Dans
son bureau du ministère de la Défense, le respecté général Ategullah
Bariyaly, qui commandait les lignes de front du Nord-Est à l’époque des
faits, ne semble pas indigné: «Ce que je sais, c’est que des talibans
sont morts là-bas. Ont-ils été tués délibérément? Je ne peux pas répondre à
cette question. En Afghanistan, il y a eu beaucoup d’incidents de ce
genre.» Un «incident», la mort de centaines de prisonniers
talibans enfermés dans des conteneurs en novembre 2001, alors que les
troupes de l’Alliance du Nord les conduisaient à la prison de Sheberghan, à
l’ouest de Mazar-e Charif? Ou un crime? En 1997, Malik, second du général
Dostom, qui a fini par le trahir, s’était livré à un abominable nettoyage
ethnique en utilisant les conteneurs comme instrument de mort. Près de 2
000 talibans avaient été enterrés dans une vingtaine de charniers dans le
désert de Dasht-e-Leili… Lorsque les talibans reprirent Mazar-e Charif, ils
exhumèrent les corps des leurs pour les enterrer à Kandahar. Et se
vengèrent. Bientôt à Dasht-e-Leili, les cadavres des Ouzbeks et des Hazaras
vinrent remplacer ceux des talibans…
Rien de nouveau sous le soleil afghan, donc: des hommes qui suffoquent dans
des conteneurs et qui lèchent leur sueur pour retarder l’heure de la mort.
Des fosses communes où s’entassent par strates les victimes des règlements
de comptes ethniques. Oui, mais cette fois les auteurs soupçonnés d’avoir
commis ces crimes de guerre sont les alliés des Etats-Unis. A l’heure des
bilans et de la commémoration du 11 septembre, on s’interroge. Les
Américains pouvaient-ils complètement ignorer ce qui se passait à
Dasht-e-Leili? Les Etats-Unis devront-ils répondre des crimes de leurs
alliés? Enfin, était-il légitime de s’associer avec des chefs de guerre
sanguinaires comme Rachid Dostom pour économiser la vie de soldats
américains? Questions embarrassantes qui viennent à nouveau d’être
soulevées par le récit des journalistes de «Newsweek».
Oui, les Etats-Unis savaient que leurs alliés étaient susceptibles de se
livrer à ce genre d’exactions, répond sans hésitation un fonctionnaire
international qui veut rester anonyme tant le sujet est sensible. «Je
les avais prévenus que des massacres risquaient de se produire après la
reddition de Kunduz». «Nous sommes au courant et faisons tout ce que nous
pouvons pour prévenir ces représailles», avait été la réponse du
secrétaire à la défense Donald Rumsfeld.
Babak Dehghanpisheh, correspondant de «Newsweek» à Kaboul, qui a enquêté
sur les massacres, affirme qu’on savait tout du charnier de Dasht-e-Leili depuis
plusieurs mois.
Dès le 9 décembre, le «New York Times» raconte l’affaire, évoquant des
dizaines de talibans asphyxiés. En janvier, deux enquêteurs de Physicians
for Human Rights, une ONG basée à Boston, se rendent à Sheberghan.
Horrifiés, ils entendent les prisonniers talibans raconter leur voyage dans
les «conteneurs de la mort». William Haglund, un légiste de l’ONG,
découvre des corps en décomposition dans une fosse dans le désert voisin de
Dasht-e-Leili. Aucune blessure. Ils semblent avoir été asphyxiés: les
autopsies confirment les récits des prisonniers. Une mission des Nations
unies examine le site. La presse se fait l’écho de ces découvertes. «Dans
un documentaire, Jamie Doran [ex-journaliste de la BBC devenu
réalisateur indépendant] est le premier à accuser les soldats américains
de s’être rendus coupables de crimes de guerre. Le documentaire a été un
peu discrédité lorsqu’on a su qu’il avait été financé par le Parti
communiste allemand…», raconte le correspondant de «Newsweek».
En mai, l’ONU rend public un rapport d’une page qui décrit d’une manière
sèche les conclusions des légistes. Le texte est repris par la presse, sans
plus. Alors, pourquoi le magazine américain a-t-il choisi de revenir sur
cette histoire déjà connue? Pour Babak Dehghanpisheh, c’est l’indignation
de William Haglund et de plusieurs autres humanitaires, lorsqu’ils ont
constaté le peu d’empressement des Nations unies à protéger le charnier,
qui a relancé le sujet. «Ce que nous demandions alors, c’était la
protection du site. Certainement pas une enquête qui effraierait tout le
monde et pourrait relancer la guerre», dit-il. Car la justice
internationale est la phobie de bon nombre de chefs de guerre afghans. «La
plupart des Afghans aimeraient être débarrassés des chefs de guerre,
explique Barnett Rubin, un des meilleurs spécialistes de l’Afghanistan, mais
le danger serait d’effrayer ces commandants avant qu’un gouvernement ait le
pouvoir de les contrôler. Cela pourrait aller jusqu’à provoquer un nouveau
conflit.» Aujourd’hui, si une enquête était diligentée sur le charnier
de Dasht-e-Leili, elle conduirait sans doute à l’inculpation du général
Dostom, entre autres «Dans le contexte actuel, cela semble très
difficile», confie un diplomate de Kaboul. La semaine dernière, à 20
kilomètres à l’est de Mazar, les combats ont repris entre Rachid Dostom et
Mohammed Atta, l’autre chef de guerre de Mazar-e Charif et homonyme du
terroriste d’Al-Qaida: une vingtaine de morts. «Un petit malentendu»,
selon le ministère de la Défense. Et puis, qui oserait arrêter le
redoutable chef ouzbek? «Mohammed Atta serait sûrement volontaire,
continue le diplomate, mais je ne suis pas vraiment sûr qu’il ait
commis moins de crimes que le seigneur de Mazar…»
Sara Daniel
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