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Reportage Afghanistan

 

 

 

Article rédigé fin novembre 2001

Sara Daniel

 

 

 

 

 

 

 

 

Après la débâcle des talibans

 

 

 

Les habitants de la capitale afghane, échaudés par les revirements d’alliances et les massacres, ont appris à ne pas se réjouir trop vite. Ils le savent:la course pour le pouvoir est relancée. Or ils en connaissent tous les dangers

 

Peurs croisées à Kaboul

Ce matin, une foule compacte se presse devant l’immeuble du cinéma Bakhtar, dans le centre de Kaboul. Ici, on fait la queue pour voir un film d’action: «le Guet-Apens». Mais l’affiche qui orne la façade et montre deux costauds en tee-shirt en train de se bagarrer est trompeuse. Pour le premier jour de la réouverture de ce cinéma, reconverti en mosquée par les talibans, l’Alliance du Nord a jugé que la diffusion d’un navet indien ne serait pas à la hauteur de l’événement. Alors, on joue «l’Attaque», une fiction sur la guerre que les moudjahidine ont menée contre l’envahisseur soviétique. Les gentils, coiffés d’un pacol, ressemblent tous à Massoud et meurent en héros dans des râles épouvantables. Les méchants sont des blonds aux yeux bleus aux gestes si grotesques qu’ils font se tordre de rire la salle. Mais la qualité de ce mauvais film de propagande ne compte pas. Cette première séance est magique: les yeux écarquillés, les 200 spectateurs qui s’entassent comme ils peuvent sur les sièges ou les gradins fixent les images jaunies avec ravissement, recueillis comme s’ils assistaient aux débuts du cinéma. «Depuis que les talibans ont quitté la ville, les Kaboulis redécouvrent les petits plaisirs de la vie, explique Azizullah Beg, un étudiant en pharmacie venu acheter un billet pour la séance de 11 heures. C’est imperceptible comme le sourire de deux amis qui se parlent dans la rue, comme les notes d’une chanson indienne que fredonne une femme sous sa burka. Mais c’est là et ça change tout.» Lorsque l’Alliance du Nord a conquis la ville, la semaine dernière, Azizullah n’a pas dansé dans la rue. Il s’est dépêché de rentrer chez lui. Là, il a ôté son turban et a coupé sa barbe très court. Puis il a troqué le shalwar kamiz, le pantalon bouffant de coton qu’il revêt habituellement pour son entraînement de boxe, contre un short. Des petits changements dans sa vie de tous les jours qui sont autant de manifestations de sa liberté retrouvée. Pas de cris de joie, donc. Pas de grandes déclarations. Les Kaboulis, échaudés par les revirements d’alliances et les massacres qui ont à plusieurs reprises ravagé leur ville, ont appris à ne pas se réjouir trop vite. Et puis, dans cette ville meurtrie par des années de guerre et de souvenirs douloureux, il faut savoir déchiffrer les signes qui se cachent derrière les événements les plus anodins. Le lendemain de la prise de la ville, un match de football avait lieu au stade Jhazy. Pas de banderolles. Pas de slogans politiques. Juste des joueurs en short qui foulaient l’herbe de ce stade qui servait sous les talibans aux exécutions publiques… Les dirigeants de l’Alliance du Nord n’ont pas choisi le film diffusé au Bakhtar par hasard. Au lendemain de la prise de Kaboul par les hommes de Massoud, il s’agissait de rappeler à la population qui étaient les véritables vainqueurs. Gommer de la légende nationale l’encombrant soutien des Etats-Unis. Et conspuer l’envahisseur étranger, qu’il soit venu de Russie ou d’ailleurs. «Les bombes américaines ont effrayé les talibans, mais ce sont les soldats de l’Alliance qui les ont chassés de la ville», explique Mohamad Sharif Amin, un portraitiste de 34 ans qui s’était reconverti dans la calligraphie d’enseignes commerciales sous l’occupation talibane. Quelques semaines avant la prise de la ville, les espions qui quadrillaient son quartier l’avaient dénoncé aux talibans: le peintre continuait à dissimuler des portraits sous son lit. Son voisin, un commandant taliban, a mis le feu à son atelier. Mohamad a tout perdu. Hier, le peintre a croisé son voisin dans les ruelles du marché: «Il était rasé de près», remarque-t-il en riant. Aujourd’hui, Mohamad a décidé de se placer sous la protection de Bismillah Khan, le commandant de Kaboul. Même dans la capitale on n’envisage pas de vivre sans un protecteur. Le portraitiste se propose de faire la visite guidée des bombardements qui ont défiguré la ville au cours des années. Les dégâts dus aux bombes américaines, d’abord. Ce sont les plus récents, mais les moins visibles: quelques dizaines de bombes seulement ont frappé le centre-ville. Dans le quartier du vieux Makroyan, une ruelle sépare deux QG militaires talibans, et les B-52 ont visé au milieu. Malgré la force de l’impact, qui a laissé un cratère de dix mètres de diamètre et de près de trois mètres de profondeur, la bombe n’a fait que deux morts. A quelques kilomètres de là, près de l’hôtel Intercontinental, sur une colline, une jolie villa surplombe Kaboul. La maison Jolhum Bacha était l’un des centres névralgiques d’Al-Qaida, l’organisation de Ben Laden. Un missile guidé a dévasté les trois étages de la villa, tuant sur le coup huit «Arabes» comme on dit ici. Dans le jardin poussiéreux, des centaines de feuilles volent au vent, prescriptions médicales ou notes de comptabilité, la paperasserie ordinaire des terroristes. Dans la cave, les vestiges d’un petit arsenal, des chargeurs de mitraillettes et quelques RPG-7. Déjà les trois jardiniers déblaient les décombres. L’intervention américaine ne sera bientôt plus qu’un souvenir.Pour voir des paysages de guerre, il faut traverser la ville. Se rendre dans le quartier de «Carte 3». Des pâtés de maisons entiers y ont été réduits en poussière. Personne n’a touché aux bâtiments éventrés ni aux carcasses de voitures carbonisées, vestiges des terribles affrontements ethniques qui ont ravagé la ville entre 1992 et 1994. Ici, les soldats de Hekmatyar se sont battus contre les troupes de Massoud et les milices hazaras. Ce sont ces paysages dévastés qui tempèrent la joie des habitants de Kaboul. Ils leur rappellent constamment que leur salut est à la merci de ces guerres fratricides et de ces retournements d’alliance dont la menace plane toujours. Kaboul bruit de rumeurs. Les habitants sont à l’affût des mauvaises nouvelles. La mort des quatre journalistes dévalisés sur la route de Jalalabad aurait donné des idées à des factions incontrôlées dans la capitale. Une délégation d’Hazaras de Bamiyan, venue faire entendre ses droits, aurait été désarmée aux portes de la ville. Au marché Kochy, le quartier hazara de Kaboul, on refuse de commenter la nouvelle et on tremble en silence. «A Bamiyan, les talibans se sont livrés à des exactions épouvantables: ils ont cherché à exterminer les Hazaras», explique Baquer Zaidha, le mollah de la mosquée Jafarya, pour expliquer la marche des chiites. «Ici nous entretenions des rapports plus complexes avec les talibans», reconnaît-il. Une façon pudique d’évoquer, dans ce pays où rien n’est simple, ces villages autour de Kaboul, comme Dushtibarchi, situé à quatre kilomètres de la ville, où les Hazaras se battaient aux côtés des talibans contre les troupes de l’Alliance du Nord…Avec la nuit qui tombe, on sent l’inquiétude gagner les Kaboulis, comme s’ils faisaient moins confiance à leurs sauveurs dans le noir. Les habitants de la capitale ne plaisantent pas avec le couvre-feu, fixé à 22heures par les forces du général Fahim, ministre de la Défense. De qui ont-ils peur? Pour l’instant, les soldats de l’Alliance ont passé leur examen d’occupation de la ville avec succès. Pas de scènes de pillage ni d’exactions. Seuls quelques moudjahidine étourdis d’avoir trop fumé de shit s’oublient parfois en tirant en l’air aux barrages qui contrôlent les voitures la nuit. Et puis, pour veiller à l’ordre de la ville, il y a les Zarbati, les troupes d’élite formées par Massoud. Avec leurs uniformes gris tout neufs et leurs fusils à lunette de tireurs d’élite, ils sont la vitrine militaire de l’Alliance. A côté d’eux, les moudjahidine de Bismillah Khan, le commandant de la plaine de Chamali et de Kaboul aujourd’hui, ont l’air de paysans en treillis. Les Zarbati dépendent directement de Younous Qanouni, le ministre de l’Intérieur, et certains Kaboulis les considèrent avec appréhension comme les premiers agents d’une future police politique.Maintenir l’ordre dans Kaboul. C’est comme cela que les hommes de Massoud ont justifié auprès de leurs alliés américains la prise de la ville, qui, à les entendre, était en proie à des règlements de comptes. Alors, forts de leurs conquêtes militaires et de la pacification de la capitale, les dirigeants de l’Alliance refusent ouvertement l’intervention d’étrangers dans les affaires du pays. A Kaboul, des voix se font l’écho des déclarations de l’ingénieur Arif, ce chef des renseignements qui a déclaré la semaine dernière que l’Afghanistan ne permettrait pas que son sol soit utilisé comme base par des forces étrangères. En coulisses, les manœuvres diplomatiques continuent. Les Iraniens ont réinvesti les locaux de leur ambassade. Les Russes, principaux soutiens de l’Alliance du Nord, disent vouloir rouvrir une ambassade à Kaboul et une représentation à Mazar-e Charif. Ils veulent prendre les Américains de vitesse, poussent leurs pions et encouragent l’Alliance à ne pas se contenter de la portion congrue au sein d’une Loya Jirga… Mais les Afghans sont imprévisibles. Ce matin, dans les jardins de l’hôtel Kaboul où la délégation russe a élu domicile, les adjoints d’Alexander Stepanovitch Oblov, chef de la délégation et grand spécialiste de l’Afghanistan, font les cent pas d’un air nerveux. Les représentants du ministère russe des Situations d’urgence avaient rendez-vous avec le président Rabbani qui les a éconduits pour se rendre à une invitation des Américains à l’aéroport de Bagram…Devant ces tractations militaro-diplomatiques, un observateur international fulmine: «Sur quelles bases les Américains, les Britanniques et les Français envoient-ils des troupes en Afghanistan? L’Alliance du Nord n’est pas le véritable gouvernement du pays. Les forces étrangères n’ont aucun mandat. Il est grand temps de régulariser tout cela!» Selon le diplomate, l’ONU a raison de ne pas vouloir se lancer dans une opération de maintien de la paix en Afghanistan. «Aucune des conditions n’est réunie: un déploiement rapide des "turbans bleus" n’est pas possible. Il n’y a pas de paix à maintenir, mais une situation instable à gérer. Alors, que les pays qui ont joué un jeu dangereux en Afghanistan et qui l’ont laissé sombrer viennent et se débrouillent!»
SARA DANIEL

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