Vous ne récupérerez pas nos morts ! »
Liban retour sur un village martyr
C'était le 15 juillet sur une route du Sud-Liban. Un convoi de civils est pris pour cible par un hélicoptère israélien. Bilan : 21 morts et plusieurs blessés. Pourquoi ces villageois inoffensifs ont-ils été visés ? Comment des combattants du Hezbollah avaient-ils investi leur village ? Et pourquoi l'ONU avait-elle refusé de les protéger dans l'enceinte de ses camps militaires ?
Texte Liban retour sur un village martyr
De notre envoyée spéciale au Sud-Liban, Sara Daniel
L'armée israélienne a-t-elle commis des crimes de guerre au Liban ? Dans leurs derniers rapports, plusieurs organisations de défense des droits de l'homme, dont Human Rights Watch et Amnesty International, portent de très sévères accusations. Dans les villages d'où les soldats israéliens se sont retirés, la présence de nombreuses mines, pièges et bombes à sous- munitions, que nous avons pu constater, témoigne au mieux d'une négligence : épargner la vie des civils libanais n'était pas une priorité. De Khiam à Naqoura, le long de la « ligne bleue », des dizaines de civils ont déjà été blessés, parfois mortellement, depuis le cessez-le-feu.
L'absence de volonté ou l'impossibilité systématique d'établir une différence entre civils et militaires constitue une violation grave des conventions de Genève, qu'on peut qualifier de crime de guerre. Le ministre libanais de la Justice, Charles Rizk examine actuellement les recours juridiques possibles si ces crimes étaient avérés. Mais en Israël, où l'on s'estime victime d'une nouvelle campagne de dénigrement scandaleux, le gouvernement répète que sa seule cible était le Hezbollah. Et si des civils ont été tués, c'est, dit-on à Jérusalem, parce que la guérilla les a utilisés comme boucliers humains.
L'organisation de défense des droits de l'homme américaine Human Rights Watch (HRW) affirme qu'elle n'a pas trouvé la preuve que les combattants du Hezbollah se sont servis des civils pour se protéger des tirs de l'armée israélienne. Elle constate cependant que le Hezbollah a parfois tiré des missiles à partir de zones habitées, ce qui constitue également une violation des lois de la guerre. Mais les conclusions de son rapport d'enquête sont une condamnation sans appel de la conduite de l'armée israélienne au Liban : «Au cours de douzaines de frappes, les forces israéliennes ont frappé des zones sans cibles militaires apparentes. Dans certains cas, l'horaire choisi et l'intensité de l'attaque, l'absence de cibles militaires et le fait que les sauveteurs aient été frappés à leur tour suggèrent que les forces israéliennes ont délibérément visé des civils.»
La tragédie qu'ont vécue les habitants de Marwahin et les témoignages que nous avons pu recueillir infirment et confirment à la fois les observations de HRW. Lorsque le convoi des habitants du village qui avaient quitté Marwahin à la demande de l'armée israélienne a été frappé, il était effectivement loin des combattants du Hezbollah et de leurs armes. Pourquoi les infirmiers de l'ONU, venus secourir les blessés dans des véhicules nettement identifiables, ont-ils, eux aussi, été pris pour cibles ? Mais le récit des villageois montre aussi comment les combattants de la guérilla chiite ont investi ce village sunnite et sa mosquée pour y mener leurs attaques, sans se soucier du sort de ses habitants.
A Marwahin, la guerre a une fois de plus souligné la complexité de la situation au Sud-Liban. Et les familles éplorées ne font plus la différence entre le Hezbollah, l'ONU ou les Israéliens, qui sont, à leurs yeux, tous autant responsables du drame.
Zeinab Abdullah, 16 ans
Zeinab répond gentiment aux journalistes qui se pressent autour d'elle. Puis elle éclate en sanglots et s'effondre en caressant la photo de son père : «Mon cher papa, plus jamais je ne pourrai t'appeler, ni te parler, ah mon Dieu, faites-le revenir!»
C'est le dernier des grands enterrements du Sud-Liban. Malgré l'heure matinale, les cercueils suintent sous le soleil, déjà brûlant. Et partout, cette odeur écoeurante de cadavres décomposés. Mais Zeinab ne voit plus rien, ne sent plus rien et demeure figée dans sa douleur. De la fosse commune de la ville de Tyr, on vient d'exhumer les 21 corps des villageois de Marwahin, enterrés à la va-vite pendant les bombardements. Ils sont morts le 15 juillet sur la route, entre les villages de Chamaa et de Biyada. Tués quand un hélicoptère de l'armée israélienne a tiré deux missiles sur un pick-up blanc de leur convoi.
Soudain des cris fusent dans le cortège funéraire qui s'ébranle vers le village de Marwahin. «Vous ne récupérerez pas nos morts!», hurle un homme. Des militants du Hezbollah veulent recouvrir les cercueils de drapeaux aux couleurs de la guérilla. Les familles endeuillées refusent. Mais un peu plus tard, à l'arrivée du cortège dans ce village sunnite, ce sont des photos de Rafic Hariri qui surgissent d'un peu partout. Et ces étendards à l'effigie du Premier ministre assassiné donnent soudain à ces funérailles un air de meeting politique.
Dans la pièce exiguë d'une maison plongée dans la pénombre, loin de la foule en prière, Zeinab réconforte Lara, sa cousine de 6 ans, qui vient de comprendre que sa grand-mère, sa mère, ses frères n'étaient pas plongés dans un profond sommeil, comme elle l'avait cru jusqu'ici, et qu'elle ne les reverra plus. D'une voix posée, l'enfant raconte comment sa grand-mère, malgré ses blessures, est parvenue à la hisser, à travers une vitre brisée, hors de leur voiture. Zeinab, atteinte aux jambes, et Lara ont ensuite marché une heure et demie avant d'être recueillies par les passagers d'un autre véhicule qui fuyait le village bombardé.
Zeinab n'en fait pas mystère : elle déteste le Hezbollah. «C'est une organisation à la solde des Iraniens. Sans elle, rien ne serait arrivé», affirme-t-elle. «Comment peux-tu dire cela?Ce sont les Israéliens qui ont massacré notre famille», s'insurge l'une de ses cousines. «Si Hassan Obeid n'avait pas tiré ses missiles depuis notre village, rétorque Zeinab, peut-être mon père serait-il encore en vie aujourd'hui.» A l'évocation du hezbollahi de Marwahin, toutes les jeunes femmes baissent aussitôt la tête.
Hussein Ghanam, cultivateur de tabac
«Le 15 juillet à 9 heures du matin, les Israéliens nous ont demandé par haut-parleurs de quitter le village, en affirmant qu'il y avait des terroristes parmi nous. Nous ne savions pas où aller et nous avons décidé de nous réfugier dans le camp de l'ONU qui se trouve à 1,5 kilomètre d'ici. Je suis parti en éclaireur avec une soixantaine de personnes, les autres devaient me rejoindre. Au poste des casques bleus, un de leurs employés libanais nous a fermement demandé de partir. Nous nous sommes alors rendus dans le second camp qui est situé à quelques centaines de mètres du premier. Là, le capitaine a accepté de nous accueillir. Il nous a mis en rang, puis il a séparé les hommes des femmes et des enfants et commencé l'enregistrement de nos noms. J'avais l'impression de retourner à l'école! Mais le Libanais du premier poste est arrivé et il nous a encore une fois demandé de partir, en nous conseillant de nous installer dans la mosquée du village, où nous serions en sécurité. Nous ne l'avons pas cru, puisque les Israéliens nous avaient donné l'ordre de partir. D'ailleurs, il y a encore un obus non explosé aujourd'hui dans la mosquée...
Lorsqu'il a compris qu'il ne pourrait pas nous protéger, le capitaine de l'ONU s'est mis à pleurer en disant : «Ce sont les ordres, je ne peux rien faire...» Quand nous sommes rentrés au village, j'ai annoncé aux autres que ce n'était pas la peine d'y aller, qu'ils venaient de nous rejeter. Alors, ils ont pris la route vers Biyada. Quelques heures plus tard, nous avons appris leur mort. Les corps sont restés au soleil pendant des heures. Chaque fois que les secours approchaient, ils étaient attaqués. Pourquoi? Est-ce que les Israéliens ne savent pas que, nous aussi, nous sommes des êtres humains?»
Général Pellegrini, commandant de la Finul, Force intérimaire des Nations unies au Liban
«C'est un très triste événement. Deux obus tirés par un hélicoptère sur un pick-up. Nous avons ramassé les morceaux. Et avons protesté auprès des Israéliens qui ne nous ont fourni aucune explication. Mais nous ne savions pas que les Israéliens avaient demandé aux villageois de partir, nous l'avons appris par Al-Jazira, deux heures après qu'ils nous ont demandé de les recueillir. De toute manière, ils étaient plus en sécurité dans leur village, dans une cave ou dans la mosquée. Notre camp est situé sur un terrain plat, nous avons déjà pris plusieurs obus, et rappelez-vous Cana!» (1)
Hassan Abdallah, ingénieur en informatique
Il est venu pour l'enterrement. Sa mère, Zarah, 52 ans, est morte dans le pick-up blanc. Ce jour-là, alors qu'il était à Beyrouth, il a appris par la chaîne Al-Jazira que l'ONU avait refusé de recueillir les habitants de Marwahin. Il a téléphoné à sa mère pour lui demander ce qu'elle comptait faire. C'est alors qu'elle lui a annoncé son intention d'aller chercher refuge dans un village voisin. C'est la dernière fois qu'ils se sont parlé. La veille de sa mort, elle avait eu une sérieuse altercation avec Hassan Obeid et les quatre autres combattants du Hezbollah qui avaient investi Marwahin depuis le début de la guerre. En criant, elle lui avait demandé de ne plus tirer depuis le village, l'accusant de mettre en danger la vie des enfants. Il l'avait brutalement envoyée paître.
Aujourd'hui, malgré la peur et les risques de représailles, le jeune ingénieur finit par montrer la camionnette garée près de la mosquée, d'où Hassan Obeid tirait ses missiles. C'est en réponse à ces attaques que les Israéliens ont bombardé la mosquée. Un obus non explosé gît encore près de la chaire de l'imam. Et le fourgon Mercedes de Hassan Obeid est criblé de balles.
Hassan Abdallah raconte comment cet agriculteur s'est transformé, devenant le seul habitant de ce village sunnite à se convertir au chiisme. «Peu à peu, il s'est éloigné. Il ne priait plus avec nous et s'absentait du village pendant de longues semaines. Puis il a changé le nom de ses enfants, son fils Omar est devenu Omran. Et dès le premier jour de la guerre, nous avions compris. Même le soir où le soldat de l'ONU est venu passer la nuit au village, il a continué à tirer depuis les toits. Un jour, nous nous plaindrons à Nasrallah. Je ne crois pas qu'il approuvera le comportement de Hassan Obeid.»
Capitaine Richard, officier de la Finul
Le jour des funérailles, le capitaine ghanéen a les larmes aux yeux. Il se tient à l'entrée du camp de la Finul où, quelques semaines auparavant, ses supérieurs lui avaient refusé le droit d'accueillir les réfugiés. On le sent assailli par le doute et la culpabilité. «Aujourd'hui, c'est un jour très triste pour moi. Je connaissais certains des gens qui sont morts, les bergers qui venaient me parler. Le Libanais qui leur a donné l'ordre de se disperser n'a pas daigné m'adresser la parole. Je sais qu'il obéissait à des ordres mais il aurait pu s'y prendre autrement. Secrètement, j'espérais qu'ils resteraient là, malgré ce qu'on leur avait dit. Peut-être aurait-on fini par les faire rentrer. Et puis, s'ils étaient restés, même devant la grille, ils seraient encore en vie aujourd'hui. Quel drame! Au Sud-Liban, toute une génération est perdue. C'est ce que j'ai dit à mon supérieur quand il m'a ordonné de les renvoyer : mais où voulez-vous qu'ils aillent? Le Liban est mort. Il n'y a pas de vainqueurs dans cette guerre. Seules la mort et la destruction ont triomphé ici.» Le soir du drame, le capitaine Richard était resté dans le village bombardé. Au côté d'une vieille dame qu'il a veillée toute la nuit. «Si l'ONU ne peut pas nous aider, et si Jacques Chirac ne peut rien faire, qu'il nous envoie des visas», suppliait-elle en s'agrippant à son bras.
(1) Le 18 avril 1996, un bombardement de l'armée israélienne déclenché au cours de l'opération Raisins de la Colère a tué 102 civils réfugiés dans un camp des casques bleus situé près du village de Cana, au Sud-Liban.
SARA DANIEL