Place et rôle
de la Géométrie de la poursuite
Nous avons exposé dans
ce livre assez de résultats qui montrent lexistence
de la Géométrie élémentaire de la
poursuite. On peut maintenant discuter de sa relation avec les
autres domaines des mathématiques et, en particulier,
avec la géométrie classique.
Extension de la géométrie
classique
Dans notre adaptation de la
terminologie et de la notation de la géométrie
dEuclide à lusage actuel, nous avons remplacé
le mot «droite» dans presque toutes les propositions
reproduites par «segment» car les Grecs ne considéraient
des droites «illimitées» que de façon
«potentielle», sous le nom de «droite»,
ils nentendaient jamais que des segments.
Rappelons que les trois principaux postulats de la géométrie
dEuclide décrivant lutilisation dune
règle et du compas idéaux:
1. De tout point à tout autre point, on peut tracer
un segment de droite avec ces points comme extrémités.
2. Tout segment de droite peut être prolongé indéfiniment
et continûment.
3. Etant donné un point, on peut décrire un cercle
de rayon quelconque avec comme centre ce point.
Pour Euclide les segments et les cercles constituent ainsi des
objets de base, il introduit ensuite et étudie des figures
rectilignes contenues par des lignes brisées, composées
des segments : triangles, quadrilatères et multilatères
; ainsi que des cercles tangents et qui se coupent.
Dans la géométrie de la poursuite, nous étudions
les trajectoires des «poursuivants» et des «fugitifs»
qui sont des lignes brisées ou des enchaînement
de plusieurs cercles tangents.
Nous définissons dans les termes géométriques
les stratégies ce qui constituent la particularité
de la géométrie de la poursuite. Par exemple, les
différentes stratégies du «poursuivant»
P décrivent les règles de construction (avec une
règle et un compas idéaux) de la trajectoire de
P en fonction du déroulement de la construction de la
trajectoire du «fugitif» (ou des «fugitifs»
et, éventuellement, des autres «poursuivants»,
sils existent)...On voit que les stratégies sont
des algorithmes qui mettent en correspondances les trajectoires.
Ainsi dans la géométrie élémentaire
de la poursuite, nous considérons les trajectoires qui
sont, en fait, des objets de géométrie classiques
: les lignes brisées, les enchaînements des cercles
tangents, etc. Mais nous ajoutons aux transformations et relations
de la géométrie classique (rotation, similitude,
etc.) linfinité des transformations et des relations,
générées par les différentes stratégies.
Ces stratégies sont les algorithmes définis dans
les termes géométriques.
On évalue ensuite les résultats garantis par les
stratégies étudiées daprès
les différents critères. Par exemple, dans les
jeux de capture rapide, on compare les longueurs des trajectoires
du «poursuivant» jusquau moment de la capture.
Dans les jeux avec la «ligne de la vie», on vérifie
si toutes les trajectoires du «fugitif» , correspondantes
à sa stratégie étudiée, atteignent
cette ligne. Cela constitue un gisement abondant de nouveaux
sujets de recherches géométriques.
Nous avons montré dans ce livre que ces recherches peuvent
être effectuées même sans aucune connaissance
des autres domaines des mathématiques sauf la géométrie
élémentaire classique.
Eléments utilisés
En effet, nos nouveaux résultats
exposés dans ce livre ne sont basés que sur la
planimétrie classique. Nous avons utilisé linégalité
triangulaire (propositions 20 du livre I dEuclide), le
théorème de Pythagore (propositions 47 du livre
I) et deux propositions équivalentas à la Loi de
cosinus (12 et 13 du livre II), le théorème de
Thalès (proposition 2 du livre VI), plusieurs propositions
du livre III sur les propriétés des cercles, la
proposition 1 du livre X qui est la première proposition
relative à la notion de limite, etc. Ces résultats
(environ 50 propositions), si bien vérifiés pendant
des siècles, constituent donc le fondement solide de la
géométrie élémentaire de la poursuite
car :
« Si un théorème est largement connu et utilisé,
sa démonstration, fréquemment étudiée,
si des démonstrations alternatives ont été
inventées, sil a des applications et des généralisations
connus dans les domaines voisins, alors il est considéré
comme un «fond rocheux». En ce sens larithmétique
et la géométrie euclidienne sont des fonds rocheux.»
(Ph. J. Davis et R. Hersh, LUnivers mathématiques,
Bordas, 1985, p. 344)
La géométrie euclidienne peut être exposée,
par exemple, sur la base du système daxiomes dHilbert
mais ce système, débarrassé des repères
intuitifs, est trop formel et difficile pour les débutants.
Ainsi on nessaye pas de mémoriser toutes les démonstrations,
mais leur étude est très utile pour linitiation
au raisonnement mathématique.
Notons que linégalité triangulaire et le
théorème de Thalès sont devenus progressivement
des propositions si familières quils sont parfois
utilisés comme des axiomes. Ainsi linégalité
triangulaire sert à définir la notion de distance
dans les espaces métriques abstraits.
Les «Eléments»
dEuclide continuent ainsi de jouer leur rôle, souligné
par Maurice Cavering :
« Cest dans les Eléments que les théorèmes
qui sapparentent le plus aux principes, qui sont les plus
simples et qui ont le plus daffinité avec les premières
hypothèses, sont rassemblés dans lordre convenable
; les démonstrations des autres propositions sen
servent comme de théorèmes bien connus et prennent
appui sur eux : Archimède dans ses écrits Sur la
Sphère et Cylindre, Apollonios et tous les autres se servent
manifestement des résultats démontrés dans
cet ouvrage, comme de principes reconnus ...
Il résulte donc de lensemble de ces considérations
que louvrage dEuclide justifie son titre, non seulement
par lordre auquel sont soumis les propositions qui y figurent,
lequel se veut synthétique,
mais aussi parce que lensemble de ces propositions est
conçu comme le réservoir de connaissances fondamentales
dans lequel il faut puiser pour établir dautres
résultas ... » ( Euclide, Les Eléments,
vol. 1, introd. générale par M. Caveing, trad.
et commentaire par B. Vitrac, PUF, 1990, p.86-87).
Effectivement chaque mathématicien constitue son réservoir
de connaissances fondamentales quil utilise pour ses recherches.
Laccumulation accélérée de ces connaissances
passe actuellement pendant les années de la formation
mathématique supérieure et des études doctorales.
Pourtant ce livre montre bien quil suffit de connaître
les éléments de la géométrie élémentaire
classique pour commencer au collège ou au lycée
de vraies recherches mathématiques ce qui doit être
intéressant pour les enfants doués en mathématiques,
leurs parents et enseignants. Cest pourquoi, pour ces enfants
et pour tous les amateurs des mathématiques, nous avons
formulé les problèmes de la théorie des
JIPTO mathématiques :
Problème du «poursuivant». Trouver
une stratégie du «poursuivant» qui lui garantit
un résultat convenable.
Problème des «fugitifs». Trouver
une stratégie des «fugitifs» qui leur garantit
un résultat convenable.
Notons que, dans notre classement officiel, nous avons décrit
2480 versions principales du JIPTO.
Les enfants doués sont capables de comprendre les éléments
de la géométrie classique très tôt.
Citons La vie de Monsieur Pascal écrite par Madame
Périer, sa soeur qui rencontre la découverte
par Blaise Pascal (1623-1662), à onze ans, de la géométrie
dEuclide :
« Son génie pour la géométrie commença
à paraître qu'il n'avait encore que douze ans, par
une rencontre si extraordinaire, qu'elle mérite bien d'être
déduite en particulier.
Mon père était savant dans les mathématiques,
et il avait habitude par là avec tous les habiles gens
en cette science, qui étaient souvent chez lui. Mais comme
il avait dessein d'instruire mon frère dans les langues,
et qu'il savait que la mathématique est une chose qui
remplit et satisfait l'esprit, il ne voulut point que mon frère
en eût aucune connaissance, de peur que cela ne le rendit
négligent pour le latin et les autres langues dans lesquelles
il voulait le perfectionner. Par cette raison, il avait fermé
tous les livres qui en traitaient. Il s'abstenait d'en parler
avec ses amis, en sa présence : mais cette précaution
n'empêchait pas que la curiosité de cet enfant ne
fût excitée, de sorte qu'il priait souvent mon père
de lui apprendre les mathématiques. Mais il le lui refusait
en lui proposant cela comme une récompense. Il lui promettait
qu'aussitôt qu'il saurait le latin et le grec, il les lui
apprendrait. Mon frère, voyant cette résistance,
lui demanda un jour ce que c'était que cette science,
et de quoi on y traitait. Mon père lui dit en général
que c'était le moyen de faire des figures justes, et de
trouver les proportions qu'elles ont entre elles, et en même
temps lui défendit d'en parler davantage, et d'y penser
jamais. Mais cet esprit qui ne pouvait demeurer dans ces bornes,
dès qu'il eut cette simple ouverture, que la mathématique
donnait des moyens de faire des figures infailliblement justes,
il se mit lui-même à rêver, et, à ses
heures de récréation, étant venu dans une
salle où il avait accoutumé de se divertir, il
prenait du charbon, et faisait des figures sur les carreaux,
cherchant les moyens, par exemple, de faire un cercle parfaitement
rond, un triangle dont les côtés et les angles fussent
égaux, et d'autres choses semblables. Il trouvait tout
cela lui seul sans peine; ensuite il cherchait les proportions
des figures entre elles. Mais comme le soin de mon père
avait été si grand de lui cacher toutes ces choses
qu'il n'en savait pas même les noms, il fut contraint lui-même
de s'en faire. Il appelait un cercle un rond, une ligne une barre,
ainsi des autres. Après ces noms il se fit des axiomes,
et enfin des démonstrations parfaites; et comme l'on va
de l'un à l'autre dans ces choses, il passa et poussa
sa recherche si avant, qu'il en vint jusqu'à la trente-deuxième
proposition du premier livre d'Euclide. Comme il en était
là-dessus, mon père entra par hasard dans le lieu
où il était, sans que mon frère l'entendît
: il le trouva si fort appliqué, qu'il fut longtemps sans
s'apercevoir de sa venue. On ne peut dire lequel fut le plus
surpris; ou le fils, de voir son père, à cause
de la défense expresse qu'il lui en avait faite; ou le
père, de voir son fils au milieu de toutes ces choses.
Mais la surprise du père fut bien plus grande lorsque,
lui ayant demandé ce qu'il faisait, il lui dit qu'il cherchait
telle chose, qui était la trente-deuxième proposition
du premier livre d'Euclide. Mon père lui demanda ce qui
l'avait fait penser à cela. Il dit que c'était
qu'il avait trouvé telle chose. Et sur cela, lui ayant
fait encore la même question, il lui dit encore quelques
démonstrations qu'il avait faites; et enfin, en rétrogradant
et se servant pour les noms de ronds et de barres, il en vint
à ses définitions et à ses axiomes.
Mon père fut si épouvanté de la grandeur
et de la puissance de ce génie, que, sans lui dire mot,
il le quitta, et alla chez M. Le Pailleur, qui était son
ami intime, et qui était aussi très savant. «
Lorsqu'il y fut arrivé, il demeura immobile et comme transporté.
M. Le Pailleur voyant cela, et voyant même qu'il versait
quelques larmes, fut épouvanté, et le pria de lui
pas celer plus longtemps la cause de son déplaisir. Mon
père lui dit : « je ne pleure pas d'affliction,
mais de joie. Vous savez le soin que j'ai pris pour ôter
à mon fils la connaissance de la géométrie,
de peur de le détourner de ses autres études :
cependant voyez ce qu'il a fait. » Sur cela il lui montra
même ce qu'il avait trouvé, par où l'on pouvait
dire en quelque façon qu'il avait trouvé la mathématique.
» ( Pascal, Oeuvres complètes, Gallimard,
1954, p. 5-6)...
Cette redécouverte constitue évidemment une vraie
recherche mathématique que le jeune Pascal continue de
la façon éclatante, comme le témoigne sa
soeur :
« Mon père, ayant trouvé cela à propos,
lui donna les Éléments d'Euclide pour les lire
à ses heures de récréation. Il les vit et
les entendit tout seul, sans avoir jamais eu besoin d'explication;
et pendant qu'il les voyait, il composait et allait si avant,
qu'il se trouvait régulièrement aux conférences
qui se faisaient toutes les semaines, où les plus habiles
gens de Paris s'assemblaient pour porter leurs ouvrages et pour
examiner ceux des autres. Mon frère tenait fort bien son
rang, tant pour l'examen que pour la production; car il était
un de ceux qui y portaient le plus souvent des choses nouvelles.
On voyait aussi fort souvent dans ces assemblées des propositions
qui étaient envoyées d'Allemagne et d'autres pays
étrangers, et on prenait son avis sur tout et avec autant
de soin que de pas un autre; car il avait des lumières
si vives, qu'il est arrivé qu'il découvrait des
fautes dont les autres ne s'étaient point aperçus.
Cependant il n'employait à cette étude que les
heures de récréation; car il apprenait le latin
sur des règles que mon père lui avait faites exprès.
Mais comme il trouvait dans cette science la vérité
qu'il avait toujours cherchée si ardemment, il en était
si satisfait, qu'il y mettait tout son esprit; de sorte que,
pour peu qu'il s'y occupât, il avançait tellement,
qu'à l'âge de seize ans il fit un Traité
des Coniques qui passa pour un si grand effort d'esprit,
qu'on disait que depuis Archimède on n'avait rien vu de
cette force. » ( Pascal, p. 6).
Madame Périer souligne que Pascale na jamais fréquenté
le collège :
« Durant tout ce temps-là, il continuait d'apprendre
le latin et le grec; et outre cela, pendant et après le
repas, mon père l'entretenait tantôt de la logique,
tantôt de la physique et des autres parties de la philosophie;
et c'est tout ce qu'il en a appris, n'ayant jamais été
au collège, ni eu dautre maîtres pour cela
non plus que pour le reste. » ( Pascal, p. 6).
Laccès à la géométrie classique
est beaucoup facilité par la clarification de la nature
de la longueur, effectué par Richard Dedekind, qui a montré
que la longueur dun segment peut être toujours exprimée
en nombre positif, si on fixe au préalable une unité.
Cela évite létude approfondie des livres
V, VII, VIII, IX, X dEuclide qui demandait autrefois de
grands efforts.
Lapprentissage des éléments de la géométrie
dEuclide, qui est le premier exemple du système
déductif formalisé et qui est devenu le prototype
pour tous les autres systèmes, est très utile à
la formation dun esprit scientifique. Cest un grand
champ dentraînement pour la pensée logique.
Il est aussi important pour le développement dune
culture scientifique que la géométrie laisse sa
place à lintuition mathématique car les notions
géométriques sont des idéalités dont
le sens nest intelligible quen tenant compte de la
réalité quils visent. Ferdinand Gonseth souligne
:
« Il ny a pas de notion de droite sans connaissance
préliminaire de certaines réalisations plus ou
moins grossières, telles que larête dune
règle ou le trait quelle permet de tracer, il ny
a pas de notion de point sans lintention de désigner
un endroit précis, pas de notion de lespace sans
image intégrale inscrite dans nos formes dintuition.
» ( F. Gonseth, Les Mathématiques et la réalité
: Essai sur la méthode axiomatique, Albert Blanchard,
(1936) 1974, p. 87-88 ).
Pascal dans son De lesprit géométrique
et de lart de persuader, quil a écrit,
donne sa perception de la géométrie à son
âge mûr (vers 34 ans) :
« Mais on n'en sera pas surpris, si l'on remarque que cette
admirable science ne s'attachant qu'aux choses les plus simples,
cette même qualité qui les rend dignes d'être
ses objets, les rend incapables d'être définies;
de sorte que le manque de définition est plutôt
une perfection qu'un défaut, parce qu'il ne vient pas
de leur obscurité, mais au contraire de leur extrême
évidence, qui est telle qu'encore qu'elle n'ait pas la
conviction des démonstrations, elle en a toute la certitude.
Elle suppose donc que l'on sait quelle est la chose qu'on entend
par ces mots : mouvement, nombre, espace; et, sans s'arrêter
à les définir inutilement, elle en pénètre
la nature, et en découvre les merveilleuses propriétés.
» ( Pascal, Oeuvres complètes, Gallimard,
1954, p. 583).
On sait que Platon attendait maints effets éducatifs de
létude des mathématiques, nul ne devait entrer
à son Académie sil nétait pas
initié à la géométrie (ou, daprès
certains commentaires, navait pas une aptitude à
pratiquer la géométrie).
Laptitude au calcul ne fut jamais considérée
comme un critère fiable des capacités mathématiques,
à lépoque des ordinateurs les mathématiques
ne consistent pas à apprendre par cur les techniques
du calcul à plusieurs chiffres. Lenseignement des
mathématiques vise principalement à développer
le raisonnement et la réflexion logique, à cultiver
les possibilités dabstraction. Il apporte de la
rigueur dans la pensée et stimule limagination.
Les mathématiques facilitent la communication internationale
et sont un élément fort de la culture.
Recherches mathématiques
professionnelles
La découverte de lexistence
dun domaine de recherches mathématiques à
la portée des élèves des lycées et
des collèges à lépoque de la très
grande professionalisation des recherches mathématiques
est assez inattendue. Cest pourquoi, nous commençons
à discuter de la place de la géométrie de
la poursuite.
Un portrait dun « mathématicien idéal
» est tracé dans le livre de Philip J. Davis et
Reuben Hersh LUnivers mathématiques (Bordas,
1985) :
« Par cela, nous n'entendons pas le mathématicien
exempt de tout défaut ou de toute limitation. Nous voulons
plutôt décrire le mathématicien ressemblant
plus possible à un mathématicien, comme on pourrait
décrire le lévrier de pure race, ou le moine idéal
du XIIIème siècle. Nous allons tenter de construire
un spécimen à l'état pur, afin d'exhiber
les aspects paradoxaux et problématiques du rôle
du mathématicien ...
Le travail du mathématicien idéal est intelligible
seulement pour un petit groupe de spécialistes, dont le
nombre est de quelques douzaines ou au plus de quelques centaines.
Ce groupe n'existe que depuis quelques décennies, et il
est très possible qu'il s'éteigne dans quelques
autres décennies. Toutefois, le mathématicien regarde
son oeuvre comme une part de la structure même du monde,
contenant des vérités valables pour toujours depuis
le commencement des temps, même dans les coins les plus
reculés de l'univers.
Il fonde sa foi sur une démonstration rigoureuse; il croit
que la différence entre une démonstration correcte
et une démonstration incorrecte est facilement reconnaissable
et sans appel. Il va jusqu'à penser qu'il n'y a pas de
condamnation plus accablante que de dire d'un étudiant
«Il ne sait même pas ce qu'est une démonstration!
»Il est cependant incapable de donner une explication cohérente
de ce qu'on entend par rigueur, ou ce qui est nécessaire
pour faire une démonstration rigoureuse. Dans sa propre
oeuvre, la ligne de partage entre ce qui est démontré
parfaitement ou imparfaitement est toujours floue, et souvent
controversée.
Si peu que nous parlions du mathématicien idéal,
nous devons avoir un nom pour son « domaine », son
sujet. Appelons-le, par exemple, « les hypercarrés
non riemanniens ».
Il est étiqueté par son domaine, par la quantité
de ce qu'il publie, et particulièrement par ceux dont
il utilise l'oeuvre et dont il suit le goût dans le choix
de ses problèmes.
Il étudie des objets dont l'existence n'est soupçonnée
que par une poignée de ses collègues. En fait,
si un non-initié lui demande ce qu'il étudie, il
sera incapable de lui montrer ou de lui dire ce que c'est. Il
est nécessaire de passer par un apprentissage ardu de
plusieurs années pour comprendre la théorie à
laquelle il s'est consacré. C'est seulement à ce
moment qu'on sera prêt à obtenir une explication
sur l'objet de son étude. Faute de cela, on pourra seulement
obtenir une « définition » qui sera si abstruse
qu'elle défiera toute tentative de compréhension.
Les objets étudiés par notre mathématicien
étaient inconnus jusqu'au xxe siècle; vraisemblablement,
ils étaient encore inconnus il y a trente ans. Aujourd'hui,
ils sont le principal intérêt dans la vie de quelques
douzaines (au mieux, de quelques centaines) de ses compagnons.
Ses compagnons et lui-même n'ont jamais mis en doute que
les hypercarrès non riemanniens ont une existence réelle
aussi définie et objective que celles du rocher de Gibraltar
ou de la comète de Halley...
En tout cas, pour lui l'hypercarré non riemannien existe,
et il le poursuit avec une dévotion passionnée.
Il passe toutes ses journées à le contempler. Sa
vie est heureuse dans la mesure où il peut découvrir
de nouveaux faits sur ce sujet.
Il a du mal à établir une conversation sensée
avec cette importante partie de l'humanité qui n'a jamais
entendu parler des hypercarrés non riemanniens. »
(Davis et Hersh, p. 35-36 ).
Il est intéressant de comparer ce portrait avec les activités
dun mathématicien réel, cest pourquoi
je vais parler de mon parcours mathématique personnel.
Jai grandi en URSS à
lépoque des conquêtes spatiales (Spoutnik,
Gagarine) quand les sciences physiques et mathématiques
avaient un très grand prestige. Les mathématiques
mattiraient beaucoup avec le début de létude
de la géométrie. Heureusement, dans les collèges
et lycées soviétiques, on enseignait alors la géométrie
comme une théorie mathématique et jai renforcé
mon goût des raisonnements logiques en lisant un livre
sur les jeux mathématiques.
Ensuite, jai lu un livre sur Archimède du professeur
Lourié avec la description détaillée de
ses travaux et de ses méthodes. En appliquant les méthodes
décrites dans ce livre, jai trouvé quelques
formules pour les aires et les volumes. Bien sûr, je connaissais
lexistence de la notion dintégrale, qui permet
dobtenir ces formules presque automatiquement, mais les
démonstrations des résultats, qui étaient
nouveaux pour moi, me passionnaient.
En 1966, je suis devenu étudiant de lUniversité
de Yakoutsk. Je ne savais pas encore que cétait
notre génération qui créerait en Yakoutie
les sciences mathématiques avec les Instituts et les Centres
de recherches, formerait plusieurs centaines de chercheurs en
mathématiques et leurs applications. Une grande surprise
mattendait : il ny avait à cette époque
que quelques docteurs en mathématiques parmi mes enseignants.
En entrant à lUniversité de Yakoutsk, je
pensais devenir un mathématicien qui ne cède en
rien à ses collègues, formés dans les prestigieuses
Universités de Moscou, de Leningrad et de Novossibirsk.
Il ne restait quune solution : travailler beaucoup dans
les bibliothèques, chercher et étudier les livres
des mathématiciens
célèbres afin de constituer un bon réservoir
de connaissances fondamentales. Ainsi jai commencé
à étudier simultanément avec mes premiers
manuels de calcul différentiel et intégral les
livres de Bourbaki. Heureusement, il ny avait personne
pour me conseiller de reporter leur lecture pour un peu plus
tard. Comme résultat, jai entraîné
si bien mon cerveau que le programme ordinaire universitaire
me paraissait très facile.
Jai décidé de commencer mes recherches par
la théorie des jeux différentiels car ce nouveau
domaine des mathématiques mest apparu comme intéressant
et prometteur. En effet, la théorie des jeux différentiels,
qui comprend la théorie de la poursuite optimale, est
née des applications militaires et techniques des mathématiques,
mais elle est un outil théorique permettant de modéliser
de la façon plus adéquate les problèmes
des sciences sociales et économiques.
Dans toute lUnion Soviétique il nexistait
que quelques spécialistes dans ce domaine à Moscou,
Leningrad et Sverdlovsk (actuellement Ekaterinbourg). Jai
écrit mon mémoire consacré à la géométrie
des jeux avec la «ligne de vie» à lUniversité
de Leningrad sous la direction de Léon Petrossian qui
ma invité à continuer mes études dans
son école doctorale. Je continuais donc mes études
avec les meilleurs étudiants de lUniversité
de Leningrad, anciens élèves du Lycée physique
et mathématique auprès de cette Université,
souvent vainqueurs des Olympiades internationales, décorés
de la médaille dor à la sortie du Lycée.
Jai vite remarqué leur handicap majeur : manque
dautonomie. Entourés depuis leur adolescence par
les meilleurs enseignants, conseillés par les scientifiques
de renommée mondiale, ils avaient perdu en partie lhabitude
de se débrouiller seuls et navaient pas souvent
assez la rage deffectuer des recherches indépendantes
et solitaires. Mes études de Bourbaki ne sont pas restées
sans suite. Jai commencé à développer
lapproche axiomatique aux jeux dynamiques.
Les années 1970-1987 voyaient le développement
rapide des méthodes de la théorie des jeux différentiels
et leur approfondissement. Jai eu lhonneur de participer
activement à ce processus et dêtre au cur
des recherches dans ce domaine en URSS. En, 1976, jai soutenu
ma thèse du Docteur en mathématique et, en 1987,
ma thèse du Docteur dEtat sur la théorie
axiomatique des jeux dynamiques et des jeux dans les systèmes
généraux.
En 1984 je suis devenu le chef dune chaire à lUniversité
de Yakoutsk, en 1989 jai créé la chaire de
la cybernétique mathématique, mes élèves
ont commencé à soutenir leurs thèses. Je
dirigeais aussi la division de linformatique à lAcadémie
des sciences, ensuite jai fondé un Centre qui coordonnait
toutes les recherches mathématiques en Yakoutie (République
Sakha de la Fédération de
Russie). Ainsi je dirigeais les recherches mathématiques
en Yakoutie et je coordonnais des recherches pédagogiques
sur JIPTO (Jeux Intellectuels de Poursuite de Tomski), inventé
comme support de la vulgarisation des mathématiques.
En 1992, je suis devenu expert de lUNESCO chargé
des programmes de coopération scientifique et éducative
entre lUNESCO et la Yakoutie et autres régions du
Grand Nord. Ces activités ont stimulé mes recherches
pédagogiques. Jai continué, pendant mon travail
à lUNESCO, à diriger mes école doctorales
mathématiques et pédagogiques à lUniversité
de Yakoutsk, à mener les recherches sur la théorie
des jeux différentiels dans le cadre du Centre de la théorie
des jeux de lUniversité de Saint-Pétersbourg
et les recherches sur la Géométrie de la Poursuite.
Maintenant je vais essayer de donner quelques idées plus
précises sur mes recherches mathématiques approfondies
avec lutilisation de la terminologie des mathématiques
dites «supérieures», inévitable dans
ce cas.
Les théorèmes de lexistence de la valeur
des jeux différentiels à somme nulle dans les systèmes
décrits par les équations différentielles
ordinaires on été formulés et démontrés
par N.N. Krassovski, A.I. Soubbotine, A. Friedman et dautres
vers lannée 1970. En 1971, Y.I. Ossipov (actuellement
la Président de lAcadémie des sciences de
la Fédération de Russie) a généralisé
les résultats de Krassovski et Soubbotine pour les jeux
dans les systèmes décrits par les équations
à retard et, en 1975, pour les jeux dans certains systèmes
décrits par les équations aux dérivées
partielles.
Il a été naturel du développer lapproche
axiomatique générale au lieu de continuer les généralisations
successives des résultats fondamentaux pour les jeux dans
les systèmes décrits par les autres types et classes
déquations, commandé de nature diverse. Jai
commencé mes recherches dans ce domaine à partir
de 1972. En 1974-1977, jai démontré des théorèmes
généraux sur linformation des joueurs et
des théorèmes de lexistence des solutions
des jeux dans les systèmes généraux sans
discrimination. Ces résultats ont été accueilli
très favorablement par Krassovski, Ossipov et Soubbotine.
Vu lavancement de mes recherches, le professeur L.A. Petrossian,
devenu doyen de la faculté des mathématiques appliquées
et des processus de contrôle de lUniversité
de Leningrad, ma proposé décrire ensemble
un manuel sur la théorie des jeux dynamiques et différentiels
et leurs applications. En 1977-78, jai travaillé
à lUniversité de Leningrad sur ce livre qui
est devenu le premier manuel sur les jeux différentiels
et le premier livre sur les jeux dans les systèmes dynamiques
généraux.
En 1978-79, pendant mon stage postdoctoral à lUniversité
de Paris Dauphine, jai décidé de commencer
à étudier les jeux différentiels et dynamiques
dans les nouvelles classes de stratégies, plus souples
que les stratégies positionnelles et les stratégies
localement-programmées utilisées par les mathématiciens
soviétiques à cette époque. Cette idée
a été soutenue par les professeurs Pierre Bernhard
et Ivar Ekeland.
Pendant les années 1978-1985, jai ainsi étudié
des jeux dans les classes des E-stratégies, des stratégies
récursives localement-programmées et des stratégies
localement-programmées généralisées,
dans les différentes classes de superstratégies,
etc. Lavantage de ces stratégies consiste en diminution,
souvent considérable, du nombre des corrections des décisions
(contrôles) des joueurs. En 1982, jai publié
le livre Jeux dans les systèmes dynamiques (Editions
de lUniversité dIrkoutsk, 161 p.).
Jai analysé les méthodes des itérations
programmées (proposée par A.G. Tchentsov, S.V.
Tchistiakov, en 1976-77, pour les systèmes décrits
par les équations différentielles ordinaires et
de nouveaux types) et démontré la possibilité
de leur utilisation pour tous les jeux dynamiques ayant des solutions
dans la classe des stratégies localement-programmées.
Cétait un résultat inattendu, définitif
et valable pour tous les systèmes dynamiques décrits
par les équations à retard, par les équations
aux dérivées partielles, etc.
Ensuite, jai introduit différents types ditérations
programmées transfinies afin détudier les
jeux différentiels dans la classes des epsilon-stratégies
de Pchenithny car son résultat sur la « structure
des jeux différentiels » (1969) restait encore
obscur et isolé. Vers 1985, jai éclairci
ses liens avec les autres résultats fondamentaux des jeux
différentiels. Jai aussi utilisé ces itérations
transfinies pour la démonstration du fait que la fonction
de valeur des jeux dynamiques satisfait toujours à léquation
de Tchentsov-Tchistiakov. Cétait encore un résultat
inattendu, définitif et valable pour tous les systèmes
dynamiques.
Pour les jeux qualitatifs jai développé de
nouvelles constructions rétrogrades pour la construction
et lestimation des zones de captures et des zones desquive
dans différentes classes de stratégies. Jai
utilisé mes résultats et mes constructions pour
létude des jeux différentiels linéaires
dans lespace de Banach, des jeux différentiels à
information imparfaite.
Ces résultats ont été accueillis avec intérêt
par tous les spécialistes concernés qui sont devenus
à cette époque très nombreux car les grandes
écoles scientifiques se sont développées
autours de L.S. Pontryaguine à Moscou, de L.A. Petrossian
à Leningrad, de N.N. Krossovski à Sverdlovsk, de
B.N. Pchenithny à Kiev et des groupes moins importants
dans plusieurs autres villes.
En 1985, jai obtenu lhabilitation de diriger des
thèses. Mes missions scientifiques sont devenues de plus
en plus fréquentes et durables. Pendant trois années,
jai travaillé à lUniversité
de Leningrad et jai publié plusieurs livres.
En 1986, les professeurs Andreï Soubbotine et Alexandre
Tchentsov, intrigués par mes derniers résultats,
mont déclaré que : « Les chercheurs
en théorie des jeux différentiels sont en majorité
des spécialistes des équations différentielles
et de la théorie du contrôle optimal et cest
pourquoi ils ont cessé de comprendre vos résultats
devenus très compliqués et trop abstraits ».
Ils mont recommandé de madresser à
Yuri Erchov, président de lUniversité de
Novossibirsk, le meilleur spécialiste soviétique
de la théorie des ensembles et de la logique mathématique
pour lexpertise de ma thèse de Docteur dEtat
avant sa soutenance.
Erchov, Palutine, Taïmanov et dautres spécialistes
des fondements des mathématiques de lUniversité
de Novossibirsk ont été contents de voir lutilisation
efficace de lapproche axiomatique et des constructions
abstraites et transfinies dans un domaine des mathématiques
appliquées afin dobtenir des résultats pour
les classes des stratégies réalisables. Ils ont
analysé mes démonstrations et ont certifié
leur validité.
A cet instant jai ressenti un sentiment mitigé.
Dune part, cet appel des grands spécialistes de
la théorie des jeux différentiels aux spécialistes
éminents de lUniversité de Novossibirsk afin
de comprendre mes résultats mathématiques témoignait
que ces résultats sont vraiment profonds et compliqués
ce qui a suscité ma satisfaction légitime en tant
que mathématicien professionnel. Dautre part, cette
situation davoir « du mal à établir
une communication sensée avec cette importante partie
de l'humanité qui n'a jamais entendu parler » des
jeux différentiels et davoir même des difficultés
de communication avec mes propres collèges scientifiques
était un peu triste.
En 1987, jai soutenu ma thèse de Docteur dEtat
Jeux dynamiques à information parfaite et leurs applications
devant un grand jury composé dune vingtaine des
Docteurs dEtats, mathématiciens des Universités
et des Centres de recherches de Leningrad, Moscou, Ekaterinbourg,
Kiev et Tachkent.
Jai déjà noté que mon école
doctorale à lUniversité de Yakoutsk existe
depuis 1985. Mes élèves S.P. Kaïgorodov, T.I.
Kuzmina, G.P. Permiakov ont appliqué mes méthodes
à létude des jeux différentiels avec
plusieurs joueurs et aux solutions des jeux qualitatifs. R.I.
Egotov a étudié la stabilité des solutions
des jeux dynamiques, S.V. Mestnikov les a appliqués aux
jeux différentiels à information imparfaite. Actuellement
Kaïgorodov travaille sur les applications économiques
de la théorie des jeux et Mestnikov continue à
étudier les jeux différentiels à information
imparfaite. Ils terminent leurs thèses de Docteur dEtat.
En 1980-1987, V.A. Ulanov (Université de Saint-Pétersbourg)
a développé la théorie des jeux dynamiques
avec un nombre infini de personnes, basée sur ma théorie.
Dans les thèses de Docteur dEtat de V.V. Zakharov
(Université de Saint-Petersbourg, 1989) et de N. Danilov
(Université de Kemerovo, 1991) cette théorie est
utilisée pour lanalyse des jeux dynamiques à
plusieurs joueurs et leurs applications aux modèles mathématiques
des problèmes économiques et écologiques,
N.A. Zenkevitch (Université de Saint-Petersbourg) a appliqué
mes résultats aux jeux différentiels à information
imparfaite. Notons que le professeur Zakharov est actuellement
un des candidats à la présidence de lUniversité
de Saint-Pétersbourg.
Jai consacré à certaines de ces applications
les livres Jeux différentiels à information
imparfaite (avec L.A. Petrossian, Editions de lUniversité
dIrkoutsk, 1984, 188 p.) et Jeux dans les systèmes
généraux (avec V. Oulanov, Editions de lUniversité
dIrkoutsk, 1987, 208 p.).
En France, le développement de mes constructions rétrogrades
et leurs applications, par le professeur Pierre Bernhard et ses
élèves, ont permis dobtenir des résultats
très intéressants.
Les itérations programmées et les diverses constructions
rétrogrades donnent des méthodes générales
de solution des jeux différentiels. Leurs applications
se heurtent actuellement au problème de la « malédiction
de la dimension », mais on les utilise pour construire
différentes stratégies et pour lestimation
du résultat de leurs utilisation. En 1983, jai publié avec L.A.Petrossian
le livre en russe Géométrie de la poursuite
pure (Editions « Naouka », 143 p.)
car nous avons compris que lensemble des propositions géométriques
des jeux différentiels présente une extension intéressante
de la géométrie classique car dans la théorie
de la poursuite sur le plan on utilise assez souvent des méthodes
géométriques qui permettent parfois de trouver
les stratégies optimales. En
1979-91, jai démontré quelques théorèmes
sur la poursuite optimale avec des démonstrations à
la portée des élèves des lycées et
jai simplifié considérablement les démonstrations
des résultats de Petrossian et de ses élèves
sur la géométrie des jeux de poursuite de la capture
rapide et des jeux avec la « ligne de la vie »
qui étaient initialement très compliqués.
Jai été satisfait de pouvoir enfin expliquer
certains de mes résultats mathématiques même
aux élèves doués des collèges.
A cette occasion je cite une des remarques critiques de Didier
Norton :
« Depuis quelques décennies, le nombre de mathématiciens
dans le monde a considérablement augmenté. On estime
qu'il est passé de 3000 en 1900 à plus de 50 000
aujourd'hui. Ce point n'a pas été évoqué
jusqu'ici parce qu'il n'influe pas sur leurs paroles. Parler
se fait en privé ; si je ne suis pas dans le bureau où
se tient la conversation, c'est pour moi comme si elle n'existait
pas ; et le fait que, de par le monde, il y ait des milliers
de bureaux où des milliers de mathématiciens sont
en train de parler n'a pas de conséquences. Il en va tout
autrement en ce qui concerne l'écrit. Même l'article
que je ne lis pas, que je ne vois pas passer tant les articles
sont nombreux, même celui-là a une conséquence
sur mon travail : il contribue à altérer la nature
de la vérité mathématique. Pour comprendre
cette altération, comparons le statut d'un résultat
très ancien, tel le théorème de Pythagore,
et le statut d'un résultat récent, tel le dernier
théorème publié ce matin même dans
une revue de recherche mathématique.
D'un point de vue abstrait de «philosophie pure»,
rien ne les sépare. Ces théorèmes appartiennent
à un seul et même massif. L'un et l'autre sont des
vérités mathématiques, fondées sur
des principes de logique supposés universels. Les milliers
d'années écoulées entre le découverte
du premier et celle du second sont une circonstance somme toute
secondaire, comparée au fait que tous deux bénéficient
de ce statut de «vérité étemelle»
que seules les mathématiques semblent pouvoir offrir à
une oeuvre humaine.
En revanche, d'un point de vue sociologique, ces théorèmes
n'ont rien à voir. Le théorème de Pythagore
fait partie d'un patrimoine commun à la plus grande partie
de l'humanité. Des Babyloniens aux Grecs, des Chinois
aux Arabes, il n'a cessé d'être découvert
et redécouvert, interprété et réinterprété,
recevant des dizaines de démonstrations différentes,
où s'exprime le génie de chaque civilisation. Au
contraire, le dernier théorème publié n'est
compréhensible que par de rares spécialistes. Il
n'a donc, dans les faits, rien d'universel. Et il a toutes chances
d'être éphémère. Dans le meilleur
des cas, un spécialiste tentera de le raffiner, pour publier
à son tour. Suite à quoi, le théorème
s'endormira dans les bibliothèques. La chance qu'un prince
charmant vienne le réveiller est minime, et, le temps
que vous lisiez le paragraphe qui s'achève ici, ce dernier
théorème n'est déjà plus le dernier,
tant les publications s'amoncellent vite... En 1989, le mathématicien
français Pierre Cartier a estimé à 250 000
le nombre de théorèmes produits chaque année
; depuis, le rythme a encore augmenté.
Ainsi, les circonstances entourant le théorème
de Pythagore et celles entourant le théorème de
ce matin diffèrent de façon si radicale que le
sens même de ces théorèmes se trouve affecté.
Le théorème de Pythagore a un sens général
; le dernier théorème publié a, sauf exception,
un sens particulier.» ( D. Norton, Deux et deux font-ils
quatre ? Sur la fragilité des mathématiques,
Pour la science, 1999, p. 38-39 ).
Depuis 1988, jai pu consacrer
plus de temps à la Géométrie de la poursuite.
En 1989, jai publié avec L.A.Petrossian Problèmes
élémentaires de la poursuite et de lévasion
(Editions de lUniversité de Yakoutsk, 80 p.) et,
en 1991, Des jeux à la créativité
(Novossibirsk : Naouka, 125 p.). Mes élèves A.I. Golikov, S.P. Kaïgorodov,
S.P. Mestnikov, V.G. Sofronov ont aussi étudié
les solutions géométriques des problèmes
de poursuite. En 1991, nous avons édité un livre,
consacré à ces problèmes ( Investigations
in the geometry of simple pursuit, Yakut State University,
Edited by L. Petrossian, G. Tomski, S.Mestnikov, 105 p. ).
Les résultats de mes élèves, sauf un théorème
de Kaïgorodov, ne sont pas inclus dans ce livre car nous
navons pas encore trouvé leurs démonstrations
fondées uniquement sur la géométrie élémentaire.
Pour les mêmes raison, je nai pas inclus des résultats
géométriques obtenus par Nikolaï Zenkevitch
de lUniversité de Saint-Petersburg sur la poursuite
avec information imparfaite à partir de lannée
1985.
Viktor Chiriaev de lUniversité de Saransk a consacré
sa thèse à la théorie de la poursuite sur
le plan. Par exemple, en 1982, il a démontré que,
si le «poursuivant» utilise la stratégie de
la poursuite simple et le «fugitif» se déplace
avec la vitesse maximale sans changer sa direction, alors les
points de capture ponctuelle, correspondant à toutes les
directions de déplacement, constituent le «limaçon
de
Pascal», ligne qui a été étudiée
par Etienne Pascal, père de Blaise Pascal, juriste passionné
de mathématiques.
Badir Rikhsiev de lUniversité de Tachkent, a étudié,
en utilisant les méthodes géométriques élémentaires,
les problèmes de la poursuite dans un angle ou avec dautres
restrictions, ainsi quavec quelques «poursuivants»
ou «fugitifs». Ces démonstrations sont pourtant
compliquées avec parfois lutilisation de la méthode
des «joueurs fictifs», inventée par Rikhsiev.
Mon expérience de la simplification des démonstrations
de la théorie géométrique de la poursuite
laisse espérer quon peut trouver de nouvelles démonstrations
basée sur les mathématiques élémentaires
de la majorité des résultats mathématiques
cités.
Les problèmes de la communication des idées mathématiques
sont difficiles et demandent de nouvelles approches. A cette
fin et pour élargir davantage le domaine des recherches
de la géométrie de la poursuite, en 1987, jai
inventé le JIPTO (Jeux Intellectuels de Poursuite pour
Tous) avec des modèles mathématiques élémentaires.
En 1997, jai publié le livre JIPTO : Jeu
de réflexion pour tous » avec T. Tomski
(ACL-Editions, 95 p.) et, en 2002, le livre Mathématiques
du JIPTO (JIPTO International, 2002, 141 p.).
Lexistence de dizaines de milliers damateurs du JIPTO
justifie actuellement les recherches approfondies sur les propriétés
des modèles mathématiques des versions les plus
intéressantes. Notons quAndré Deledicq, que
nous avons cité à quelques reprise dans ce livre,
pense que le JIPTO « semble avoir toutes les qualités
pour devenir un vrai «classique» comme les échecs,
les dames, le jacquet etc. »
Cet aperçu, pourtant bien incomplet, montre la diversité
des recherches sur la géométrie de la poursuite.
Modélisation mathématique
On classe dhabitude les
mathématiques en «mathématiques élémentaires»
scolaires et en mathématiques supérieures universitaires,
ensuite viennent les différents domaines des «mathématiques
des chercheurs».
Je propose dappeler « les mathématiques euclidiennes
» une partie des mathématiques qui nest basée
que sur la géométrie dEuclide légèrement
retouchée. Nous sommes maintenant convaincus que ces mathématiques
ont de grandes perspectives du développement par les mathématiciens
professionnels mais aussi par les amateurs des mathématiques,
les enfants doués et les enseignants.
Le pas historique décisif dans le développement
des mathématiques et de lenrichissement considérable
de la langage mathématique fut lémergence
du concept de fonction. Les fonctions et les relations sont utilisées
dans les mathématiques euclidiennes mais de façon
implicite.
Je me représente les mathématiques comme un langage
symbolique dont les notions et les règles sont claires
et strictes. En utilisant cette métaphore, on peut dire
que la géométrie a été la première
grande épopée écrite dans cette langue par
Euclide. Nous assistons à la création sur la base
de la langue mathématique de langues hybrides, moins strictes,
qui sont utilisées pour élaborer des dossiers les
plus convaincants possibles dans presque tous les domaines de
lactivité humaine. Ce processus est accéléré
par le développement de linformatique. Les philosophes
constatent «un phénomène historique majeur»
quon «entre dans lère de la modélisation»
qui «modifie profondément la nature même des
pratiques sociales dans les champs les plus divers» (Nicolas
Bouleau).
Léducation mathématique doit initier au concept
de fonction et à lutilisation des notions de la
fonction, de la correspondance et des autres relations mathématiques
dans la modélisation mathématique sur les exemples
à la portée des élèves. Jenvisage
de revenir à cette discussion après avoir écrit
le livre Fonctions et modélisation des jeux dynamiques.
Dans ce livre je décrirai des modèles mathématiques
des JIPTO et autres jeux de poursuite, dabord, avec lutilisation
des relations algébriques simples et des fonctions trigonométriques,
puis, en cas général des jeux dynamiques, avec
des fonctions à plusieurs variables. Je donnerai ensuite
les définitions des différentes stratégies
et des classes des stratégies. Lensemble de ces
descriptions constituera un récit sur le JIPTO et autres
jeux dynamiques en termes mathématiques. Lexercice
de la «traduction en mathématiques» des règles
des versions du JIPTO est à la portée de tous et
donne un moyen efficace de lacquisition dune base
solide de la culture mathématique. Cette approche permet
détudier «en action» les notions des
mathématiques de base (équations, fonctions, notions
trigonométriques, notions de limite et de continuité,
etc.), en les introduisant au fur et au mesure de leur nécessité
et en étudiant leurs propriétés réellement
utilisées.
On peut appeler les « modèles analytiques »
les modèles mathématiques qui ne sont décrits
quavec lutilisation des fonctions (y compris de plusieurs
variables) et des autres notions mathématiques de base.
Notons que la modélisation des stratégies marque
le début de linitiation au langage de la théorie
mathématique des jeux. La notion des stratégies
optimales est claire dans le cas où les intérêts
des joueurs sont opposés comme dans le cas des JIPTO de
base. On peut montrer facilement que la valeur optimale dun
jeu est la même pour tous les couples des stratégies
optimales. Cette clarté disparaît pour les jeux,
où les intérêts des joueurs ne sont pas opposés.
Il nexiste plus une notion doptimalité qui
soit universellement acceptable. Le langage de la théorie
mathématique des jeux contient des notions comme «compromis»,
«négociation», «promesse», «menace»,
«punition», «stabilité». Cet enrichissement
du vocabulaire mathématique est destiné à
faciliter la modélisation des situations réelles
de conflit et de compromis. Ces notions sont souvent formulées
dans des termes simples.
Le domaine des « mathématiques supérieures
» commence par les études des calculs différentiel
et intégral, ainsi que des équations différentielles.
Sans
notion de lintégrale il est impossible davoir
une idée claire des notions couramment utilisées
de laire dune surface et du volume des corps avec
des formes compliquées. Pourtant cette notion na
été éclaircie suffisamment quau XIXème
siècle. Ce fait montre la jeunesse de la langue mathématique
qui na constitué que récemment un vocabulaire
suffisamment riche pour être utilisée maintenant
avec une efficacité croissante. Cest pour mieux
aider les débutants à comprendre cette partie des
mathématiques et pour une initiation plus approfondie
à la modélisation mathématique jécrirai
le livre Introduction aux mathématiques supérieures
et aux jeux différentiels avec lexplication
et létude des propriétés nécessaires
des notions mathématiques utilisées. La théorie
des jeux différentiels étudie les modèles
mathématiques de processus réels de la poursuite,
souvent dorigines militaires (poursuite dun avion
par un autre, manoeuvres desquive dun avion contre
une fusée, etc) et parfois des modèles économiques.
Afin de donner lexemple dun domaine des mathématiques
des chercheurs, jenvisage décrire le livre
Théorie des ensembles et jeux dans les systèmes
généraux où jexposerai la théorie
axiomatique des jeux dynamiques basée sur la théorie
des ensembles. Afin davoir un exposé vraiment axiomatique,
indépendant et le plus accessible possible, jexposerai
dans ce livre les parties utilisées de la théorie
des ensembles, de la logique mathématique, de la topologie,
etc.
On voit ainsi que létude de la géométrie
élémentaire de la poursuite aide à mieux
comprendre des concepts mathématiques de base, à
initier à la modélisation mathématique,
facilite laccès à létude de
la théorie de loptimisation et de la théorie
des jeux. Un des buts de lenseignement de la notion de
la modélisation mathématique est sa démystification
et lélaboration d'une pensée critique nécessaire.
Le faible niveau de la culture mathématique de la grande
majorité de la population peut avoir aujourdhui
des conséquences graves. Citons Nicolas Bouleau, auteur
du livre Philosophies des mathématiques et de la modélisation
(Editions de lHarmattan, 1999) :
« Vis à vis des tromperies revêtues des discours
traditionnels, religieux, politiques, commerciaux, le propre
de la modélisation est de nous mettre en présence
de dossiers épais qui enfoncent leurs racines profondément
dans les sciences. Cela peut constituer des armes redoutables
pour entraîner la conviction, dautant plus que lopinion
est particulièrement naïve et ingénue en ce
registre ...
Nous nous trouvons sans doute dans une période de transition,
démunis devant les modèles simulacres de grande
science, sans outils de pensée équivalents à
ceux que Platon en son temps construisit. La position du scientifique
qui sastreint à épurer la formulation dun
problème dans un effort vers une rationalité objective
est souvent confondue avec celle de lexpert qui, engagé
dans une situation sociale où il joue le rôle de
maître duvre pour un maître douvrage,
utilise la modélisation comme moyen dexpression
dun projet, en visant, éventuellement, la naissance
de sentiments et de convictions par intérêt ...
Cest une question de culture et déducation.
Le métier de modélisation, quoique passionnant,
nest pas enseigné en tant que tel ... On nimaginerait
pas que lenseignement des lettres soit limité à
létude du style et de la pensée des grands
auteurs, les devoirs de composition française et les dissertations
consistant exclusivement à faire des pastiches de Victor
Hugo, de Madame de Sévigné ou dHomère.
Or cest ce qui se passe dans lenseignement scientifique.
La modélisation est pour les sciences léquivalent
de la dissertation, il ny a pas de corrigé unique.
On continue à former des spécialistes empreints
de certitudes, alors que lenjeu est de savoir dialoguer.
» (La modélisation comme langage et la question
de la connaissance utile, http://www.enpc.fr/HomePages/bouleau/papiers/c38.htm).
Dans la géométrie de la poursuite, il ny
a pas dobstacle majeur à lassimilation des
objets de modélisation, quon rencontre en essayant
dexpliquer les modèles mathématiques des
processus physiques, économiques, biologiques etc. (qui
exigent létude préalable des sciences correspondantes).
Développement de
la culture mathématique des enfants doués
On peut évaluer la culture
mathématique chez un individu de la façon suivante
:
Niveau initial : on commence à comprendre la notion
de mathématisation ;
Niveau moyen : on acquiert un savoir mathématique
qui peut aller du savoir très élémentaire
jusquà la connaissance des théories mathématiques
complexes ;
Niveau supérieur : on est capable de créer
du nouveau savoir mathématique.
Notons que nos critères classent parmi les personnes de
culture mathématique du niveau supérieur les grands
mathématiciens de lAntiquité comme Euclide,
Archimède, etc., tandis que les individus non créatifs,
mais initiés aux mathématiques supérieures
universitaires, nont quune culture mathématique
du niveau moyen. On peut diviser ce niveau moyen en quelque niveau
daprès les critères supplémentaires,
par exemple, le critère de lingéniosité
:
Niveau moyen ordinaire : on sait résoudre des problèmes
mathématiques qui ne réclament pas de lingéniosité
;
Niveau moyen avancé : on est capable de reproduire
facilement les démonstrations des théorèmes
étudiés et de proposer des solutions ingénieuses
à des problèmes déjà résolus
par les autres.
On peut subdiviser chacun de
ces deux niveaux daprès le critère du savoir
mathématique acquis : le niveau moyen avancé de
lécole élémentaire (du collège,
du lycée, de luniversité, ou par classe :
CM1, CM2, etc.).
Ellen Winner (Université de Havard) emploie le terme surdoué
pour désigner des enfants « présentant les
trois caractéristiques atypiques suivantes » :
« 1. La précocité. Les enfants surdoués
sont précoces. Ils font leurs premiers pas dans la maîtrise
dun domaine plus tôt que les autres. Ils font aussi
des progrès plus rapides dans ce domaine que les autres
enfants, parce que lapprentissage nest pas un effort
pour eux. Par domaine, jentends un champ organisé
de connaissances tel que le langage, les mathématiques,
la musique, lart, les échecs, le bridge, le ballet,
la gymnastique, le tennis ou le patinage.
2. Une insistance à se débrouiller seuls. Les enfants
surdoués napprennent pas seulement plus vite que
les enfants ordinaires ou même brillants, mais aussi dune
manière qualitativement différente. Ils se débrouillent
seuls : il leur faut un minimum daide ou dencadrement
de la part des adultes pour atteindre la maîtrise de leur
domaine et, la plupart du temps, ils sont à eux-mêmes
leur propre professeur. Les découvertes quils font
dans leur domaine sont excitantes et motivantes, et chaque étape
les conduit naturellement à aborder la suivante. Souvent,
ces enfants inventent eux-mêmes certaines règles
du domaine en question et imaginent des manières inédites
et personnelles de résoudre les problèmes quils
rencontrent. Cela signifie que les enfants surdoués sont
par définition créatifs
3. La rage de maîtriser. Les enfants surdoués sont
intrinsèquement motivés pour donner un sens au
domaine où se manifeste leur précocité.
Ils font preuve dun intérêt intense et obsessionnel,
dune faculté de concentration extrême et de
ce que jen suis venue à appeler la « rage
de maîtriser »
» (Winner, Surdoué.
Mythes et réalité, Aubier, 1997, p.15-16).
Ces critères sont assez restrictifs, ils laissent à
part, par exemple, les enfants ayant des parents « qui
se donnent le temps et les moyens daider leur progéniture
à déployer leur plein potentiel » (Ibid,
p.16), même ceux qui sont motivés et sont capables
de travailler dur. Sans discuter avec Winner nous préférons
utiliser lexpression «les enfants doués »
qui nest évidemment réservée quà
une petite minorité de la population car le douement est
une propriété psychique générale
des êtres humains.
Pourtant les critères de Winner correspondent assez bien
à nos observations et à notre expérience
et nous allons les utiliser avec quelque réserve afin
de discuter de la question de douement mathématique.
Précocité : Les enfants doués en mathématiques
sont précoces, ils assimilent tôt les objets mathématiques
étudiés et néprouvent pas des difficultés
conceptuelles, ils font des progrès plus rapides que les
autres enfants, parce que lapprentissage scolaire des mathématiques
nest pas un grand effort pour eux.
Il nest naturel de parler de lexistence de la culture
mathématique chez un individu quà partir
du moment où il assimile assez bien les objets mathématiques
de base. Si ce passage des objets concrets vers les objets idéaux
est facile pour un enfant, et, seulement dans ce cas, à
notre avis, on peut commencer à espérer quil
a un don mathématique. La rapidité et la facilité
de lacquisition du savoir mathématique est un critère
nécessaire de lexistence du don mathématique,
mais ce nest pas un critère suffisant.
Autonomie : Les enfants doués en mathématiques
se débrouillent souvent seuls : il leur faut un minimum
daide ou dencadrement de la part des adultes pour
atteindre la maîtrise des mathématiques scolaires.
Ils sont à eux-mêmes leur propre professeur et ils
peuvent sintéresser beaucoup aux livres de vulgarisation
des mathématiques, à lhistoire des mathématiques,
et peuvent dans les domaines qui les intéressent particulièrement
devancer leurs études. Les découvertes quils
font dans leurs études les excitent et les motivent, et
chaque étape les conduit naturellement à aborder
la suivante. Souvent, ces enfants sintéressent aux
jeux mathématiques et même aux problèmes
mathématiques irrésolus.
Rage de maîtriser : Les enfants surdoués en mathématiques
font preuve dun intérêt intense et obsessionnel,
ils ont la « rage de maîtriser » les mathématiques
et dacquérir le plus rapidement possible la culture
mathématique du niveau supérieur. Par conséquent,
les résultats mathématiques récents que
nous avons décrit, les problèmes mathématiques
irrésolus que nous avons formulé peuvent être
intéressants et utiles («excitants et motivants»)
pour ces enfants.
Dans beaucoup de pays les Olympiades mathématiques sont
devenues une méthode traditionnelle de dépistage
des talents mathématiques. Les problèmes proposés
aux participants de ces compétitions sont fondés
sur les programmes de lécole secondaire, mais leurs
solutions réclament de lingéniosité.
Il existe dautres
concours populaires, par exemple, le concours international mathématique
Kangourou est accessible à un très grand nombre
délèves car lutilisation optimale de
linformatique facilite beaucoup son fonctionnement et automatise
plusieurs tâches.
Pourtant les élèves détectés par
les olympiades et les concours mathématiques ne sont pas
forcément les surdoués satisfaisants aux critères
de Winner. Ces olympiades ne permettent pas de détecter
sans erreur les futurs chercheurs en mathématiques.
Beaucoup de vainqueurs des olympiades et leurs enseignants nont
quune culture mathématique du niveau moyen, ils
possèdent un savoir mathématique qui peut aller
jusquà la connaissance des théories mathématiques
assez complexes mais ne sont pas capables eux-mêmes de
créer un nouveau savoir mathématique. Bien sûr,
on ne peut pas exiger que tous les enseignants de mathématiques
possèdent une culture mathématique du niveau supérieur.
Daprès nos critères, la culture mathématique
du niveau supérieur est rare, il faut être capable
de créer du nouveau savoir mathématique.
Ce nouveau savoir mathématique doit être nouveau
pour lenfant et son entourage et pas obligatoirement nouveau
pour lhumanité. Mais sa solution doit demander beaucoup
plus deffort quun problème proposé
aux participants dune olympiade qui réclame de lingéniosité
mais un élève bien entraîné peut en
principe résoudre ce problème en une ou deux heures.
Tandis que dans le vrai processus de recherche mathématique
on cherche la solution dun problème irrésolu
pendant plusieurs jours, souvent plusieurs mois et même
des années. Parfois des générations de chercheurs
travaillent sur un problème tel que la démonstration
du Grand théorème de Fermat. En utilisant le lexique
du sport on peut comparer les Olympiades mathématiques
aux courses de vitesse sur petite distance et la recherche mathématique
au marathon.
En résumé, il existe les enfants doués en
mathématiques avec la culture mathématique de niveau
moyen avancé, qui se révèlent facilement
par leurs enseignants et pendant les olympiades et les autres
concours mathématiques, et les enfants doués en
mathématiques avec la culture mathématique de niveau
supérieur dont la détection est plus difficile.
Les enfants surdoués avec la culture mathématique
du niveau supérieur ne sont pas très rares. Citons
les plus connus : nous avons vu que Pascal (1623-1662) a commencé,
seul à onze ans, à démontrer plusieurs propositions
dEuclide, Clairaut (1713-1765) sest livré
à douze ans à un mémoire sur les courbes
quil avait découvertes, ainsi que Gauss (1777-1855),
Cauchy (1789-1857), Cayley (1821-1895), Sylvester (1814-1897),
Bolyai (1802-1860), Galois (1811-1832), Abel (1802-1829).
Dans ce domaine on peut noter lexpérience de lassociation
française «Maths en Jeans » qui mène
les activités suivantes :
Revalorisation de limage des mathématiques et de
la recherche scientifique chez les jeunes ; dédramatisation
des rapports au savoir, aux mathématiques et à
leur application ;
Diffusion et popularisation de la culture mathématique
et des méthodes scientifiques, de leur utilité
et de leurs résultats ;
Développement de la créativité et de lautonomie
comportementale des jeunes : évolution des méthodes
et des contenus de la formation par lapprentissage dune
activité mathématique désirée, pour
le plaisir, et ouverte sur lactivité scientifique
;
Transformation des méthodes denseignement (en mettant
en place un microcosme de recherche dans les établissements
denseignement secondaire).
Les premières démarches pour mettre en place le
projet de lassociation ont démarré en mai-juin
1989 :
« Les élèves ont ainsi travaillé à
différents niveaux : personnel, en groupe, avec laide
éventuelle de lenseignant, en « séminaire
» avec le groupe correspondant, avec supervision du chercheur
du CNRS. Contre toute attente, ils ont produit de nouvelles mathématiques,
pas tant en ce qui concerne les résultats obtenus que
par les démonstrations quils ont inventées
» (Audin, «Où lobjet de léchec
et de la honte devient un objet du désir ...» Actes
du colloque «Les objectifs de la formation scientifique»,
28 et 29 avril 1990, Palaiseau (École polytechnique),
1990, p.109).
Une nouvelle démonstration dun résultat connu,
mais difficile, apporte un nouveau savoir mathématique
et peut montrer une capacité potentielle de produire de
nouveaux résultats mathématiques. Pierre Audin
note que la formation des enseignants de mathématiques
ne leur donne pas nécessairement la culture mathématique
de niveau supérieur :
« Lauthenticité de la recherche menée
par les élèves ne peut être assurée
que par un intervenant extérieur, chercheur lui-même.
La formation dun professeur ne lui permet pas de tenir
le rôle de directeur de recherche. » (Ibid, p.111).
On peut attirer lattention des élèves surdoués
aux problèmes mathématiques irrésolus de
géométrie élémentaire de la poursuite,
les initier ainsi aux vraies recherches scientifiques.
Cest certainement la méthode la plus efficace de
détection de futurs mathématiciens professionnels.
Notre expérience montre la possibilité de produire
par les élèves particulièrement doués
de nouveaux résultats en mathématiques dans les
écoles secondaires et de former des Maîtres-chercheurs
avec la culture mathématique de niveau supérieur,
capable de tenir le rôle de directeur de recherches.
Par exemple, les règles des différentes versions
du JIPTO sont décrites initialement dans un langage, certes
naturel, mais très proche du langage géométrique,
ce qui facilite leur modélisation dabord géométrique
et ensuite analytique.
Cette modélisation, qui nutilise que le langage
des mathématiques scolaires, est accessible à tous
et présente un exercice utile et relativement facile pour
la maîtrise du langage mathématique. Après
avoir modélisé une version du JIPTO, on peut décrire
les différentes stratégies des «fugitifs»
et du «poursuivant» et essayer de montrer ensuite
quels sont les résultats garantis par ces stratégies.
Dans la majorité des cas il est plus commode deffectuer
la description des stratégies en termes géométriques.
Les descriptions géométriques et analytiques des
différentes stratégies sont dexcellents exercices
de lexpression mathématique des modes dactions,
impossibles à exprimer autrement avec précision.
Il faut commencer par la description des stratégies de
la poursuite et de la fuite dabord pour un et deux «fugitifs»
puis pour trois et quatre et enfin pour cinq «fugitifs»
car chaque stratégie se transforme en stratégie
pour un plus petit nombre de «fugitifs» au fur et
à mesure des captures des «fugitifs». On peut,
par exemple, construire un très grand nombre de stratégies
des «fugitifs» sur la base de quelques «stratégies
élémentaires» : marche vers le but, différentes
manoeuvres de contournement, fuite, etc. Ces exercices de formalisation
peuvent être terminés même sans les tentatives
de recherches des résultats garantis par les stratégies
décrites car ces estimations pour toutes les stratégies
assez compliquées seront très difficiles.
Lespoir de trouver dans un avenir prévisible les
stratégies optimales même dans les versions de base
du JIPTO est très mince. Leurs descriptions doivent être
fondées sur des intuitions ludiques et géométriques
vraiment géniales, encore plus géniales seront
les démonstrations de leur optimalité. Dans combien
du temps les mathématiciens réussiront-ils à
trouver ces stratégies qui ne seront dailleurs optimales
que par rapport au premier critère ? Probablement dans
plusieurs siècles.
Une des approches pratiquées dans certains cas est la
simplification des modèles afin dobtenir les modèles
où on peut trouver les solutions cherchées. On
peut ainsi remplacer les modèles mathématiques
du JIPTO par les modèles du «Jiptoïde»,
version très approximative du JIPTO joués sur 340
cases (17x20).
Comme dans toutes les versions du JIPTO la moindre faute de déplacement
peut entraîner une différence de résultat
dau moins un point, ce qui nest pas négligeable,
les modèles simplifiés du JIPTO ne sont pas si
utiles. Cet exemple est, à notre avis, assez instructif.
Seront plus utiles les recherches des stratégies, formulées
dans des termes géométriques, fondées sur
les expérimentations ludiques et informatiques, qui donneront
des résultats suffisamment intéressants. Pour la
construction de ces stratégies peuvent être utilisés
les méthodes empiriques et euristiques de lévaluation
des positions. Nous effectuons lexpérimentations
à laide des logiciels du JIPTO qui permettent denregistrer
et dimprimer les parties du jeu.
On peut espérer trouver ainsi dans certains cas les stratégies
optimales (par rapport à certains critères) dans
certaines versions du JIPTO. Nous touchons ici deux questions
souvent discutées : des découvertes mathématiques
et de lintuition mathématique.
En ce qui concerne la première question, nous savons que,
par exemple, dans le cas du JIPTO de base, les stratégies
optimales existent. Il ne reste donc quà les trouver,
de les «découvrir». Nous savons même
les procédés purement théoriques pour définir
ces stratégies qui sont fondés sur les recherches
successives de maximums et de minimums. Par la découverte
dun couple de stratégies optimales nous entendons
la description constructive de ces stratégies, par exemple,
dans les termes géométriques mais on ne sait pas
dans quels cas de telles descriptions sont possibles.
En ce qui concerne lintuition mathématique, nous
lavons parce que nous avons des représentations
mentales des objets mathématiques. Henri Poincaré
note que : «Un grand
avantage de la géométrie, cest précisément
que les sens y peuvent venir au secours de lintelligence,
et aident à deviner la route à suivre, et bien
des esprits préfèrent ramener les problèmes
danalyses à la forme géométrique.
» ( H. Poincaré, Science et Méthode,
Editions Kimé, 1999, p. 38).
La construction dune stratégie et la vérification
de son efficacité est loin dêtre une activité
facile. Par exemple, Alexeï Golikov na pas encore
réussi à formaliser strictement ses raisonnements
euristiques sur une version de base du JIPTO, effectués
sous ma direction en 1991. Golikov a beaucoup puisé dans
son intuition ludique car il a été, à plusieurs
reprises, le champion de la Yakoutie pour le JIPTO de base.
Cette voie amènera peut-être un jour à la
«mathématique ludique» comme il existe actuellement
la «mathématique physique» : «Il est
bien vrai que des formalismes physiques interviennent aujourdhui
dans la pensée mathématique pour lui suggérer
non seulement des questions mais des méthodes et des solutions,
et résoudre ainsi des problèmes «purement»
mathématiques» (M.Plato, Le pouvoir des mathématiques,
Hachette, 1990, p. 66). Rappelons aussi que les mathématiciens
utilisent parfois les «démonstrations mécaniques»
des propositions géométriques. La mathématique
ludique peut consister, en particulier, en utilisation en qualité
des «axiomes provisoires» des propositions sur les
propriétés de certaines stratégies de base
«prouvées» par une longue expérimentation
ludique et informatique.
Ainsi linitiation à la géométrie de
la poursuite permet de développer sa culture mathématique
et donne un fil conducteur utile pour sorienter dans des
discussions sur les mathématiques et la modélisation. |