En Afghanistan, il commande
aujourd’hui plus de 8 000 hommes approvisionnés en armes par le Pakistan.
Ces armes arrivent dissimulées sous les sacs de riz des camions d’aide
humanitaire». A entendre le général Daoud, ce n’est peut-être pas seulement
pour remercier le président ouzbek Islam Karimov de sa contribution à
l’opération «Liberté immuable» que George Bush a fait figurer l’IMU sur la
liste des vingt-sept organisations terroristes à démanteler avec Al Qaida.
Namangani semble bien être aujourd’hui l’une des cibles prioritaires des
Etats-Unis. Il est aussi la hantise du chef de l’Etat ouzbek depuis ce jour
de 1991 où il a pris Karimov en otage dans son fief de Namangan, au cœur de
la vallée de la Fergana, et l’a obligé à jurer sur le Coran qu’il
installerait un régime islamiste en Ouzbekistan. Depuis, Karimov n’hésite
pas à faire torturer les islamistes dans ses prisons, quelle que soit leur
obédience, et à leur livrer une guerre totale que tout le monde juge
contre-productive. Mais il n’a jamais réussi à capturer Namangani. Ici, les
commandants de l’Alliance du Nord ne cessent de se raconter les derniers
actes de cruauté du chef de guerre islamiste. On apprend ainsi qu’il aurait
fait fusiller quinze de ses hommes qui avaient osé lui demander une
permission au bout d’un an de combats pour aller rendre visite à leur
famille. Aujourd’hui, le général Daoud se montre moins amer que les autres
généraux sur l’implication des Américains dans la guerre. Il vient
d’apprendre que, pour la première fois, les bombes auraient réussi à
atteindre leurs objectifs dans le district de Khwaja Ghar au nord de
Kunduz, là où le terroriste ouzbek a établi son quartier général. Mais il
en faudrait manifestement davantage pour le satisfaire. «Les Américains,
dit-il, doivent faire davantage et agir plus vite dans le nord du pays.
Sinon Namangani sera bientôt le nouveau Ben Laden de l’Asie centrale…»
Sara Daniel
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