Ce matin, une foule compacte
se presse devant l’immeuble du cinéma Bakhtar, dans le centre de Kaboul.
Ici, on fait la queue pour voir un film d’action: «le Guet-Apens». Mais
l’affiche qui orne la façade et montre deux costauds en tee-shirt en train
de se bagarrer est trompeuse. Pour le premier jour de la réouverture de ce
cinéma, reconverti en mosquée par les talibans, l’Alliance du Nord a jugé
que la diffusion d’un navet indien ne serait pas à la hauteur de
l’événement. Alors, on joue «l’Attaque», une fiction sur la guerre que les
moudjahidine ont menée contre l’envahisseur soviétique. Les gentils,
coiffés d’un pacol, ressemblent tous à Massoud et meurent en héros dans des
râles épouvantables. Les méchants sont des blonds aux yeux bleus aux gestes
si grotesques qu’ils font se tordre de rire la salle. Mais la qualité de ce
mauvais film de propagande ne compte pas. Cette première séance est
magique: les yeux écarquillés, les 200 spectateurs qui s’entassent comme
ils peuvent sur les sièges ou les gradins fixent les images jaunies avec
ravissement, recueillis comme s’ils assistaient aux débuts du cinéma. «Depuis
que les talibans ont quitté la ville, les Kaboulis redécouvrent les petits
plaisirs de la vie, explique Azizullah Beg, un étudiant en pharmacie
venu acheter un billet pour la séance de 11 heures. C’est imperceptible
comme le sourire de deux amis qui se parlent dans la rue, comme les notes
d’une chanson indienne que fredonne une femme sous sa burka. Mais c’est là
et ça change tout.» Lorsque l’Alliance du Nord a conquis la ville, la
semaine dernière, Azizullah n’a pas dansé dans la rue. Il s’est dépêché de
rentrer chez lui. Là, il a ôté son turban et a coupé sa barbe très court.
Puis il a troqué le shalwar kamiz, le pantalon bouffant de coton qu’il
revêt habituellement pour son entraînement de boxe, contre un short. Des
petits changements dans sa vie de tous les jours qui sont autant de
manifestations de sa liberté retrouvée. Pas de cris de joie, donc. Pas de
grandes déclarations. Les Kaboulis, échaudés par les revirements d’alliances
et les massacres qui ont à plusieurs reprises ravagé leur ville, ont appris
à ne pas se réjouir trop vite. Et puis, dans cette ville meurtrie par des
années de guerre et de souvenirs douloureux, il faut savoir déchiffrer les
signes qui se cachent derrière les événements les plus anodins. Le
lendemain de la prise de la ville, un match de football avait lieu au stade
Jhazy. Pas de banderolles. Pas de slogans politiques. Juste des joueurs en
short qui foulaient l’herbe de ce stade qui servait sous les talibans aux
exécutions publiques… Les dirigeants de l’Alliance du Nord n’ont pas choisi
le film diffusé au Bakhtar par hasard. Au lendemain de la prise de Kaboul
par les hommes de Massoud, il s’agissait de rappeler à la population qui
étaient les véritables vainqueurs. Gommer de la légende nationale
l’encombrant soutien des Etats-Unis. Et conspuer l’envahisseur étranger,
qu’il soit venu de Russie ou d’ailleurs. «Les bombes américaines ont
effrayé les talibans, mais ce sont les soldats de l’Alliance qui les ont
chassés de la ville», explique Mohamad Sharif Amin, un portraitiste de
34 ans qui s’était reconverti dans la calligraphie d’enseignes commerciales
sous l’occupation talibane. Quelques semaines avant la prise de la ville,
les espions qui quadrillaient son quartier l’avaient dénoncé aux talibans:
le peintre continuait à dissimuler des portraits sous son lit. Son voisin,
un commandant taliban, a mis le feu à son atelier. Mohamad a tout perdu.
Hier, le peintre a croisé son voisin dans les ruelles du marché: «Il
était rasé de près», remarque-t-il en riant. Aujourd’hui, Mohamad a
décidé de se placer sous la protection de Bismillah Khan, le commandant de
Kaboul. Même dans la capitale on n’envisage pas de vivre sans un
protecteur. Le portraitiste se propose de faire la visite guidée des
bombardements qui ont défiguré la ville au cours des années. Les dégâts dus
aux bombes américaines, d’abord. Ce sont les plus récents, mais les moins
visibles: quelques dizaines de bombes seulement ont frappé le centre-ville.
Dans le quartier du vieux Makroyan, une ruelle sépare deux QG militaires
talibans, et les B-52 ont visé au milieu. Malgré la force de l’impact, qui
a laissé un cratère de dix mètres de diamètre et de près de trois mètres de
profondeur, la bombe n’a fait que deux morts. A quelques kilomètres de là,
près de l’hôtel Intercontinental, sur une colline, une jolie villa
surplombe Kaboul. La maison Jolhum Bacha était l’un des centres
névralgiques d’Al-Qaida, l’organisation de Ben Laden. Un missile guidé a
dévasté les trois étages de la villa, tuant sur le coup huit «Arabes» comme
on dit ici. Dans le jardin poussiéreux, des centaines de feuilles volent au
vent, prescriptions médicales ou notes de comptabilité, la paperasserie
ordinaire des terroristes. Dans la cave, les vestiges d’un petit arsenal,
des chargeurs de mitraillettes et quelques RPG-7. Déjà les trois jardiniers
déblaient les décombres. L’intervention américaine ne sera bientôt plus
qu’un souvenir.Pour voir des paysages de guerre, il faut traverser la
ville. Se rendre dans le quartier de «Carte 3». Des pâtés de maisons
entiers y ont été réduits en poussière. Personne n’a touché aux bâtiments
éventrés ni aux carcasses de voitures carbonisées, vestiges des terribles
affrontements ethniques qui ont ravagé la ville entre 1992 et 1994. Ici,
les soldats de Hekmatyar se sont battus contre les troupes de Massoud et
les milices hazaras. Ce sont ces paysages dévastés qui tempèrent la joie
des habitants de Kaboul. Ils leur rappellent constamment que leur salut est
à la merci de ces guerres fratricides et de ces retournements d’alliance
dont la menace plane toujours. Kaboul bruit de rumeurs. Les habitants sont
à l’affût des mauvaises nouvelles. La mort des quatre journalistes
dévalisés sur la route de Jalalabad aurait donné des idées à des factions
incontrôlées dans la capitale. Une délégation d’Hazaras de Bamiyan, venue
faire entendre ses droits, aurait été désarmée aux portes de la ville. Au
marché Kochy, le quartier hazara de Kaboul, on refuse de commenter la
nouvelle et on tremble en silence. «A Bamiyan, les talibans se sont
livrés à des exactions épouvantables: ils ont cherché à exterminer les
Hazaras», explique Baquer Zaidha, le mollah de la mosquée Jafarya, pour
expliquer la marche des chiites. «Ici nous entretenions des rapports
plus complexes avec les talibans», reconnaît-il. Une façon pudique
d’évoquer, dans ce pays où rien n’est simple, ces villages autour de
Kaboul, comme Dushtibarchi, situé à quatre kilomètres de la ville, où les
Hazaras se battaient aux côtés des talibans contre les troupes de
l’Alliance du Nord…Avec la nuit qui tombe, on sent l’inquiétude gagner les
Kaboulis, comme s’ils faisaient moins confiance à leurs sauveurs dans le
noir. Les habitants de la capitale ne plaisantent pas avec le couvre-feu,
fixé à 22heures par les forces du général Fahim, ministre de la Défense. De
qui ont-ils peur? Pour l’instant, les soldats de l’Alliance ont passé leur
examen d’occupation de la ville avec succès. Pas de scènes de pillage ni
d’exactions. Seuls quelques moudjahidine étourdis d’avoir trop fumé de shit
s’oublient parfois en tirant en l’air aux barrages qui contrôlent les
voitures la nuit. Et puis, pour veiller à l’ordre de la ville, il y a les
Zarbati, les troupes d’élite formées par Massoud. Avec leurs uniformes gris
tout neufs et leurs fusils à lunette de tireurs d’élite, ils sont la
vitrine militaire de l’Alliance. A côté d’eux, les moudjahidine de
Bismillah Khan, le commandant de la plaine de Chamali et de Kaboul
aujourd’hui, ont l’air de paysans en treillis. Les Zarbati dépendent
directement de Younous Qanouni, le ministre de l’Intérieur, et certains
Kaboulis les considèrent avec appréhension comme les premiers agents d’une
future police politique.Maintenir l’ordre dans Kaboul. C’est comme cela que
les hommes de Massoud ont justifié auprès de leurs alliés américains la
prise de la ville, qui, à les entendre, était en proie à des règlements de
comptes. Alors, forts de leurs conquêtes militaires et de la pacification
de la capitale, les dirigeants de l’Alliance refusent ouvertement
l’intervention d’étrangers dans les affaires du pays. A Kaboul, des voix se
font l’écho des déclarations de l’ingénieur Arif, ce chef des
renseignements qui a déclaré la semaine dernière que l’Afghanistan ne
permettrait pas que son sol soit utilisé comme base par des forces
étrangères. En coulisses, les manœuvres diplomatiques continuent. Les
Iraniens ont réinvesti les locaux de leur ambassade. Les Russes, principaux
soutiens de l’Alliance du Nord, disent vouloir rouvrir une ambassade à Kaboul
et une représentation à Mazar-e Charif. Ils veulent prendre les Américains
de vitesse, poussent leurs pions et encouragent l’Alliance à ne pas se
contenter de la portion congrue au sein d’une Loya Jirga… Mais les Afghans
sont imprévisibles. Ce matin, dans les jardins de l’hôtel Kaboul où la
délégation russe a élu domicile, les adjoints d’Alexander Stepanovitch
Oblov, chef de la délégation et grand spécialiste de l’Afghanistan, font
les cent pas d’un air nerveux. Les représentants du ministère russe des Situations
d’urgence avaient rendez-vous avec le président Rabbani qui les a éconduits
pour se rendre à une invitation des Américains à l’aéroport de
Bagram…Devant ces tractations militaro-diplomatiques, un observateur
international fulmine: «Sur quelles bases les Américains, les
Britanniques et les Français envoient-ils des troupes en Afghanistan?
L’Alliance du Nord n’est pas le véritable gouvernement du pays. Les forces
étrangères n’ont aucun mandat. Il est grand temps de régulariser tout
cela!» Selon le diplomate, l’ONU a raison de ne pas vouloir se lancer dans
une opération de maintien de la paix en Afghanistan. «Aucune des conditions
n’est réunie: un déploiement rapide des "turbans bleus" n’est pas
possible. Il n’y a pas de paix à maintenir, mais une situation instable à
gérer. Alors, que les pays qui ont joué un jeu dangereux en Afghanistan et
qui l’ont laissé sombrer viennent et se débrouillent!»
SARA DANIEL
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