La faillite de la Barings
En Grande Bretagne, la banque Barings était la plus ancienne de la City et comptait des clients aussi prestigieux que la Reine. En 1990, Nicholas Leeson part à Singapour où existe une demande croissante de traders pour les marchés à terme, et où il se marie en 1992. Il rejoint alors l'équipe d'opérateurs de Barings au SIME (Singapore International Monetary Exchange) et, plus tard, il réalisera aussi des opérations sur les marchés à terme du NSA (Nikkei Stock Average) sous la tutelle de traders de Barings au Japon. Il va travailler extrêmement dur pendant cette période et il devient rapidement une figure centrale, travaillant comme trader sur les marchés financiers de produits dérivés de Singapour. Comme le reconnaît un trader japonais "il semblait capable de faire bouger le marché ! Chaque jour nous le surveillions pour savoir ce qu'il faisait".
Très vite, des salaires énormes auxquels s'ajoutent des primes annuelles fastueuses viennent récompenser ses succès mais semblent aussi avoir profondément changé la personnalité de Leeson qui n'a alors même pas 30 ans. Quand est découvert le désastre qu'il a provoqué, son réflexe va être de fuir. Après sa fuite, le 23 février 1995, on s'aperçoit qu'il a compromis sa banque essentiellement sur deux ensembles de contrats : une position "longue" pour une valeur totale d'environ 7 milliards de dollars en dérivés sur des valeurs japonaises à rendement variable; mais surtout une position "short" pour environ 20 milliards de dollars en dérivés de taux eux-mêmes conditionnés par l'évolution de l'indice Nikkei. Leeson est nettement sorti de son mandat qui était d'arbitrer entre les bourses de Singapour et du Japon, et qu'il s'est lancé dans la spéculation pure.
C'est à ce moment que se produisit un évènement inattendu : le tremblement de terre de Kobé. Le marché s'effondre mais Leeson, persuadé que le marché va se redresser rapidement, s'entête et parie encore davantage pour couvrir les premières pertes. À l'encontre de toutes les règles de l'arbitrage, il va utiliser toutes ses ressources pour acheter de nouveaux contrats au lieu de couvrir ses positions. Mais, selon ses propres déclarations au cours d'un invraisemblable entretien avec la chaîne de télévision britannique BBC1 : "Beaucoup d'opérateurs du marché des dérivés, quand le marché se retourne, doublent leur mise. Ce n'est pas sensé mais cela se fait." Le 28 février 1995, dans une déclaration qui sera ensuite fort controversée, Eddie George, gouverneur de la Banque d'Angleterre, annonce que Barings a encouru des pertes qui dépassent les 265 millions de livres et que chaque nouvelle diminution de un point de l'indice Nikkei entraînera 70 millions de livres de pertes supplémentaires. Les pertes exactes ne seront connues précisément qu'a la fin du "débouclage" de tout les contrats. Elles atteindront rapidement un niveau suffisant pour entraîner la faillite de la Banque. Arrêté à Francfort le 2 mars 1995 et aussitôt emprisonné, Leeson sera extradé vers Singapour pour y être jugé. La Barings sera rachetée pour 1 livre symbolique par ING qui la recapitalisera.
N'y a-t-il pas de systèmes de contrôle pour empêcher de tels dérapages ? Il est certain que la direction londonienne de la Barings était informée de ce qui se tramait car elle a transféré de fortes sommes (400 millions de livres empruntées à une vingtaine de banques japonaises) dans les deux mois précédant la chute. Peut-être Nick Leeson a-t-il menti sur les véritables raisons justifiant ces transferts mais on peut cependant s'étonner du manque de curiosité des dirigeants compte tenu de l'importance des sommes concernées.
Leeson a également tiré profit de la désorganisation provoquée par des fusions de services au sein de Barings Securities à la suite de la démission du directeur, Christopher Heath, en mars 1994. Une enquête interne, rapidement enterrée, avait dénoncé dès juillet 1994 le manque de surveillance de l'antenne de Singapour. Le 4 mars 1995, les autorités financières de Singapour se dépêchent d'affirmer que la Barings était prévenue depuis trois ans de l'excessive liberté laissée à Leeson. Cette désorganisation interne explique peut-être l'invraisemblable absence de barrières. Nick Leeson dirigeait à la fois le "front desk", responsable des opérations, et le "back office", responsable de l'évaluation quotidienne des engagements pris, c'est-à-dire de l'ampleur des risques encourus. En d'autres termes, la même personne devait se surveiller pour s'empêcher de prendre trop de risques !
Il apparaît aussi que Leeson a modifié des programmes informatiques pour qu'une partie seulement des transactions soit visible, l'autre restant cachée dans le très secret "Account 88888". À ceux qui se plaignaient de ne pas avoir accès à ce programme, la direction londonienne a cependant toujours opposé une fin de non recevoir car Nick Leeson était jusqu'alors l'enfant prodige responsable de gains très importants.
Il est probable enfin que la complexité des opérations effectuées à Singapour ait découragé la direction londonienne, techniquement dépassée mais résolument confiante en la capacité de Nick Leeson de faire toujours plus de profits. Le courtier le dit lui-même fort cyniquement à BBC : "Mes supérieurs ne comprenaient pas le fonctionnement de base des marchés à terme ou à option, mais ils n'étaient pas disposés à me poser des questions". C'est ce que confirme David Marshall, analyste de IBCA, à propos du cas Daiwa : "Une claire séparation entre les opérateurs et ceux qui tiennent les comptes est absolument indispensable. Et, bien sûr, il manque des personnes compétentes pour évaluer et gérer le risque"
Les contrôles externes sont normalement de deux ordres : le dépôt de garantie (margin deposit) qui sert de caution mais qui offre en réalité un effet de levier aux intervenants et l'appel de marge (margin call), qui fait que chaque soir chaque établissement doit apurer sa situation. Cela signifie que si le bilan de la journée est négatif, si un établissement a perdu de l'argent entre ses différentes opérations, il doit régler le montant de ses pertes à l'organisme de contrôle. Ainsi, les pertes ne peuvent s'accumuler et sont limitées aux pertes d'une seule journée. Mais les autorités de Singapour ne semblent pas avoir été très attentives et se sont contentées des fausses déclarations de Leeson qui était son propre contrôleur. Elles se sont avérées incapables de les détecter. Par ailleurs la kyrielle d'organisme de contrôle créés à Londres après le krach de 1987 s'est avérée inopérante car tous ces organismes ont été incapables de se coordonner entre eux pour partager l'information et réagir en temps opportun.
Le rapport que la Banque d'Angleterre a établi fait porter le blâme de l'affaire Barings tant à Nick Leeson qu'à la haute direction londonienne de cette institution. Mais il semble qu'elle se soit oubliée dans la liste des coupables. Et l'on n'a pas jugé bon d'interroger, même à distance, celui à qui on fait porter la principale responsabilité. Pourquoi et comment un haut fonctionnaire de la Banque d'Angleterre, Christopher Thomson, a-t-il pu décider d'accorder à Barings une exemption d'un an à la règle interdisant d'utiliser plus de 25% du capital pour certaines opérations ? Pourquoi ne s'est-il même jamais rendu sur les lieux, à quelques rues de son bureau, pour voir ce qu'il en était ? Le rapport de la Banque d'Angleterre se borne à parler pudiquement d'une "erreur d'appréciation" de sa part... Comme le dit le Wall Street Journal du 27 septembre 1995 : "De nombreux analystes se montrent sceptiques sur la possibilité pour ces courtiers marrons d'accumuler des pertes aussi énormes sans que personne ne s'en aperçoive. Ils soupçonnent que ceux-ci sont les victimes expiatoires que l'on sacrifie pour sauver les responsables d'une supervision insuffisante et de fautes de gestion".
Nick Leeson répond : "Les fonctionnaires de la Banque centrale manquent des rudiments fondamentaux nécessaires à la compréhension des activités qu'ils sont censés surveiller." Et il ajoute : "la banque centrale a très mal géré la situation. Implicitement, elle a annoncé à tout le monde qu'il allait se produire un très grand ordre de vente. Ce fut la cause de la chute de 1000 à 1200 points du marché le lundi suivant." Selon lui, cette "fausse manoeuvre", que la Banque d'Angleterre conteste évidemment fortement, aurait fait grimper les pertes de 325 millions à plus de 800, rendant ainsi la faillite inévitable puisque le montant de ces pertes dépassait alors les 541 millions du capital de la banque. Ce genre d'affirmation fait évidemment bien l'affaire de Nick Leeson car cela diminue un peu sa responsabilité. On ne saura jamais ce qui se serait passé si la Banque d'Angleterre avait réagi différemment.