Parution sept 1996
Geneve, Sara Daniel
La religion du secret bancaire
Plusieurs milliards de dollars dans les coffres suisses
Or des nazis le combat des rescapés
Elle est étrange, cette histoire des avoirs des victimes du nazisme. En théorie, l’affaire est classée. Pourtant, chaque fois que sous la pression internationale les banques suisses acceptent une enquête, on découvre qu’il reste beaucoup d’argent. Et ceux qui réclament justice constatent combien on s’est moqué d’eux
Ce qui frappe, lorsqu’on écoute Anna Greenberg, c’est la précision des souvenirs, l’acuité de la mémoire. Anna ne connaît pas précisément son âge - entre 55 et 60 ans -, mais du halo de ses premiers éveils resurgissent avec netteté les images de sa petite enfance. Le soir, son père, Avraham, qui possédait une usine de savon, rapportait à la maison des fioles de faïence qui puaient et qui faisaient sursauter la grand-mère. "Enlève-moi cette horreur!": c’était les premiers shampooings. Dans le souvenir d’Anna, les Kestenberg étaient riches, très riches même. Puis son récit s’accélère, se hache au rythme du malheur qui frappe. Elle se souvient des cris, des coups. Les officiers allemands ne lui laissent pas ramasser sa petite bague à l’effigie de Shirley Temple qui a roulé sous le lit dans la bousculade de la rafle. Ce jour-là, Avraham décide de faire sortir sa fille du ghetto de Varsovie. Il soudoie un garde qui prend la photo de l’enfant et lui délivre un faux certificat de baptême. Il autorise même le père à accompagner sa fille terrifiée hors de l’enceinte du ghetto: "Mon père n’a pas cessé de me parler en me berçant doucement dans ses bras pendant tout le voyage. Il m’a dit que j’étais juive, qu’il faudrait le cacher. Il m’a aussi dit de ne pas m’inquiéter, qu’une "nadau", de l’argent pour ma dot, avait été placée en Suisse et qu’il reviendrait me chercher après la guerre." Ce testament oral, c’est tout ce qu’il reste à Anna de son père, Avraham Kestenberg, mort à Buchenwald en mars 1945. Lorsque l’enfant prétend que sa famille est riche, elle essuie les rebuffades de sa grand-mère adoptive "chrétienne". A la fin de la guerre, ballottée d’orphelinats en familles d’accueil, la petite fille a rangé les dernières paroles de son père dans un coin de sa mémoire. Il faudra attendre le début des années 50 pour qu’une rencontre vienne lui confirmer ses souvenirs. Au cours d’un anniversaire qui rassemble des juifs de Varsovie à Londres, un médecin ami de son père la reconnaît: "Cette enfant est riche!" L’histoire d’Anna est enfin corroborée. En 1964, elle se rend à Berne avec son mari et commence la fastidieuse tournée des banques. Partout la réponse est la même. "Nous ne pouvons vous donner aucune information sans présentation des documents d’où il ressort que vous êtes héritiers des personnes défuntes..." Partout on leur demande des papiers, des certificats qu’ils sont évidemment incapables de fournir. D’autant que, légalement, les banques suisses ne sont plus tenues d’examiner leur demande. En 1946, en guise de compensation, la Suisse a versé 16 millions de francs suisses aux victimes de l’Holocauste. En 1952, après un accord avec la commission tripartite qui examine la question au nom de la France, des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne, la Suisse verse encore 121,5 millions de francs suisses à l’Organisation internationale des Réfugiés. Puis, en 1963, un nouvel arrêté fédéral doit faire toute la lumière sur les fonds en déshérence depuis la Seconde Guerre mondiale. En dix ans, un peu moins de 10 millions de francs suisses sont retrouvés, dont 6 millions proviennent des comptes numérotés des banques suisses. La plupart des ayants droit sont retrouvés et le reste de la somme va à des organisations caritatives. De cet argent Anna Greenberg ne touchera pas un centime. Elle s’est manifestée trop tard, et l’Union des Banques suisses tient à enterrer toute cette histoire. On rappelle d’ailleurs que le secret bancaire a été instauré en 1934 pour protéger les juifs allemands: ceux-ci risquaient leur vie en ouvrant des comptes en Suisse. L’année dernière pourtant, lorsque sous la pression du Congrès juif mondial un nouveau recensement des comptes en déshérence est accepté par l’Association suisse des Banquiers, on retrouve encore 32 millions de dollars répartis sur 775 comptes. Le Congrès juif estime, lui, qu’il y aurait encore plusieurs milliards de dollars ayant appartenu aux juifs dans les coffres suisses. Quoi qu’il en soit, le déroulé de l’affaire éveille les soupçons. C’est tout de même étrange, cette histoire des comptes suisses des rescapés: en théorie, l’affaire est classée. Mais chaque fois que, sous la pression internationale, les banques suisses acceptent de se plier à une enquête, on retrouve de l’argent, beaucoup d’argent... En dépit des obstacles, Anna a tout de même joué le jeu. Au début de l’année, comme 700 demandeurs sur 2000, elle a renvoyé un dossier à l’ombudsman des banques, ce médiateur chargé de filtrer les requêtes. Pour mettre les plus grandes chances de son côté, elle a joint au questionnaire (6 pages de documents et de renseignements à fournir) une liste de noms sous lesquels son père aurait pu déposer sa dot: Goldman, le nom de jeune fille de sa mère; Sarnofska, son nom d’emprunt catholique; Brillant, la marque de savon de son père. En vain: le 28 août 1996, Anna Greenberg née Kestenberg reçoit une réponse négative. Qu’est devenue la dot d’Anna? Les banques sont-elles fautives dans cette affaire? Selon un avocat suisse qui aide une quinzaine de survivants de l’Holocauste à remplir leur demande, on peut tout imaginer. Des employés malhonnêtes auraient pu disposer de l’argent déposé sur des comptes juifs auxquels on n’a pas touché depuis vingt ans. Mais, selon l’avocat: "Ce qui va être le plus préjudiciable aux banques suisses, lorsque la commission d’historiens va se pencher sur l’affaire l’année prochaine, c’est qu’on va s’apercevoir qu’elles ont subtilisé 500 millions de francs aux rescapés de manière quasi légale." Déjà les banques suisses ont reconnu qu’elles avaient soldé des comptes d’épargne après avoir appelé leurs propriétaires – en vain – à se manifester. "Un de mes clients connaissait le numéro de compte que son père lui avait légué. La banque lui a répondu qu’elle n’avait rien trouvé. Il a insisté, et au bout de trois mois la banque a retrouvé la trace de son compte, soldé selon elle en 1960. Or ce client était le seul survivant de sa famille. Dans ce cas précis, la banque se cache derrière le secret bancaire." Autre méthode contestable: les noms soumis par les ayants droit ne sont rapprochés que des comptes où aucun mouvement n’est signalé depuis dix ans. Or il suffit parfois d’un seul honoraire d’avocat pour échapper à la liste des "comptes dormants". Souvent c’est une histoire de bonne volonté de la part des banques. "Tant que l’on ne pourra pas contrôler la méthodologie adoptée par les établissements pour leur recherche, il y aura toujours des soupçons", explique l’avocat. Une de ses clientes a produit une lettre de son père faisant état d’un compte dans une banque suisse connue. Celle-ci a répondu qu’elle n’avait rien trouvé. Mais un employé du bureau des héritages, qui avait vu la lettre par hasard, a contacté directement la cliente: des chiffres au bas de la feuille pouvaient correspondre à un numéro de compte. On n’avait même pas pris la peine de vérifier... Ecœuré par tant de mauvaise volonté, lassé par cinquante-deux ans de recherches, André K. n’a toujours pas rempli le formulaire qu’on lui demande aujourd’hui. A 77 ans, ce Français d’origine polonaise, seul survivant d’une famille exterminée à Treblinka et à Auschwitz, sait que ses riches oncles ont placé leur argent en Suisse au lendemain de la nuit de cristal. Il sait aussi que les comptes suisses des rescapés ne sont que la partie émergée de l’iceberg. Depuis le 10 septembre et la publication des archives du Foreign Office, on sait que la valeur de l’or volé par les nazis pendant la guerre et placé en Suisse est estimée à 500 millions de dollars de l’époque (soit environ 6 milliards de dollars actuels). Pourquoi la commission tripartite a-t-elle admis les 58 millions de dollars que lui a proposés la Suisse pour solde de tout compte? Cet "or nazi" était constitué des réserves des banques centrales des pays occupés par l’Allemagne, mais aussi de l’or confisqué aux juifs dans les rafles, dans les ghettos et enfin dans les camps. C’est ainsi qu’André K. s’estime lésé à double titre par les banques suisses, qui lui refusent aussi bien l’argent placé sur les comptes que l’or volé à sa famille par les nazis. Effroyable destin que celui de cet homme, un des seuls rescapés du camp d’extermination de Sobibor, en Pologne. En 1937, André K. vit à Lvov, une petite ville de Pologne orientale où il est apprenti, lorsqu’il se rend compte qu’il y a eu des pogroms en Allemagne: "Sur le grand boulevard de Lvov, il y avait tous ces juifs polonais qui avaient été refoulés d’Allemagne. Ils racontaient leurs richesses passées, leurs maisons, leurs usines et on les avait renvoyés sans même une chemise. Ils étaient devenus des clochards." C’est à peu près à cette époque que la famille d’André K. commence à envoyer de l’argent en Suisse. Fait prisonnier au début de la guerre, celui-ci parvient à s’échapper le 24 décembre 1939. Il retourne alors à Cholm, sa ville natale. Plus tard, après l’offensive allemande contre l’URSS, la Gestapo installe un ghetto dans la ville: "Le dépouillement a commencé. D’abord il a fallu réunir 10 kilos d’or en trois jours, sinon 200 personnalités du ghetto seraient exécutées. Le consistoire du Judenrat a demandé à tous les riches de réunir de l’or. Huit jours après, il fallait encore 5kilos. C’était un petit ghetto, et ils avaient déjà tué 5000 personnes. Puis ils ont ramassé l’argenterie et les fourrures. Ils mitraillaient sur la place les gens qui cherchaient à cacher leurs biens." C’est alors que le consistoire du ghetto décide d’envoyer des représentants à Varsovie ou à Lodz, pour voir comment les grands ghettos s’organisent. On décolore les cheveux de quelques jeunes filles et on leur confectionne des croix dans les boutons de porte (il n’y avait plus de métaux précieux): "Ce sont elles qui nous l’ont raconté. Dans chaque grande ville, les SS avaient créé des bureaux civils qui proposaient des visas pour la Suisse ou la Turquie en échange d’argent, de titres et de comptes en Suisse. Une fois arrivées dans les trains, les familles étaient supprimées." A la Pentecôte 1942, le ghetto de Cholm est liquidé, et André K. est déporté à Sobibor comme insurgé. Personne ne sachant qu’il est juif, il sera un des seuls à s’en sortir en travaillant, derrière les chambres à gaz, à la réception des corps: "On les amenait chez le "dentiste" pour récupérer les dents en or et chez le "chirurgien" qui les ouvrait pour savoir s’ils n’avaient pas avalé des bijoux..." Aujourd’hui, André K. s’est décidé à faire le voyage à Zurich pour essayer de retrouver ce qui lui appartient. A la vue du questionnaire qu’il devra remplir il écume: "J’ai vu des centaines d’enfants qu’on s’amusait à tirer comme des pigeons puis qu’on donnait en pâture aux bêtes du cirque. J’ai trié des corps et aujourd’hui on me demande de fournir le certificat de décès de mes parents pour récupérer mon bien!"
SARA DANIEL
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