Pour
les Américains, le diable a pris l’apparence trompeuse d’un grand bédouin sec
au regard doux et aux mœurs ascétiques. Un escogriffe sunnite à la barbe
poivre et sel, qui a longtemps convoqué les médias occidentaux dans son
refuge afghan pour susurrer en direct ses fatwas contre les Etats-Unis. «Je
recommande le meurtre, partout où cela est possible, de tous les
Américains, civils ou militaires, et de leurs alliés.» L’appel
d’Oussama Ben Laden sera entendu. Au fil des ans, il deviendra le principal
suspect dans une dizaine d’attentats. Mais sa plus belle «bataille», Ben
Laden l’a livrée le 7 août 1998. Ce jour-là, les explosions qui détruisent
les ambassades des Etats-Unis au Kenya et en Tanzanie font 224 morts.
Depuis, l’ombre de celui que ses lieutenants ont baptisé le «superviseur»
obsède les services secrets de la planète.
On croit l’apercevoir en Tchétchénie ou au Kosovo, en Malaisie et en
Suisse, galvanisant les fanatiques d’Allah où qu’ils soient. L’Egypte voit
son ombre se profiler derrière le groupe d’extrémistes qui a assassiné
Sadate. Le Yémen le devine derrière l’arrivée massive des Afghans arabes
sur son territoire. L’Algérie pense que les GIA s’entraînent dans ses
camps. Les Philippines croient qu’il finance le groupe Abou Sayyaf, auquel
appartenaient les ravisseurs de Jolo… La CIA a mis sa tête à prix: 5
millions de dollars. C’est peu, si on considère que les Américains, qui
adorent classer leurs idoles et leurs ennemis, ont mis cet homme en tête de
tous leurs palmarès: Le FBI l’a classé dans les 10 personnes les plus
dangereuses de la planète, tandis que les magazines «Forbes» et «Fortune»
ont répertorié sa famille parmi les plus riches du monde.
C’est d’ailleurs à l’aune de sa fortune qu’on évalue sa capacité de
nuisance. Car pour financer le djihad, le «Che Guevara des fondamentalistes
» n’hésite pas à puiser dans sa cassette personnelle, estimée à 300
millions de dollars. Sa richesse garantit aussi sa liberté. «Grâce à sa
fortune, Ben Laden opère sans le soutien d’aucun Etat, et son indépendance
en fait une cible extrêmement difficile pour les services secrets», invoque
la CIA dans un rapport pour justifier son inca-pacité à mettre la main sur
l’ennemi public numéro un des Américains.
Reste alors la solution diplomatique. Depuis longtemps, les Etats-Unis ont
engagé des tractations avec les talibans pour que ceux-ci leur livrent le
milliardaire qui a trouvé refuge dans leurs montagnes. La CIA pense qu’il
se cache encore près de Djalalabad, dans les boyaux souterrains qui ont
abrité la guérilla des moudjahidine contre l’armée soviétique. Au prix de
cette reddition, les Américains envisageraient de reconnaître le régime des
talibans. Ceux-ci, pour asseoir leur pouvoir et voir lever les sanctions
des Nations unies, sont prêts à certaines concessions. De là à livrer leur
compagnon de lutte… Le geste serait inconcevable dans la tradition
pachtoune. Il pourrait signer l’arrêt de mort du régime. Parfois, les lois
de la géopolitique et de l’hospitalité ne font pas bon ménage.
Qui est le mécène du djihad mondial? Ben Laden est né à Riyad en 1957. Son
père, un immigré yéménite, a fondé une entreprise de travaux publics, la
Binladen Brothers for Contracting and Industry, et amassé une fortune
colossale. Après avoir suivi des cours de management à l’université de
Djedda, Oussama intègre l’entreprise familiale. Il a 22 ans lorsque les
Soviétiques envahissent l’Afghanistan. Il part aussitôt rejoindre la
résistance qui s’organise depuis le Pakistan, appuyée par la CIA. Là-bas,
on le surnomme «l’entrepreneur»: il construit des routes, des
hôpitaux… et des camps d’entraînement. Il faudra attendre février 1989 pour
voir l’URSS retirer ses troupes. Seuls les missiles sol-air Stinger de la
CIA ont permis de remporter la bataille. Mais pour Ben Laden l’Afghanistan
n’est qu’un combat parmi d’autres.
Aujourd’hui, deux procès qui se déroulent aux Etats-Unis permettent de
mieux cerner la réalité de la nébuleuse Ben Laden. A New York, on juge
quatre des complices de «l’entrepreneur», impliqués dans les attentats de
Nairobi et de Dar es Salaam. L’acte d’accusation intitulé «les Etats-Unis
d’Amérique contre Oussama Ben Laden» résume des années d’enquêtes menées
par la CIA et le FBI. On y apprend que l’organisation du milliardaire, al
Qaeda (la base), dispose d’environ 5000 hommes, d’une douzaine de camps
d’entraînement en Afghanistan et de ramifications dans une cinquantaine de
pays. Al Qaeda est dirigée par une choura (comité) et divisée en plusieurs
sous-comités: affaires militaires, fatwas, médias et déplacements (ce
dernier s’occupe de procurer des faux passeports et des billets d’avion aux
combattants). D’autre part, des «repentis» de l’organisation, qui ont
témoigné au procès, ont évoqué des livraisons de kalachnikovs à bord
d’avions privés, des transports de missiles Stinger et une tentative
d’achat d’uranium dont on ignore si elle a été concluante.
De l’autre côté du pays, à Los Angeles, Ahmed Ressam, un Algérien, qui
s’apprêtait à commettre un attentat à Seattle pour les fêtes de l’an 2000,
est jugé pour avoir préparé ce qui aurait été, selon le ministère public,
«la plus grande attaque terroriste venant de l’extérieur contre les
Etats-Unis depuis l’attentat de 1993 contre le World Trade Center».
L’Algérien faisait partie d’une «cellule terroriste en sommeil» dirigée par
Ben Laden.
Le banquier de la «guerre sainte» est-il aussi responsable de l’attentat
contre le destroyer américain USS Cole qui a eu lieu en octobre au Yemen et
a causé 17 morts? Le mois dernier, alors qu’il mariait son fils dans le sud
de l’Afghanistan, Ben Laden conspuait publiquement l’arrogance américaine
dans un «poème» qui pouvait fort bien passer pour une revendication. «Un
destroyer qui inspire l’horreur est allé à sa perte», chantait le
milliardaire, devant des centaines d’activistes en armes. Une provocation
sans doute encouragée par les talibans. Comme le statut des femmes dans
leur pays, ou les bouddhas de Bamiyan, Oussama Ben Laden, le milliardaire
apatride, est devenu aujourd’hui un des moyens de pression – sans doute le
plus redoutable – dont disposent les fanatiques afghans vis-à-vis de la
communauté internationale.
SARA DANIEL
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