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Reportage Afghanistan

 

Article rédigé mi novembre 2001 en Afghanistan

Sara Daniel

 

 

 

 

 

 

A Johanne et Pierre

 

 

 

Malgré le recul des talibans, la personnalité du chef de guerre Dostom, les violences dans la ville reconquise et les rivalités persistantes entre les chefs du front anti-talibans confirment que la mise sur pied d’un gouvernement d’union nationale sera difficile

 

L’«Attila» de Mazar-e Charif

Toute la nuit, la déflagration des mortiers, le souffle des canons, les éclairs des obus qui explosent, les rafales des mitrailleuses lourdes. Et les dizaines de combattants aux membres déchiquetés que l’on rapatrie vers l’hôpital iranien de Khawjabaudin, le QG militaire de l’Alliance du Nord, à une vingtaine de kilomètres de la frontière avec le Tadjikistan. Les corps que l’on ramène à dos de cheval et que l’on entasse dans un coin. Ceux que l’on enterre à la va-vite sous des monticules de sable qui font ressembler la steppe à une taupinière géante. Cette fois, le général Mormor Hassan, qui coordonne les opérations sur toute la ligne de front du nord-est, n’a pas exagéré l’ampleur de l’offensive: c’est la guerre sur le front de Taloqan et de Kunduz. Ici, les lignes des talibans et celles des moudjahidine de l’Alliance sont si rapprochées, leurs tranchées si imbriquées que les Américains ont dû pour un temps suspendre leurs bombardements pour ne pas risquer de tuer leurs alliés. Dans cette partie du front, c’est la chute de Mazar-e Charif qui a donné, il y a quelques jours, le signal de l’offensive. Comme si, autour de Taloqan et de Kunduz, les commandants de l’Alliance du Nord – c’est-à-dire le Front national islamique pour le Salut de l’Afghanistan – ne voulaient pas être en reste avec Abdul Rachid Dostom, ancien et nouveau maître de la capitale du Nord, dont la victoire fait de l’ombre aux «enfants de Massoud». Comme si les esprits, ici, étaient hantés par cette question: et si les Américains tentaient d’évincer les Tadjiks de l’Alliance au profit du chef ouzbek? Dans ce pays où les retournements d’alliance sont continuels, on se méfie au moins autant de ses alliés que de ses ennemis…Pourtant, cette fois, les Américains ont décidé de soutenir l’attaque ici aussi. Devant la volière de sa maison où s’ébattent des faisans multicolores, Mormor Hassan, un bel Ouzbek de 52 ans coiffé d’un pakol (le chapeau afghan traditionnel) blanc assorti à sa barbe, expose avec une fermeté inhabituelle les étapes du plan de bataille des combattants de l’Alliance pour s’emparer de Taloqan puis de Kunduz. Il s’agit d’abord de prendre le bastion névralgique des hauteurs de Katakala. Cette place forte des talibans – qui est aussi le quartier général de l’Ouzbek Djumaboi Namangani, le nouveau dauphin de Ben Laden – est devenue l’un des symboles de la résistance des talibans. Sans contrôler Katakala, il serait illusoire de lancer une offensive simultanée sur Kunduz et Taloqan et d’envisager de faire ensuite la jonction avec Mazar puis avec Herat pour nettoyer tout le nord du pays de la présence des talibans. Aujourd’hui, chacun des vingt généraux qui commandent les postes échelonnés le long de la ligne de front du nord-est a reçu l’ordre d’engager le combat. C’est Mormor Hassan qui a coordonné l’assaut. Malgré la violence des affrontements qui viennent de coûter une jambe à son neveu, il prédit, de sa voix douce, une victoire prochaine. Cette nouvelle assurance sereine, le général ouzbek, très proche de Dostom, reconnaît bien volontiers qu’il la doit d’abord à l’engagement de ses alliés américains. Comme pour confirmer ses déclarations, on entend un Spectre AC-130, l’un de ces gros porteurs de l’US Air Force transformé en plate-forme d’artillerie volante, pilonner la ligne de front. Tandis que les B-52 continuent de tracer leurs cercles parfaits dans le ciel en attendant que l’écheveau emmêlé des tranchées se dénoue et que les combats au sol séparent suffisamment les combattants pour permettre le largage des bombes. Ce matin, un obus des talibans est tombé à quelques mètres du quartier général de Mormor Hassan, faisant deux morts et deux blessés. «Sûrement un cadeau de Namangani, soupire le général. Djumaboi, je le connais bien. C’est un Ouzbek comme moi. Figurez-vous que le 10 septembre, la veille de l’attentat du World Trade Center, je l’ai appelé avec ma radio. Je lui ai dit: Pourquoi as-tu choisi de te battre dans le camp des Pachtounes et avec cet Arabe contre nous, les Ouzbeks, qui sommes les tiens? Et puis je l’ai invité à venir me voir. Il n’a pas dit non. C’est vraiment un filou d’Ouzbek!» Le général ne peut s’empêcher d’en rire. Et son ami Dostom, comment juge-t-il ses revirements? «Dostom? C’est un fin politique, explique-t-il. Ne croyez pas un instant qu’il a combattu aux côtés d’Hekmatyar ou des talibans de gaieté de cœur. Il l’a fait parce qu’en Afghanistan c’est comme cela qu’on survit…»Mais le général Mormor Hassan semble avoir bien retenu la leçon de ses nouveaux amis américains: tout ce qu’il vient de confier ne l’empêche pas d’expliquer que cette période de retournements d’alliance et de querelles intestines est révolue. Selon lui, l’Alliance du Nord a dépassé les tensions ethniques qui la déchiraient. «Pourquoi avons-nous pu reprendre Mazar ? Parce que le général Mohaqiq, un Hazara, le général Atta, un Tadjik, et le général Dostom, un Ouzbek, ont uni leurs forces. Ce sont les divisions entre ces trois ethnies qui nous avaient fait perdre la ville en 1998. Aujourd’hui cette entente va nous permettre de reconstruire le pays.» Quelle sera la place des Pachtounes dans le cadre de cette réconciliation nationale? Le général Mormor Hassan a l’air d’hésiter: «Oui, les Pachtounes seront là aussi, bien sûr. Dans la région de Mazar, nous avons de bonnes relations avec ceux de la poche de Balk. Dans un premier temps, ils ont soutenu les talibans. Mais ceux-ci ont fini par les trahir. Et les services secrets pakistanais ont tué leur chef, qui en savait trop sur le jeu d’Islamabad dans la région. Alors les Pachtounes ont compris qu’ils avaient fait le mauvais choix.»Au quartier général de la division 580, le commandant Abdel Wahab tient un conseil de guerre avec ses lieutenants. La division 580, c’est celle des grognards de Dostom. Jusqu’ici, ils l’ont toujours suivi, dans son exil turc comme dans ses choix les plus contradictoires. Aujourd’hui, ils sont venus en renfort de ce côté-ci du front. Les trente lieutenants que le commandant Wahab a réunis sont tous nés à Mazar-e Charif. Ils y ont encore de la famille. Maintenant que la ville est tombée, ils brûlent d’y revenir. Mais avant ils devront se battre à Katakala puis à Kunduz. Quand ils entreront à Mazar, participeront-ils aux pillages, aux exécutions sommaires et aux violences qui, selon les Nations unies, auraient déjà commencé, ou iront-ils se recueillir dans la plus belle mosquée d’Afghanistan, le mausolée bleu d’Ali, gendre du Prophète? «Et vous, quand vous rentrerez dans votre pays, irez-vous d’abord prier la Vierge? », ironise l’un d’entre eux. Les Ouzbeks de Mazar n’ont foi qu’en Abdul Rachid Dostom. Dans les replis de leur turban ou les poches intérieures de leur vareuse, ils sont nombreux à avoir glissé des photos de leur seigneur et maître. On le voit accoudé dans l’herbe d’une ligne de front, ou montant à cru un pur-sang. Tous brandissent l’icône de cet Attila grassouillet et trapu. Lorsqu’on leur demande si Dostom va redevenir le maître de la ville, avec une belle unanimité les trente lieutenants acquiescent en souriant. Prudent, le commandant Wahab entonne, lui, le couplet démocratique cher aux Américains: «Ce sera au peuple de décider.» Que pensent ses fidèles des viols et des pillages dont on accuse «le seigneur de Mazar», qui a la réputation de vivre sur la bête même dans sa province de Jowzjan? «Ce sont des Pachtounes qui vous ont dit cela, s’énerve le lieutenant Sayfadin. La vérité, c’est que pendant dix-huit ans nous avons vécu en paix à Mazar. Les filles pouvaient y étudier à l’université, et la ville était un refuge pour les artistes du pays entier. A nos yeux, toutes ces choses ont plus de valeur que la démocratie.» A écouter ces soldats, le général Dostom est l’un des seuls à avoir pris la défense des peuples du Nord, à avoir tenté de réhabiliter l’image des Ouzbeks et, dans une certaine mesure, des Tadjiks, victimes de la toute-puissance des Pachtounes. «L’idéal serait d’instaurer une confédération en Afghanistan. Au sud les Pachtounes, et au nord les Tadjiks, Ouzbeks et Hazaras… dirigés par Dostom…». C’est ce que rêve tout haut un soldat de la division 580. Les dirigeants américains ont-ils mesuré le pouvoir qu’ils ont donné à Dostom en l’aidant à reprendre l’ancienne capitale du front anti-talibans? Faut-il voir dans cette première victoire des combattants du Nord, obtenue grâce à l’appui américain, le signe que la communauté internationale s’est ralliée à cette idée de fédération ethnique? En permettant à Dostom de reconquérir la capitale du Nord mais en empêchant la progression des moudjahidine du Panshir vers Kaboul, les Américains ont contribué à entretenir la légende du sanguinaire et redouté Ouzbek. Pourront-ils dissuader ce nouveau héros de la guerre contre les talibans de marcher demain sur Kaboul? Une chose est claire: aujourd’hui, personne ne peut rivaliser avec l’«Attila de Mazar», pas même le général Fahim, chef militaire de l’Alliance et successeur de Massoud. L’Alliance du Nord est orpheline. Avec Dostom, le chef de guerre habile et retors, elle a peut-être trouvé un père de substitution.

 

Sara Daniel

 

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