G.Tomski, Géométrie élémentaire de la poursuite, Editions du JIPTO, 2005, 244 p.

ISBN : 2–35175–001–2

Place et rôle de la Géométrie de la poursuite

Nous avons exposé dans ce livre assez de résultats qui montrent l’existence de la Géométrie élémentaire de la poursuite. On peut maintenant discuter de sa relation avec les autres domaines des mathématiques et, en particulier, avec la géométrie classique.

Extension de la géométrie classique

Dans notre adaptation de la terminologie et de la notation de la géométrie d’Euclide à l’usage actuel, nous avons remplacé le mot «droite» dans presque toutes les propositions reproduites par «segment» car les Grecs ne considéraient des droites «illimitées» que de façon «potentielle», sous le nom de «droite», ils n’entendaient jamais que des segments.
Rappelons que les trois principaux postulats de la géométrie d’Euclide décrivant l’utilisation d’une règle et du compas idéaux:
1. De tout point à tout autre point, on peut tracer un segment de droite avec ces points comme extrémités.
2. Tout segment de droite peut être prolongé indéfiniment et continûment.
3. Etant donné un point, on peut décrire un cercle de rayon quelconque avec comme centre ce point.

Pour Euclide les segments et les cercles constituent ainsi des objets de base, il introduit ensuite et étudie des figures rectilignes contenues par des lignes brisées, composées des segments : triangles, quadrilatères et multilatères ; ainsi que des cercles tangents et qui se coupent.
Dans la géométrie de la poursuite, nous étudions les trajectoires des «poursuivants» et des «fugitifs» qui sont des lignes brisées ou des enchaînement de plusieurs cercles tangents.
Nous définissons dans les termes géométriques les stratégies ce qui constituent la particularité de la géométrie de la poursuite. Par exemple, les différentes stratégies du «poursuivant» P décrivent les règles de construction (avec une règle et un compas idéaux) de la trajectoire de P en fonction du déroulement de la construction de la trajectoire du «fugitif» (ou des «fugitifs» et, éventuellement, des autres «poursuivants», s’ils existent)...On voit que les stratégies sont des algorithmes qui mettent en correspondances les trajectoires.
Ainsi dans la géométrie élémentaire de la poursuite, nous considérons les trajectoires qui sont, en fait, des objets de géométrie classiques : les lignes brisées, les enchaînements des cercles tangents, etc. Mais nous ajoutons aux transformations et relations de la géométrie classique (rotation, similitude, etc.) l’infinité des transformations et des relations, générées par les différentes stratégies. Ces stratégies sont les algorithmes définis dans les termes géométriques.
On évalue ensuite les résultats garantis par les stratégies étudiées d’après les différents critères. Par exemple, dans les jeux de capture rapide, on compare les longueurs des trajectoires du «poursuivant» jusqu’au moment de la capture. Dans les jeux avec la «ligne de la vie», on vérifie si toutes les trajectoires du «fugitif» , correspondantes à sa stratégie étudiée, atteignent cette ligne. Cela constitue un gisement abondant de nouveaux sujets de recherches géométriques.
Nous avons montré dans ce livre que ces recherches peuvent être effectuées même sans aucune connaissance des autres domaines des mathématiques sauf la géométrie élémentaire classique.

Eléments utilisés

En effet, nos nouveaux résultats exposés dans ce livre ne sont basés que sur la planimétrie classique. Nous avons utilisé l’inégalité triangulaire (propositions 20 du livre I d’Euclide), le théorème de Pythagore (propositions 47 du livre I) et deux propositions équivalentas à la Loi de cosinus (12 et 13 du livre II), le théorème de Thalès (proposition 2 du livre VI), plusieurs propositions du livre III sur les propriétés des cercles, la proposition 1 du livre X qui est la première proposition relative à la notion de limite, etc. Ces résultats (environ 50 propositions), si bien vérifiés pendant des siècles, constituent donc le fondement solide de la géométrie élémentaire de la poursuite car :
« Si un théorème est largement connu et utilisé, sa démonstration, fréquemment étudiée, si des démonstrations alternatives ont été inventées, s’il a des applications et des généralisations connus dans les domaines voisins, alors il est considéré comme un «fond rocheux». En ce sens l’arithmétique et la géométrie euclidienne sont des fonds rocheux.» (Ph. J. Davis et R. Hersh, L’Univers mathématiques, Bordas, 1985, p. 344)
La géométrie euclidienne peut être exposée, par exemple, sur la base du système d’axiomes d’Hilbert mais ce système, débarrassé des repères intuitifs, est trop formel et difficile pour les débutants. Ainsi on n’essaye pas de mémoriser toutes les démonstrations, mais leur étude est très utile pour l’initiation au raisonnement mathématique.
Notons que l’inégalité triangulaire et le théorème de Thalès sont devenus progressivement des propositions si familières qu’ils sont parfois utilisés comme des axiomes. Ainsi l’inégalité triangulaire sert à définir la notion de distance dans les espaces métriques abstraits.

Les «Eléments» d’Euclide continuent ainsi de jouer leur rôle, souligné par Maurice Cavering :
« C’est dans les Eléments que les théorèmes qui s’apparentent le plus aux principes, qui sont les plus simples et qui ont le plus d’affinité avec les premières hypothèses, sont rassemblés dans l’ordre convenable ; les démonstrations des autres propositions s’en servent comme de théorèmes bien connus et prennent appui sur eux : Archimède dans ses écrits Sur la Sphère et Cylindre, Apollonios et tous les autres se servent manifestement des résultats démontrés dans cet ouvrage, comme de principes reconnus ...
Il résulte donc de l’ensemble de ces considérations que l’ouvrage d’Euclide justifie son titre, non seulement par l’ordre auquel sont soumis les propositions qui y figurent, lequel se veut synthétique,
mais aussi parce que l’ensemble de ces propositions est conçu comme le réservoir de connaissances fondamentales dans lequel il faut puiser pour établir d’autres résultas ... » ( Euclide, Les Eléments, vol. 1, introd. générale par M. Caveing, trad. et commentaire par B. Vitrac, PUF, 1990, p.86-87).
Effectivement chaque mathématicien constitue son réservoir de connaissances fondamentales qu’il utilise pour ses recherches. L’accumulation accélérée de ces connaissances passe actuellement pendant les années de la formation mathématique supérieure et des études doctorales.
Pourtant ce livre montre bien qu’il suffit de connaître les éléments de la géométrie élémentaire classique pour commencer au collège ou au lycée de vraies recherches mathématiques ce qui doit être intéressant pour les enfants doués en mathématiques, leurs parents et enseignants. C’est pourquoi, pour ces enfants et pour tous les amateurs des mathématiques, nous avons formulé les problèmes de la théorie des JIPTO mathématiques :
Problème du «poursuivant». Trouver une stratégie du «poursuivant» qui lui garantit un résultat convenable.
Problème des «fugitifs». Trouver une stratégie des «fugitifs» qui leur garantit un résultat convenable.
Notons que, dans notre classement officiel, nous avons décrit 2480 versions principales du JIPTO.
Les enfants doués sont capables de comprendre les éléments de la géométrie classique très tôt. Citons La vie de Monsieur Pascal écrite par Madame Périer, sa soeur qui rencontre la découverte par Blaise Pascal (1623-1662), à onze ans, de la géométrie d’Euclide :
« Son génie pour la géométrie commença à paraître qu'il n'avait encore que douze ans, par une rencontre si extraordinaire, qu'elle mérite bien d'être déduite en particulier.
Mon père était savant dans les mathématiques, et il avait habitude par là avec tous les habiles gens en cette science, qui étaient souvent chez lui. Mais comme il avait dessein d'instruire mon frère dans les langues, et qu'il savait que la mathématique est une chose qui remplit et satisfait l'esprit, il ne voulut point que mon frère en eût aucune connaissance, de peur que cela ne le rendit négligent pour le latin et les autres langues dans lesquelles il voulait le perfectionner. Par cette raison, il avait fermé tous les livres qui en traitaient. Il s'abstenait d'en parler avec ses amis, en sa présence : mais cette précaution n'empêchait pas que la curiosité de cet enfant ne fût excitée, de sorte qu'il priait souvent mon père de lui apprendre les mathématiques. Mais il le lui refusait en lui proposant cela comme une récompense. Il lui promettait qu'aussitôt qu'il saurait le latin et le grec, il les lui apprendrait. Mon frère, voyant cette résistance, lui demanda un jour ce que c'était que cette science, et de quoi on y traitait. Mon père lui dit en général que c'était le moyen de faire des figures justes, et de trouver les proportions qu'elles ont entre elles, et en même temps lui défendit d'en parler davantage, et d'y penser jamais. Mais cet esprit qui ne pouvait demeurer dans ces bornes, dès qu'il eut cette simple ouverture, que la mathématique donnait des moyens de faire des figures infailliblement justes, il se mit lui-même à rêver, et, à ses heures de récréation, étant venu dans une salle où il avait accoutumé de se divertir, il prenait du charbon, et faisait des figures sur les carreaux, cherchant les moyens, par exemple, de faire un cercle parfaitement rond, un triangle dont les côtés et les angles fussent égaux, et d'autres choses semblables. Il trouvait tout cela lui seul sans peine; ensuite il cherchait les proportions des figures entre elles. Mais comme le soin de mon père avait été si grand de lui cacher toutes ces choses qu'il n'en savait pas même les noms, il fut contraint lui-même de s'en faire. Il appelait un cercle un rond, une ligne une barre, ainsi des autres. Après ces noms il se fit des axiomes, et enfin des démonstrations parfaites; et comme l'on va de l'un à l'autre dans ces choses, il passa et poussa sa recherche si avant, qu'il en vint jusqu'à la trente-deuxième proposition du premier livre d'Euclide. Comme il en était là-dessus, mon père entra par hasard dans le lieu où il était, sans que mon frère l'entendît : il le trouva si fort appliqué, qu'il fut longtemps sans s'apercevoir de sa venue. On ne peut dire lequel fut le plus surpris; ou le fils, de voir son père, à cause de la défense expresse qu'il lui en avait faite; ou le père, de voir son fils au milieu de toutes ces choses. Mais la surprise du père fut bien plus grande lorsque, lui ayant demandé ce qu'il faisait, il lui dit qu'il cherchait telle chose, qui était la trente-deuxième proposition du premier livre d'Euclide. Mon père lui demanda ce qui l'avait fait penser à cela. Il dit que c'était qu'il avait trouvé telle chose. Et sur cela, lui ayant fait encore la même question, il lui dit encore quelques démonstrations qu'il avait faites; et enfin, en rétrogradant et se servant pour les noms de ronds et de barres, il en vint à ses définitions et à ses axiomes.
Mon père fut si épouvanté de la grandeur et de la puissance de ce génie, que, sans lui dire mot, il le quitta, et alla chez M. Le Pailleur, qui était son ami intime, et qui était aussi très savant. « Lorsqu'il y fut arrivé, il demeura immobile et comme transporté. M. Le Pailleur voyant cela, et voyant même qu'il versait quelques larmes, fut épouvanté, et le pria de lui pas celer plus longtemps la cause de son déplaisir. Mon père lui dit : « je ne pleure pas d'affliction, mais de joie. Vous savez le soin que j'ai pris pour ôter à mon fils la connaissance de la géométrie, de peur de le détourner de ses autres études : cependant voyez ce qu'il a fait. » Sur cela il lui montra même ce qu'il avait trouvé, par où l'on pouvait dire en quelque façon qu'il avait trouvé la mathématique. » ( Pascal, Oeuvres complètes, Gallimard, 1954, p. 5-6)...
Cette redécouverte constitue évidemment une vraie recherche mathématique que le jeune Pascal continue de la façon éclatante, comme le témoigne sa soeur :
« Mon père, ayant trouvé cela à propos, lui donna les Éléments d'Euclide pour les lire à ses heures de récréation. Il les vit et les entendit tout seul, sans avoir jamais eu besoin d'explication; et pendant qu'il les voyait, il composait et allait si avant, qu'il se trouvait régulièrement aux conférences qui se faisaient toutes les semaines, où les plus habiles gens de Paris s'assemblaient pour porter leurs ouvrages et pour examiner ceux des autres. Mon frère tenait fort bien son rang, tant pour l'examen que pour la production; car il était un de ceux qui y portaient le plus souvent des choses nouvelles. On voyait aussi fort souvent dans ces assemblées des propositions qui étaient envoyées d'Allemagne et d'autres pays étrangers, et on prenait son avis sur tout et avec autant de soin que de pas un autre; car il avait des lumières si vives, qu'il est arrivé qu'il découvrait des fautes dont les autres ne s'étaient point aperçus. Cependant il n'employait à cette étude que les heures de récréation; car il apprenait le latin sur des règles que mon père lui avait faites exprès. Mais comme il trouvait dans cette science la vérité qu'il avait toujours cherchée si ardemment, il en était si satisfait, qu'il y mettait tout son esprit; de sorte que, pour peu qu'il s'y occupât, il avançait tellement, qu'à l'âge de seize ans il fit un Traité des Coniques qui passa pour un si grand effort d'esprit, qu'on disait que depuis Archimède on n'avait rien vu de cette force. » ( Pascal, p. 6).
Madame Périer souligne que Pascale n’a jamais fréquenté le collège :
« Durant tout ce temps-là, il continuait d'apprendre le latin et le grec; et outre cela, pendant et après le repas, mon père l'entretenait tantôt de la logique, tantôt de la physique et des autres parties de la philosophie; et c'est tout ce qu'il en a appris, n'ayant jamais été au collège, ni eu d’autre maîtres pour cela non plus que pour le reste. » ( Pascal, p. 6).
L’accès à la géométrie classique est beaucoup facilité par la clarification de la nature de la longueur, effectué par Richard Dedekind, qui a montré que la longueur d’un segment peut être toujours exprimée en nombre positif, si on fixe au préalable une unité. Cela évite l’étude approfondie des livres V, VII, VIII, IX, X d’Euclide qui demandait autrefois de grands efforts.
L’apprentissage des éléments de la géométrie d’Euclide, qui est le premier exemple du système déductif formalisé et qui est devenu le prototype pour tous les autres systèmes, est très utile à la formation d’un esprit scientifique. C’est un grand champ d’entraînement pour la pensée logique.
Il est aussi important pour le développement d’une culture scientifique que la géométrie laisse sa place à l’intuition mathématique car les notions géométriques sont des idéalités dont le sens n’est intelligible qu’en tenant compte de la réalité qu’ils visent. Ferdinand Gonseth souligne :
« Il n’y a pas de notion de droite sans connaissance préliminaire de certaines réalisations plus ou moins grossières, telles que l’arête d’une règle ou le trait qu’elle permet de tracer, il n’y a pas de notion de point sans l’intention de désigner un endroit précis, pas de notion de l’espace sans image intégrale inscrite dans nos formes d’intuition. » ( F. Gonseth, Les Mathématiques et la réalité : Essai sur la méthode axiomatique, Albert Blanchard, (1936) 1974, p. 87-88 ).
Pascal dans son De l’esprit géométrique et de l’art de persuader, qu’il a écrit, donne sa perception de la géométrie à son âge mûr (vers 34 ans) :
« Mais on n'en sera pas surpris, si l'on remarque que cette admirable science ne s'attachant qu'aux choses les plus simples, cette même qualité qui les rend dignes d'être ses objets, les rend incapables d'être définies; de sorte que le manque de définition est plutôt une perfection qu'un défaut, parce qu'il ne vient pas de leur obscurité, mais au contraire de leur extrême évidence, qui est telle qu'encore qu'elle n'ait pas la conviction des démonstrations, elle en a toute la certitude. Elle suppose donc que l'on sait quelle est la chose qu'on entend par ces mots : mouvement, nombre, espace; et, sans s'arrêter à les définir inutilement, elle en pénètre la nature, et en découvre les merveilleuses propriétés. » ( Pascal, Oeuvres complètes, Gallimard, 1954, p. 583).
On sait que Platon attendait maints effets éducatifs de l’étude des mathématiques, nul ne devait entrer à son Académie s’il n’était pas initié à la géométrie (ou, d’après certains commentaires, n’avait pas une aptitude à pratiquer la géométrie).
L’aptitude au calcul ne fut jamais considérée comme un critère fiable des capacités mathématiques, à l’époque des ordinateurs les mathématiques ne consistent pas à apprendre par cœur les techniques du calcul à plusieurs chiffres. L’enseignement des mathématiques vise principalement à développer le raisonnement et la réflexion logique, à cultiver les possibilités d’abstraction. Il apporte de la rigueur dans la pensée et stimule l’imagination. Les mathématiques facilitent la communication internationale et sont un élément fort de la culture.

Recherches mathématiques professionnelles

La découverte de l’existence d’un domaine de recherches mathématiques à la portée des élèves des lycées et des collèges à l’époque de la très grande professionalisation des recherches mathématiques est assez inattendue. C’est pourquoi, nous commençons à discuter de la place de la géométrie de la poursuite.
Un portrait d’un « mathématicien idéal » est tracé dans le livre de Philip J. Davis et Reuben Hersh L’Univers mathématiques (Bordas, 1985) :
« Par cela, nous n'entendons pas le mathématicien exempt de tout défaut ou de toute limitation. Nous voulons plutôt décrire le mathématicien ressemblant plus possible à un mathématicien, comme on pourrait décrire le lévrier de pure race, ou le moine idéal du XIIIème siècle. Nous allons tenter de construire un spécimen à l'état pur, afin d'exhiber les aspects paradoxaux et problématiques du rôle du mathématicien ...
Le travail du mathématicien idéal est intelligible seulement pour un petit groupe de spécialistes, dont le nombre est de quelques douzaines ou au plus de quelques centaines. Ce groupe n'existe que depuis quelques décennies, et il est très possible qu'il s'éteigne dans quelques autres décennies. Toutefois, le mathématicien regarde son oeuvre comme une part de la structure même du monde, contenant des vérités valables pour toujours depuis le commencement des temps, même dans les coins les plus reculés de l'univers.
Il fonde sa foi sur une démonstration rigoureuse; il croit que la différence entre une démonstration correcte et une démonstration incorrecte est facilement reconnaissable et sans appel. Il va jusqu'à penser qu'il n'y a pas de condamnation plus accablante que de dire d'un étudiant «Il ne sait même pas ce qu'est une démonstration! »Il est cependant incapable de donner une explication cohérente de ce qu'on entend par rigueur, ou ce qui est nécessaire pour faire une démonstration rigoureuse. Dans sa propre oeuvre, la ligne de partage entre ce qui est démontré parfaitement ou imparfaitement est toujours floue, et souvent controversée.
Si peu que nous parlions du mathématicien idéal, nous devons avoir un nom pour son « domaine », son sujet. Appelons-le, par exemple, « les hypercarrés non riemanniens ».
Il est étiqueté par son domaine, par la quantité de ce qu'il publie, et particulièrement par ceux dont il utilise l'oeuvre et dont il suit le goût dans le choix de ses problèmes.
Il étudie des objets dont l'existence n'est soupçonnée que par une poignée de ses collègues. En fait, si un non-initié lui demande ce qu'il étudie, il sera incapable de lui montrer ou de lui dire ce que c'est. Il est nécessaire de passer par un apprentissage ardu de plusieurs années pour comprendre la théorie à laquelle il s'est consacré. C'est seulement à ce moment qu'on sera prêt à obtenir une explication sur l'objet de son étude. Faute de cela, on pourra seulement obtenir une « définition » qui sera si abstruse qu'elle défiera toute tentative de compréhension.
Les objets étudiés par notre mathématicien étaient inconnus jusqu'au xxe siècle; vraisemblablement, ils étaient encore inconnus il y a trente ans. Aujourd'hui, ils sont le principal intérêt dans la vie de quelques douzaines (au mieux, de quelques centaines) de ses compagnons. Ses compagnons et lui-même n'ont jamais mis en doute que les hypercarrès non riemanniens ont une existence réelle aussi définie et objective que celles du rocher de Gibraltar ou de la comète de Halley...
En tout cas, pour lui l'hypercarré non riemannien existe, et il le poursuit avec une dévotion passionnée. Il passe toutes ses journées à le contempler. Sa vie est heureuse dans la mesure où il peut découvrir de nouveaux faits sur ce sujet.
Il a du mal à établir une conversation sensée avec cette importante partie de l'humanité qui n'a jamais entendu parler des hypercarrés non riemanniens. » (Davis et Hersh, p. 35-36 ).
Il est intéressant de comparer ce portrait avec les activités d’un mathématicien réel, c’est pourquoi je vais parler de mon parcours mathématique personnel.

J’ai grandi en URSS à l’époque des conquêtes spatiales (Spoutnik, Gagarine) quand les sciences physiques et mathématiques avaient un très grand prestige. Les mathématiques m’attiraient beaucoup avec le début de l’étude de la géométrie. Heureusement, dans les collèges et lycées soviétiques, on enseignait alors la géométrie comme une théorie mathématique et j’ai renforcé mon goût des raisonnements logiques en lisant un livre sur les jeux mathématiques.
Ensuite, j’ai lu un livre sur Archimède du professeur Lourié avec la description détaillée de ses travaux et de ses méthodes. En appliquant les méthodes décrites dans ce livre, j’ai trouvé quelques formules pour les aires et les volumes. Bien sûr, je connaissais l’existence de la notion d’intégrale, qui permet d’obtenir ces formules presque automatiquement, mais les démonstrations des résultats, qui étaient nouveaux pour moi, me passionnaient.
En 1966, je suis devenu étudiant de l’Université de Yakoutsk. Je ne savais pas encore que c’était notre génération qui créerait en Yakoutie les sciences mathématiques avec les Instituts et les Centres de recherches, formerait plusieurs centaines de chercheurs en mathématiques et leurs applications. Une grande surprise
m’attendait : il n’y avait à cette époque que quelques docteurs en mathématiques parmi mes enseignants.
En entrant à l’Université de Yakoutsk, je pensais devenir un mathématicien qui ne cède en rien à ses collègues, formés dans les prestigieuses Universités de Moscou, de Leningrad et de Novossibirsk. Il ne restait qu’une solution : travailler beaucoup dans les bibliothèques, chercher et étudier les livres des mathématiciens
célèbres afin de constituer un bon réservoir de connaissances fondamentales. Ainsi j’ai commencé à étudier simultanément avec mes premiers manuels de calcul différentiel et intégral les livres de Bourbaki. Heureusement, il n’y avait personne pour me conseiller de reporter leur lecture pour un peu plus tard. Comme résultat, j’ai entraîné si bien mon cerveau que le programme ordinaire universitaire me paraissait très facile.
J’ai décidé de commencer mes recherches par la théorie des jeux différentiels car ce nouveau domaine des mathématiques m’est apparu comme intéressant et prometteur. En effet, la théorie des jeux différentiels, qui comprend la théorie de la poursuite optimale, est née des applications militaires et techniques des mathématiques, mais elle est un outil théorique permettant de modéliser de la façon plus adéquate les problèmes des sciences sociales et économiques.
Dans toute l’Union Soviétique il n’existait que quelques spécialistes dans ce domaine à Moscou, Leningrad et Sverdlovsk (actuellement Ekaterinbourg). J’ai écrit mon mémoire consacré à la géométrie des jeux avec la «ligne de vie» à l’Université de Leningrad sous la direction de Léon Petrossian qui m’a invité à continuer mes études dans son école doctorale. Je continuais donc mes études avec les meilleurs étudiants de l’Université de Leningrad, anciens élèves du Lycée physique et mathématique auprès de cette Université, souvent vainqueurs des Olympiades internationales, décorés de la médaille d’or à la sortie du Lycée. J’ai vite remarqué leur handicap majeur : manque d’autonomie. Entourés depuis leur adolescence par les meilleurs enseignants, conseillés par les scientifiques de renommée mondiale, ils avaient perdu en partie l’habitude de se débrouiller seuls et n’avaient pas souvent assez la rage d’effectuer des recherches indépendantes et solitaires. Mes études de Bourbaki ne sont pas restées sans suite. J’ai commencé à développer l’approche axiomatique aux jeux dynamiques.
Les années 1970-1987 voyaient le développement rapide des méthodes de la théorie des jeux différentiels et leur approfondissement. J’ai eu l’honneur de participer activement à ce processus et d’être au cœur des recherches dans ce domaine en URSS. En, 1976, j’ai soutenu ma thèse du Docteur en mathématique et, en 1987, ma thèse du Docteur d’Etat sur la théorie axiomatique des jeux dynamiques et des jeux dans les systèmes généraux.
En 1984 je suis devenu le chef d’une chaire à l’Université de Yakoutsk, en 1989 j’ai créé la chaire de la cybernétique mathématique, mes élèves ont commencé à soutenir leurs thèses. Je dirigeais aussi la division de l’informatique à l’Académie des sciences, ensuite j’ai fondé un Centre qui coordonnait toutes les recherches mathématiques en Yakoutie (République Sakha de la Fédération de
Russie). Ainsi je dirigeais les recherches mathématiques en Yakoutie et je coordonnais des recherches pédagogiques sur JIPTO (Jeux Intellectuels de Poursuite de Tomski), inventé comme support de la vulgarisation des mathématiques.
En 1992, je suis devenu expert de l’UNESCO chargé des programmes de coopération scientifique et éducative entre l’UNESCO et la Yakoutie et autres régions du Grand Nord. Ces activités ont stimulé mes recherches pédagogiques. J’ai continué, pendant mon travail à l’UNESCO, à diriger mes école doctorales mathématiques et pédagogiques à l’Université de Yakoutsk, à mener les recherches sur la théorie des jeux différentiels dans le cadre du Centre de la théorie des jeux de l’Université de Saint-Pétersbourg et les recherches sur la Géométrie de la Poursuite.
Maintenant je vais essayer de donner quelques idées plus précises sur mes recherches mathématiques approfondies avec l’utilisation de la terminologie des mathématiques dites «supérieures», inévitable dans ce cas.
Les théorèmes de l’existence de la valeur des jeux différentiels à somme nulle dans les systèmes décrits par les équations différentielles ordinaires on été formulés et démontrés par N.N. Krassovski, A.I. Soubbotine, A. Friedman et d’autres vers l’année 1970. En 1971, Y.I. Ossipov (actuellement la Président de l’Académie des sciences de la Fédération de Russie) a généralisé les résultats de Krassovski et Soubbotine pour les jeux dans les systèmes décrits par les équations à retard et, en 1975, pour les jeux dans certains systèmes décrits par les équations aux dérivées partielles.
Il a été naturel du développer l’approche axiomatique générale au lieu de continuer les généralisations successives des résultats fondamentaux pour les jeux dans les systèmes décrits par les autres types et classes d’équations, commandé de nature diverse. J’ai commencé mes recherches dans ce domaine à partir de 1972. En 1974-1977, j’ai démontré des théorèmes généraux sur l’information des joueurs et des théorèmes de l’existence des solutions des jeux dans les systèmes généraux sans discrimination. Ces résultats ont été accueilli très favorablement par Krassovski, Ossipov et Soubbotine.
Vu l’avancement de mes recherches, le professeur L.A. Petrossian, devenu doyen de la faculté des mathématiques appliquées et des processus de contrôle de l’Université de Leningrad, m’a proposé d’écrire ensemble un manuel sur la théorie des jeux dynamiques et différentiels et leurs applications. En 1977-78, j’ai travaillé à l’Université de Leningrad sur ce livre qui est devenu le premier manuel sur les jeux différentiels et le premier livre sur les jeux dans les systèmes dynamiques généraux.
En 1978-79, pendant mon stage postdoctoral à l’Université de Paris Dauphine, j’ai décidé de commencer à étudier les jeux différentiels et dynamiques dans les nouvelles classes de stratégies, plus souples que les stratégies positionnelles et les stratégies localement-programmées utilisées par les mathématiciens soviétiques à cette époque. Cette idée a été soutenue par les professeurs Pierre Bernhard et Ivar Ekeland.
Pendant les années 1978-1985, j’ai ainsi étudié des jeux dans les classes des E-stratégies, des stratégies récursives localement-programmées et des stratégies localement-programmées généralisées, dans les différentes classes de superstratégies, etc. L’avantage de ces stratégies consiste en diminution, souvent considérable, du nombre des corrections des décisions (contrôles) des joueurs. En 1982, j’ai publié le livre Jeux dans les systèmes dynamiques (Editions de l’Université d’Irkoutsk, 161 p.).
J’ai analysé les méthodes des itérations programmées (proposée par A.G. Tchentsov, S.V. Tchistiakov, en 1976-77, pour les systèmes décrits par les équations différentielles ordinaires et de nouveaux types) et démontré la possibilité de leur utilisation pour tous les jeux dynamiques ayant des solutions dans la classe des stratégies localement-programmées. C’était un résultat inattendu, définitif et valable pour tous les systèmes dynamiques décrits par les équations à retard, par les équations aux dérivées partielles, etc.
Ensuite, j’ai introduit différents types d’itérations programmées transfinies afin d’étudier les jeux différentiels dans la classes des epsilon-stratégies de Pchenithny car son résultat sur la « structure des jeux différentiels » (1969) restait encore obscur et isolé. Vers 1985, j’ai éclairci ses liens avec les autres résultats fondamentaux des jeux différentiels. J’ai aussi utilisé ces itérations transfinies pour la démonstration du fait que la fonction de valeur des jeux dynamiques satisfait toujours à l’équation de Tchentsov-Tchistiakov. C’était encore un résultat inattendu, définitif et valable pour tous les systèmes dynamiques.
Pour les jeux qualitatifs j’ai développé de nouvelles constructions rétrogrades pour la construction et l’estimation des zones de captures et des zones d’esquive dans différentes classes de stratégies. J’ai utilisé mes résultats et mes constructions pour l’étude des jeux différentiels linéaires dans l’espace de Banach, des jeux différentiels à information imparfaite.
Ces résultats ont été accueillis avec intérêt par tous les spécialistes concernés qui sont devenus à cette époque très nombreux car les grandes écoles scientifiques se sont développées autours de L.S. Pontryaguine à Moscou, de L.A. Petrossian à Leningrad, de N.N. Krossovski à Sverdlovsk, de B.N. Pchenithny à Kiev et des groupes moins importants dans plusieurs autres villes.
En 1985, j’ai obtenu l’habilitation de diriger des thèses. Mes missions scientifiques sont devenues de plus en plus fréquentes et durables. Pendant trois années, j’ai travaillé à l’Université de Leningrad et j’ai publié plusieurs livres.
En 1986, les professeurs Andreï Soubbotine et Alexandre Tchentsov, intrigués par mes derniers résultats, m’ont déclaré que : « Les chercheurs en théorie des jeux différentiels sont en majorité des spécialistes des équations différentielles et de la théorie du contrôle optimal et c’est pourquoi ils ont cessé de comprendre vos résultats devenus très compliqués et trop abstraits ». Ils m’ont recommandé de m’adresser à Yuri Erchov, président de l’Université de Novossibirsk, le meilleur spécialiste soviétique de la théorie des ensembles et de la logique mathématique pour l’expertise de ma thèse de Docteur d’Etat avant sa soutenance.
Erchov, Palutine, Taïmanov et d’autres spécialistes des fondements des mathématiques de l’Université de Novossibirsk ont été contents de voir l’utilisation efficace de l’approche axiomatique et des constructions abstraites et transfinies dans un domaine des mathématiques appliquées afin d’obtenir des résultats pour les classes des stratégies réalisables. Ils ont analysé mes démonstrations et ont certifié leur validité.
A cet instant j’ai ressenti un sentiment mitigé. D’une part, cet appel des grands spécialistes de la théorie des jeux différentiels aux spécialistes éminents de l’Université de Novossibirsk afin de comprendre mes résultats mathématiques témoignait que ces résultats sont vraiment profonds et compliqués ce qui a suscité ma satisfaction légitime en tant que mathématicien professionnel. D’autre part, cette situation d’avoir « du mal à établir une communication sensée avec cette importante partie de l'humanité qui n'a jamais entendu parler » des jeux différentiels et d’avoir même des difficultés de communication avec mes propres collèges scientifiques était un peu triste.
En 1987, j’ai soutenu ma thèse de Docteur d’Etat Jeux dynamiques à information parfaite et leurs applications devant un grand jury composé d’une vingtaine des Docteurs d’Etats, mathématiciens des Universités et des Centres de recherches de Leningrad, Moscou, Ekaterinbourg, Kiev et Tachkent.
J’ai déjà noté que mon école doctorale à l’Université de Yakoutsk existe depuis 1985. Mes élèves S.P. Kaïgorodov, T.I. Kuzmina, G.P. Permiakov ont appliqué mes méthodes à l’étude des jeux différentiels avec plusieurs joueurs et aux solutions des jeux qualitatifs. R.I. Egotov a étudié la stabilité des solutions des jeux dynamiques, S.V. Mestnikov les a appliqués aux jeux différentiels à information imparfaite. Actuellement Kaïgorodov travaille sur les applications économiques de la théorie des jeux et Mestnikov continue à étudier les jeux différentiels à information imparfaite. Ils terminent leurs thèses de Docteur d’Etat.
En 1980-1987, V.A. Ulanov (Université de Saint-Pétersbourg) a développé la théorie des jeux dynamiques avec un nombre infini de personnes, basée sur ma théorie. Dans les thèses de Docteur d’Etat de V.V. Zakharov (Université de Saint-Petersbourg, 1989) et de N. Danilov (Université de Kemerovo, 1991) cette théorie est utilisée pour l’analyse des jeux dynamiques à plusieurs joueurs et leurs applications aux modèles mathématiques des problèmes économiques et écologiques,
N.A. Zenkevitch (Université de Saint-Petersbourg) a appliqué mes résultats aux jeux différentiels à information imparfaite. Notons que le professeur Zakharov est actuellement un des candidats à la présidence de l’Université de Saint-Pétersbourg.
J’ai consacré à certaines de ces applications les livres Jeux différentiels à information imparfaite (avec L.A. Petrossian, Editions de l’Université d’Irkoutsk, 1984, 188 p.) et Jeux dans les systèmes généraux (avec V. Oulanov, Editions de l’Université d’Irkoutsk, 1987, 208 p.).
En France, le développement de mes constructions rétrogrades et leurs applications, par le professeur Pierre Bernhard et ses élèves, ont permis d’obtenir des résultats très intéressants.
Les itérations programmées et les diverses constructions rétrogrades donnent des méthodes générales de solution des jeux différentiels. Leurs applications se heurtent actuellement au problème de la « malédiction de la dimension », mais on les utilise pour construire différentes stratégies et pour l’estimation du résultat de leurs utilisation.
En 1983, j’ai publié avec L.A.Petrossian le livre en russe Géométrie de la poursuite pure (Editions « Naouka », 143 p.) car nous avons compris que l’ensemble des propositions géométriques des jeux différentiels présente une extension intéressante de la géométrie classique car dans la théorie de la poursuite sur le plan on utilise assez souvent des méthodes géométriques qui permettent parfois de trouver les stratégies optimales. En 1979-91, j’ai démontré quelques théorèmes sur la poursuite optimale avec des démonstrations à la portée des élèves des lycées et j’ai simplifié considérablement les démonstrations des résultats de Petrossian et de ses élèves sur la géométrie des jeux de poursuite de la capture rapide et des jeux avec la « ligne de la vie » qui étaient initialement très compliqués. J’ai été satisfait de pouvoir enfin expliquer certains de mes résultats mathématiques même aux élèves doués des collèges.
A cette occasion je cite une des remarques critiques de Didier Norton :
« Depuis quelques décennies, le nombre de mathématiciens dans le monde a considérablement augmenté. On estime qu'il est passé de 3000 en 1900 à plus de 50 000 aujourd'hui. Ce point n'a pas été évoqué jusqu'ici parce qu'il n'influe pas sur leurs paroles. Parler se fait en privé ; si je ne suis pas dans le bureau où se tient la conversation, c'est pour moi comme si elle n'existait pas ; et le fait que, de par le monde, il y ait des milliers de bureaux où des milliers de mathématiciens sont en train de parler n'a pas de conséquences. Il en va tout autrement en ce qui concerne l'écrit. Même l'article que je ne lis pas, que je ne vois pas passer tant les articles sont nombreux, même celui-là a une conséquence sur mon travail : il contribue à altérer la nature de la vérité mathématique. Pour comprendre cette altération, comparons le statut d'un résultat très ancien, tel le théorème de Pythagore, et le statut d'un résultat récent, tel le dernier théorème publié ce matin même dans une revue de recherche mathématique.
D'un point de vue abstrait de «philosophie pure», rien ne les sépare. Ces théorèmes appartiennent à un seul et même massif. L'un et l'autre sont des vérités mathématiques, fondées sur des principes de logique supposés universels. Les milliers d'années écoulées entre le découverte du premier et celle du second sont une circonstance somme toute secondaire, comparée au fait que tous deux bénéficient de ce statut de «vérité étemelle» que seules les mathématiques semblent pouvoir offrir à une oeuvre humaine.
En revanche, d'un point de vue sociologique, ces théorèmes n'ont rien à voir. Le théorème de Pythagore fait partie d'un patrimoine commun à la plus grande partie de l'humanité. Des Babyloniens aux Grecs, des Chinois aux Arabes, il n'a cessé d'être découvert et redécouvert, interprété et réinterprété, recevant des dizaines de démonstrations différentes, où s'exprime le génie de chaque civilisation. Au contraire, le dernier théorème publié n'est compréhensible que par de rares spécialistes. Il n'a donc, dans les faits, rien d'universel. Et il a toutes chances d'être éphémère. Dans le meilleur des cas, un spécialiste tentera de le raffiner, pour publier à son tour. Suite à quoi, le théorème s'endormira dans les bibliothèques. La chance qu'un prince charmant vienne le réveiller est minime, et, le temps que vous lisiez le paragraphe qui s'achève ici, ce dernier théorème n'est déjà plus le dernier, tant les publications s'amoncellent vite... En 1989, le mathématicien français Pierre Cartier a estimé à 250 000 le nombre de théorèmes produits chaque année ; depuis, le rythme a encore augmenté.
Ainsi, les circonstances entourant le théorème de Pythagore et celles entourant le théorème de ce matin diffèrent de façon si radicale que le sens même de ces théorèmes se trouve affecté. Le théorème de Pythagore a un sens général ; le dernier théorème publié a, sauf exception, un sens particulier.» ( D. Norton, Deux et deux font-ils quatre ? Sur la fragilité des mathématiques, Pour la science, 1999, p. 38-39 ).

Depuis 1988, j’ai pu consacrer plus de temps à la Géométrie de la poursuite. En 1989, j’ai publié avec L.A.Petrossian Problèmes élémentaires de la poursuite et de l’évasion (Editions de l’Université de Yakoutsk, 80 p.) et, en 1991, Des jeux à la créativité (Novossibirsk : Naouka, 125 p.). Mes élèves A.I. Golikov, S.P. Kaïgorodov, S.P. Mestnikov, V.G. Sofronov ont aussi étudié les solutions géométriques des problèmes de poursuite. En 1991, nous avons édité un livre, consacré à ces problèmes ( Investigations in the geometry of simple pursuit, Yakut State University, Edited by L. Petrossian, G. Tomski, S.Mestnikov, 105 p. ). 
Les résultats de mes élèves, sauf un théorème de Kaïgorodov, ne sont pas inclus dans ce livre car nous n’avons pas encore trouvé leurs démonstrations fondées uniquement sur la géométrie élémentaire. Pour les mêmes raison, je n’ai pas inclus des résultats géométriques obtenus par Nikolaï Zenkevitch de l’Université de Saint-Petersburg sur la poursuite avec information imparfaite à partir de l’année 1985.
Viktor Chiriaev de l’Université de Saransk a consacré sa thèse à la théorie de la poursuite sur le plan. Par exemple, en 1982, il a démontré que, si le «poursuivant» utilise la stratégie de la poursuite simple et le «fugitif» se déplace avec la vitesse maximale sans changer sa direction, alors les points de capture ponctuelle, correspondant à toutes les directions de déplacement, constituent le «limaçon de
Pascal», ligne qui a été étudiée par Etienne Pascal, père de Blaise Pascal, juriste passionné de mathématiques.
Badir Rikhsiev de l’Université de Tachkent, a étudié, en utilisant les méthodes géométriques élémentaires, les problèmes de la poursuite dans un angle ou avec d’autres restrictions, ainsi qu’avec quelques «poursuivants» ou «fugitifs». Ces démonstrations sont pourtant compliquées avec parfois l’utilisation de la méthode des «joueurs fictifs», inventée par Rikhsiev.
Mon expérience de la simplification des démonstrations de la théorie géométrique de la poursuite laisse espérer qu’on peut trouver de nouvelles démonstrations basée sur les mathématiques élémentaires de la majorité des résultats mathématiques cités.
Les problèmes de la communication des idées mathématiques sont difficiles et demandent de nouvelles approches. A cette fin et pour élargir davantage le domaine des recherches de la géométrie de la poursuite, en 1987, j’ai inventé le JIPTO (Jeux Intellectuels de Poursuite pour Tous) avec des modèles mathématiques élémentaires. En 1997, j’ai publié le livre JIPTO : Jeu de réflexion pour tous » avec T. Tomski (ACL-Editions, 95 p.) et, en 2002, le livre Mathématiques du JIPTO (JIPTO International, 2002, 141 p.).
L’existence de dizaines de milliers d’amateurs du JIPTO justifie actuellement les recherches approfondies sur les propriétés des modèles mathématiques des versions les plus intéressantes. Notons qu’André Deledicq, que nous avons cité à quelques reprise dans ce livre, pense que le JIPTO « semble avoir toutes les qualités pour devenir un vrai «classique» comme les échecs, les dames, le jacquet etc. »
Cet aperçu, pourtant bien incomplet, montre la diversité des recherches sur la géométrie de la poursuite.

Modélisation mathématique

On classe d’habitude les mathématiques en «mathématiques élémentaires» scolaires et en mathématiques supérieures universitaires, ensuite viennent les différents domaines des «mathématiques des chercheurs».
Je propose d’appeler « les mathématiques euclidiennes » une partie des mathématiques qui n’est basée que sur la géométrie d’Euclide légèrement retouchée. Nous sommes maintenant convaincus que ces mathématiques ont de grandes perspectives du développement par les mathématiciens professionnels mais aussi par les amateurs des mathématiques, les enfants doués et les enseignants.
Le pas historique décisif dans le développement des mathématiques et de l’enrichissement considérable de la langage mathématique fut l’émergence du concept de fonction. Les fonctions et les relations sont utilisées dans les mathématiques euclidiennes mais de façon implicite.
Je me représente les mathématiques comme un langage symbolique dont les notions et les règles sont claires et strictes. En utilisant cette métaphore, on peut dire que la géométrie a été la première grande épopée écrite dans cette langue par Euclide. Nous assistons à la création sur la base de la langue mathématique de langues hybrides, moins strictes, qui sont utilisées pour élaborer des dossiers les plus convaincants possibles dans presque tous les domaines de l’activité humaine. Ce processus est accéléré par le développement de l’informatique. Les philosophes constatent «un phénomène historique majeur» qu’on «entre dans l’ère de la modélisation» qui «modifie profondément la nature même des pratiques sociales dans les champs les plus divers» (Nicolas Bouleau).
L’éducation mathématique doit initier au concept de fonction et à l’utilisation des notions de la fonction, de la correspondance et des autres relations mathématiques dans la modélisation mathématique sur les exemples à la portée des élèves. J’envisage de revenir à cette discussion après avoir écrit le livre Fonctions et modélisation des jeux dynamiques. Dans ce livre je décrirai des modèles mathématiques des JIPTO et autres jeux de poursuite, d’abord, avec l’utilisation des relations algébriques simples et des fonctions trigonométriques, puis, en cas général des jeux dynamiques, avec des fonctions à plusieurs variables. Je donnerai ensuite les définitions des différentes stratégies et des classes des stratégies. L’ensemble de ces descriptions constituera un récit sur le JIPTO et autres jeux dynamiques en termes mathématiques. L’exercice de la «traduction en mathématiques» des règles des versions du JIPTO est à la portée de tous et donne un moyen efficace de l’acquisition d’une base solide de la culture mathématique. Cette approche permet d’étudier «en action» les notions des mathématiques de base (équations, fonctions, notions trigonométriques, notions de limite et de continuité, etc.), en les introduisant au fur et au mesure de leur nécessité et en étudiant leurs propriétés réellement utilisées.
On peut appeler les « modèles analytiques » les modèles mathématiques qui ne sont décrits qu’avec l’utilisation des fonctions (y compris de plusieurs variables) et des autres notions mathématiques de base.
Notons que la modélisation des stratégies marque le début de l’initiation au langage de la théorie mathématique des jeux. La notion des stratégies optimales est claire dans le cas où les intérêts des joueurs sont opposés comme dans le cas des JIPTO de base. On peut montrer facilement que la valeur optimale d’un jeu est la même pour tous les couples des stratégies optimales. Cette clarté disparaît pour les jeux, où les intérêts des joueurs ne sont pas opposés. Il n’existe plus une notion d’optimalité qui soit universellement acceptable. Le langage de la théorie mathématique des jeux contient des notions comme «compromis», «négociation», «promesse», «menace», «punition», «stabilité». Cet enrichissement du vocabulaire mathématique est destiné à faciliter la modélisation des situations réelles de conflit et de compromis. Ces notions sont souvent formulées dans des termes simples.
Le domaine des « mathématiques supérieures » commence par les études des calculs différentiel et intégral, ainsi que des équations différentielles. Sans
notion de l’intégrale il est impossible d’avoir une idée claire des notions couramment utilisées de l’aire d’une surface et du volume des corps avec des formes compliquées. Pourtant cette notion n’a été éclaircie suffisamment qu’au XIXème siècle. Ce fait montre la jeunesse de la langue mathématique qui n’a constitué que récemment un vocabulaire suffisamment riche pour être utilisée maintenant avec une efficacité croissante. C’est pour mieux aider les débutants à comprendre cette partie des mathématiques et pour une initiation plus approfondie à la modélisation mathématique j’écrirai le livre Introduction aux mathématiques supérieures et aux jeux différentiels avec l’explication et l’étude des propriétés nécessaires des notions mathématiques utilisées. La théorie des jeux différentiels étudie les modèles mathématiques de processus réels de la poursuite, souvent d’origines militaires (poursuite d’un avion par un autre, manoeuvres d’esquive d’un avion contre une fusée, etc) et parfois des modèles économiques.
Afin de donner l’exemple d’un domaine des mathématiques des chercheurs, j’envisage d’écrire le livre Théorie des ensembles et jeux dans les systèmes généraux où j’exposerai la théorie axiomatique des jeux dynamiques basée sur la théorie des ensembles. Afin d’avoir un exposé vraiment axiomatique, indépendant et le plus accessible possible, j’exposerai dans ce livre les parties utilisées de la théorie des ensembles, de la logique mathématique, de la topologie, etc.
On voit ainsi que l’étude de la géométrie élémentaire de la poursuite aide à mieux comprendre des concepts mathématiques de base, à initier à la modélisation mathématique, facilite l’accès à l’étude de la théorie de l’optimisation et de la théorie des jeux. Un des buts de l’enseignement de la notion de la modélisation mathématique est sa démystification et l’élaboration d'une pensée critique nécessaire. Le faible niveau de la culture mathématique de la grande majorité de la population peut avoir aujourd’hui des conséquences graves. Citons Nicolas Bouleau, auteur du livre Philosophies des mathématiques et de la modélisation (Editions de l’Harmattan, 1999) :
« Vis à vis des tromperies revêtues des discours traditionnels, religieux, politiques, commerciaux, le propre de la modélisation est de nous mettre en présence de dossiers épais qui enfoncent leurs racines profondément dans les sciences. Cela peut constituer des armes redoutables pour entraîner la conviction, d’autant plus que l’opinion est particulièrement naïve et ingénue en ce registre ...
Nous nous trouvons sans doute dans une période de transition, démunis devant les modèles simulacres de grande science, sans outils de pensée équivalents à ceux que Platon en son temps construisit. La position du scientifique qui s’astreint à épurer la formulation d’un problème dans un effort vers une rationalité objective est souvent confondue avec celle de l’expert qui, engagé dans une situation sociale où il joue le rôle de maître d’œuvre pour un maître d’ouvrage, utilise la modélisation comme moyen d’expression d’un projet, en visant, éventuellement, la naissance de sentiments et de convictions par intérêt ...
C’est une question de culture et d’éducation. Le métier de modélisation, quoique passionnant, n’est pas enseigné en tant que tel ... On n’imaginerait pas que l’enseignement des lettres soit limité à l’étude du style et de la pensée des grands auteurs, les devoirs de composition française et les dissertations consistant exclusivement à faire des pastiches de Victor Hugo, de Madame de Sévigné ou d’Homère. Or c’est ce qui se passe dans l’enseignement scientifique. La modélisation est pour les sciences l’équivalent de la dissertation, il n’y a pas de corrigé unique. On continue à former des spécialistes empreints de certitudes, alors que l’enjeu est de savoir dialoguer. » (La modélisation comme langage et la question de la connaissance utile, http://www.enpc.fr/HomePages/bouleau/papiers/c38.htm).
Dans la géométrie de la poursuite, il n’y a pas d’obstacle majeur à l’assimilation des objets de modélisation, qu’on rencontre en essayant d’expliquer les modèles mathématiques des processus physiques, économiques, biologiques etc. (qui exigent l’étude préalable des sciences correspondantes).

Développement de la culture mathématique des enfants doués

On peut évaluer la culture mathématique chez un individu de la façon suivante :
Niveau initial : on commence à comprendre la notion de mathématisation ;
Niveau moyen : on acquiert un savoir mathématique qui peut aller du savoir très élémentaire jusqu’à la connaissance des théories mathématiques complexes ;
Niveau supérieur : on est capable de créer du nouveau savoir mathématique.
Notons que nos critères classent parmi les personnes de culture mathématique du niveau supérieur les grands mathématiciens de l’Antiquité comme Euclide, Archimède, etc., tandis que les individus non créatifs, mais initiés aux mathématiques supérieures universitaires, n’ont qu’une culture mathématique du niveau moyen. On peut diviser ce niveau moyen en quelque niveau d’après les critères supplémentaires, par exemple, le critère de l’ingéniosité :
Niveau moyen ordinaire : on sait résoudre des problèmes mathématiques qui ne réclament pas de l’ingéniosité ;
Niveau moyen avancé : on est capable de reproduire facilement les démonstrations des théorèmes étudiés et de proposer des solutions ingénieuses à des problèmes déjà résolus par les autres.

On peut subdiviser chacun de ces deux niveaux d’après le critère du savoir mathématique acquis : le niveau moyen avancé de l’école élémentaire (du collège, du lycée, de l’université, ou par classe : CM1, CM2, etc.).
Ellen Winner (Université de Havard) emploie le terme surdoué pour désigner des enfants « présentant les trois caractéristiques atypiques suivantes » :
« 1. La précocité. Les enfants surdoués sont précoces. Ils font leurs premiers pas dans la maîtrise d’un domaine plus tôt que les autres. Ils font aussi des progrès plus rapides dans ce domaine que les autres enfants, parce que l’apprentissage n’est pas un effort pour eux. Par domaine, j’entends un champ organisé de connaissances tel que le langage, les mathématiques, la musique, l’art, les échecs, le bridge, le ballet, la gymnastique, le tennis ou le patinage.
2. Une insistance à se débrouiller seuls. Les enfants surdoués n’apprennent pas seulement plus vite que les enfants ordinaires ou même brillants, mais aussi d’une manière qualitativement différente. Ils se débrouillent seuls : il leur faut un minimum d’aide ou d’encadrement de la part des adultes pour atteindre la maîtrise de leur domaine et, la plupart du temps, ils sont à eux-mêmes leur propre professeur. Les découvertes qu’ils font dans leur domaine sont excitantes et motivantes, et chaque étape les conduit naturellement à aborder la suivante. Souvent, ces enfants inventent eux-mêmes certaines règles du domaine en question et imaginent des manières inédites et personnelles de résoudre les problèmes qu’ils rencontrent. Cela signifie que les enfants surdoués sont par définition créatifs…
3. La rage de maîtriser. Les enfants surdoués sont intrinsèquement motivés pour donner un sens au domaine où se manifeste leur précocité. Ils font preuve d’un intérêt intense et obsessionnel, d’une faculté de concentration extrême et de ce que j’en suis venue à appeler la « rage de maîtriser »… » (Winner, Surdoué. Mythes et réalité, Aubier, 1997, p.15-16).
Ces critères sont assez restrictifs, ils laissent à part, par exemple, les enfants ayant des parents « qui se donnent le temps et les moyens d’aider leur progéniture à déployer leur plein potentiel » (Ibid, p.16), même ceux qui sont motivés et sont capables de travailler dur. Sans discuter avec Winner nous préférons utiliser l’expression «les enfants doués » qui n’est évidemment réservée qu’à une petite minorité de la population car le douement est une propriété psychique générale des êtres humains.
Pourtant les critères de Winner correspondent assez bien à nos observations et à notre expérience et nous allons les utiliser avec quelque réserve afin de discuter de la question de douement mathématique.
Précocité : Les enfants doués en mathématiques sont précoces, ils assimilent tôt les objets mathématiques étudiés et n’éprouvent pas des difficultés conceptuelles, ils font des progrès plus rapides que les autres enfants, parce que l’apprentissage scolaire des mathématiques n’est pas un grand effort pour eux.
Il n’est naturel de parler de l’existence de la culture mathématique chez un individu qu’à partir du moment où il assimile assez bien les objets mathématiques de base. Si ce passage des objets concrets vers les objets idéaux est facile pour un enfant, et, seulement dans ce cas, à notre avis, on peut commencer à espérer qu’il a un don mathématique. La rapidité et la facilité de l’acquisition du savoir mathématique est un critère nécessaire de l’existence du don mathématique, mais ce n’est pas un critère suffisant.
Autonomie : Les enfants doués en mathématiques se débrouillent souvent seuls : il leur faut un minimum d’aide ou d’encadrement de la part des adultes pour atteindre la maîtrise des mathématiques scolaires. Ils sont à eux-mêmes leur propre professeur et ils peuvent s’intéresser beaucoup aux livres de vulgarisation des mathématiques, à l’histoire des mathématiques, et peuvent dans les domaines qui les intéressent particulièrement devancer leurs études. Les découvertes qu’ils font dans leurs études les excitent et les motivent, et chaque étape les conduit naturellement à aborder la suivante. Souvent, ces enfants s’intéressent aux jeux mathématiques et même aux problèmes mathématiques irrésolus.
Rage de maîtriser : Les enfants surdoués en mathématiques font preuve d’un intérêt intense et obsessionnel, ils ont la « rage de maîtriser » les mathématiques et d’acquérir le plus rapidement possible la culture mathématique du niveau supérieur. Par conséquent, les résultats mathématiques récents que nous avons décrit, les problèmes mathématiques irrésolus que nous avons formulé peuvent être intéressants et utiles («excitants et motivants») pour ces enfants.
Dans beaucoup de pays les Olympiades mathématiques sont devenues une méthode traditionnelle de dépistage des talents mathématiques. Les problèmes proposés aux participants de ces compétitions sont fondés sur les programmes de l’école secondaire, mais leurs solutions réclament de l’ingéniosité. Il existe d’autres
concours populaires, par exemple, le concours international mathématique Kangourou est accessible à un très grand nombre d’élèves car l’utilisation optimale de l’informatique facilite beaucoup son fonctionnement et automatise plusieurs tâches.
Pourtant les élèves détectés par les olympiades et les concours mathématiques ne sont pas forcément les surdoués satisfaisants aux critères de Winner. Ces olympiades ne permettent pas de détecter sans erreur les futurs chercheurs en mathématiques.
Beaucoup de vainqueurs des olympiades et leurs enseignants n’ont qu’une culture mathématique du niveau moyen, ils possèdent un savoir mathématique qui peut aller jusqu’à la connaissance des théories mathématiques assez complexes mais ne sont pas capables eux-mêmes de créer un nouveau savoir mathématique. Bien sûr, on ne peut pas exiger que tous les enseignants de mathématiques possèdent une culture mathématique du niveau supérieur. D’après nos critères, la culture mathématique du niveau supérieur est rare, il faut être capable de créer du nouveau savoir mathématique.
Ce nouveau savoir mathématique doit être nouveau pour l’enfant et son entourage et pas obligatoirement nouveau pour l’humanité. Mais sa solution doit demander beaucoup plus d’effort qu’un problème proposé aux participants d’une olympiade qui réclame de l’ingéniosité mais un élève bien entraîné peut en principe résoudre ce problème en une ou deux heures. Tandis que dans le vrai processus de recherche mathématique on cherche la solution d’un problème irrésolu pendant plusieurs jours, souvent plusieurs mois et même des années. Parfois des générations de chercheurs travaillent sur un problème tel que la démonstration du Grand théorème de Fermat. En utilisant le lexique du sport on peut comparer les Olympiades mathématiques aux courses de vitesse sur petite distance et la recherche mathématique au marathon.
En résumé, il existe les enfants doués en mathématiques avec la culture mathématique de niveau moyen avancé, qui se révèlent facilement par leurs enseignants et pendant les olympiades et les autres concours mathématiques, et les enfants doués en mathématiques avec la culture mathématique de niveau supérieur dont la détection est plus difficile.
Les enfants surdoués avec la culture mathématique du niveau supérieur ne sont pas très rares. Citons les plus connus : nous avons vu que Pascal (1623-1662) a commencé, seul à onze ans, à démontrer plusieurs propositions d’Euclide, Clairaut (1713-1765) s’est livré à douze ans à un mémoire sur les courbes qu’il avait découvertes, ainsi que Gauss (1777-1855), Cauchy (1789-1857), Cayley (1821-1895), Sylvester (1814-1897), Bolyai (1802-1860), Galois (1811-1832), Abel (1802-1829).
Dans ce domaine on peut noter l’expérience de l’association française «Maths en Jeans » qui mène les activités suivantes :
Revalorisation de l’image des mathématiques et de la recherche scientifique chez les jeunes ; dédramatisation des rapports au savoir, aux mathématiques et à leur application ;
Diffusion et popularisation de la culture mathématique et des méthodes scientifiques, de leur utilité et de leurs résultats ;
Développement de la créativité et de l’autonomie comportementale des jeunes : évolution des méthodes et des contenus de la formation par l’apprentissage d’une activité mathématique désirée, pour le plaisir, et ouverte sur l’activité scientifique ;
Transformation des méthodes d’enseignement (en mettant en place un microcosme de recherche dans les établissements d’enseignement secondaire).
Les premières démarches pour mettre en place le projet de l’association ont démarré en mai-juin 1989 :
« Les élèves ont ainsi travaillé à différents niveaux : personnel, en groupe, avec l’aide éventuelle de l’enseignant, en « séminaire » avec le groupe correspondant, avec supervision du chercheur du CNRS. Contre toute attente, ils ont produit de nouvelles mathématiques, pas tant en ce qui concerne les résultats obtenus que par les démonstrations qu’ils ont inventées … » (Audin, «Où l’objet de l’échec et de la honte devient un objet du désir ...» Actes du colloque «Les objectifs de la formation scientifique», 28 et 29 avril 1990, Palaiseau (École polytechnique), 1990, p.109).
Une nouvelle démonstration d’un résultat connu, mais difficile, apporte un nouveau savoir mathématique et peut montrer une capacité potentielle de produire de nouveaux résultats mathématiques. Pierre Audin note que la formation des enseignants de mathématiques ne leur donne pas nécessairement la culture mathématique de niveau supérieur :
« L’authenticité de la recherche menée par les élèves ne peut être assurée que par un intervenant extérieur, chercheur lui-même. La formation d’un professeur ne lui permet pas de tenir le rôle de directeur de recherche. » (Ibid, p.111).
On peut attirer l’attention des élèves surdoués aux problèmes mathématiques irrésolus de géométrie élémentaire de la poursuite, les initier ainsi aux vraies recherches scientifiques.
C’est certainement la méthode la plus efficace de détection de futurs mathématiciens professionnels. Notre expérience montre la possibilité de produire par les élèves particulièrement doués de nouveaux résultats en mathématiques dans les écoles secondaires et de former des Maîtres-chercheurs avec la culture mathématique de niveau supérieur, capable de tenir le rôle de directeur de recherches.
Par exemple, les règles des différentes versions du JIPTO sont décrites initialement dans un langage, certes naturel, mais très proche du langage géométrique, ce qui facilite leur modélisation d’abord géométrique et ensuite analytique.
Cette modélisation, qui n’utilise que le langage des mathématiques scolaires, est accessible à tous et présente un exercice utile et relativement facile pour la maîtrise du langage mathématique. Après avoir modélisé une version du JIPTO, on peut décrire les différentes stratégies des «fugitifs» et du «poursuivant» et essayer de montrer ensuite quels sont les résultats garantis par ces stratégies. Dans la majorité des cas il est plus commode d’effectuer la description des stratégies en termes géométriques.
Les descriptions géométriques et analytiques des différentes stratégies sont d’excellents exercices de l’expression mathématique des modes d’actions, impossibles à exprimer autrement avec précision. Il faut commencer par la description des stratégies de la poursuite et de la fuite d’abord pour un et deux «fugitifs» puis pour trois et quatre et enfin pour cinq «fugitifs» car chaque stratégie se transforme en stratégie pour un plus petit nombre de «fugitifs» au fur et à mesure des captures des «fugitifs». On peut, par exemple, construire un très grand nombre de stratégies des «fugitifs» sur la base de quelques «stratégies élémentaires» : marche vers le but, différentes manoeuvres de contournement, fuite, etc. Ces exercices de formalisation peuvent être terminés même sans les tentatives de recherches des résultats garantis par les stratégies décrites car ces estimations pour toutes les stratégies assez compliquées seront très difficiles.
L’espoir de trouver dans un avenir prévisible les stratégies optimales même dans les versions de base du JIPTO est très mince. Leurs descriptions doivent être fondées sur des intuitions ludiques et géométriques vraiment géniales, encore plus géniales seront les démonstrations de leur optimalité. Dans combien du temps les mathématiciens réussiront-ils à trouver ces stratégies qui ne seront d’ailleurs optimales que par rapport au premier critère ? Probablement dans plusieurs siècles.
Une des approches pratiquées dans certains cas est la simplification des modèles afin d’obtenir les modèles où on peut trouver les solutions cherchées. On peut ainsi remplacer les modèles mathématiques du JIPTO par les modèles du «Jiptoïde», version très approximative du JIPTO joués sur 340 cases (17x20).
Comme dans toutes les versions du JIPTO la moindre faute de déplacement peut entraîner une différence de résultat d’au moins un point, ce qui n’est pas négligeable, les modèles simplifiés du JIPTO ne sont pas si utiles. Cet exemple est, à notre avis, assez instructif.
Seront plus utiles les recherches des stratégies, formulées dans des termes géométriques, fondées sur les expérimentations ludiques et informatiques, qui donneront des résultats suffisamment intéressants. Pour la construction de ces stratégies peuvent être utilisés les méthodes empiriques et euristiques de l’évaluation des positions. Nous effectuons l’expérimentations à l’aide des logiciels du JIPTO qui permettent d’enregistrer et d’imprimer les parties du jeu.
On peut espérer trouver ainsi dans certains cas les stratégies optimales (par rapport à certains critères) dans certaines versions du JIPTO. Nous touchons ici deux questions souvent discutées : des découvertes mathématiques et de l’intuition mathématique.
En ce qui concerne la première question, nous savons que, par exemple, dans le cas du JIPTO de base, les stratégies optimales existent. Il ne reste donc qu’à les trouver, de les «découvrir». Nous savons même les procédés purement théoriques pour définir ces stratégies qui sont fondés sur les recherches successives de maximums et de minimums. Par la découverte d’un couple de stratégies optimales nous entendons la description constructive de ces stratégies, par exemple, dans les termes géométriques mais on ne sait pas dans quels cas de telles descriptions sont possibles.
En ce qui concerne l’intuition mathématique, nous l’avons parce que nous avons des représentations mentales des objets mathématiques. Henri Poincaré note que :
«Un grand avantage de la géométrie, c’est précisément que les sens y peuvent venir au secours de l’intelligence, et aident à deviner la route à suivre, et bien des esprits préfèrent ramener les problèmes d’analyses à la forme géométrique. » ( H. Poincaré, Science et Méthode, Editions Kimé, 1999, p. 38).
La construction d’une stratégie et la vérification de son efficacité est loin d’être une activité facile. Par exemple, Alexeï Golikov n’a pas encore réussi à formaliser strictement ses raisonnements euristiques sur une version de base du JIPTO, effectués sous ma direction en 1991. Golikov a beaucoup puisé dans son intuition ludique car il a été, à plusieurs reprises, le champion de la Yakoutie pour le JIPTO de base.
Cette voie amènera peut-être un jour à la «mathématique ludique» comme il existe actuellement la «mathématique physique» : «Il est bien vrai que des formalismes physiques interviennent aujourd’hui dans la pensée mathématique pour lui suggérer non seulement des questions mais des méthodes et des solutions, et résoudre ainsi des problèmes «purement» mathématiques» (M.Plato, Le pouvoir des mathématiques, Hachette, 1990, p. 66). Rappelons aussi que les mathématiciens utilisent parfois les «démonstrations mécaniques» des propositions géométriques. La mathématique ludique peut consister, en particulier, en utilisation en qualité des «axiomes provisoires» des propositions sur les propriétés de certaines stratégies de base «prouvées» par une longue expérimentation ludique et informatique.
Ainsi l’initiation à la géométrie de la poursuite permet de développer sa culture mathématique et donne un fil conducteur utile pour s’orienter dans des discussions sur les mathématiques et la modélisation.

HOMMAGE à POINCARE

© Grigori TOMSKI, 1988-2004

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