Liban : Washington compare le Hezbollah à Al-Qaida
Sur les terres du parti de Dieu
mars 2005
Fort du réseau d’écoles et d’institutions sociales mis en place au sud du pays pour assurer la relève d’un Etat défaillant, le Hezbollah, qui dispose déjà de douze députés au Parlement de Beyrouth, est prêt à participer au jeu démocratique. Mais n’entend pas pour l’instant renoncer à sa milice armée...
De notre envoyée spéciale, Sara Daniel
Ils sont cinq. De jeunes miliciens décidés, malgré le
vent glacé qui balaie les montagnes du Sud-Liban, à pique-niquer,
dehors, sur l’un des chars que les Israéliens ont abandonnés dans
leur retraite en mai 2000. Devant le camp d’entraînement du parti que
Richard Armitage, le secrétaire d’Etat américain, juge encore
plus dangereux qu’Al-Qaida, dans le village de Bint Jbeil, les jeunes gens ont
pendu leurs sacs à dos à la tourelle du char israélien.
Ils auraient pu étaler leurs pulls colorés dans l’herbe, mais
ils ont préféré en recouvrir triomphalement toute la surface
de ce trophée rouillé. Car ici, dans le «hezbolland»,
on ne cesse de se repaître du goût sucré de la victoire sur
Israël. Cinq ans après le retrait de l’armée israélienne
et la déroute de l’armée du Sud-Liban, on continue d’ériger
en monument tout ce que l’armée d’occupation a abandonné. D’un
revers de la main, les deux armoires à glace chargées d’accompagner
la journaliste étrangère dans cette visite guidée des fiefs
du Hezbollah dispersent les combattants. «Nous sommes forts parce que
nous sommes une organisation clandestine, explique l’un d’eux, qui refuse de
dire son nom. Nous avons peut-être dormi dans la même tente ou combattu
dans la même opération avec les gens qui sont ici sur ce char,
mais aucun d’eux ne connaît mon vrai nom» Lorsqu’on lui demande
s’il ne craint pas qu’Israël ne frappe cette base militaire adossée
à l’hôpital dans le village, le militant ne semble pas s’émouvoir:
«Les Israéliens ne frappent pas les endroits peuplés de
civils. Pas par bonté d’âme, parce qu’ils ont peur des représailles.»
Alors que des centaines de fanions jaune et vert flottent sur les collines grises,
le drapeau libanais est absent dans ces villages du Sud-Liban. Mais partout
le Hezbollah et son concurrent, le parti Amal de Nabih Berri, ont planté
leurs couleurs. Aux carrefours, des arches métalliques arborent les portraits
de martyrs barbus, le plus souvent tués dans des opérations contre
Israël, parfois élevés au rang de martyrs après un
banal accident de la circulation. Il y a aussi des effigies des «historiques»
comme Moussa Sadr, fondateur du mouvement Amal. Et des Iraniens, bien sûr.
Khomeyni, installé sur un char israélien, ou son successeur, Ali
Khamenei, le guide de la révolution islamique. Il y a surtout, omniprésent,
avec ses lunettes à verres épais, sa longue barbe et son sombre
sayyed, le nouveau secrétaire général du Hezbollah, Hassan
Nasrallah, tout de noir vêtu. Ici, le prestige du «libérateur»
est immense. Même les chrétiens, qu’il inquiète, lui reconnaissent
du charisme. Quand le président syrien le reçoit à Damas,
c’est avec les honneurs dus à un chef d’Etat. Car le jeune dirigeant
du Hezbollah pense avoir réussi là où tous les autres dirigeants
arabes , syriens compris , ont échoué: battre Israël sur
le champ de bataille.
Dans le «hezbolland», l’étape la plus importante de la visite
guidée est la prison de Khiam, où les écuries d’une ancienne
caserne française avaient été transformées il y
a vingt ans en centre de détention par l’armée israélienne.
Pour l’édification des visiteurs, la prison a été conservée
comme en ses jours les plus sombres. Dans les couloirs, on lit sur les portes
des cellules: «chambre pour le chef des fouetteurs», «salle
de torture à l’électricité». Aujourd’hui, la prison-musée
qui surplombe la vallée de Marjayoun, face aux contreforts du plateau
du Golan, sert aussi de centre social pour le Hezbollah. Des hommes en tenues
d’arts martiaux qui viennent de s’entraîner sortent d’une pièce
accompagnés par d’anciens prisonniers.
Ahmed Daoudi, prisonnier pendant six ans à Khiam, raconte en détail
les tortures qu’il a subies mais ne veut pas parler de l’«opération»
qui a conduit à son arrestation. Sa force, il la puise dans la détestation
d’Israël qu’il inculque à ses deux filles: «Tous les soirs,
je leur apprends comment résister à l’ennemi, dit-il sans rentrer
dans les détails. Un jour, dans la prison, un général israélien
m’a dit que le Hezbollah vaincrait les Israéliens au Liban. Notre force
vient de ce que nous sommes prêts à endurer les mêmes souffrances
que l’imam Hussein, de Kerbala.»
Il en est convaincu: si le Hezbollah se pliait aux injonctions américaines
et acceptait de désarmer sa milice, les Israéliens envahiraient
à nouveau le Liban. «Un jour, nous les chasserons des fermes de
Chebaa», affirme-t-il en montrant les collines qui s’étendent devant
nous et cachent à son regard cette zone contestée.
Cette région de 20 kilomètres carrés, occupée par
Israël depuis 1967, est revendiquée par le Liban. Mais l’ONU estime
qu’elle appartient à la Syrie et qu’elle n’est donc pas concernée
par la résolution 425, qui exige le retrait des troupes israéliennes
du territoire libanais. C’est la dernière zone de confrontation directe
entre le Hezbollah et l’armée israélienne. Certains cadres du
Hezbollah reconnaissent que la «libération» des fermes de
Chebaa n’est qu’un prétexte à continuer la lutte armée.
A les écouter, leur nouvelle mission serait aujourd’hui plus large: protéger
le Liban et la Syrie des visées hégémoniques de leur voisin
et rester une carte stratégique aux mains des Arabes et de l’Iran dans
leur bras de fer contre Israël. C’est pourquoi Ali Khamenei aurait conseillé
au Hezbollah de conserver son aile armée malgré la retraite des
Israéliens.
Selon un rapport d’International Crisis Group (ICG) citant des sources militaires
israéliennes, le Hezbollah disposerait de près de 10000 missiles
d’une portée de 75 kilomètres, livrés par la Syrie.
A Beyrouth-Est, Hussein Naboulsi, le chef du bureau de presse du Hezbollah,
exige de photocopier les passeports et les cartes de presse des journalistes
qui demandent à interroger des membres du parti. «Depuis le 11-Septembre
et les accusations des Américains contre nous, on ne saurait être
trop prudent, explique-t-il. Souvenez-vous de la mort de Massoud, assassiné
par de faux journalistes». Sa résistance contre les Israéliens
lui a laissé plusieurs cicatrices. Une balle lui a effleuré le
cou. Une autre lui a traversé le flanc. «Il est de plus en plus
difficile d’attaquer Israël», soupire t-il. Il en regretterait presque
l’époque de sa jeunesse, celle de l’occupation du Liban. Mais les temps
ont changé. L’heure n’est plus aujourd’hui à la seule lutte armée
contre Israël. Il faut aussi affronter la résolution 1559 du Conseil
de Sécurité des Nations unies, présentée par les
Etats-Unis et la France, qui demande le retrait de «toutes les forces
étrangères» du Liban et la dissolution de toutes les milices
, dont le Hezbollah. Mais, «notre parti ne peut accepter une résolution
qui, en le désarmant, conduirait à son suicide militaire et politique,
explique Hussein Naboulsi. D’autant qu’elle entérine, en plus, la présence
de centaines de milliers de Palestiniens au Liban.» Comme beaucoup de
Libanais, Hussein, même s’il appartient au Hezbollah, déteste les
Palestiniens, tenus pour responsables de la guerre civile qui a ravagé
leur pays.
Le gros village de Bint Jbeil est perdu dans la rocaille à moins de 5
kilomètres de la frontière avec Israël. Ici, un vaste bâtiment
de béton tout neuf abrite les 670 élèves de l’école
du Mahdi (l’imam caché), fondée et contrôlée par
le Hezbollah. Aujourd’hui, au Liban, 14000 enfants étudient dans les
14 écoles du Mahdi. Les bénéfices dégagés
par celles qui marchent bien, comme celle de Bint Jbeil, financent la création
d’écoles nouvelles. Deux établissements ouvrent chaque année.
Le Hezbollah a compris l’importance de l’éducation. «Ici, explique
Nadine Moustapha, une timide jeune fille, professeur de français, on
pousse les élèves à choisir le français, plus conforme
à notre vision du monde, à la place de l’anglais. Dans nos écoles,
poursuit-elle face à une classe de fillettes de 9 ans vêtues de
la robe islamique grise et voilées d’un foulard bleu, l’islam n’est pas
cantonné à quelques heures d’enseignement par semaine. Il est
appliqué à toutes les matières. Par exemple j’explique
en français aux jeunes filles comment elles doivent se comporter.»
Dans la salle des fêtes voisine, ce jour-là, le cheik Adel Kassem,
du Hezbollah, est venu assister à une série de saynètes
jouées par des enfants qui dénoncent le comportement des mauvais
parents qui boivent du café au lieu d’enseigner le Coran à leurs
enfants. Selon Nadine, tous les parents rêvent de mettre leurs enfants
dans cette école dont le niveau est bien plus élevé que
celui des écoles d’Etat.
Dans les villages déshérités du Sud-Liban, comme dans la
plaine de la Bekaa ou à Beyrouth-Est, le Hezbollah tire aussi sa popularité
de ses oeuvres sociales (1). Il y a l’institution Al-Chahid, qui prend en charge
les familles des «victimes d’Israël». Et qui diffuse la «culture»
du martyr. Il y a la fondation Jihad Al-Bina, qui reconstruit des villages et
les approvisionne en eau potable, ou encore l’association Al-Emdad, qui prend
en charge les indigents et les malades. Le directeur de l’hôpital de Bint
Jbeil refuse lui aussi de décliner son identité. A écouter
les «guides», il occupe dans l’organisation un autre poste, plus
militaire, qui l’oblige à ce mystère. Le directeur a fait ses
études, comme beaucoup de cadres du Hezbollah, aux Etats-Unis. Il explique
dans un anglais parfait comment, petit à petit, le parti a dû supplanter
l’Etat dans le Sud. «Après la libération, il n’y avait pas
d’hôpitaux et le gouvernement ne voulait pas en ouvrir. Alors nous avons
dû nous en charger. Aujourd’hui, les gens de toutes confessions viennent
se faire soigner chez nous.» A l’hôpital du Hezbollah, les opérations
coûtent moitié moins cher que dans les hôpitaux publics.
Malgré son organisation militaire et ses références constantes
à la lutte passée, le Hezbollah est-il, avec ses douze députés,
en train de rentrer dans le rang des partis démocratiques libanais? Selon
Joseph Samaha, journaliste chrétien, il faudrait être aveugle pour
ne pas se rendre compte de l’évolution du parti: «Est-ce que le
Hezbollah a essayé d’interdire des livres ou d’imposer la charia? interroge-t-il
dans un article de la "New York Review of Books". Pas une fois. Leur
programme électoral est presque celui d’un parti social-démocrate.
Nous avons à faire à une nouvelle forme de parti fondamentaliste.»
Pragmatique, Hassan Nasrallah a déclaré qu’il ne pensait pas réaliste
d’envisager une république islamique au Liban prochainement. Et que,
malgré son opposition intrinsèque à l’existence de l’Etat
d’Israël, il se s’opposerait pas aux négociations de paix. Il n’y
a qu’une chose qui ne change pas au sein du Hezbollah, c’est la force de sa
haine des juifs qui dépasse de beaucoup son antisionisme guerrier et
sa volonté d’éradiquer Israël. Dans une étude assez
favorable au Hezbollah, l’universitaire Amal Saad-Ghorayeb a montré que
cette haine était avant tout religieuse. Au siège d’Al-Manar,
la télévision du Hezbollah, Ibrahim Ferhat, un des porte-parole
de la chaîne, regrette d’avoir diffusé un feuilleton sur l’histoire
du mouvement sioniste intitulé «Diaspora». Ce feuilleton,
en France, a motivé entre autres le refus d’autorisation d’émettre
du CSA à la chaîne. On y voyait des rabbins en train de tuer des
enfants pour faire du pain azyme avec leur sang. Ferhat a condamné la
violence du spectacle mais il assure que cet «épisode» de
l’histoire du peuple juif «a vraiment eu lieu» puisque le feuilleton
s’appuyait sur des «sources juives»...
(1) Voir le livre de Walid Charara et de Frédéric Domont «le
Hezbollah, un mouvement islamo-nationaliste», Fayard, 300 p., et celui
d’Amal Saad-Ghorayeb, «Hizbu’llah, politics and religion», Pluto
Press, Londres.
SARA DANIEL