Pourquoi l'Art ?

Avant propos
Au cours des siècles passés, tout prouve la progression exponentielle du nihilisme : au XVIIIème les philosophes des lumières se sont acharnés à tuer Dieu, à imposer la raison triomphante, au XXème il ne restait plus à l'Homme orphelin qu'à se suicider. Il est en passe de ne pas se rater.
L'art, outil privilégié de la conscience, assurait originellement le lien entre l'Homme et les mystères de l'Univers; à l'opposé, la raison, avec son outil qu'est la science, est mystérophobe et ne cesse de nier la réalité de tout ce qu'elle ne sait pas englober. Le XXème siècle a accordé un pouvoir totalitaire à la raison dont le premier acte a bien entendu été la liquidation de son vieil ennemi : L'art est mort, il a été exécuté.
Doit-on s'en féliciter ? Faut-il encourager la promotion de pratiques qui, sous l'appellation d' Art, ne consistent qu'à dépouiller encore et encore dans une spirale morbide le cadavre d'un Art ayant accompagné l'humanité de sa naissance jusqu'à ce qui semble être le bord de sa tombe ? Devons nous suivre Cioran et abandonner tout espoir de pouvoir pratiquer un Art d'avant Dada, un Art qui a du sens, un Art qui propose au lieu de montrer, un Art qui ouvrirait un autre chemin que celui qui nous mène au fond de la tombe ?
Je ne crois pas à la tyrannie du progrès linéaire, ce n'est pas parce que nous avons pris une certaine direction qu'il est impossible d'en changer. Je crois que l'Art a une fonction : celle d'équilibrer l'influence, nécessaire, de la raison.
Je ne suis pas le seul à le penser, nous sommes nombreux d'ailleurs, sans doute bien plus que ceux qui, au pouvoir aujourd'hui, poussent la logique nihiliste à son comble.

Voici un texte dont je reprend volontiers ligne à ligne l'argumentation, l'auteur, Denys Trussel, est critique d’art néo-zélandais. Ce texte a été publié une première fois le magazine L'Écologiste, vol. 2, n° 2, été 2001 puis, en avril 2003, sur le site econovateur.com

Durant l’année 2000, un professeur d’esthétique à l’université de Chicago, Eduardo Kac, a demandé à des scientifiques d’un laboratoire de biotechnologie (2) de modifier génétiquement un lapin avec un gène de méduse. Alba, la lapine résultant de cette manipulation génétique possédait la particularité de renvoyer sous la lumière ultra violette une faible lueur vert fluorescent.

Précisons bien que les intentions de Kac étaient de nature artistique : il escomptait en effet s’exposer en compagnie de l’animal en question dans une sorte de « tableau domestique » en France.

« L’art transgénique crée des êtres vivants uniques. » Kac dixit
OKac publie régulièrement sur Internet (3) des articles tout à fait fumeux sur la dernière lubie artistique du moment : l’art transgénique. À grand renfort de sophismes, il tente de justifier ce qui est, en termes moraux et écologiques, profondément révoltant. Ses prétentions, tout comme celle des généticiens, sont proprement intenables. En effet, il serait, selon ses dires, en train de créer une nouvelle forme de vie « artistique » : « L’art transgénique est un art nouveau, transférant grâce à la génétique des gènes naturels ou synthétiques dans un organisme ; ainsi il permet la création d’êtres vivants uniques. »

Le fait qu’un lapin non génétiquement modifié soit déjà un être vivant unique ne semble même pas l’effleurer.

En réalité, Kac n’a rien fait de plus que les généticiens, sans compter que ce sont ces derniers qui ont mené à bien son projet ! (4) Malgré cela, sans avoir eu à déployer un talent artistique quelconque, Kac jouit d’une audience importante. Or son seul « mérite » a été l’autopromotion de sa personne. Tel un républicain avisé, il savait que la manipulation génétique d’un lapin allait faire scandale. Ce qui ne l’empêche pas aujourd’hui de confesser bruyamment son attachement à l’animal et son intention de l’intégrer à sa famille.

Ses divagations sur Internet sont nourries de propos passionnés sur son nouveau mutant et sur la façon de traiter en toute moralité un tel artefact. Mais comme les scientifiques français hésitent à livrer l’animal aux mains de Kac, celui-ci mène aujourd’hui une bataille juridique pour sa garde, trahissant au demeurant des réflexes de propriétaire tout à fait conservateurs vis-à-vis du dernier né de sa famille, malgré la très haute moralité dont il se targue dans son site de pub.

À grand renfort de battage médiatique (5), Kac a su monter son événement artistique de façon à attirer l’attention sur sa personne. Il faut dire que son attrape-nigaud transgénique est tout à fait représentatif d’un art dont les origines sont à chercher dans le courant Dada (6) des années 1910-1920. Revisiter sans relâche l’inspiration Dada et d’autres courants du moderisme relève bien de la tradition post-moderne. (7) Pourtant, on peut se demander à quoi rime ce jeu transgénique absurde, sinon cruel, entre le lapin et la méduse.

C’est une question digne d’être posée si l’on veut remettre en cause la croyance répandue selon laquelle les artistes ne sont sincères que lorsque leurs œuvres sont dérisoires, amorales et nihilistes ? Ils ne feraient en effet – d’après ce qu’on entend souvent – que promener un miroir le long du chemin de notre civilisation. Le lignage de cet art, issu de Marcel Duchamp (8), est aujourd’hui incarné par des individus tels que Damien Hirst. Or, les travaux de ces artistes ne sont que des reproductions d’objets, de processus ou d’évènements qui nous entourent. La très médiatique Biennale de Venise est pleine à craquer de ce genre de travaux, considérés comme représentatifs de l’art contemporain.

L’approche reproductive Dada/nihiliste est bien le produit de la société de consommation moderne. On mettra certes au crédit de cet art sa franche crudité, mais c’est la crudité des clichés du photographe-reporter : dénués de toute signification, ils ne donnent à voir que superficialité et incohérence. Tout sens, toute ouverture à un ordre naturel ou cosmologique sont rejetés, et n’y demeurent que les idées philosophiques les plus rebattues. Or ce courant artistique oublie que, dans le purgatoire d’une civilisation troublée comme la nôtre, la plupart des esprits aspirent encore au sens. Pour tout escroc artistique comme Andy Warhol avec à son actif les clichés artistiques dérisoires de son époque, on peut compter, tout au long de l’ère moderne et post moderne, nombre de bons artistes attachés à l’expression d’un sens. La plupart de ces artistes sont inconnus, mais ils ont le mérite d’exprimer les liens psychiques entre l’humanité et la nature, la communauté et le sacré.

Messiaen le Messie
Certains de ces artistes, comme par exemple Messiaen, compositeur français mystique (1908-1992) sont devenus célèbres. Messiaen est une figure intéressante pour notre propos : en effet, il a pris en charge les crises de la musique du 20ème siècle symbolisée par l’usage de l’atonalité et a su incorporer cette dernière dans un ensemble plus vaste. Des canyons aux étoiles (9) évoque, dans une vision cosmologique, une nature pleine de mystère et propice à l’élévation de l’esprit. Rien de plus éloigné, on en conviendra, du lapin fluorescent.

Messiaen pense que la vérité peut être enchâssée dans la structure musicale et que la transcendance existe. Kac l’exhibitionniste, en revanche, dénie toute essence, toute intégrité et toute identité, comme le montre bien la façon dont il nie l’intégrité du lapin et de la méduse. Lequel de ces deux hommes reflète-t-il mieux le monde moderne ? On serait tenté de pencher pour l’exhibitionniste.

À l’ère de la fission atomique, du génie génétique, de la sociobiologie, de l’intelligence artificielle, et de la spoliation illimitée du monde naturel, une conception nihiliste et absurde du monde ne paraît-elle pas en effet devoir s’imposer ? Ne traversons-nous pas l’âge de la fausse monnaie, des conseillers en communication, des faux-semblants en tous genres ? En ce sens, les réplications d’objets et d’événements ne sont-elles pas le seul art qui reflète fidèlement notre temps ?

Il semble que non. On touche à la vérité de l’histoire et de la vie humaine non par sa reproduction mais par son imitation, non par sa simple copie mais par son interprétation créative. La vérité de notre temps ne se retrouve pas dans ses fragments, mais dans des œuvres qui, conscientes du chaos sans nom de l’univers, en créent une image transcendante et rédemptrice grâce à un moyen langagier, sonore ou visuel.

On pourrait penser que le lapin fluorescent est une image de la vérité étant donné qu’il est une réplique du réel. Les enfants de la production de masse savent qu’un jeu vidéo est une réplique exacte d’un autre, et que toutes les espèces ont été standardisées par la monoculture et le génie génétique. Comme eux, nous croyons que la reproduction du réel est vérité et que la copie vaut l’original. La carrière d’Andy Warhol aussi bruyante que vaine, s’est construite autour de l’idée de reproduction, et cependant, la reproduction n’est qu’absence de vérité et absurdité.

En effet, qu’une voiture Nissan ressemble exactement à une autre, il s’agit là du degré zéro moral et métaphysique, tout comme l’événement artistique de Damien Hirst présentant une vache découpée en tronçons. (10) Ces entreprises-là sont tautologiques car elles produisent quelque chose qui existe déjà dans le monde réel, sans y ajouter le moindre génie intuitif, qualité que ce genre d’art méprise implicitement de toute façon.

La seule vérité que laisse voir la tautologie, c’est le caractère inhérent à notre culture matérialiste de la répétition mécanique. Cette vérité n’est pas pour autant porteuse de sens, car elle est sans rapport avec la vie. Tout art qui s’étend sur des faits triviaux finit inévitablement par leur ressembler. Les vaches découpées en tronçons, les lapins transgéniques sont victimes de cette collaboration avec le néant. Impuissants à combler le vide de sens, les artistes ne s’insurgent même pas contre lui mais se contentent d’ajouter une reproduction à ce qui a déjà été indéfiniment répété.

On y verra certes du réalisme, mais pas l’ombre d’une vérité. Nous sommes encore suffisamment proches de la nature pour savoir que cette dernière ne répète jamais à l’identique ni ne standardise. Prétendre que l’ADN reproduit à l’identique, c’est omettre les variations indéfinies pas lesquelles la nature passe d’une génération à la suivante. La réplication est précisément l’inverse des processus héréditaires, et l’art qui ne repose que sur la reproduction a quelque chose de factice, même s’il prétend se rapporter à notre monde.

Victoire à la Pyrrhus
Ce courant artistique s’est inspiré de Pyrrhus, philosophe militaire (365-275 avant J.C.), dont le scepticisme extrême a été revisité avec enthousiasme par Marcel Duchamp dans la première moitié du 20ème siècle. Un tel scepticisme considère la venue au monde de la vie, de l’art, de la pensée, de la sensation et même des choses inanimées comme le fruit d’une distribution hasardeuse de quanta sans valeur et illusoires. Un objet est identique à un autre sans un cosmos où aucune essence véritable n’existe : «Tout se vaut » dit un poème post moderne.

Cette vision du monde est répandue dans le post modernisme, dont la prétention affichée est pourtant de nous « éclairer ». Les traditions religieuses et philosophiques, particulièrement dans les cultures orientales où la transcendance est une aspiration mystique, se retrouvent récupérées et travesties par le relativisme narcissique et cynique qui caractérise les milieux artistiques branchés. Or leurs représentations trahissent une toute autre intention que l’atteinte du nirvana. Elles transpirent l’ennui, la violence gratuite et le narcissisme. Ce dernier est de la pire espèce : non pas le « oui » du « je crée dans je suis » présent dans l’art occidental le plus inspiré, mais le puéril « je veux me faire remarquer donc je suis ». S’exprime là un moi sans amour et fort différent de celui du mystique soucieux de fondre son identité dans l’universel.

L’art contemporain est fondé sur une erreur manifeste, car son mépris de l’essence ignore que les formes de la vie, de la pensée et de la sensation viennent de l’informe. Le chaos, fécond, est une vaste matrice donnant naissance aux étoiles et à la vie. Ces formes transitoires renaissent sans arrêt dans le flux cosmique, fait ignoré de nos esthètes qui dénient ce cycle, ne considérant que l’entropie, le désordre, et non les aspects créateurs de la nature. Le moi déraciné peut-il alors exprimer authentiquement l’état précaire de la société moderne ? Il le reflètera certes mais n’aura aucune portés salvatrice, alors que dans d’autres sociétés, l’art joue un rôle rédempteur dans le cours troublé du monde, comme la tragédie grecque et certains rituels cathartiques du néolithique et du paléolithique.

À l’inverse, le clonage de l’infortunée Alba et le tronçonnage de la carcasse d’une vache ne permettent aucune catharsis et se réduisent à des lubies dénuées de toute révélation. La prétention de ces « œuvres » inspirées du courant Dada, à forger une critique de la suffisance bourgeoise et du mal-être social n’est plus défendable. L’époque où une telle prétention était encore tenable a pris fin avec la seconde guerre mondiale. Depuis, le geste artistique s’est cantonné dans un cynisme matérialiste, et le bourgeois, bien loin de s’en offusquer, s’en amuse.

Le vingtième siècle a connu de grandes contributions artistiques mais elles ne sont pas le fait d’un Kac, d’un Warhol ou d’un Hirst, tous sous l’emprise de la société de consommation. Elles proviennent d’artistes de grand talent et de grande envergure tels que Dimitri Shostakovich, la poétesse Anna Akhamatova (11), ou encore le chilien Pablo Neruda dont l’œuvre épique et visionnaire « Les Hauteurs du Machu Pichu » (12) décrit la nature et l’histoire du continent sud américain. De tels artistes et d’autres moins connus ont consacré leur vie à se battre pour notre humanité commune.

– Denys Trussel –

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