Entretient avec Evelyne Rogue

Evelyne Rogue est critique et professeur d'esthétique à la Sorbonne et à l'université de Clermont-Ferrand.
Cet entretient a été publié sur www.artcogitans.com en avril 2004

Évelyne Rogue : En regardant pour la première fois votre création “ Le sorcier de Navajo ”, je n'ai pu m'empêcher de penser aux œuvres de K. Schwitters, notamment “ Das Sternenbild ” (1920), mais aussi “ Mz 26, 41 okola ” (1926). Peut-on voir une influence de cet artiste dans votre travail ? Pourriez-vous nous dire quel(le)s sont les artistes qui ont marqué votre pratique artistique, et qui continuent de l'influencer peut-être encore aujourd'hui, je pense à M. Chevalier par exemple ?

Thomas Bijon : Il n’y a pas chez moi de désir de tabula rasa. Mon travail s’inscrit dans la continuité de l’histoire de la peinture moderne : j’expérimente de nouveaux outils de création et mon expérimentation se nourrit, consciemment ou non, de l’influence qu’ont eu sur moi les modernes et postmodernes.
Bien sûr, je connais le travail de Schwitters et les collages de Braque et Picasso m’ont particulièrement touché mais en l’occurrence, si mes recherches m’ont conduit à emprunter la voie du collage la raison en est moins culturelle que technique. En effet, à l’origine de ma démarche se trouve le constat d’une histoire de l’art jalonnée de périodes de renaissances provoquées par l’invention de nouvelles techniques (pigments, lentilles optiques, matériaux synthétiques…). Appartenant à une époque où les commentateurs ne cessent de prophétiser la mort de la peinture, j’ai pensé que sa renaissance viendrait certainement des nouvelles possibilités offertes par les technologies de manipulation numérique de l’image. Parmi ces nouvelles possibilités, il en est une qui m’est apparue comme fondamentale : l’incroyable capacité à couper, copier et coller. Ainsi, si mes travaux affichent une parenté évidente avec les collages des modernes, il s’agit plus d’une conséquence découlant du choix de l’outil utilisé que d’un choix esthétique culturel.

Cela dit, je suis une véritable “éponge à peinture” : j’absorbe tout ce que je vois et mon travail en est très influencé que ce soit dans mes orientations techniques, esthétiques ou conceptuelles.

En ce qui concerne les choix techniques, l’influence la plus indéniable est celle de Warhol – avec qui pourtant, je suis en totale opposition sur le plan conceptuel. En 1994, alors que j’étudiais l’électronique et plus particulièrement les algorithmes de traitement de l’image, j’ai été conduit à reconnaître la parenté entre ces algorithmes et la pratique picturale de Warhol. C’est ainsi que j’ai pensé à utiliser l’ordinateur dans ma pratique de la peinture, utilisation qui est vite devenue exclusive puisque à la suite de ces premières expérimentations j’ai abandonné pinceaux et tubes de couleur pour ne travailler plus qu’avec la souris et le tube cathodique.

D’un point de vue esthétique, au sens Kantien du terme, Mirò, Matisse, Picasso, Soulage et Rothko m’ont transmis le goût de la couleur, Carl Casper Freidrich et Tanguy celui du mystère, Dubuffet, Hains, Tapiès et Pollock celui de la matière.

Je me sens proche de Bacon lorsqu’il explique que le travail sur la toile est le point de départ de la construction de chaque œuvre plutôt que son aboutissement : “ Je commence, explique-t-il, de la même façon qu’un artiste abstrait – bien que je n’aime pas l’abstrait du tout -, c’est-à-dire que je commence par faire des taches, des marques et si, tout d’un coup, une tache me semble offrir une suggestion, alors je peux commencer à bâtir sur elle l’apparence du sujet que je voudrais saisir ” (Bacon-Clair, Eschapasse, Machus, p. 4). La dimension résolument spirituelle du travail de Klein ou de Tàpies a aussi une influence très forte sur la direction que je fais prendre à mes recherches qui s’inspire d’une vision chamanique de l’univers.
Enfin, pour résumer mes influences conceptuelles, je reprendrais volontiers à mon compte ce commentaire sur le travail de Villeglé et Hains chez qui “l’art du décollage est l’invitation à quitter le domaine des réalités étatiques et bourgeoises, des conditionnements de la propagande et de la publicité pour celui de la poétique, du rêve et de l’imaginaire” (D. Widemann dans l’Humanité du 20/04/99).

Bien entendu, mes influences ne sont pas toutes culturelles et certains artistes contemporains, par leurs recherches ou leur attitude m’éclairent sur le contexte dans lequel s’inscrit mon travail
Je pense à Peter Beard qui, en peignant sur ses photos, jette les bases d’un formalisme mélangeant peinture et photographie et qui propose ainsi une réponse à la question, soulevée par Walter Benjamin, de la reproductibilité des œuvres. Je citerais aussi Gerard Richter pour son impressionnante leçon de liberté lorsqu’il démontre qu’il est possible pour un peintre contemporain de conduire ses recherches picturales dans de multiples directions ou encore à Andy Goldworthy chez qui le temps est une composante à part entière de l’œuvre
Mais l’artiste vivant dont l’influence est la plus concrète est sans doute Miguel Chavalier. En commençant l’exploration des outils numériques de traitement de l’image, je me suis posé des questions quant à l’accueil par le public de ce formalisme tout à fait nouveau au croisement de ceux de la peinture et de la photographie et alors tout à fait inclassable. Or, à la Fiac 95, j’ai découvert au milieu des peintures modernes et des photos classiques, la série des 0 et 1 de Miguel Chevalier. Cette série est composée d’œuvres tirées sur du papier photo lisse et présentant un travail sur la texture numérique, les pixels et la linéature de l’écran. J’ai pu alors constater que le formalisme numérique pouvait trouver un écho favorable auprès du public et que le travail de Miguel Chevalier allait susciter la création d’une nouvelle classification dans laquelle pourraient s’inscrire mes propres recherches. Cette confrontation avec le travail de Miguel Chevalier m’a donc encouragé à persévérer sur le chemin que je désirai emprunter.

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