Parution avril 1999

"Pour les Kurdes aussi, il faudra un arbitrage extérieur"

TURQUIE, Sara Daniel

Kosovars, nous voilà!

Pas un journal, pas un parti qui ne soutienne, "au nom de l’histoire du peuple ottoman", la cause des "frères" expulsés du Kosovo. Et Ankara voit déjà les bénéfices diplomatiques qu’il pourra tirer de la crise

 

Au camp de Kirklareli, en Thrace orientale, les premiers que l’on voit, ce sont les Bosniaques. Ils ont établi leur campement de fortune dans les baraques en préfabriqué accolées aux barbelés qui délimitent le camp. Ils se sont organisés pour accueillir leurs nouveaux voisins d’infortune, les 4000 réfugiés du Kosovo. A les voir se parler, on ne sait plus très bien qui réconforte qui. Les réfugiés de Pristina sont arrivés hier ou il y a une semaine. Les Bosniaques, eux, martyrs des Balkans, oubliés des traités internationaux, vivent au camp depuis sept longues années. Vingt enfants bosniaques sont nés ici. Les rares hommes qui s’aventurent en dehors du périmètre des barbelés pour trouver à s’employer comme journaliers doivent revenir pointer à 16 heures. Chaque réfugié a un numéro. Parce que leur maison est aujourd’hui en zone serbe ou croate, personne ne veut les accueillir en Bosnie et tout le monde se renvoie la balle. Les Serbes parce qu’ils estiment que c’est au gouvernement bosniaque de s’en occuper. Les Bosniaques, qui se réfugient derrière les accords de Dayton, affirment que ces réfugiés doivent regagner leur village d’origine. Seyo Arnavutovic, un des doyens de la communauté bosniaque, ne pourra jamais revenir dans son village de Trannic. Sa maison a été détruite. Ancien musicien, il joue de l’accordéon pour remonter le moral de sa voisine de tente, Selda Bulac, 23 ans, originaire de Pristina. Celle-ci a beau avoir perdu la trace de sa famille en franchissant la frontière, elle garde espoir. Elle est désolée pour son voisin d’infortune. Mais entre leurs deux malheurs, elle croit fermement qu’il n’y a pas de commune mesure. Grâce à "Super Clinton", comme elle a baptisé le président des Etats-Unis, elle reviendra bientôt au Kosovo. Même conviction pour Mustafa Sylejmani, l’habitant de la tente B100. Le jeune homme, originaire de Vranjeve, un faubourg de Pristina, attend avec impatience les quelques mois qui le séparent de son 18e anniversaire. Il s’engagera alors dans l’UCK pour "sauver sa patrie". Pas question de se résigner. Malgré ce qu’il a vécu. Malgré les larmes de sa mère. Il raconte leur départ précipité, les hommes cagoulés d’Arkan qui expulsaient les habitants d’une maison sur deux et prenaient les autres en otages. La rançon de 500 deutschemarks payée pour pouvoir s’enfuir. La voiture trop petite pour emmener toute la famille. Enfin, la nuit passée dans la zone neutre de Blace: "Il y avait tout Pristina", se souvient le jeune homme. Mustafa évoque la vie quotidienne dans le Kosovo, sous la domination serbe. Pour apprendre l’albanais, il fallait aller dans des écoles privées. Son père, rédacteur en chef à la télé de Pristina, a été renvoyé en 1990. Il est devenu chauffeur de taxi. "Nous étions prisonniers dans nos propres maisons", déclare-t-il. Malgré cela, malgré l’oncle d’Istanbul qui viendra le chercher lui et sa famille, Mustafa n’aspire qu’au retour. "Contrairement à nos voisins bosniaques, nous avons encore nos maisons et nos espoirs." Devant cette catastrophe humanitaire, la Turquie s’est transformée en bon Samaritain. Partout le Croissant-Rouge turc offre ses services. Et avec 20000 réfugiés, la Turquie sera l’un des principaux pays d’accueil. A quelques jours des élections législatives de dimanche, les représentants des plus grands partis sont venus apporter leur soutien aux réfugiés de Kirklareli. Après le Premier ministre, Bulent Ecevit, ce fut au tour de Mesut Yilmaz, le chef de l’opposition, président du Motherland Party, de venir déclarer que les Albanais n’étaient pas de simples réfugiés mais des frères "au nom de l’histoire du peuple ottoman". En Turquie, la cause des réfugiés kosovars et le soutien aux frappes aériennes de l’Otan sont devenus des thèmes si fédérateurs qu’ils ne seront pas un enjeu électoral. En 1992, le Refah, parti islamiste d’Erbakan, avait gagné des voix en organisant des manifestations sur la place de Bayedid. Le parti proposait que la Turquie envoie des armes en Bosnie, brûlait le drapeau américain et conspuait "l’espion copte", Boutros-Ghali. Aujourd’hui, rien de tel. Cela s’explique, bien sûr, par le fait que l’Occident défend cette fois des musulmans, mais aussi parce que le nationalisme turc est si bien partagé par tous les partis que le Fazilet, le Parti de la vertu (successeur du Refah islamiste, interdit) ne tirera aucun gain électoral, cette fois, de la crise du Kosovo.Il y a longtemps que l’on n’avait autant parlé en Turquie de l’histoire ottomane, du panturquisme et des Balkans que depuis le début des frappes aériennes contre la Serbie. La Turquie a toujours attaché beaucoup plus d’importance aux Turcs de Bulgarie ou de Grèce qu’à ceux de Yougoslavie et, a fortiori, qu’aux 50 millions de Turcs du Caucase. Certes, Atatürk pensait que pour renforcer l’identité nationale turque, il fallait lui donner des limites géopolitiques strictes. Mais on ne se libère pas si facilement de cinq siècles d’histoire. Et les régions qui ont appartenu à l’Empire ottoman jusqu’aux guerres balkaniques de 1912 ont périodiquement envoyé vers la Turquie des vagues de réfugiés. Il y aurait aujourd’hui près de 4 millions d’habitants d’origine albanaise dans le pays et presque autant de Bosniaques. Il existe peu de Turcs qui n’aient pas au moins un membre de leur famille ou une relation dans les Balkans. Et les pays balkaniques abritent environ 1,5 million d’habitants d’origine turque. Ces mélanges historiques de populations expliquent l’émotivité du public turc vis-à-vis des persécutions subies par les Albanais du Kosovo. Dans la presse, ce sont les va-t-en guerre qui dominent. La télévision ne cesse de présenter, depuis le début des frappes, une unité militaire qui rêve d’en découdre au sol avec les forces de Milosevic. Ce n’est pas sans arrière-pensées qu’Ankara sollicite aujourd’hui à ce point le nationalisme des Turcs. Rappelons que lors de la précédente guerre, la Turquie s’était longtemps déclarée favorable à l’intégrité territoriale de la Yougoslavie. Le Premier ministre de l’époque, Süleyman Demirel, avait même refusé de suivre les Européens quand ils avaient rappelé leurs ambassadeurs à Belgrade. A l’époque, il s’agissait de ne pas laisser à la Grèce le monopole du dialogue avec la Serbie mais aussi d’éviter de voir se propager des mouvements sécessionnistes à proximité de la Turquie. Car aujourd’hui encore, Ankara souffre du syndrome du traité de Sèvres qui, en 1920, a réduit le pays à la portion congrue. Aujourd’hui, c’est la crainte de voir la minorité kurde tirer les leçons du Kosovo qui préoccupe essentiellement les dirigeants turcs. Cengiz Cendar, éditorialiste du quotidien "Sabah", s’amuse de constater que toutes les annonces du gouvernement concernant le Kosovo commencent par un paragraphe sur la nécessaire unité yougoslave. Les journaux sont d’ailleurs pleins de ces exercices de style qui consistent à différencier le cas des Kosovars de celui des Kurdes (voir interview ci-dessous). Pourtant, certains se montrent très prudents. C’est le cas de l’ambassadeur turc à l’Otan, Onur Eymen. Il se déclare soulagé du peu d’empressement montré par l’Otan à déployer des troupes au sol. "Nous pâtirions forcément sur le plan régional si nous allions faire la guerre à la Serbie, explique de son côté Ali Sirmen, du très sérieux journal de centre-gauche (progouvernemental) "Cumhuriyet". Les Serbes nous haïssent déjà. Par deux fois, nous les avons battus au Kosovo. Ils n’ont pas besoin d’une troisième défaite!" Mais les modérés sont minoritaires. L’heure est plutôt au panégyrique des Etats-Unis. Certains journaux consacrent des pages enthousiastes aux succès et à l’efficacité des armes américaines. Et à Ankara, on a immédiatement vu les bénéfices que la Turquie pouvait tirer de la nouvelle donne géopolitique résultant de la crise du Kosovo. D’abord, les Etats-Unis, grands alliés de la Turquie dans la région, ont fait la démonstration de leur caractère indispensable pour assurer la sécurité en Europe. Et cela au détriment d’une union européenne qui a toujours écarté la candidature de la Turquie. L’Otan s’en trouve renforcée et la Turquie, qui en est membre, devient un interlocuteur incontournable pour gérer la situation des Balkans. D’autre part, le lobby grec aura moins d’influence auprès du Congrès américain. Surtout après les positions proserbes prises par les Grecs chypriotes. Ce sont des bénéfices non négligeables. Mais certains font des rêves plus grandioses. C’est le cas de l’analyste politique Erol Manisali: "La guerre dans les Balkans met la Turquie dans le droit chemin: celui de parrain de la "transversale verte" qui relie la Bosnie et l’Albanie en passant par le Kosovo, le Sandjak et la Macédoine pour rejoindre les territoires peuplés de minorités turques en Thrace grecque et en Bulgarie. Et celui de la liaison entre l’Adriatique et la mer Noire. Nous devenons enfin le grand frère modéré des musulmans des Balkans et du Caucase." Mais Ankara, qui se souvient des leçons d’Atatürk, semble se méfier de ces fantasmes géopolitiques.

Sara Daniel

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