De notre envoyée
spéciale Sara Daniel Le mois dernier, Ben Laden a passé la nuit ici. En
plein air, sur ce petit terre-plein qui domine les collines caillouteuses
de Beni Sar. Là-haut, le poste d’observation est exceptionnel. Au nord, on
a une vue plongeante sur les faubourgs de Kaboul et le mausolée d’Abel
Raman Khan. Au sud, on domine la route de Gardez, stratégique puisque le
ralliement des Pachtounes de la ville à Zaher Shah à sonné la retraite des
Arabes de la colline. Ce n’est pas un hasard si l’état-major d’Al-Qaida a
choisi d’établir son camp d’entraînement sur ce promontoire, qui devait
aussi servir aux talibans de deuxième ligne de front pour protéger Kaboul.
C’était aux alentours du 15 octobre. Arif, un Pachtoune de 23ans au sourire
doux, qui déclare appartenir encore aujourd’hui à Al-Qaida, ne se souvient
plus exactement de la date. Ce jour-là, le mollah Abdulaziz, qui commande
le camp de Beni Sar, a donné l’ordre aux 750 Arabes et aux 15 Afghans qui
se battaient là de boucler les collines à cinq kilomètres à la ronde.
Abdulaziz, c’est l’un des bras droits du munafaqueen, le mollah Omar,
alors personne ne discute ses ordres. Ce soir-là, à 8 heures, Arif était à
son poste lorsqu’il a vu les voitures tout-terrain aux vitres teintées
prendre d’assaut la colline, les 120 gardes du corps de Ben Laden sortir
des voitures et se déployer en trois arcs de cercle. «Des Arabes, il en
venait tout le temps de l’étranger, du Liban, du Qatar, de l’Arabie
Saoudite. Alors nous ne nous sommes pas douté qu’il s’agissait de lui», soupire
le jeune homme, déçu d’avoir raté son héros. Ben Laden avait annoncé à
Abdulaziz qu’il partirait le lendemain à 8heures. Sans prévenir personne,
il a changé ses plans et pris la route à 5heures, juste après la prière.
Quelques minutes avant 8 heures, les sirènes du camp se sont déclenchées et
un avion américain a lâché une bombe à quelques mètres seulement de
l’endroit où Ben Laden avait passé la nuit. C’est comme cela qu’Arif a su
que Ben Laden était venu.Aujourd’hui, Arif a accepté de guider quelques
visiteurs dans ce camp où il a passé deux mois. Pour que les villageois ne
le reconnaissent pas, il a chaussé des lunettes noires et dissimulé son
visage derrière un keffieh. La colline est jonchée de boîtes de munitions
intactes made in China. Des obus non explosés gisent sur le sol. Les
soldats de l’Alliance qui gardent le camp n’ont pas encore eu le temps de
faire le ménage après le départ précipité des hommes d’Al-Qaida. Au bas de
la colline, une bombe américaine a frappé le «bureau» d’Abdulaziz, une
maison que le chef taliban avait confisqué à une habitante de Beni Sar. Torpikaï,
la propriétaire de la bâtisse, exige aujourd’hui que les Américains
réparent sa maison éventrée par la bombe…Arif a été élevé dans la
vénération de Massoud. Son père était un proche de Fahim, le second du
«Lion du Panshir». Il est mort au combat. «Dès qu’il a disparu, les
moudjahidine nous ont laissés mourir de faim», déplore l’étudiant.
C’est le mollah Abdulaziz lui-même qui a recruté Arif à Kandahar: «L’université
avait fermé et l’organisation caritative pour laquelle je travaillais ne
pouvait plus me payer. Alors j’ai sauté le pas.» Arif est donc passé du
culte de Massoud à celui de Ben Laden pour un salaire mensuel de 10000
roupies pakistanaises (150dollars) et deux jours de vacances toutes les
trois semaines: la belle vie. De 8 heures à midi, la nouvelle recrue
apprenait le maniement des armes. L’après-midi, c’était l’éducation
religieuse. Et Arif évoque avec gourmandise les délices d’importation qu’on
lui servait au camp de Beni Sar, «la soupe Campbell, les petits gâteaux,
la confiture…». A l’écouter, les moudjahidine, corrompus et vénaux,
étaient devenus de mauvais musulmans au fil des années tandis que Ben
Laden, lui, renouait avec l’âge d’or de l’islam: «Il nous a appris à
tuer les infidèles. A promouvoir coûte que coûte l’islam. A devenir des
martyrs.» Dans le creux de sa main, le jeune taliban montre une
minuscule balle, la munition d’un pistolet-stylo dont il se servira s’il
est pris, pour ne pas livrer ses amis étrangers. Arif, le jeune étudiant en
architecture converti en mercenaire du djihad serait-il prêt à rejoindre
les membres d’Al-Qaida qui continuent à combattre à Kandahar? «Bien sûr,
à Kandahar ou ailleurs, au nom d’Allah et pour l’argent de Ben Laden, je
suis prêt à me battre…»
Sara Daniel
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