Toute la
nuit, la déflagration des mortiers, le souffle des canons, les éclairs des
obus qui explosent, les rafales des mitrailleuses lourdes. Et les dizaines
de combattants aux membres déchiquetés que l’on rapatrie vers l’hôpital
iranien de Khawjabaudin, le QG militaire de l’Alliance du Nord, à une
vingtaine de kilomètres de la frontière avec le Tadjikistan. Les corps que
l’on ramène à dos de cheval et que l’on entasse dans un coin. Ceux que l’on
enterre à la va-vite sous des monticules de sable qui font ressembler la
steppe à une taupinière géante. Cette fois, le général Mormor Hassan, qui
coordonne les opérations sur toute la ligne de front du nord-est, n’a pas
exagéré l’ampleur de l’offensive: c’est la guerre sur le front de Taloqan
et de Kunduz. Ici, les lignes des talibans et celles des moudjahidine de
l’Alliance sont si rapprochées, leurs tranchées si imbriquées que les
Américains ont dû pour un temps suspendre leurs bombardements pour ne pas
risquer de tuer leurs alliés. Dans cette partie du front, c’est la chute de
Mazar-e Charif qui a donné, il y a quelques jours, le signal de
l’offensive. Comme si, autour de Taloqan et de Kunduz, les commandants de
l’Alliance du Nord – c’est-à-dire le Front national islamique pour le Salut
de l’Afghanistan – ne voulaient pas être en reste avec Abdul Rachid Dostom,
ancien et nouveau maître de la capitale du Nord, dont la victoire fait de
l’ombre aux «enfants de Massoud». Comme si les esprits, ici, étaient hantés
par cette question: et si les Américains tentaient d’évincer les Tadjiks de
l’Alliance au profit du chef ouzbek? Dans ce pays où les retournements
d’alliance sont continuels, on se méfie au moins autant de ses alliés que
de ses ennemis…Pourtant, cette fois, les Américains ont décidé de soutenir
l’attaque ici aussi. Devant la volière de sa maison où s’ébattent des
faisans multicolores, Mormor Hassan, un bel Ouzbek de 52 ans coiffé d’un
pakol (le chapeau afghan traditionnel) blanc assorti à sa barbe, expose
avec une fermeté inhabituelle les étapes du plan de bataille des
combattants de l’Alliance pour s’emparer de Taloqan puis de Kunduz. Il
s’agit d’abord de prendre le bastion névralgique des hauteurs de Katakala.
Cette place forte des talibans – qui est aussi le quartier général de
l’Ouzbek Djumaboi Namangani, le nouveau dauphin de Ben Laden – est devenue
l’un des symboles de la résistance des talibans. Sans contrôler Katakala,
il serait illusoire de lancer une offensive simultanée sur Kunduz et
Taloqan et d’envisager de faire ensuite la jonction avec Mazar puis avec Herat
pour nettoyer tout le nord du pays de la présence des talibans.
Aujourd’hui, chacun des vingt généraux qui commandent les postes échelonnés
le long de la ligne de front du nord-est a reçu l’ordre d’engager le
combat. C’est Mormor Hassan qui a coordonné l’assaut. Malgré la violence
des affrontements qui viennent de coûter une jambe à son neveu, il prédit,
de sa voix douce, une victoire prochaine. Cette nouvelle assurance sereine,
le général ouzbek, très proche de Dostom, reconnaît bien volontiers qu’il la
doit d’abord à l’engagement de ses alliés américains. Comme pour confirmer
ses déclarations, on entend un Spectre AC-130, l’un de ces gros porteurs de
l’US Air Force transformé en plate-forme d’artillerie volante, pilonner la
ligne de front. Tandis que les B-52 continuent de tracer leurs cercles
parfaits dans le ciel en attendant que l’écheveau emmêlé des tranchées se
dénoue et que les combats au sol séparent suffisamment les combattants pour
permettre le largage des bombes. Ce matin, un obus des talibans est tombé à
quelques mètres du quartier général de Mormor Hassan, faisant deux morts et
deux blessés. «Sûrement un cadeau de Namangani, soupire le général.
Djumaboi, je le connais bien. C’est un Ouzbek comme moi. Figurez-vous que
le 10 septembre, la veille de l’attentat du World Trade Center, je l’ai
appelé avec ma radio. Je lui ai dit: Pourquoi as-tu choisi de te battre
dans le camp des Pachtounes et avec cet Arabe contre nous, les Ouzbeks, qui
sommes les tiens? Et puis je l’ai invité à venir me voir. Il n’a pas dit
non. C’est vraiment un filou d’Ouzbek!» Le général ne peut s’empêcher d’en
rire. Et son ami Dostom, comment juge-t-il ses revirements? «Dostom? C’est
un fin politique, explique-t-il. Ne croyez pas un instant qu’il a combattu
aux côtés d’Hekmatyar ou des talibans de gaieté de cœur. Il l’a fait parce
qu’en Afghanistan c’est comme cela qu’on survit…»Mais le général Mormor
Hassan semble avoir bien retenu la leçon de ses nouveaux amis américains:
tout ce qu’il vient de confier ne l’empêche pas d’expliquer que cette
période de retournements d’alliance et de querelles intestines est révolue.
Selon lui, l’Alliance du Nord a dépassé les tensions ethniques qui la
déchiraient. «Pourquoi avons-nous pu reprendre Mazar ? Parce que le général
Mohaqiq, un Hazara, le général Atta, un Tadjik, et le général Dostom, un
Ouzbek, ont uni leurs forces. Ce sont les divisions entre ces trois ethnies
qui nous avaient fait perdre la ville en 1998. Aujourd’hui cette entente va
nous permettre de reconstruire le pays.» Quelle sera la place des
Pachtounes dans le cadre de cette réconciliation nationale? Le général
Mormor Hassan a l’air d’hésiter: «Oui, les Pachtounes seront là aussi, bien
sûr. Dans la région de Mazar, nous avons de bonnes relations avec ceux de
la poche de Balk. Dans un premier temps, ils ont soutenu les talibans. Mais
ceux-ci ont fini par les trahir. Et les services secrets pakistanais ont
tué leur chef, qui en savait trop sur le jeu d’Islamabad dans la région.
Alors les Pachtounes ont compris qu’ils avaient fait le mauvais choix.»Au
quartier général de la division 580, le commandant Abdel Wahab tient un
conseil de guerre avec ses lieutenants. La division 580, c’est celle des
grognards de Dostom. Jusqu’ici, ils l’ont toujours suivi, dans son exil
turc comme dans ses choix les plus contradictoires. Aujourd’hui, ils sont
venus en renfort de ce côté-ci du front. Les trente lieutenants que le
commandant Wahab a réunis sont tous nés à Mazar-e Charif. Ils y ont encore
de la famille. Maintenant que la ville est tombée, ils brûlent d’y revenir.
Mais avant ils devront se battre à Katakala puis à Kunduz. Quand ils
entreront à Mazar, participeront-ils aux pillages, aux exécutions sommaires
et aux violences qui, selon les Nations unies, auraient déjà commencé, ou
iront-ils se recueillir dans la plus belle mosquée d’Afghanistan, le
mausolée bleu d’Ali, gendre du Prophète? «Et vous, quand vous rentrerez
dans votre pays, irez-vous d’abord prier la Vierge? », ironise l’un d’entre
eux. Les Ouzbeks de Mazar n’ont foi qu’en Abdul Rachid Dostom. Dans les
replis de leur turban ou les poches intérieures de leur vareuse, ils sont
nombreux à avoir glissé des photos de leur seigneur et maître. On le voit
accoudé dans l’herbe d’une ligne de front, ou montant à cru un pur-sang.
Tous brandissent l’icône de cet Attila grassouillet et trapu. Lorsqu’on
leur demande si Dostom va redevenir le maître de la ville, avec une belle
unanimité les trente lieutenants acquiescent en souriant. Prudent, le
commandant Wahab entonne, lui, le couplet démocratique cher aux Américains:
«Ce sera au peuple de décider.» Que pensent ses fidèles des viols et des
pillages dont on accuse «le seigneur de Mazar», qui a la réputation de
vivre sur la bête même dans sa province de Jowzjan? «Ce sont des Pachtounes
qui vous ont dit cela, s’énerve le lieutenant Sayfadin. La vérité, c’est
que pendant dix-huit ans nous avons vécu en paix à Mazar. Les filles
pouvaient y étudier à l’université, et la ville était un refuge pour les
artistes du pays entier. A nos yeux, toutes ces choses ont plus de valeur
que la démocratie.» A écouter ces soldats, le général Dostom est l’un des
seuls à avoir pris la défense des peuples du Nord, à avoir tenté de
réhabiliter l’image des Ouzbeks et, dans une certaine mesure, des Tadjiks,
victimes de la toute-puissance des Pachtounes. «L’idéal serait d’instaurer
une confédération en Afghanistan. Au sud les Pachtounes, et au nord les
Tadjiks, Ouzbeks et Hazaras… dirigés par Dostom…». C’est ce que rêve tout
haut un soldat de la division 580. Les dirigeants américains ont-ils mesuré
le pouvoir qu’ils ont donné à Dostom en l’aidant à reprendre l’ancienne
capitale du front anti-talibans? Faut-il voir dans cette première victoire
des combattants du Nord, obtenue grâce à l’appui américain, le signe que la
communauté internationale s’est ralliée à cette idée de fédération
ethnique? En permettant à Dostom de reconquérir la capitale du Nord mais en
empêchant la progression des moudjahidine du Panshir vers Kaboul, les
Américains ont contribué à entretenir la légende du sanguinaire et redouté
Ouzbek. Pourront-ils dissuader ce nouveau héros de la guerre contre les
talibans de marcher demain sur Kaboul? Une chose est claire: aujourd’hui,
personne ne peut rivaliser avec l’«Attila de Mazar», pas même le général
Fahim, chef militaire de l’Alliance et successeur de Massoud. L’Alliance du
Nord est orpheline. Avec Dostom, le chef de guerre habile et retors, elle a
peut-être trouvé un père de substitution.
Sara Daniel
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