Parution juin 1997
à Genève, Sara Daniel
Le flic, les islamistes et l’Algérie
Ecoeuré de voir la justice helvétique fermer les yeux sur les trafics des islamistes algériens réfugiés en Suisse, l’inspecteur Léon J. a trahi. Il a livré les noms et les réseaux à la Sécurité algérienne
Le flic, les islamistes et l’Algérie A 46 ans, Léon J. était un bon flic. Ses supérieurs décrivent cet ex-gendarme né à Porrentruy, dans le Jura suisse, comme pondéré, avenant, disponible, sobre et bien dans sa peau. Un peu trop zélé peut-être, depuis sa nomination au Groupe d’Investigations spéciales, les Renseignements généraux suisses. Mais après coup, il est facile pour ses collègues de refaire l’histoire. Aujourd’hui, l’inspecteur J. est dans de sales draps: il est accusé d’avoir livré des documents confidentiels aux services secrets algériens. Il doit comparaître bientôt devant la Cour pénale du Tribunal fédéral, qui se réunit seulement pour les atteintes à la sécurité de l’Etat. Comment et pourquoi le petit gendarme du Jura est-il devenu un espion à la solde du gouvernement algérien? Inlassablement, les magistrats chargés du dossier ont tenté de comprendre ses motivations. Ils lui ont demandé de revenir sur le moment où tout a basculé dans sa vie de flic. "Je suis inspecteur principal adjoint dans la police de sûreté de Genève, a patiemment expliqué Léon. Je travaille depuis neuf ans au Groupe d’Investigations spéciales. J’ai commencé à m’occuper de cette enquête en novembre 1993, lorsque mon chef m’a confié une liste des activistes islamistes résidant en Suisse, liste transmise par la DST française..." Au cours de l’opération Chrysanthème lancée par Pasqua contre le FIS en novembre 1993, la police française avait en effet failli mettre la main sur un certain Mourad Dhina, habitant Saint-Genis. Dhina est un physicien affecté depuis 1990 au Cern. C’est aussi un ami d’Anouar Haddam, ex-porte-parole du FIS passé au GIA et actuellement emprisonné à Washington. Ce Dhina se trouve au cœur du réseau européen du FIS. Echappant de peu au coup de filet, l’homme se réfugie en Suisse et charge des amis de récupérer ses affaires à Saint-Genis. Trop tard. La PAF a mis la main sur un agenda électronique, des listings et des relevés bancaires. Pendant six mois, la DST va exploiter le carnet d’adresses de Dhina, ce qui la conduit à l’arrestation d’un certain M. B. Dans le coffre de la Mercedes de M. B., on retrouvera 130 kilos de matériel militaire... Dans l’agenda figurent également les preuves de relations commerciales avec une société de vente d’armes, Cannet Technologies Group, des relevés de comptes à l’UBS de Lausanne et aux chèques postaux de Zurich, et aussi les noms des responsables du massacre de sept marins italiens, égorgés en juillet 1994 à Jijel, à l’est d’Alger. Tous ces renseignements sont transmis à l’inspecteur Léon J. Après six mois de filatures et d’écoutes téléphoniques, ce dernier en arrive à la conclusion que Dhina est impliqué dans un vaste trafic d’explosifs achetés en Slovaquie – il s’agit de Semtex – et acheminés à Alger, via Bâle et Marseille. Au début de l’année 1994, Léon J. s’estime prêt à intervenir. Il ne comprend pas pourquoi on tarde tant à arrêter Dhina. D’autant que de l’autre côté de la frontière, la police française n’est pas restée bras croisés. Les écoutes téléphoniques de Dhina ont permis l’arrestation à Milan de Djamel Lounici, l’homme clé du réseau armé du FIS en Europe. Lounici a joué un rôle décisif dans la fourniture de Semtex aux militants islamistes. Si Dhina est le cerveau de l’affaire, pourquoi ne l’arrête-t-on pas? Le désarroi de l’inspecteur Léon J. grandit. Sa rancœur envers les fédéraux de Berne, qui enterrent ses rapports, le pousse à l’imprudence. Peu à peu, l’inspecteur va se confier à un ami algérien. H. est le représentant à Genève du Majd, le Mouvement algérien pour la Justice et le Développement. Léon J. lui fait part de ses réserves vis-à-vis des autorités judiciaires helvétiques. Selon lui, le procureur de la Confédération, Carla Del Ponte, ne s’y prendrait pas autrement si elle voulait protéger les islamistes. H. et Léon J. se sont rencontrés à Genève en août 1993 au cours d’une conférence de Kasdi Merbah, ex-Premier ministre de Chadli, ancien patron de la sécurité intérieure algérienne, qui devait finir assassiné dix jours plus tard. J. ne peut entretenir aucun doute sur son nouvel ami H. Certes, le policier n’a qu’une connaissance sommaire du dossier algérien. Mais il est au courant des liens qui unissent le Majd, la junte militaire et la sécurité militaire algérienne. Ce qu’il ne sait pas encore, c’est que Merbah a été la victime d’un règlement de comptes interne. Les complexités de la situation algérienne, l’inspecteur ne les appréhendera que bien plus tard. A ses dépens. "Pour lui c’était simple, explique un de ses amis. D’un côté, il y avait les bourreaux: les islamistes. De l’autre, les résistants: les militaires, qu’il fallait aider coûte que coûte." Peu à peu, H. devient l’informateur de l’inspecteur. "En quinze mois, nous nous sommes rencontrés une douzaine de fois", dit H. C’est en visionnant une cassette du GIA, avec images de retour des combats et détail des massacres, qu’ils décident de pousser leur collaboration. "C’est au mois de juin que j’ai pris ma décision, tente de se souvenir l’inspecteur J. Cela faisait plusieurs semaines que je retournais cette idée dans ma tête. On m’a fait savoir que les écoutes des militants du FIS ne seraient peut-être pas reconduites. Alors j’ai décidé de continuer la lutte par d’autres moyens. Cela faisait plus de huit mois que je connaissais H. Je voulais que les autorités algériennes soient les premières averties de ce trafic d’armes. Surtout lorsque j’ai appris que les explosifs utilisés par le GIA contre les scouts, dans un cimetière en septembre 1994, avaient la même origine." Au mois de juin, Léon J. se rend à l’aéroport de Genève pour rencontrer son ami H., qui rentre en Algérie pour les vacances. J. lui remet une enveloppe en papier kraft. A l’intérieur: une liste d’islamistes résidant en Suisse. Ce jour-là, le gendarme de Moutiers est devenu un espion. A Alger, les responsables des services algériens ne perdent pas de temps. Ils convoquent H. au ministère de la Défense, l’introduisent auprès du général Lyes, un proche du général major Zeroual. On le félicite pour ses infos, on lui promet un salaire, et on lui ordonne de démissionner de son travail de traducteur pour se consacrer à sa nouvelle mission. Au mois de juillet, Kaci, le numéro deux du Majd, demande à H. de rencontrer sa source. Un rendez-vous est pris à la terrasse du pub Saint-Georges, route du Pont-de-Butin à Genève. Le dignitaire algérien et Léon J. parlent pendant deux heures. "Vous faites du bon travail en Suisse. J’espère que vous êtes bien récompensé par vos supérieurs", le félicite Kaci. "C’est notre boulot, on le fait et on est payé pour le faire, rétorque l’inspecteur. Notre récompense, c’est le résultat." Bientôt, pourtant, LéonJ. commence à s’impatienter devant la lenteur de réaction des services secrets algériens. Les renseignements qu’il a demandés à H. sur Hafid Ouardiri, le directeur de la mosquée de Genève, et sur Dhina, sa bête noire, tardent à venir. Quelque temps après, cependant, grâce aux renseignements fournis par J., la police algérienne arrête un certain Yacine D., islamiste résidant habituellement en Suisse. Le gouvernement helvétique comprend bientôt que les Algériens ont bénéficié d’une fuite. Au même moment, l’hebdomadaire "Sonntagszeitung" publie le rapport de police qui incrimine Dhina. A priori, cette deuxième fuite ne peut venir que des services de police suisses, lassés de l’inertie du procureur de la Confédération, Carla Del Ponte. Très vite, on remonte la piste jusqu’à l’inspecteur J. En Suisse, la sévérité du ministère public envers J. a surpris. Que le procureur Carla Del Ponte puisse soutenir elle-même l’accusation a dérangé. Qu’on ait autorisé Mourad Dhina, le représentant du FIS en Suisse, à se porter partie civile dans l’affaire, avec soixante-dix autres de ces "islamistes" figurant sur la liste de J., a carrément choqué. Loin d’être inquiété pour sa participation à un trafic d’armes meurtrier, Dhina peut désormais prétendre au statut de réfugié politique. Mieux, il a accès à des pièces de dossier confidentielles, qui peuvent le renseigner sur le fonctionnement des services secrets suisses. "C’est absurde, s’énerve Richard Labevière, un journaliste de la Télévision suisse romande, qui a bien suivi le dossier. C’est un peu comme si Lounici pouvait avoir accès aux rapports rédigés par la DST sur son compte!" Derrière l’indulgence du gouvernement, certains n’hésitent pas à voir l’influence des lobbies financiers arabes qui fournissent de l’argent au FIS. Dhina fréquente assidûment un membre de la mission saoudienne à Berne. Selon "Algérie confidentielle", un bulletin d’information diffusé à Genève, la banque saoudienne el-Taqwa, sous le contrôle de l’organisation religieuse Ansar el-Sunna (les Partisans de la Sunna), finance à partir de son siège de Lugano à la fois le GIA et le parti islamiste réformateur Hamas. "Les pouvoirs publics suisses ne font aucun cas des islamistes pauvres comme ceux du Hamas palestinien, explique un journaliste d’"Algérie confidentielle", mais ils accueillent à bras ouverts le FIS et son argent, comme ils ont accueilli le trésor de guerre du FLN. Ce qui fait de la Suisse un véritable havre pour les islamistes..." D’autres encore, notamment dans les milieux de la police française, pensent que la Suisse a négocié sa sanctuarisation avec les islamistes. Pourtant, l’inspecteur J. a fini par comprendre que dans le conflit algérien rien n’était noir ou blanc, et qu’il avait été manipulé. Pour s’assurer le soutien ou la neutralité des gouvernements européens, les militaires ont intérêt à faire passer tous leurs opposants pour des criminels. On ne peut donc exclure que la deuxième fuite, en direction de l’hebdomadaire qui a publié le rapport incriminant Dhina, vienne du gouvernement algérien lui-même. Dans ce cas, le petit gendarme du Jura aura fait les frais de la guerre de propagande que se livrent, en Europe aussi, le gouvernement algérien et les terroristes islamistes.
Sara Daniel
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