Boris CHICHLO

Chargé de recherche C.N.R.S., spécialiste des peuples de Sibérie

Nombreuses missions et expéditions en Yakoutie / Collaboration fructueuse avec les scientifiques de la Yakoutie / Organisateur des manifestations

chichlo@ivry.cnrs.fr

avec les scientifiques de la Yakoutie (1994)

avec les élèves du Collège du Vartomey (1997)

Extrait du livre Voyage en Sibérie yakoute, Artemare, Club yakoute , 1997 :

Rencontre avec Boris CHICHLO

Chargé de recherches au C.N.R.S., spécialiste des peuples de Sibérie, il élabore un questionnaire en russe et en français que le groupe remplira à Sinsk avec les enfants yakoutes.

A Roissy, malgré la grève, il est venu donner les derniers conseils d'ethnologie.

Le questionnaire, auquel tous ont répondu, lui a été retourné. Monsieur CHICHLO veut en faire l'objet d'une étude comparative entre le vécu des enfants français et celui des enfants yakoutes. Il nous livre ici ses premières déductions :

Première exploitation du questionnaire

Les Autres et nous.

Le questionnaire auquel ont répondu conjointemen t les élèves du collège du Valromey d'Artemare et ceux des écoles de Sinsk et de Khamagatta permet de confronter les goûts, les points de vue et les aspirations d'adolescents de 14-15 ans (8 filles et 2 garçons dans chaque groupe). Les uns comme les autres habitent dans un cadre rural, connaissent les conditions de la vie citadine moderne et se préoccupent déjà du choix de leur avenir.

Les adolescents du Valromey évoluent dans des milieux nettement plus aisés. Tous sont déjà allés à l'étranger et ont visité qui deux pays, qui trois, voire cinq. Parmi leurs homologues yakoutes, qui ne disposent pas d'autant de facilités, trois sont venus en France (à l'occasion de l'échange franco-yakoute de 1995) ; les autres n'ont jamais franchi les frontières de la Russie ni même celles de leur Yakoutie natale.

A l'exception d'un cas, les jeunes bugistes ont grandi dans une société monolinguistique (française) alors que leurs camarades de Yakoutie, qui baignent depuis l'enfance dans un environnement pluriculturel, manient quotidiennement au moins deux langues (le sakha et le russe). Dans l'ensemble, les jeunes de Sinsk et de Khamagatta sont satisfaits de leur vie et de leurs relations avec leur entourage ; les Français, eux, sont nombreux à trouver quelque peu ennuyeuse la vie au village et leurs habitants par trop fermés. Ils n'ont pas, comme la plupart des élèves yakoutes, le sentiment de pouvoir "se rendre les uns chez les autres sans avoi . r prévenu à l'avance". Ce qui s 'explique, probablement, par la différence entre les deux types de société et les modes de socialisation en vigueur dans la vallée de la Léna ou sur les montagnes du Valromey.

Cependant, dans la vie locale, les moments les plus propices pour souder les habitants semblent être aujourd'hui les fêtes communales. De toutes celles que l'on pratique chez eux, les Yakoutes semblent préférer "I'Adieu à l'hiver" (fête traditionnelle russe, qui correspond au Carnaval, apparemment bien apprécié par la plupart des bugistes), I'Yssyakh yakoute qui marque par des rites ancestraux le triomphe de l'été, ainsi que le Nouvel An "international" qui est, selon l'expression de Toura (Sinsk), "la fête la plus Joyeuse, la plus féerique". Les réponses des Français sont plus réservées. Ils citent la Saint Jean, les fêtes foraines (vogues) ou encore la fête du Four parce que, dit Céline, "'tous les habitants se retrouvent pour y participer". Pour ce qui est des fêtes religieuses, on sent très nettement l'interdit dont elles ont été frappées en Yakoutie jusqu'à l'époque de la perestroïka, puisque Noël et Pâques par exemple, ne sont mentionnées qu'une seule fois. Par contre, chez les jeunes français, ces fêtes figurent dans presque toutes les réponses et servent de prétexte à des réunions familiales.

Il est très intéressant de comparer les réponses à la question : "citez les cinq premiers noms d'arbres, d'animaux, d'oiseaux, de poissons, de baies et de champignons qui vous viennent à l'esprit". Chez les Yakoutes , c'est l'ours (le Maître de la taïga) (1) qui s'impose en premier (7 réponses), puis suivent le loup et le renard. Sont mentionnés également la zibeline, l'élan ou encore le lynx. Les Français, eux, privilégient les animaux domestiques (chien, chat, cheval, lapin ou poisson rouge) et
lorsqu'ils citent un mammifère sauvage, il vit soit dans l'océan soit dans la savane africaine. Sur les 15 poissons que connaissent les Yakoutes, 13 proviennent des rivières ou des lacs de leur pays (et ils sont très nombreux à pêcher, alors qu'on ne rencontre qu'un seul passionné de pêche chez les bugistes). Sur les 18 noms que donnent les Français, 5 appartiennent à la faune locale ; ils connaissent les autres pour les avoir vus sur les marchés, dans des aquariums ou, probablement, dans les films de Cousteau.

Une nette unanimité, cependant, se fait autour de certains oiseaux : curieusement, c'est vers le moineau que vont les préférences. Chez les Yakoutes, il occupe la première place et donne lieu à des appréciations très sentimentales : ""il est petit mignon, et très souvent persécuté par les chiens et les chats" (Nadia et Olga). En second vient l'aigle, "oiseau majestueux, très bon chasseur et emblème de la puissance" comme le définit avec raison Mathieu, et qui, chez les Yakoutes, représente symboliquement les esprits célestes suprêmes, sinon le Ciel même (2)".

Les deux groupes ont une assez bonne connaissance des arbres : les Yakoutes en citent 13 et les Français 15. Mais chez les premiers, ce ne sont que des espèces forestîères, tandis que chez les Français, la moitié pousse dans les jardins. Ce qui est très compréhensible puisque ni le pommier, ni à plus forte raison le pêcher ou l'abricotier ne poussent sur la terre éternellement gelée (permafrost).

Cependant, trois espèces sauvages sont communes aux deux groupes : le sapin, le chêne et le bouleau. Celui-ci, toutefois, occupe la première place chez les Yakoutes (9 réponses) car, par sa blancheur, il rappelle les produits laitiers qui constituent depuis toujours la principale richesse de ces éleveurs de la taïga, et il symbolise les esprits bénéfiques vénérés au cours des fêtes traditionnelles. C'est pourquoi, d'ailleurs, le blanc est la couleur préférée de pratiquement tous les élèves de Sinsk et de Khamagatta (les élèves du Valromey privilégient quant à eux le bleu et le vert). On sait que, de nos jours encore, les éléments de la faune et de la flore forment chez les Yakoutes bien plus qu'un simple monde naturel, un environnement mytho-poétique que l'on retrouve dans les chants, la littérature (orale et écrite) et l'art actuels. En France, les représentants de ce monde sont depuis longtemps relégués dans la sphère des réflexions intellectuelles.

Comment les élèves de systèmes scolaires tout à fait différents se préparent-ils à leur entrée dans la vie active ? Les enquêtes effectuées nous apportent certains éléments de réponse. On voit, par exemple que Français comme Yakoutes considèrent, en priorité, les mathématiques comme la matière la plus importante ; après quoi viennent la physique-chimie et la biologie Les Français, néanmoins, sont plus nombreux à être intéressés par ces sciences exactes, les Yakoutes mettant davantage l'accent sur des matières comme les langues, l'histoire ou même le sport. Le choix de leur futur métier semble moins préoccuper les Yakoutes : 4 sur 10 n'ont encore aucune idée sur la question, alors que pratiquement tous les français se sont déjà déterminés, faisant preuve; en cela, d'un très net pragmatisme en la matière. Les deux professions les plus populaires dans chacun des groupes : enseignant et médecin. Les Yakoutes sont également attirés par les métiers de la justice (avocat), mais aucunement par celui d'ingénieur auquel se préparent par contre, deux élèves (filles) du Valromey.

Ce qui frappe, parmi les projets de tous ces enfants, c'est le choix de leur futur environnement. A l'exception d'un seul cas très net de préférence pour "le confort et la modernité d'une grande ville", tous les Bugistes restent profondément attachés à une existence "très près de la nature". Certes, ils se rendent parfaitement compte des désavantages de la vie dans leur campagne d'aujourd'hui où manquent commerces, cinémas, installations sportives, écoles de musique, etc... En même temps, ils connaissent très bien les inconvénients des grandes villes : pollution, bruit, vandalisme, impossibilité de "s'entraîner pour le ski", de pouvoir se retrouver "en forêt ou au bord de la rivière", "de faire du vélo dans les petits chemins". Les écoliers Yakoutes, en revanche, ont beau être très liés à la nature et avoir des relations très fortes avec leur communauté, ils sont plus nombreux à envisager leur avenir en milieu urbain, loin de leur campagne natale. Quatre sont prêts à s'installer à Yakoutsk ou dans une "ville lointaine"; quatre autres ne sont pas encore assez mûrs pour avoir réfléchi à la question ou se laissent porter par un certain fatalisme ("c'est le destin qui décidera"). Un garçon donne une réponse qui serait impensable dans la bouche d'un jeune Français : "quand je serai grand, j'habiterai là où jhabiterai... là où ma femme voudra vivre, je vivrai moi-même"'. Apparemment, faute sans doute d'expérience, les Yakoutes ne réalisent pas quel fossé, en milieu urbain, sépare culture et nature. Ainsi Natacha rêve : "j'habiterai probablement dans une grande ville, tout en restant quand même près de la nature. Comme à Paris par exemple".

Certes, il est impossible de donner ici une analyse détaillée des réponses aux 38 questions soumises aux vingt écoliers français et yakoutes. Il faut reconnaître, en tout cas, que cette première enquête (qui gagnerait, d'ailleurs, à être approfondie en élargissant l'échantillon des sujets interrogés) est d'un intérêt indéniable, grâce en particulier au sérieux quy ont apporté tous les élèves et les organisateurs de ce voyage peu ordinaire.

A la lecture de toutes les réponses concernant la place de ces jeunes dans leur environnement et leur façon d'envisager l'avenir, une question fondamentale émerge : que faut-il faire, comment agir pour que dans les montagnes du Valromey et dans la vallée de la Léna, puisse s'harmoniser ce que la civilisation moderne a su développer de meilleur dans ses villes, et la plénitude que les enfants français et yakoutes savent puiser aux sources de la nature qui leur est chère ? Si, en échange du bleu du ciel et de l'eau, du vert des forêts, de l'hospitalité simple et spontanée, la civilisation qui est la nôtre aujourd'hui, ne sait rien nous proposer d'autre qu'un confort fade et étriqué, est-il bien nécessaire de continer à bétonner la terre des hommes ?

C'est aux élèves du collège d'Artemare et à ceux de Sinsk et de Khamagatta qu'il appartiendra de trouver la réponse en ce début de nouveau millénaire.

B. CHICHLO, C.N.R.S.

(1) Boris Chichlo "L'Ours-chaman" Etudes mongoles et sibériennes, n' lZ Paris 1981 p. 35-112

(2) Boris Chichio "Le Yadaëi ou le pouvoir ultime" Boréales, n' 66169, Suresnes, p. 153-164 (cette étude est consacrée au "faiseur de pluie", personnage étonnant des mythes et des rites des peuples turcophones, notamment des Yakoutes. Elle met en évidence la signification de l'aigle, p. 159).

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