KALON XI |
Le désert est cruel au voyageur, et ses habitants ne sont que rarement aussi accueillants que les dépliants de l'office du tourisme veulent le faire croire. Par bonheur, nos héros ne manquent pas de ressources, et trouveront le moyen de se sortir de leur fâcheuse situation. En tout cas on l'espère our eux.
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C'est tout, si le premier titre vous plait pas, c'est pareil.
I ) Où s'ourdit un sombre complot, et où on se demande par ailleurs en quelles circonstances on peut qualifier un complot de clair.
Dergala, la Cité Unique, Dergala cité des eaux vives, Dergala joyau du désert, Dergala aux cent tours de jais pointées vers le ciel telles autant de doigts accusant les dieux, Dergala mystique et décadente, somptueuse et misérable, orgueilleuse et cynique, Dergala dont les citoyens, mélancoliques et désabusés, ne pourraient se passer une seconde sans sombrer dans une nostalgie morbide, Dergala aux mille temples débordants d'offrandes opulentes, Dergala dont les rues étroites, sombres et particulièrement fraîches en cette heure tardive résonnaient sous les pas pressés de nos héros plutôt énervés. Ils s'en allaient en effet commettre quelque larcin, décidés à récupérer leurs bien et à quitter cet endroit au plus vite.
Car ce n'était pas de leur plein gré qu'ils avaient échoué dans ce monde hostile, et c'est à un malheureux concours de circonstances qu'ils devaient leur égarement actuel. Après leur dernière aventure, ils avaient quitté la Pléonie en empruntant(1) la Porte du Crépuscule, guidés en cela par quelque vieil ermite des montagnes, espérant retrourner en leur ville de Sembaris afin d'y goûter un repos bien mérité. Tout s'était déroulé comme prévu et ils flottaient gentiment dans l'éther séparant les mondes lorsqu'ils s'étaient senti soudain attirés... mais commençons par le commencement.
Sous son masque de cuir et son lourd turban noir, l'officiant suait à grosses gouttes froides. Il espérait que les six autres conjurés, réunis en demi cercle autour du Glyphe d'Argent, ne pouvaient voir le tremblement de ses mains gantées levées vers la voûte d'azur peinte de mille étoiles d'or. C'est bien avant sa naissance que le rituel avait commencé, alors que son père, dans les grimoires antiques, avait retrouvé le sortilège de Nohelzen, réuni les premiers ingrédients magiques, accompli les premières immolations. Les blessures, la folie et les maladies contractées au cours des expériences hideuses et interdites avaient eu raison du vieux nécromancien voici deux ans, et c'était maintenant à lui seul, l'héritier, d'accomplir les derniers gestes, de prononcer les dernières paroles, de psalmodier enfin l'Incantation. Car ce soir, pour la première fois depuis des siècles, les astres étaient favorables, et la prophétie qui avait si longtemps plongé dans la terreur les dynastes et les hiérarques, la prophétie qui avait fini par tomber dans l'oubli sous la poussière des siècles, l'ancestrale prophétie allait s'accomplir par sa main. Il n'était qu'un maillon d'une chaîne, un rouage d'une mécanique céleste plus ancienne que l'humanité elle-même, l'avenir ne lui appartenait pas car tout était déjà écrit depuis bien longtemps. Songer à son insignifiance lui apporta paradoxalement quelque réconfort et éloigna de son esprit le spectre glacé de l'échec. D'une voix assurée, il entama la dernière psalmodie. Devant lui, roulant des yeux fous, terrifiés, un homme nu, baillonné et étroitement ligoté, faisait désespérément jouer les muscles puissants de ses bras, de ses jambes, de son dos, dans l'espoir de se libérer. Sans un regard, car il était préparé à ce moment depuis la plus tendre enfance, l'officiant prononça la Rune, l'Appel.
Ils te bannirent de la succession céleste, ces dieux bouffis d'orgueil, et tu fus exilée loin de l'homme.
Ils nous privèrent de la terre qui nous revenait, ces dieux indignes, et nous fûmes exilés loin des nôtres.
Réponds à l'appel de tes semblables, réponds à l'appel de tes serviteurs, réponds maintenant par delà l'espace, par delà le temps et les barrières divines.
Viens abattre l'ordre ancien, viens renverser les tyrans iniques, foule aux pieds les ruines des palais vaniteux et les cendres des temples abattus.
Je suis l'Elu, et ils sont mes assesseurs, tous ne sommes que tes esclaves, suis le lien qui te mène à nous.
Il continua ainsi à marmonner en boucle dans le même registre, et à chaque fois qu'il prononçait le mantra maléfique, il sentait en lui monter ce qu'il attendait, la cendre ancestrale était dispersée, mais encore ardente. Ils se fit plus empressé encore, chassa au loin le doute et la fatigue, sa voix devint plus aiguë, plus forte, elle remplissait maintenant toute la pièce et résonnait d'accents anciens, secs et poussièreux, mais pourtant si puissants que ses compagnons comprirent : il n'était plus temps de reculer, c'était le Soir, et ils étaient les Officiants, ils écrivaient l'histoire du Monde Perdu.
Et le feu fut dans son corps, il sut que quelque part, il avait contactée Celle qu'il recherchait, il avait attiré son attention et, suivant la corde d'argent de son esprit perdu dans l'inhumaine infinité qui s'étend entre les plans d'existence, Elle venait à lui. Immobile et coit maintenant, les mains levées au ciel, les yeux rougeoyants sous son masque, il attendait, sous les regards de ses compagnons, l'accomplissement de sa destinée. La puissance se rapprochait, enflait de seconde en seconde, filait dans l'éther comme une flèche, il le sentait dans les moindres fibres de son enveloppe corporelle, il ne savait plus distinguer entre plaisir et douleur, entre passé et avenir, entre rêve et réalité, il...
Soudain il recula d'un pas, comme frappé par la foudre, un instant le contact avait été rompu. Il gémit, puis dans un effort herculéen, comme seul un fanatique peut en accomplir, il rétablit en lui l'équilibre des forces et projeta de nouveau son esprit par-delà les barrières mystique, et retrouva la flèche ardente, qui semblait moins puissante tout d'un coup. Avec dextérité, il la dévia de sa route, et la guida vers lui. Et le grand Glyphe d'Argent se mit à luire comme de la lave en fusion, tandis que s'y matérialisait une forme complexe, obscène, frémissante et... euh... ah ben non.
Finalement, il apparut que le résultat de l'invocation était un peu différent de ce qu'il attendait, puisqu'il y avait maintenant au milieu du Glyphe quatre personnages humanoïdes. Le plus massif était visiblement un guerrier, puisqu'il portait une cotte de maille, un bouclier rond, un grand gantelet de fer et une puissante épée qu'il se dépêcha de tirer hors de son fourreau, qu'il portait dans le dos. Sa carrure impressionnante, son visage d'aspect farouche à la longue chevelure noire et les muscles puissants qu'on devinait sans peine sous ses vêtements laissaient peu de doute au sujet de sa profession, visiblement martiale. Derrière lui venait un homme au crâne rasé et à l'âge incertain, portant une longue robe de la plus belle étoffe, noire avec des bordures jaunes, qui se mit en devoir d'inspecter les lieux de quelques regards furtifs et bien placés. Un autre personnage, d'allure insignifiante, était un adolescent de petite taille et de port assez négligé, portant un bâton ouvragé et un grand sac de cuir, et dont la maigreur n'annonçait pas grand péril. De toute manière, l'attention de l'Elu était captivée par le dernier individu, vêtu de cuir comme le guerrier et l'autre rase-mottes, et qui appartenait au genre féminin à un degré surprenant. Son pourpoint lacé avait les plus grande peines du monde à retenir les doux attraits qu'elle offrait au monde, son visage était d'une pureté et d'une innocence sans exemple dans tout le Monde Perdu, ses grands yeux, presque gris à force d'être bleus, jetaient aux alentours des regards empreints de surprise, d'amusement et de curiosité, et le fleuve sombre de ses cheveux semblait troublé d'une coulée de lait. Pas de doute, ça ne pouvait être qu'elle.
Les quatre personnages, visiblement surpris, dévisageaient maintenant les conjurés avec une extrême méfiance, prêts à bondir. Celui qui avait le crâne rasé se servit d'une langue inconnue, rapide et pleine de voyelles pour chuchoter une question au rouquin, qui répondit par un haussement d'épaules gêné. L'Elu s'approcha alors lentement de la Femme, s'arrêta à trois pas, s'agenouilla et se prosterna tout petit, puis l'accueillit selon le Rituel.
- O, lumineuse fille du feu et de la terre, nous t'accueillons et te renouvelons notre allégeance à ta cause, nous qui attendions ton avènement depuis...
- Abba?
- Euh... vous... je... c'est à dire que le Rite...
- N'Khawnoghamanné?
- ...
Voyant le peu de réaction que ses paroles avaient sur le curieux enturbanné vautré à ses pieds, l'Objet d'Adoration se tourna elle aussi vers le personnage roux, tandis que le grand gaillard, épée brandie, semblait surveiller des yeux tous les membres de la congrégation à la fois. Un conciliabule incompréhensible eut lieu sous les regards un peu affolés des prêtres conjurés qui n'avaient pas prévu ça, visiblement. Puis l'individu roux, après avoir exprimé sa lassitude d'assez vive façon à ce qu'il sembla, sortit de son sac un objet qui ressemblait à une informe poupée de chiffon, marmonna d'incompréhensibles et basses paroles, puis sortit de la poupée une sorte de pâte brune dont il s'enduisit les lèvres, ainsi que celles de ses compagnons. Alors, la femme à la beauté angélique s'approcha de nouveau, s'accroupit devant l'Elu - qui se prosterna encore plus bas - et prononça les Paroles :
- Où sommes-nous? Qui êtes-vous? Nous venons en paix, habitants de la Terre, conduisez-nous à votre chef. Nous avons besoin de nous restaurer. Prenez-vous les devises, l'or, les gemmes, les cartes de crédit? Où pourrions-nous trouver un gîte, une auberge, une hostellerie, un relais? Où sont les lieux d'aisance? Houston, nous avons un problème. Avez-vous bien préchauffé les chaudières humides? Nul par la guerre ne devient grand. Non, pas par là! Avez-vous vu mon mouton? ALERT major system error : 404 unhandled exception <TABLE WIDTH="320" NOBORDER><CAPTION="Spell has failed"><TR><T... bîîîîîîîîî
Puis la Femme se retourna vers le personnage roux qui, un peu gêné, tenta de s'expliquer dans son sabir, apparemment en rejetant la faute sur une entité dénommé " Mycrossofte ". Il recommença son cirque avec la poupée en chiffon hideuse, enduisit de nouveau les lèvres de la belle enfant, puis demanda d'une petite voix chantante :
- Qui êtes vous?
L'Elu tenta de remettre les choses à peu près dans l'ordre en continuant le Rituel là où il l'avait laissé.
- Tu as répondu à notre appel, toi l'illuminée, toi l'impitoyable, te voici enfin libérée des liens de...
- Pardon? C'est à moi que vous parlez?
- Euh... l'iniquité qui...
- Mais de quoi vous parlez au juste, vous attendiez qui?
- ... et le Giton Céleste sera sacrifié pour vous...
L'Elu fit un signe désespéré de la tête en direction de l'autel où s'agitait l'homme nu et attaché, en proie à la terreur la plus profonde.
- Oh, il est mignon, c'est pour moi c'est vrai?
- Eêêh... oui, puissante fille des Enfers, c'est pour votre plaisir.
- Ah, cool, enfin des gens qui savent recevoir. Mais pourquoi vous m'appelez " fille des Enfers "?
- Vous... vous êtes bien la succube Lilith, non?
La Femme regarda l'Elu de ses grands yeux d'azur pâle, de grands yeux tristes. Elle serra ses lèvres douces et émit de la tête une négation définitive avant de s'adresser au personnage roux derrière elle.
- Sook, on a demandé une succube.
- On le saura, répondit l'intéressée qui s'approcha à son tour du prêtre. Alors, on invoque les succubes et on n'est pas foutu d'en reconnaître une quand elle vous tombe dessus? Si j'avais passé mon diplôme de sorcellerie de cette façon, je serais encore à balayer les couloirs de l'Université. D'autant que JE DETESTE être invoquée, je ne suis pas un streum errant qu'on balance dans une oubliette pour garder un vague souterrain, je suis Sook d'Achs la succube, grand-initiée du Cercle d'Or de Sembaris, dépositaire de la sagesse ancestrale des sectes sorcières de l'Ancien Empire et vice-présidente du comité de lutte contre les mendiants, comédiens et autre nuisibles(2).
- T'énerve pas, Sooky, intervint l'homme au crâne rasé d'un ton conciliant, tu avoueras que tu ne corresponds pas à la description qu'on fait habituellement d'une succube, non?
- Ben dis tout de suite que je suis moche! Bon, pourquoi tu m'as invoquée, toi?
- Votre Seigneurie est une succube?
- Et toi un futur cadavre si tu parles pas immédiatement.
Alors le zélote se releva précipitemment, recula de deux pas et désigna le sol d'un index impérieux.
- Voici, par le pacte qui nous lie, le Glyphe ancien qui te retient, créature des enfers, voici le lien d'argent que tu ne peux franchir. Obéis à mon injonction, renverse les temples des dieux et mortifie moultement les théocrates bouffis et leurs mignons dégénérés.
- Tu m'as invoquée pour que je foute la merde autour de moi, c'est ça? Pour que je ravage ton pays?
- Euh... oui.
- Et dans la confusion concomittante, je parie, tu en profites pour prendre le pouvoir, pas vrai?
- Ta sagacité est sans limite, Maîtresse. En ton nom, démone, en effet nous règnerons.
- Et si je refuse?
- Jamais tu ne sortiras de ce cercle, car ainsi est-il écrit dans l'ancien grimoire de Thel...
Lors, la Sorcière Sombre eut les boules, et en cet instant, elle brandit le Sceptre de Grande Sorcellerie, artefact donné par la déesse M'ranis en le désert du Naïl, lors de la Grande Révélation(3). Et elle se mit consciencieusement, sans se presser, à absorber l'energie du sortilège qui était sensé la retenir prisonnière. Voyant cela, les prêtres noirs du culte secret reculèrent d'un pas chacun et cherchèrent du regard le soutien de l'Elu, qui après un instant de désarroi leva les bras au ciel de nouveau et invoqua les puissances mystiques afin de renforcer la Rune protectrice. Le bâton divin fut nimbé d'une aura bleue électrique et sembla bourdonner, comme traversé par une puissance immense, et percevant par quelque sens propre à sa profession qu'elle ne parviendrait pas à contrecarrer indéfiniment le barrage magique de cette manière, la sorcière, qui ne ressentait plus la douleur causée par le flux traversant son corps démoniaque, suivit son intuition et abattit avec force l'extrémité inférieure du bâton sur le sol, là même où était peint le Glyphe d'Argent. Une lumière spectrale jaillie du point de jonction envahit la pièce dans un silence impressionnant, des giclées de lentes étincelles s'élevèrent, par terre le Glyphe commençait à se fissurer et laissait fuir sa puissance, telle une bête blessée perdant son sang. Voyant que l'affaire était mal engagée, l'Elu et deux de ses disciples les plus avisés s'aperçurent que le commerce avec les succubes n'était pas forcément une activité sans risque, et jugèrent plus prudent de se replier en bon ordre sur des positions préparées à l'avance, comme on dit au service de presse des armées. Quatre autres restèrent, fascinés par ce déploiement de puissance, en adoration devant la déesse qu'ils attendaient depuis tant d'années et dont ils ne doutaient pas qu'elle allait les anéantir.
Et lorsque les ultimes barrières craquèrent, ils se mirent à genoux, sans résister ni implorer pardon, et Sook, au comble de l'exaltation et de la douleur, nimbée de flux magique, dirigea vers eux sa main ouverte et les acheva tous quatre d'un unique sortilège, de quatre flèches d'argent partant de ses doigts. Puis elle sombra dans l'inconscience et chût par terre, comme cela lui arrivait souvent après un tel effort.
II ) Où l'on traverse une singulière contrée et y fait de mauvaises rencontres. On assiste aussi à un fantastique festival de promotions chez E. Gourgmoy Esclavage (c).
Nos héros sortirent de la grotte quelques minutes plus tard, après avoir vaguement fouillé les quelques boyaux et salles malpropres qui, apparemment, servaient sans interruption depuis des siècles à toutes les sortes de rituels malsains que la nécromancie pouvait faire naître. Melgo n'avait pas pu s'empêcher de trouver dans l'air un parfum familier, une sècheresse qui lui était agréable, et il ne fut donc pas surpris de découvrir qu'à la sortie de la caverne, en contrebas de la paroi montagneuse déchiquetée où il se trouvait, sous les rayons d'argent de la pleine Lune, brillaient les dunes d'une mer de sable entrecoupée d'îlots rocheux noirs dont la lumière spectrale rendait proportions difficiles à apprécier. La nuit glacée et calme du désert, troublée par un souffle de vent et le grommellement de quelque fennec(4) amoureux.
- On ferait mieux de se mettre en route tout de suite, c'est pénible de marcher de jour dans le désert, surtout avec les provisions d'eau qu'on a.
- Surtout que Sook a tué les seuls personnes qui pouvaient nous indiquer le chemin, dit Chloé avec une mine dégoûtée.
- Et le prisonnier, il pourrait peut-être nous raconter...
- Complètement fou, indiqua Kalon qui portait Sook et le Sceptre dans ses bras.
- Ah. Evidemment, pour peu qu'on soit un peu impressionnable, l'emploi de victime pour invocation de démon est difficile à assumer, psychologiquement. Mais peu importe, car je suis un vrai fils du désert, mes compagnons, donc n'ayez crainte, je vois d'ici les traces laissées par les montures de nos ennemis, je gage donc qu'ils vont rejoindre quelque point d'eau.
Les traces en question, appartenant à quelque espèce de lourd multipode ayant laissé sur son chemin des touffes entières de poils noirs et épais, conduisaient vers la direction d'où les étoiles se levaient, c'est à dire l'ouest. Laissant à son triste sort le malheureux giton fou, ils marchèrent durant deux heures dans la fraîcheur avant que l'aurore ne fasse son apparition, puis deux heures encore, jusqu'à ce qu'un roc solitaire ne leur offre l'ombre d'une grotte propice. Ils s'y reposèrent longuement, sans songer à monter un tour de garde tant semblait improbable l'hypothèse d'un ennemi bravant la fournaise implacable pour les y chercher. Au soir, Kalon se réveilla le premier et secoua ses compagnons. Puis il reprit son épée, appelée temporairement l'Elagueuse, qu'il ne se souvenait pas avoir planté à son côté dans le sable avant de se coucher. Pour être précis, il ne se souvenait pas de l'avoir planté à son côté dans le sable et A TRAVERS UN SCORPION NOIR avant de se coucher. La constatation de ce curieux phénomène n'éveilla dans l'esprit du barbare qu'un intérêt fort modéré, tant était vaste et profonde son incompréhension du monde en général et de son arme en particulier. Il savait seulement qu'à chaque fois qu'il avait fait remarquer le curieux comportement de son braquemard, cela lui avait valu une confiscation par Sook à des fins d'analyses magiques, analyses qui n'avaient jamais rien donné. Kalon se tut donc et rengaina l'épée sur son dos.
On y voyait encore assez lorsqu'avec un soupir de soulagement, Melgo désigna du doigt une longue file à l'horizon, qu'il attribua à une caravane. Chloé, qui avait les meilleurs yeux du groupe, confirma qu'il s'agissait bien d'une troupe d'animaux massifs avançant en file indienne et portant des excroissances irrégulières sur le dos, mais sans pouvoir identifier plus avant. Ils pressèrent le pas et infléchirent leur route afin de couper celle de la colonne, mais les marchands s'arrêtèrent pour bivouaquer et, au bout d'une petite heure, nos héros approchèrent du camp.
Les bêtes de la colonne étaient de deux sortes, dont aucune ne semblait être à l'origine des empreintes vues à la sortie de la caverne de l'invocation : les plus nombreux, et les plus gros, s'apparentaient à de hideux scolopendres aux anneaux arrondis, dont on ne voyait ni yeux ni bouche et dont on eut été bien en peine de déterminer, dans leur corps ovale long comme trois hommes allongés, l'avant de l'arrière sans les voir se déplacer sur la myriade de petites pattes que l'on devinait à peine s'agiter sous la carapace. Ce système de locomotion semblait en tout cas efficace, car chacune des bestioles en question supportait sans broncher, ni émettre aucun autre bruit, un chargement considérable et un conducteur. L'autre variété d'animaux, une dizaine tout au plus, avait une vague ressemblance avec l'autruche, en ce sens qu'ils disposaient d'une petite tête mobile sur un long cou et qu'ils se mouvaient sur leurs pattes postérieures taillées pour la course. Là s'arrêtait la comparaison, et il eut fallu être d'un bien mauvais goût pour se vêtir de leurs plumes dont du reste ils ne disposaient pas, vu qu'ils descendaient plus vraisemblablement d'insectoïdes monstrueux. Deux paires de pattes atrophiées et articulées attestaient cette parenté, ainsi que leurs immenses yeux à facettes et leurs mandibules du dernier répugnant. Chaque spécimen était sellé, et l'un d'entre eux portait un cavalier armé d'une longue lance et vêtu d'une cuirasse, d'un casque et de jambières de cuivre brillant. C'est justement ce cavalier, qui faisait la sentinelle autour du camp, qui vit nos héros et, après avoir alerté ses collègues, vint plus près, l'air martial et conquérant.
- Qui vive?
- Salut à toi et à ta maison, noble fils du désert, puisse les vents t'être doux, la vie longue et nombreuses tes récompenses dans l'au-delà. Nous sommes de pauvres étrangers perdus dans le désert et nous cherchons à rentrer chez nous.
- La paix sur toi, inconnu bavard. Je vais prévenir maître Gourgmoy.
Et sous le regard de la centaine d'hommes qui composait la caravane, nos amis pénétrèrent dans le cercle formé par les grosses bêtes de somme pour rejoindre une des seules tentes dressées ce soir là, les conditions climatiques permettant de dormir à la belle étoile.
Le dénommé Gourgmoy sortit de sa tente, sur une chaise portée par quatre serviteurs. Tout comme ses subordonnés, il était vêtu d'une simple étoffe blanche, coiffé d'un turban et chaussé de babouches, mais s'il est courant que les dures conditions du désert forgent des hommes petits et secs, ce n'était guère le cas de ce personnage, dont l'embonpoint dépassait le raisonnable à tel point qu'il ne pouvait se déplacer sans le secours de porteurs. Tout dans son apparence en faisait une personnification de la corruption et de la perversion. Une voix aigrelette et désagréable sortit de ses lèvres grasses et peintes.
- Eh bien eh bien, voici quatre brebis égarées dans le cruel désert, sans vivres, ni eau, ni monture. Je suppose que vous souhaitez vous joindre à nous?
- Certes, puissant seigneur caravanier, nous sollicitons la traditionnelle hospitalité des gens du désert afin de nous rendre dans la ville la plus proche et retrouver le chemin de nos logis. Je suis Malig Ibn Thebin, Archiprêtre de M'ranis et grand arpenteur du désert du Naïl, mes compagnons...
- La traditionnelle quoi? Où t'as vu jouer ça mon mignon? Mais bien sûr, nous allons vous conduire à la ville, mais cela a un prix, voyez-vous.
- Nous avons un peu d'or...
- Et bientôt vous ne l'aurez plus car il n'est pas bon qu'un esclave soit riche. En effet c'est en esclavage que je vais vous mener.
- Et si on refuse, vous nous tuez c'est ça?
Ceux qui portaient cuirasse baissèrent leurs lances en direction de Melgo, les autres sortirent silencieusement de leurs vêtements des poignards aux bouts arrondis, en prévision d'une confrontation violente.
- Non bien sûr, nous ne sommes pas de vulgaires assassins. Vous êtes libres d'accepter ou non notre marché, libres de partir comme bon vous semble. Sans eau. Dans le désert.
Kalon, Chloé et Sook étaient déjà à préparer leur attaque concertée pour prendre par la force ce qu'on leur refusait lorsque Melgo retint leurs gestes.
- Acceptons, mes amis, il souhaite nous conduire là où nous voulons aller, ça fait nos affaires. Il sera bien temps, après, de briser les chaînes de la servitude et de nous venger de ce gros porc.
- Jamais esclave, dit Kalon qui dans sa jeunesse avait connu la condition servile et n' avait apparemment pas tiré grande satisfaction de cette orientation professionnelle.
- Faisons semblant, comme lorsque nous étions comédiens, tu te souviens? Et songe au sort que nous réserverons à ces esclavagistes une fois que nous serons en vue de la ville. Rira bien qui rira le dernier.
Cet argument eut l'air de convaincre l'âme lourde de Kalon, et Melgo put accepter, une grimace amère sur la figure.
- Soit, Gourgmoy, nous serons tes esclaves, il est inutile de résister à un si puissant et rusé personnage. Mais je suis bien déçu de ton manque d'hospitalité.
- Eh oui, mon pauvre ami, tout n'est pas tout rose dans la vie. Gardes, chargez-les des chaînes, surtout le bavard et le grand gaillard là. Et amenez leurs affaires sous ma tente, que je voie quels trésors le sort a placé sur ma route.
Ainsi fut-il fait, le repoussant potentat rentra sous sa tente, tandis qu'on mettait à nos amis des chaînes de bronze et les conduisait en un coin du camp où, prostrés, une douzaine d'esclaves maigres et apathiques dormaient déjà, et dont il fut impossible de tirer aucun renseignement. Nos amis n'avaient guère sommeil, vu qu'ils venaient de se réveiller, et donc, profitant de l'assoupissement du bédouin chargé de les garder, ils purent converser. Melgo fit part de son désarroi.
- Mes amis, il nous faut survivre, mais aussi penser à rentrer chez nous. Sook, as-tu un moyen de quitter ce monde pour aller à Sembaris?
- Oui, non.
- Quoi?
- Oui j'ai un moyen de quitter ce monde, non je ne peux pas aller à Sembaris, car je ne sais pas où nous sommes exactement. La téléportation ne pose aucun problème... enfin si, elle en pose, mais je suis capable de les résoudre. L'ennui, c'est que si je ne sais pas d'où je pars, fatalement, je ne sais pas où j'arrive. Les barrières entre les mondes sont souvent fragiles, le fluide éthéré qui les sépare est agité de remous et de tempêtes imprévisibles, de lieux qu'il vaut mieux éviter, sans compter qu'on y risque de se faire invoquer pour un oui ou pour un non, comme hier, bref c'est compliqué. Il faudrait un guide, ou un plan.
- Et si on y va au hasard? Demanda ingénument Chloé. On aurait toujours une chance de tomber juste non?
- Aïe aïe aïe. Tu vois ce désert? Il est plein de sable non? Imagine que l'un de ces grains de sable te soit précieux, un minuscule diamant par exemple. Combien de chances aurait-tu de le retrouver les yeux fermés parmi la multitude de grains de sables du désert? Pas beaucoup, t'es bien d'accord. Mais infiniment plus cependant que de retourner dans notre monde en voyageant au hasard, car des mondes différents, il y en a des piles et des piles. Vous pouvez pas imaginer. Heureusement, il y a un endroit qu'on appelle l'Intersection, qui est le centre... enfin, pas vraiment le centre, mais c'est de là que tout part. Mais pas vraiment. En tout cas, depuis l'Intersection, je peux nous ramener chez nous, y'a aucun problème. Normalement.
- Reste à trouver cette Intersection.
- Ouais. On trouvera peut-être un sorcier en ville qui nous indiquera la route.
- Mais alors, il nous suffit de trouver un tel sorcier. Voici ce que je vous propose. Nous arrivons en ville en tant qu'esclaves, nous serons sans doute vendus à plusieurs maîtres fort différents tant nos mises sont diverses. De là, il nous sera quatre fois plus facile de glaner des renseignements que si nous étions réunis. Et au bout de, mettons, deux jours, on s'évade, on se retrouve et on avise.
- C'est bien joli, mais on se retrouve où?
- Je suppose que dans cette ville, il y a un échevinat, un palais, une citadelle ou un bâtiment équivalent, ce genre de grandes demeures imposantes et vaniteuses où les gens de pouvoir aiment à se réunir pour faire savoir à tous qui est le maître. En général, c'est pas bien difficile à trouver, retrouvons-nous en ce lieu au coucher du soleil, deux jours après notre arrivée, devant l'entrée principale - il y en a toujours une - et alors nous pourrons mettre au point un plan d'action en toute connaissance de cause. Qu'en dites-vous?
- Grmmml, grommela Kalon, peu enthousiaste à l'idée de rester esclave plus longtemps que prévu.
- Et notre matériel, demanda Chloé, comment on le récupère? Moi, j'ai rien de bien précieux, mais vos trucs magiques...
- Pour ça j'en fais mon affaire, j'ai un petit sortilège gentil tout plein que je vais lancer sur notre équipement à la nuit tombée, de telle sorte qu'il reviendra dans nos mains dès qu'on l'appellera.
- Ouais... t'es sûre de ton truc au moins?
- Mais oui, mais oui. Allez, dormons toujours, demain risque d'être une longue journée.
Ils furent traités avec tous les égards dus à des esclaves que l'on va vendre et dont on espère tirer grand prix. C'est en fin de matinée qu'ils arrivèrent à un ruban de verdure barrant tout l'horizon, et dont ils virent en se rapprochant qu'il devait son existence à une subtile technique d'irrigation. La caravane traversa une palmeraie fraîche et ombragée, pour tout dire un véritable paradis cultivé avec art par un peuple de paysans petits et secs au teint bistre. Ils s'assemblèrent autour de la caravane, qui constituait sans doute le spectacle de la semaine, discutant sur la valeur de telle ou telle marchandise, ponctuant leurs propos de gestes vifs de leurs mains calleuses. Après une demi-heure de marche dans ce paysage enchanteur, la route s'arrêta brusquement sous le vague prétexte qu'un fleuve large d'un bon kilomètre coulait perpendiculairement. La caravane longea donc le puissant cours d'eau vers l'ouest, c'est à dire vers l'aval, et arriva en milieu d'après-midi dans un petit village muni d'une sorte de port empli de radeaux gréés de voiles triangulaires et cent fois rapiécées. Tandis que les bédouins déchargeaient les marchandises des animaux jusqu'aux embarcations, Melgo, assis au milieu des autres esclaves enchaînés, trouva enfin le moment propice pour interroger un jeune serviteur maigre et d'aspect assez nigaud que, durant le trajet, il avait flatté et pris sous sa protection afin d'en tirer ultérieurement quelque avantage.
- Alors, Solgidda, voici donc le fleuve dont tu m'as parlé. Quel est son nom déjà?
- Aucun, Melgo, on l'appelle le Fleuve.
- Ah bon, quel drôle d'usage...
- C'est le seul du pays, nous ne pouvons pas nous tromper.
- Ah bien sûr.
- Vous devez venir de loin pour ne pas le savoir.
- Oui, de loin. Et la ville vers laquelle nous allons?
- Dergala?
- Oui, Dergala, en est-on loin?
- Non, il suffit de descendre le Fleuve. D'où que l'on vienne, il suffit de suivre le Fleuve et on arrive à Dergala.
- C'est étrange, j'ai noté que tous les bateaux que nous avons croisé allaient vers l'aval, et aucun vers l'amont. Le courant n'a pourtant pas l'air si fort qu'on ne puisse, avec une bonne voile, le remonter?
Melgo avait observé ce fait curieux car il cherchait un moyen de quitter rapidement et discrètement la ville, au cas où leur escapade citadine tournerait mal. Mais la réponse du jeune homme le surprit.
- Quel intérêt? Il suffit de descendre. Tu ne le sais pas? Tu viens de bien loin dans les montagnes pour l'ignorer, sache que le Fleuve surgit du désert à environ deux jours de marche d'où nous sommes, et coule vers l'ouest jusqu'à Dergala, qui est bâtie au bord d'une immense falaise. Là donc, le fleuve forme une cataracte, puis reprend son cours jusqu'au bord occidental du Monde Perdu, et là, il subit comme nous tous le Retour, et reparaît à l'est, pour un nouveau passage, avec tout ce qu'il charrie.
- Le Ret... Ah oui, bien sûr, le Retour.
Et, après une seconde de silence gêné :
- C'était pour voir si tu le savais.
Melgo savait déceler dans la voix d'un interlocuteur l'endroit où il plaçait les majuscules, et avait compris que le Retour était, pour Solgidda et pour ses compatriotes, quelque chose de sacré et d'important, qu'il valait mieux feindre de connaître. Il garda donc ses question pour lui, se promettant d'en trouver les réponses par lui-même, à l'aide des subtils procédés qui lui etaient habituels, ou à défaut à l'aide d'une dague bien affutée, d'un masque sur la figure et menaces évocatrices. Pour l'instant, la prudence commandait de ne point paraître trop ignorant.
Et le lendemain, au lever du soleil, les esclaves, les caravaniers et le chargement prirent place dans les grands radeaux et prirent la direction de l'ouest. Un vent régulier venant du nord poussait obligeamment les embarcations autour desquelles défilaient les splendides paysage côtiers, l'interminable ruban des dattiers qui procurait ombre et humidité aux cultures des hommes, et derrière lequel, par endroit, on apercevait les blocs impressionnants et lointains de falaises arides. Il vint à l'idée du voleur que le voyage était bien plus agréable depuis qu'ils étaient esclaves, et que la liberté n'a finalement d'intérêt que si elle permet de jouir du confort. La descente s'effectua sans encombre, indolente et propice à mille reflexions, tandis que les nautoniers chantaient en cadence tandis que de leur gaule ils dirigeaient les esquifs. Finalement, le soleil était encore haut sur l'horizon lorsque s'y profila Dergala.
Dergala, la Cité Unique, Dergala cité des eaux vives, Dergala joyau du désert, Dergala aux cent tours de jais pointées vers le ciel telles autant de doigts accusant les dieux, Dergala mystique et décadente, somptueuse et misérable, orgueilleuse et cynique, Dergala dont les citoyens, mélancoliques et désabusés, ne pourraient se passer une seconde sans sombrer dans une nostalgie morbide, Dergala aux mille temples débordants d'offrandes opulentes, Dergala, dont je vous ai déjà entretenu dans les mêmes termes au début de cette histoire, comme quoi je me foule pas. Mais comme déjà disait finement Platon : "Ctrl-C, Ctrl-V".
Dergala avait été fondée en des temps immémoriaux en un endroit assez insolite, là où, s'évasant largement avant de plonger en une vertigineuse cataracte, le Fleuve laissait à découvert un archipel entier d'îles hautes, plates et rocailleuses, sur lesquels les fondateurs de la cité avaient trouvé avantage à accomplir leur oeuvre. Des ponts audacieux, et pour beaucoup habités, reliaient chacun de ces quartiers insulaires, surplombant parfois de plusieurs dizaines de mètres les canaux en contrebas. Les marchandises ainsi que les petites embarcations qui servaient de véhicules aux citoyens fortunés étaient hâlés par des grues de bois dont les formes rappelaient irrésistiblement des cygnes aux longs cous penchés au-dessus du vide et actionnées par des roues dans lesquelles s'activaient des esclaves. Nulle muraille n'était nécessaire, tant improbable paraissait la victoire d'une armée d'invasion s'en prenant à l'une de ces îles. En haut, sur les plateaux, les habitations denses et hautes de plusieurs étages ne semblaient pas devoir laisser beaucoup d'espace aux rues et aux places. Pour compléter l'aspect vertical, de l'ensemble, une forêt de minarets semblaient avoir poussé au travers de la cité, rivalisant en hauteur, en couleur et en audace architecturale. Tous furent grandement impressionnés par ce spectacle somptueux qui s'offrit à eux tandis qu'ils avançaient vers Dergala, tous sauf Sook qui depuis la veille s'était enfermé dans un mutisme et une méditation que nos amis avaient appris à connaître et à redouter.
Les radeaux des esclaves se séparèrent des autres, où se trouvaient les armes de nos amis, et après de longs détours dans le dédale des petits canaux malpropres typiques du centre-ville, ils furent hâlés par petits groupes sur des plateaux brinquebalants jusqu'au quai étroit et encombré, et finalement empruntèrent, sous la garde d'une dizaine de sicaires chamarrés, une ruelle étroite et bourdonnante de monde, car en ce pays écrasé de soleil, il fallait attendre que le jour décline afin que, profitant de la fraîcheur, les affaires puissent se conclure. Nos amis ne purent cependant pas jouir bien longtemps de la promenade, le marché aux esclaves n'était qu'à quelques dizaines de pas, dans une rue plus large que les autres le long de laquelle on avait installé une quinzaine d'étals où étaient donc exposés les produits en question.
On changea leurs lourdes chaînes d'acier rouillé par d'autre, plus fine, de bronze ouvragé, de meilleur aspect mais plus fragiles. Ainsi étaient les impératifs commerciaux de la profession. Puis le vendeur, un presque-vieillard bedonnant à l'oeil acéré vêtu d'une belle robe bleu-nuit, vint inspecter la denture et la musculature de la marchandise. Il passa brièvement devant les produits de la région, il est vrai d'assez mauvaise allure, et dont il n'espérait pas grand-chose, puis s'interessa à nos amis, que leurs costumes originaux paraient d'un attrait certain.
- Oh, mais je vois que maître Gourgmoy nous a ramené une cargaison inattendue. D'où viennent donc ces infortunés gentilshommes?
- On les a trouvés dans le désert, répondit un des gardes du négociant. Le Maître les a entortillés comme il en a le secret. Vous pourrez en tirer bon prix, je n'en doute pas une seconde.
- Oui, plus que de la camelote habituelle. Ah, je sens que je vais faire du chiffre ce soir. Eh, toi, comprends-tu ce que je dis?
Kalon toisa le marchand de haut durant une longue seconde, puis répondit :
- Oui.
- Sais-tu te battre?
- Oui.
- A l'épée?
- Oui.
- Parfait, parfait, un gladiateur, ça se vend toujours plus cher. C'est que les propriétaires espèrent en tirer du bénéfice s'il gagne dans l'arène. Et ça c'est quoi? On dirait un prêtre?
- Si fait, noble marchand, je suis Malig Ibn Thebin, Archiprêtre et Prophète de M'Ranis. Nombreux sont mes alliés dans l'au-delà et immense est mon savoir. Je sais lire, écrire et compter dans de nombreuses langues et je puis être utile en mille choses à un bon maître.
- Ah. On verra ça. Et après nous avons... euh...
- Maître Gourgmoy a estimé que cet article pourrait être négocié un fort bon prix, suggéra le garde avec un grand sourire.
- Flah, bégaya le marchand qui avait oublié de rentrer sa langue. Eêêêê... oui, oui oui, on pourra en tirer quelque chose. Comment t'appelles-tu, charmante enfant à l'impressionnante capacité pulmonaire?
- Chloé, messire marchand, et j'ai bien des talents, répondit-elle de sa douce voix à peine audible.
- Ouiiiiii... je n'en doute pas.
- Mais aussi un petit défaut, et il est juste que vous le connaissiez avant que de me vendre.
- Ah, lequel?
- J'ai grand besoin d'affection dans la vie, voyez-vous.
- Gralgrlaga!
- Grand besoin.
Et elle poussa un gros soupir qui eut pour effet de gonfler considérablement sa tunique de cuir, dont le commerçant considérait intensément le laçage en se demandant s'il allait tenir longtemps à ce régime.
- OK. Et après ça, on a quoi? Comment t'appelles-tu, mon... euh, jeune...
- Sook, répondit-elle sans daigner jeter un regard à son interlocuteur.
- Sook. Et tu fais quoi?
- J'ai bien des talents, fit-elle en singeant les minauderies de sa collègue.
- Ah. Évidemment, on peut pas avoir de la chance à tous les coups.
Puis, après un dernier regard oblique à la fine silhouette de l'elfe, il grimpa sur l'estrade et les gardes poussèrent le fond de commerce à le suivre. Il y avait déjà une belle assistance devant le stand.
- Chers amis, bonsoir et bienvenue aux TROIS JOURS FOUS FOUS FOUS(tm) qui fêtent le dixième anniversaire de notre maison E. GOURGMOY ESCLAVAGE(c). Et pour célébrer comme il se doit cet événement, les établissements E. GOURGMOY ESCLAVAGE(c) vous invitent à participer au GRAND jeu-CONCOURS dont le prix sera une superbe PANOPLIE GUERRIERE comprenant ce superbe GANTELET, ce merveilleux BATON et cette excellente EPEE d'acier que vous voyez à côté de moi dans ce présentoir.
A ces mots, nos amis tournèrent des yeux effarés dans la direction en question et constatèrent que c'étaient leurs biens les plus précieux qui étaient ainsi offerts en prime.
- Et pour commencer la vente, voici un article exceptionnel, un colosse ombrageux, un combattant inflexible, un guerrier d'une force prodigieuse, ce GEANT BARBARE! Découvrez blablabla blablabla...
Et tandis que l'habile commerçant faisait une rapide consommation de tous les adverbes et adjectifs à sa disposition, les esclaves sur l'estrade bombaient le torse, essayant de faire bonne figure, gageant que plus ils seraient payés cher, moins leur maître serait tenté de les abîmer. A part Sook, qui avait son amour-propre.
- Soixante! Fit une voix dans l'assistance.
- Et cinq, ajouta immédiatement une autre.
- Et dix, renchérit le premier.
- Quatre-vingt, fit une grosse dame dans le fond.
- Et dix!
- Cent pour le géant!
- Cent dix.
Brouhaha.
- Cent dix, c'est tout? Pour un si gigantesque spadassin qui vous procurera sécurité et richesse? Allons, songez à la tête de vos voisins lorsque vous ramènerez à la maison cette pièce unique.
- Cent vingt.
- Ah, un homme de goût (mais le regard enfiévré du vendeur indiquait que le prix auquel il comptait vendre Kalon était dépassé depuis longtemps, et que maintenant, il s'amusait plus qu'il ne travaillait). Y aura-t-il dans l'assistance un puissant et fortuné seigneur qui ramènera chez lui le barbare pour cent-trente fistules? Personne? Une fois, deux fois, adjugé à maître Fallix pour cent vingt fistules d'or! Félicitations, une très belle acquisition.
- Ah, Minnar, tu m'as encore extorqué plus d'or que je ne voulais en mettre, vieux vautour!
- Eh, c'est mon métier, et je l'accomplis. Je ne te reproche pas d'entraîner les gladiateurs, à toi.
Et le gros homme paya en bougonnant la somme dite, puis embarqua Kalon en le tirant par le col, entouré de deux gardes impressionnants.
Divers esclaves furent vendus à petits prix, tant il semblait que la bourse des acheteurs potentiels se fut ratatinée après les folles sommes atteintes à l'ouverture de la vente. Vint Melgo, qui valut à sa faconde d'être vendu soixante-cinq fistules à une jeune veuve et néanmoins aubergiste ayant grand besoin d'un précepteur pour ses enfants et d'un homme à la maison pour accomplir les diverses tâches dévolues à un époux. Puis vint Sook.
- Et pour ce vigoureux jeune homme Aïeuh, mais ça va pas la tête?
- Ça t'apprendra à pas reconnaître une femme quand tu en vois une, pauvre andouille.
- Alors, cet individu dont je vous laisse le soin de déterminer le sexe et qui jouit d'une inexplicable bonne santé est mis à prix vingt fistules.
- Tu sais où tu peux te les carrer, tes fistules?
Quelques rires dans l'assemblée.
- Euh, j'ai dit vingt? Je voulais dire quinze. Quinze fistules. D'or.
Par la grâce du silence qui s'était abattu sur l'assistance, c'était la première fois de la soirée que l'on entendait distinctement le boniment des autres vendeurs, à côté.
- Quinze fistules pour un esclave de cette qual... enfin quoi, quinze fistules l'esclave, c'est donné!
Peu charitablement, les bonimenteurs voisins s'étaient tus pour observer dans quel embarras se trouvait plongé leur collègue.
- Mais, vous voyez bien que sa tunique de cuir vaut déjà dix fistules à elle seule non?
On eut entendu une mouche voler. Il était devenu évident pour le plus obtus des prospects que l'affaire était plus que mauvaise. La voix du vendeur se fit plus faible.
- Vous ai-je parlé de notre crédit gratuit sur quatre mois sans frais (sous réserve d'acceptation de votre dossier par Koffi N'ogo(c))? Personne? Bon tant pis, passons à l'article suivant, ce superbe spécimen...
On entraîna discrètement Sook derrière l'estrade, afin qu'elle ne déprécie pas la marchandise par sa présence. Elle se trouvait dans un état de nerfs assez proche de l'éruption volcanique,. Puis on reprit la fourgue du menu fretin, avant d'en venir au dessert.
Le clou de la vente fut donc Chloé, que le vendeur avait tenu à l'écart pendant tout ce temps. On lui avait trouvé une tenue adaptée à sa morphologie et à l'occasion, c'est à dire essentiellement faite de quelques pièces de cuir retenues par diverses dorures - ou plutôt cuivrures - et mignonnes chaînettes entrelacées et cliquetantes, ainsi que de petites bagues et charmants bracelets ornés de grelots tintants à ses blancs poignets et ses chevilles délicates. Voyant qu'il avait captivé son auditoire, le marchand se dit alors qu'il était temps de passer au GRAND CONCOURS en question.
- Et voici donc le moment que vous attendez tous, celui de notre GRAND CONCOURS avec ses FABULEUX LOTS et ses MERVEILLEUX PRIX CHATOYANTS que vous allez pouvoir gagner si vous participez au GRAND CONCOURS des TROIS JOURS FOUS FOUS FOUS(tm) chez E. GOURGMOY ESCLAVAGE(c)! Attention, voici la question.
La foule retint son souffle, car les prix étaient d'importance.
- Vous savez tous que la compagnie E. GOURGMOY ESCLAVAGE(c) est née voici dix-huit ans exactement à Dergala. Mais savez-vous QUELLE ETAIT L'ADRESSE EXACTE DU PREMIER ENTREPOT DE E. GOURGMOY ESCLAVAGE(c)?
Silence et murmures dans l'assistance, personne ne s'attendait à une telle question. Néanmoins, après une brève attente, une petite voix se fit entendre, c'était un jeune homme mince et gauche, vêtu comme un paysan du fleuve.
- N'était-il pas au coin de la rue du Salicrane et de la venelle de la Foi-Dieu, à l'enseigne des Cénobites Tranquilles?
- Etes-vous certain de votre réponse, mon jeune ami?
- Ben... euh, oui.
- Vous êtes sûr d'être certain?
- Euh...
- C'EST UNE BONNE REPONSE!!!!!!!!!!!!!!! Ce sympathique gentilhomme remporte la MAGNIFIQUE PANOPLIE EXOTIQUE de notre merveilleux GRAND CONCOURS! Montez sur le podium, messire, que l'on vous voie mieux. Ah, quel noble profil, quel digne vainqueur voici donc! Tenez, voici votre prix, et que la bénédiction de E. GOURGMOY ESCLAVAGE(c) vous accompagne jusqu'à la fin de vos jours!
- Euh... je remercie E. GOURGMOY ESCLAVAGE...
- (c)
- ...pour ce magnifique cadeau merveilleux... euh, merci.
- Ah, quelle modestie, c'est bien le signe d'une grande noblesse d'âme, et je ne doute pas que vous saurez mettre ces armes à profit pour le plus grand bien de la Cité et de votre Culte.
Et, encombré de tout un fatras dont il ne savait visiblement que faire, le jeune homme s'en alla sous les vivats de la foule.
- Et maintenant, il est temps de terminer cette vente en vous remerciant de votre attention...
Rumeurs parmi l'assistance, brouhaha et protestations.
- Qu'y a-t-il, j'ai oublié quelque chose?
Vives admonestations de la part des badauds, qui attendaient la vente de Chloé.
- Ah, mais oui, j'allais oublier cette jeune personne, suis-je distrait!
Content de son petit effet, le matois commerçant prit son inspiration. Il ne s'agissait pas de manquer cette vente.
- Oh en vérité, qu'il est bien doux à l'homme revenant chez lui au soir, fourbu par une longue journée de dur et honnête labeur, de retrouver les bras blancs et doux d'une esclave gentille et dévouée comme celle que nous vous proposons ce soir chez E. GOURGMOY ESCLAVAGE(c). Un article unique, exceptionnel, comme il n'en passe que très rarement. Voici pour vous le délice des délices, une merveille, un joyau dont la valeur, j'en suis sûr, sera reconnue par tous dans cette assistance, une splendide houri qui ne déparerait pas dans les jardins célestes promis aux pieux croyants que vous êtes tous, j'en suis sûr! La mise à prix est de CENT FISTULES D'OR!
- Cent cinquante, renchérit immédiatement un vieillard à la barbe éparse.
- Deux cent, fit une opulente maquerelle fardée et colérique.
- Trois, ajouta précipitamment un gros négociant suant et tout de bleu vêtu.
- Mille, lança sans joie un personnage sec, très grand, portant un simple manteau de satin vert. Le ton de sa voix indiquait quelque sourde menace. Menace confirmée par la demi-douzaine de gardes énormes en armures rutilantes qui, la main au pommeau, encerclait la foule. Le marchand d'esclave déglutit, puis reprenant quelques tons plus bas :
- J'ai mille fistules proposées par son excellence maître Shobaï, Surintendant du Palais. Plus d'offres?
Le gros négociant voulut lever la bras, mais un de ses amis le retint tandis qu'un autre le bâillonnait de la main.
- Adjugé à son excellence, qui fait une belle acquisition.
- Mais chère. Envoyez toujours la note au Palais, comme d'habitude.
Et, prenant possession de la petite Chloé, il la mena sans ménagement par-delà les ruelles, vers les ors et émaux du mystérieux Palais de Dergala. Un peu déçus, les badauds s'en furent en silence, et le personnel de E. GOURGMOY ESCLAVAGE(c) commença à plier l'étal. Pendant ce temps, le marchand considérait silencieusement la Sorcière Sombre.
- Tu veux ma photo?
- Je me demande à qui on va bien pouvoir te fourguer.
- C'est les risques du métier. De toute façon, avec Chloé, tu es largement rentré dans tes frais ce soir non?
- Oui, si jamais le Palais avait l'étrange idée de me payer... Peut-être qu'un de mes collègues consentirait à te racheter. Un de ceux qui sont spécialisés dans les articles à vil prix...
- Merci, c'est gentil, tronche de pine.
- Mais je me fais sûrement des illusions.
- Alors, messire, des problèmes avec le stock?
Sook et le marchand sursautèrent de conserve, ni l'un ni l'autre n'avaient entendu arriver le grand et sombre personnage, encapuchonné de noir, qui semblait s'être matérialisé dans l'obscurité de la venelle.
- Ah, messire, vous m'avez surpris. Je discutais avec cet article...
- J'en donne cinq fistules.
- Vous l'achetez vraiment? Enfin je veux dire, l'enchère était à quinze...
- Cinq.
- Douze fistules et...
- Cinq.
- Bon, cinq. Elle est à vous. Et que la main de Fashtoun le Bienheureux soit sur votre épaule.
Et lorsqu'ils furent loin, il ajouta dans sa barbe :
- Tu en auras besoin, pigeon.
III ) Où l'on mâche et rabâche les herbes amères de la servitude.
Quarante-huit heures plus tard, sur la Place de la Foi, devant le Palais de Dergala, un édifice colossal semblable à un énorme gâteau d'anniversaire perché au dessus de la grande cataracte, une petite troupe de gardes indolents vaquait sans trop de conviction à ses martiales occupations sous les lanternes de la Grand-Porte tandis que, dans l'ombre, grouillait tout une faune discrète qui savait qu'elle n'avait rien à craindre de ces pandores bonnasses.
- Soo-Soo Sook! Fit un vendeur d'eau tardif et essoufflé dans le lointain. Pour être précis, LE vendeur d'eau, le seul imbécile qui aie jamais eu l'idée farfelue d'embrasser cette profession dans une cité où l'eau était plus un encombrement qu'une denrée rare. Sans doute eut-il trouvé judicieux de se faire colporteur de sable dans le désert, ou négociant en rats dans les égouts de Nolab'Hazn, la Cité des Mendiants, après l'épidémie de peste de 711, mais en l'occurence, il gagnait sa vie en vendant de l'eau dans une ville qui avait élevé l'humidité au rang de noble art, partant du principe étrange que si l'on se trouvait seul sur un marché, il serait forcément juteux. Mais de fait, si quelque bon bourgeois lui donnait quelques piécettes, c'était plus par charité de jour, et la nuit pour qu'il se taise. Notons au passage qu'il accomplissait sa tâche inutile avec une certaine conscience, puisqu'il employait pour appâter le chaland le cri traditionnel des vendeurs d'eau, où sook désigne la place du marché (cf. les ouvrages savants).
Par un hasard malheureux, une sorcière de fort méchante humeur et portant le même nom se promenait précisément dans les parages ce soir-là.
- Soo-Soo S...
Une dague splendide, à la lame d'argent damasquinée (dieu seul sait comment) et torsadée, dont le manche de bronze représentait deux serpents enlacés se faisant face au pommeau, pointait sur la gorge de l'infortuné camelot, interrompant la harangue.
- D'où tu sais comment je m'appelle, et qui t'a dit que j'allais venir? Parle, crétin, profite de tes cordes vocales tant que t'en as.
- D... de quoi... je vous...
- Arrête de martyriser ce pauvre type, tu vois bien qu'il n'est même plus en état de se souvenir de son propre nom.
- Mel? Ben c'est pas trop tôt. Deux heures que j'attend dans ces ruelles crasseuses au milieu des pouilleux de toutes sortes. Allez, dégage, vermine. C'est ton jour de chance on dirait. Allez, cours, pied-tendre!
Et elle ponctua son ordre d'un projectile magique mineur qui claqua sur le pavé avec un bruit sec sous les pas précipités du pauvre marchand.
- T'étais où tout ce temps?
- J'ai eu quelques scrupules à quitter ma maî... celle qui m'a acheté. Tu sais, c'est une brave femme durement marquée par les vicissitudes de l'existence, et qui élève seule ses...
- Si je comprend bien, la servitude ne t'a pas trop pesé.
- Ben non. Wil et moi...
- Wil?
- Wilhelmina. Son mari est mort voici trois mois en lui laissant deux enfants, un beau-père infirme et une petite auberge dans un quartier populaire de la ville pour faire vivre le tout. Or pour des raisons qui tiennent aux stupides et innombrables règles religieuses qui semblent régir chaque instant de la vie quotidienne, elle ne peut se remarier avant deux ans sous peine d'être lapidée pour apostasie. C'est pour cela qu'elle a acheté un esclave qui lui semblait débrouillard, il lui fallait un homme à la maison. Il a fallu que je la dédommage de l'argent qu'elle avait versé pour mon acquisition, c'est bien normal. Alors j'ai dû " traîner un peu en route ". D'où mon retard.
- Ton honnêteté t'honore, Melgo. Et tu as appris des choses intéressantes? Des sorciers de haut rang, des créatures magiques?
- Ben, j'ai pas eu trop le temps de m'intéresser à ces choses là car, euh, j'ai été très occupé.
- J'imagine.
- La tenue d'une auberge nécessite beaucoup de travail, précisa Melgo.
- Ouais ouais ouais. Faut bien astiquer les cruches.
Melgo était donc en train d'étrangler Sook lorsque résonna sur le pavé le pas lourd et pressé de quelqu'un qui n'a nul désir de passer inaperçu. Rien qu'au bruit et au déplacement de la masse d'air, nos amis reconnurent Kalon. Il était visiblement d'excellente humeur, un immense sourire éclairait sa face large et musculeuse.
- On avait peur que tu ne puisses t'échapper, mon ami. Le quartier des gladiateurs est, dit-on, bien gardé. Comment t'es-tu enfui?
- Pas enfui. Gagné ma liberté. Dans l'arène.
Et pour ponctuer son propos, il sortit un large et lourd cimeterre de derrière son dos et en fit de grands moulinets dont personne de sensé n'aurait relevé devant lui le grotesque.
- Et côté sorciers, t'as rien trouvé, demanda la Sorcière Sombre.
- Pfff... , fit l'Héborien, haussant les épaules en signe d'impuissance.
- Bon, espérons que Chloé aura trouvé mieux.
- Ben non.
- Iîîîî... Sursauta Sook. Qu'est-ce que tu fous dans mon dos, ça va pas la tête?
- C'est vrai, j'oublie toujours que vous autres, vous êtes aux trois-quarts sourds et à moitié aveugles.
Elle était vêtue encore plus légèrement que lorsqu'ils l'avaient quittée, de voiles de soie véritable et de chaînettes d'or fin.
- Laisse-moi deviner, fit la sorcière d'un ton peu amène, ils t'ont affectée aux cuisines c'est ça? Ou aux écuries? Ou curer les chiottes?
- Ben non, je devais distraire les puissants de Dergala, les grands-prêtres et les riches négociants. Par le chant, la danse, les contes, la poésie... et caetera...
- Oh, ma pauvre Chloé, auraient-ils honteusement abusé de toi?
- Hé hé, j'espère bien, répondit la courtisane en se dandinant lentement, cambrant ses reins pour faire en sorte que se tendent les rubans de soie fine entourant son buste. L'ironie n'avait apparemment pas plus de sens pour les elfes que la cyclo-addition de Diels-Alder pour les barbares Aesirs, à moins qu'elle ne se force à paraître plus idiote qu'elle ne l'était, ce que ses compagnons commençaient à soupçonner assez fortement.
- Et bien sûr, t'as rien appris.
- J'ai tendu l'oreille, posé quelques questions subtiles, et j'ai appris finalement pas mal de choses à propos d'ici. Il paraît que la sorcellerie est officiellement bannie du pays par les clergés qui se partagent le pouvoir, mais des allusions qui se voulaient discrètes m'ont laissé à penser que de nombreux groupes ou sectes se rassemblent la nuit, de préférence hors de la ville, pour pratiquer des cultes interdits et des rituels magiques. Mais il faudra nous débrouiller avec ça, car on ne pourra pas trouver de l'aide à l'étranger. En effet, il n'y a pas de pays étranger. C'est curieux non? Il paraît que quand on quitte Dergala dans n'importe quelle direction, après une semaine de marche, on retombe toujours sur Dergala. Même le fleuve fait la boucle, c'est toujours les mêmes eaux qui coulent.
- C'est vrai, renchérit Melgo, j'ai entendu ça aussi. Tout ce qui franchit une certaine barrière brumeuse à quelques dizaines de lieues d'ici se retrouve transporté en un point diamétralement opposé. La légende dit que la cité, dans un passé lointain et mythique, avait déplu aux dieux pour une raison ou pour une autre, et que pour punir leurs péchés, ils ont été exilés sans espoir de retour.
- Et qu'est-ce qu'ils ont fait pour mériter ça, au juste, demanda Sook?
- C'est assez confus, lui répondit Melgo. Certains m'ont dit qu'ils avaient construit une tour si grande qu'elle se rapprochait des cieux, et que leur orgueil a déplu en haut lieu. D'autres tiennent pour sûr que leurs ancêtres se sont livrés à l'idolâtrie et au paganinisme - c'est le culte d'un obscur dieu de la musique - et d'autre enfin m'ont affirmé qu'ils s'étaient livrés à la fornication, à la sodomie, à l'inceste, à la zoophilie, à la démonophilie et autres réjouissantes pratiques.
- C'est curieux, ces dieux, intervint Chloé. Apparemment, ils ont rien d'autre à foutre de la sainte journée qu'à s'occuper de ce qui se passe dans nos culottes. Je me demande si ils seraient pas obsédés.
- Je te conseille de garder ce genre de réflexions pour toi. J'ai l'impression qu'on en brûle quotidiennement pour moins que ça. Et toi Sook, tu as découvert quelque chose d'intéressant?
- Evidemment, j'ai pas passé mon temps à forniquer, moi. J'ai été achetée par un drôle de vieux bonhomme dont je n'ai pas vu le visage avant d'arriver chez lui. Il vivait un peu à l'écart, dans un quartier pauvre, dans une grande demeure à l'abandon. J'ai eu peur un instant en pensant que je devrais faire le ménage dans tout ce bordel, mais finalement, il ne m'a rien demandé. Il s'est enfermé toute la journée dans sa cave et il m'a foutu une paix royale. J'ai dormi comme un loir. Et puis hier soir, il m'a demandé de mettre une tunique blanche et de venir à la cave. J'ai commencé à me poser des questions en voyant l'autel, et le pentacle, et les bougies, et puis aussi la dague de sacrifice en argent. Celle-là vous voyez. Alors je lui ai dit " Tiens, mais c'est le rituel de Nebble-Dezhalmt(5), on dirait. Il faut pas un sacrifice en général? ". j'ai compris la stupidité de ce que je disais au moment où mes paroles sortaient de ma bouche. Il m'a lancé un sortilège d'immobilisation, mais tu penses, j'avais un bouclier magique qui a bloqué le sort assez longtemps pour que je prépare ma contre-attaque. Quelle tache ce mec. Finalement ça m'a donné une idée. Comme ce sympathique individu avait déjà tout préparé pour son Nebble-Dezhalmt, je me suis dit que ça serait pitié de gâcher une belle invocation toute prête qui me tendait les bras, alors je me suis rapidement débarrassée des formalités et de mon prisonnier en même temps - Sook fit ici un geste parfaitement explicite en joignant ses deux mains sur la poignée de la dague d'argent pointant vers le bas, et en l'abattant sèchement sur un point imaginaire situé devant elle, à hauteur d'autel - et donc j'ai invoqué un démon sympa que je connais. Après les politesses d'usage, il m'a indiqué le chemin à suivre jusqu'au l'Intersection. Et de là, c'est direct jusqu'à Sembaris.
- Merveilleux! Enfin une bonne nouvelle. Invoque les affaires vite fait et on met les bouts.
Sook se mordit alors la lèvre inférieure en fixant intensément le caniveau.
- Quoi, y'a un problème?
Le " Frère Convers " était une auberge bon marché mais d'apparence honnête, située à quelque distance du Palais. Une clientèle de marchands et de paysans venait y trouver un gîte et un couvert convenable, sans risquer d'être distrait par quelque spectacle lascif ou importune prostituée. La plupart des clients, en cette heure, étaient déjà couchés et c'est avec peine que nos amis parvinrent à se faire servir.
- Qu'est-ce que ce sera pour ces messieurs-dames, demanda le jeune tenancier avec quelque humeur.
- Une viande rouge avec des haricots, si vous avez, mon brave, car nous avons grand faim, tonitrua Melgo d'un air bonhomme.
- Eh? Vous êtes sûrs?
- Quoi, vous n'en avez pas en réserve?
- Et bien si, mais... c'est à dire que nous sommes jeudi soir, monsieur...
- C'est possible, et alors?
C'est à ce moment là que le voleur aperçut, dans le fond de la pièce, deux tables occupées par une douzaine de personnages vêtus de capes pourpre ornées d'un triangle doré. Tous regardaient dans sa direction, l'air peu amène. L'aubergiste les désigna du menton et ajouta, d'une voix forte.
- Nous servons un excellent couscous, la spécialité de la maison. Vous devriez goûter.
Puis ajoutant en aparté.
- Acceptez, sinon ces moines-soldats Jovicoussiens vont vous massacrer et brûler mon établissement jusqu'au sol.
Sans mettre en doute la véracité de la menace, car il connaissait les moeurs étranges qui avaient cours à Dergala, Melgo acquiesça et lança d'une voix forte.
- Un couscous, aubergiste, pour quatre, car nous avons grand faim.
Ce qui provoqua le soulagement du commerçant et la satisfaction visible des sinistres Jovicoussiens. Lorsqu'il revint avec les plats, l'aubergiste s'assit à leurs côtés et, visiblement curieux (à moins qu'il ne fut victime de l'attraction chloïque), interrogea nos héros.
- Vous devez être nouveaux en ville et venir d'assez loin pour n'avoir jamais entendu parler des jovicoussiens, non?
- On peut dire ça. Doit-on comprendre que leur culte oblige à manger du couscous le jeudi?
- Certes, c'est le premier et le plus important de leurs credo, bien que je n'ai moi-même jamais bien compris d'où cela pouvait venir. Mais vous savez quand même ce que fut le Djihad Jovicoussien non?
- Non, racontez.
- Et bien cette secte entra en grave conflit théologique avec un autre culte, les jovitourtistes. Ceux-ci prêchaient...
- De manger des tourtes le jeudi, je parie.
- Ah, je vois que vous connaissez. Le conflit commença voici cent-cinquante ans. Ce fut horrible, chaque camp avait des religions alliées, et d'autres ennemies, ce fut une époque de chaos et de barbarie. Il ne se passait pas un jeudi sans que l'on retrouve dans les chenaux les cadavres d'une dizaine de jovitourtistes que leurs bourreaux avaient gavé de couscous jusqu'à leur en faire exploser la panse. Je dois ajouter pour être honnête que les tourtistes faisaient la même chose aux coussiens. Mais les pires de tous, c'était les moines-soldats écarlates du schisme Boulettien, comme ces gentilshommes-là.
- Les jovicoussiens ont gagné en fin de compte?
- Pas vraiment, ils sont arrivés à un accord. Ils ont simplement décalé leurs calendriers d'un jour chacun, de telle sorte que le jeudi des jovicoussiens ne coïncide plus avec celui des jovitourtistes. Ainsi ils sont parvenus...
C'est alors que deux braillards de haute taille entrèrent dans la taverne, exhalant une haleine qui à elle seule pouvait faire monter le degré alcoolique de qui la sentait. L'aubergiste bavard dut prendre congé pour aller leur montrer le chemin de la porte, ce qui donna à Sook l'occasion d'exprimer le fond de sa pensée sur la doctrine des jovimachins.
- Quelle bande de cons! La profondeur de la bêtise humaine me stupéfie un peu plus chaque jour. Même dans mes pires cauchemars, je n'avais pas imaginé qu'on puisse en arriver à un tel degré de stupidité crasse. Dès qu'on retrouve les breloques, on se tire de cet enfer béni-oui-oui en vitesse.
- Oui ben justement, les breloques comme tu dis, tu l'invoques quand?
- Ben le problème c'est que dans mon combat avec mon magicien, vous vous souvenez, il est possible que j'ai légèrement perdu le sort. J'avais d'autres soucis en tête.
- Et tu peux pas le retrouver?
- Autant chercher une aiguille dans une meute de chiens.
La consternation s'afficha un instant sur les visages.
- Heureusement, tout est parti en un seul lot. Avec un peu de chance, on pourra retrouver le jeune crétin qui a gagné la tombola.
- Et comment, miss casse-burnes? Tu connais son adresse à ce type-là? Ah elle est belle la succube, non mais regardez-moi ça.
- J'ai dit que j'étais désolée, ça rapporte rien de s'engueuler, surtout devant des étrangers.
- On pourrait retourner discrètement au marché aux esclaves, intervint Chloé. Si on pouvait convaincre notre marchand de nous dire qui était ce jeune garçon.
La proposition, faute de mieux, recueillit l'assentiment général.
- OK, mais moi je bouffe d'abord, paske j'ai les crocs.
IV ) Où nos amis en sont réduits à voler ce qui leur appartient.
Après que la sorcière fut rassasiée, nos amis se dirigèrent à grands pas vers le quartier, assez éloigné, où se trouvait le marché aux esclaves. Ils retrouvèrent sans difficulté la rue en question, mais déjà les derniers négociants pliaient leurs étals tandis que les quelques groupes de clients discutaient à mi-voix des mérites de leurs acquisitions respectives. Il est vrai que l'heure était tardive.
Voyant que le ladre du gros Gourgmoy était déjà parti, nos compères dépités s'en furent dans la petite ruelle adjacente, celle qui menait au canal, afin de voir si, des fois, le triste sire ne s'y trouvait pas. Cela faisait longtemps qu'il s'en était allé. Mais ils trouvèrent néanmoins quelque chose d'intéressant.
Là, dans l'ombre, discutant avec une bande de vauriens en haillons, les yeux perçants et nyctalopes de Chloé reconnurent sans doute possible la haute et maigre silhouette du jeune gagnant du Grand Concours, celui-là même qui avait emporté tout le matériel avec lui. Des sourires carnassiers se dessinèrent sur les visages de nos amis dissimulés.
- Quelle chance, attendons que ce jeune crétin s'éloigne de ses amis et exposons-lui notre point de vue. Je suis sûr qu'il sera compréhensif et nous rendra notre bien.
- Comment, exposer, demanda ingénument Chloé.
- Laisse moi faire, tu verras.
La discussion entre l'insouciante future victime et ses camarades dura encore trois quarts d'heure, et porta essentiellement sur les vêtements à la mode, sur la prochaine course de chars et sur la question de savoir si une dénommée " Ludivine " le faisait ou non. Puis ils se séparèrent enfin, car sinon, expliqua le jeune sot, " les vieux vont me gaver la tête des heures ". C'est sans malice qu'il se dirigea vers un pont situé plus au sud, avec l'évidente intention de l'emprunter pour rentrer chez lui, mais il fut arrêté dans son élan par une dague en argent pointée sur sa gorge, au bout de laquelle se tenait un individu tenant plus par ses proportions de l'ours que de l'humain. N'étant pas totalement dénué de bon sens, il jugea qu'une habile politique consisterait à s'arrêter, puis à obliquer vers une sombre venelle comme on l'y invitait.
- Tu as gagné à un jeu, il y a deux jours, pas vrai mon gars.
La voix masculine émanant d'une zone obscure à sa droite, quoique chaude et douce, n'en était pas moins lourde de menaces.
- Voui. M'sieur.
- Une superbe panoplie exotique à ce qu'on m'a dit. Comment t'appelles-tu?
- Oui. Euh... Bellatos. Sigisgond Bellatos.
- On la veut tout de suite. Sinon...
- Sinon? Oh pardon, c'est sorti tout seul.
- Allez, vite, dis nous vite où tu l'as mise.
Rien ne parut jamais plus pâle que le visage du garçon dans la faible lueur de la Lune, et la Lune n'y était pas pour grand chose. Il s'affaissa dans les bras de Kalon, sans connaissance. Chloé s'approcha pour constater l'état du malheureux, puis fit montre d'une certaine humeur.
- Bien fait pour vous, barbares, ça vous apprendra à maltraiter un pauvre gosse sans défense. Tout le monde n'a pas les manières de rustres sans cervelle comme vous, qu'est-ce que vous croyez. Laissez-moi faire, un peu de subtilité ne fera pas de mal. Allez viens, je vais m'occuper de toi.
Elle pressa son corps tiède et relativement mou contre celui du maigre garçon, lui glissant à l'oreille quelque secrète et douce parole.
- Et j'ai pas besoin de public, lança l'elfe à ses compagnons penauds.
La demi-heure suivante fut consacrée à la culture. Nos trois compères momentanément désoeuvrés se familiarisèrent avec les canons de l'architecture dergalienne en observant les façades, portèrent la plus grande attention aux voies publiques et aux plaques d'égouts, et finirent par tenter d'évaluer la hauteur du pont en lâchant de petits cailloux dans l'eau et en comptant combien de battements de coeur il s'écoulait avant qu'ils n'entendissent le bruit. Le tout, bien sûr, sans échanger un mot.
Puis Chloé revint, sans se presser.
- N'empêche, nota Sook avec acerbitude(6), ma méthode elle est plus rapide. Rien ne vaut la tradition. On attrape dans un coin, on menace, on grattouille un peu avec la pointe du couteau, et puis quand on a ce qu'on veut, zou, on balance.
- A quoi ça nous aurait avancé de le tuer, c'est pas lui qui a les affaires de toute façon.
- Quoi? Il l'a déjà vendue? J'y crois pas, il t'a menée en bateau.
- Il est des moments où un homme ne peut mentir à une femme, répliqua Chloé, prenant l'air hautain et mystérieux des mîtresses-courtisanes.
- Ah? Quels moments, demanda Kalon avant de se prendre le coude de Melgo dans le ventre.
- Alors, où elles sont les affaires?
- Il m'a dit qu'il ne les avait jamais vraiment possédées, car il avait été payé par un type qui lui avait donné la réponse à l'avance, et qui a embarqué nos armes avant même que la vente ne soit terminée. Il a joué les archiducs comme on dit.
- Les barons. L'affaire se complique mes amis. Ca m'étonnait aussi que ce type soit habillé en paysan le soir de la vente, et se conduise en parfait citadin cette nuit. Il y a andouille sous roche.
- Oui, s'emporta Sook, sûrement quelque puissant nécromant aura perçu notre arrivée sur ce monde, et aura monté ce plan pour subtiliser nos armes magiques. Sans doute veut-il s'en servir pour quelque sombre dessein, à moins qu'il ne cherche une monnaie d'échange pour s'assurer nos services...
- Siggy m'a décrit le type, un gros poussah répugnant sur quatre porteurs. Il lui a même fait des avance à ce qu'il paraît.
- Que... Gourgmoy! Ce fils d'un chien bâtard et d'une truie galeuse a organisé le concours pour s'attirer du monde, et il a récupéré le prix par derrière. Quelle enflé ce mec, je l'admirerais presque. En tout cas les affaires s'arrangent, on va faire d'une pierre deux coups : on retrouve nos affaires, et en prime on fait sa fête au gros tas.
Il ne fut pas difficile de trouver la demeure du caravanier obèse, dans le quartier des marchands enrichis, non loin de la cataracte. C'était, de toutes, celle qui était décorée avec le mauvais goût le plus évident. Melgo ayant toujours sur lui sa Robe de Lumière Abolie, il fut chargé de recouvrer le matériel dérobé. Le plan était d'une simplicité biblique : le voleur s'introduisait chez Gourgmoy, invisible, crochetait toutes les portes l'une après l'autre, et cherchait soit Gourgmoy lui-même, qu'il serait facile de faire parler, soit directement les affaires. Puis Melgo sortait avec le fruit de son larcin, par là même d'où il était venu. Au cas où les choses se passeraient mal, Sook serait chargée d'évoquer dans tout le quartier une brume épaisse, tandis que Chloé et Kalon, formant un groupe d'assaut difficile à arrêter, devaient se frayer un passage sanglant parmi les défenseurs.
En tout cas, c'était le plan prévu.
Melgo, après avoir reçu les muets encouragements de ses amis, se rendit donc invisible. Puis, s'approchant du grand portail aux motifs gerbeux, il sortit les quelques instruments de crochetage qu'il s'était confectionnés à la hâte et entreprit de faire céder la serrure à ses exigences. Ce fut difficile, pas tant à cause de la complexité de la machinerie qu'en raison de la rouille qui grippait le mécanisme, mais il y parvint néanmoins sans faire trop de bruit. Ouvrant le battant de la porte, il glissa à l'intérieur, disparaissant aux regards de ses compagnons(7), puis referma silencieusement.
Il pénétra dans une cour étroite, bordée par trois hauts corps de bâtiment. Souhaitant éviter l'écurie, pour ne pas éveiller les chevaux - ou assimilés - qui pouvaient s'y trouver, il se dirigea sans vergogne vers l'entrée principale, ce qu'il n'eut jamais fait sans le couvert de l'invisibilité.
Soudain un aboiement le fit sursauter : un énorme molossee surgi de dieu sait où se dirigeait droit vers lui, nullement troublé de ne pas le voir. Melgo se jeta de côté pour éviter la trajectoire de la gueule bavante et porta du pied un coup qui n'avait qu'une chance sur deux de réussir. Par bonheur, le chien était un mâle, et le coup porta, mettant hors de combat l'animal qui se tordit par terre en poussant des petits " kaï kaï " pitoyables. Il ne fallut pas plus d'une demi-minute pour que toute la maisonnée fut éveillée et que deux serviteurs ne sortent voir ce qui s'était passé.
- Alors, on peut plus dormir, fit une voix aigrelette et facilement reconnaissable. Gourgmoy, la tête penchée par une fenêtre du deuxième étage, houspilla ses laquais sans entendre un mot à leurs explications, puis retourna à ses rêves ignominieux.
Bien sûr, Melgo avait profité de l'incident pour repérer la chambre du gros négociant, et aussi pour se glisser par la porte pendant que les larbins examinaient les génitoires du fidèle canidé. Il emprunta en toute confiance l'escalier monumental rose-bonbon orné de chérubins joufflus sans s'arrêter au premier, puis obliqua dans le petit couloir jusqu'à la pièce qui, d'après ses calculs, devait abriter la chambre de l'ennemi. De toute manière il était difficile de se tromper à ce sujet, un esclave au crâne rasé tentait de se rendormir en travers de la porte. Mais au fond du couloir se trouvait une autre porte, de métal renforcée et aux serrures imposantes. S'éloignant à pas de loups, Melgo avisa l'huis, qui devait clore quelque chambre forte pour être si bien défendu.
Sortant fébrilement son petit matériel, il entreprit en suant le crochetage des trois mécanismes retors bloquant la porte blindée. Cela lui prit près d'une demi-heure, bien qu'il lui sembla que le temps fut sensiblement plus court. Souventes fois avait-il, durant son apprentissage, crocheté de telles serrures avec des outils de fortune sans faire le moindre bruit, sous peine de se faire rudement bastonner par ses maîtres. Mais l'entraînement est une chose, l'exercice réel du métier en est une autre, ainsi fut-ce par un exploit remarquable qu'il parvint sans encombre à ses fins. Enfin il entrebâilla la porte et se glissa dans une pièce totalement obscure, car dépourvue de toute ouverture.
A vue d'oreille, elle était mesurait au moins trois pas de long sur autant de large. L'air était chargé d'une menace que Melgo ne sut tout d'abord identifier. Il se figea, attentif à tous ses sens. Puis son cerveau confirma ce que son instinct d'homme du désert lui avait déjà dit : l'air de la pièce était trop chaud et surtout trop humide, cette humidité que peuvent répandre plusieurs hommes enfermés durant des heures dans un lieu clos.
Un piège.
Un frisson glacé lui serra la poitrine. Mais sans doute ces hommes ne s'attendaient-ils pas à un cambrioleur invisible. Il porta plus d'attention que jamais durant toute sa carrière à se mouvoir dans le silence le plus total, ralentissant sa respiration jusqu'à risquer l'asphyxie, usant de sa science pour atténuer les battements de son coeur, centimètre par centimètre, il se retira dans le couloir.
Mais quatre hallebardes, tenues par autant de hallebardiers cuirassés, barraient maintenant la retraite, les pointes effilées n'étaient qu'à quelques pouces de la robe invisible du voleur. Affolé, il se rendit compte qu'il ne les avait pas entendus venir. Ce n'était sûrement pas un quelconque parti de gardes recrutés à la va-vite par un marchand prudent, mais plus certainement une troupe d'élite aguerrie et prête à toutes les éventualités. Une voix forte et rauque sortit de l'obscurité de la chambre.
- Et bien, monsieur le voleur invisible, je crois que vous n'avez maintenant d'autre choix que vous dévoiler. Je vais compter jusqu'à dix, et là, mes hommes commenceront à battre la pièce de leurs épées.
- Inutile, je me rends, fit Melgo d'une voix lasse en baissant le capuchon de son habit. A qui ai-je l'honneur?
- Gomal, chef des gardes du Palais. Vous autres, ligotez-le et emmenez-le.
Le voleur se laissa attacher, puis fut poussé dans le couloir où Gourgmoy et ses gens affichaient une mine satisfaite.
- C'est bien ce chien d'esclave, je le reconnais! Voici, jeune homme, ce qui arrive lorsqu'on se rebelle contre sa condition.
Alors Melgo fit exploser sa rage et, se débattant, il hurla aussi fort qu'il le pouvait :
- Ignoble porc, excrément de chamelle en rut, je te maudis tu m'entends! Je te maudis toi et les tiens jusqu'à la septième génération, tes fils et les fils de tes fils naîtront monocouilles! Puissent les petits vers rouges leur dévorer le nez jusqu'à la cervelle...
- J'ai peur que vous ne vous fatiguiez pour rien mon ami, dit posément Gomal.
Melgo pouvait maintenant détailler le puissant personnage, grand et large comme Kalon lui-même, au crâne rasé, aux yeux bleus délavés, vêtu d'une cotte de maille rutilante.
- Pardon?
- Vos compagnons, dehors, sont au pays des songes, ne comptez pas les attirer par vos cris de goret. Après que tu les aies quittés, nous avons empli la ruelle avec les vapeurs tirées du Lotus Pourpre, ils ne se sont probablement pas aperçus qu'ils étaient attaqués. Croyez que je suis navré de devoir user de tels stratagèmes, mais on m'a vanté les pouvoirs de votre sorcière en termes assez effrayants pour que je me sente autorisé à faire quelques entorses à mon honneur de soldat, pour le bien de Dergala.
- Lotus Pourpre? Vous êtes sûr que c'est pas le noir?
- Vous savez bien qu'il est interdit en tournois depuis la nuit des temps, et d'ailleurs il n'a pas été réédité...
Gourgmoy intervint.
- Excusez-moi, messire capitaine, mais la robe de cet esclave m'appartient, puisqu'il...
- Pièce à conviction. Si vous la voulez, vous pouvez toujours introduire une requête écrite auprès du Palais. Ah ah ah ah ah!
La plaisanterie semblait fort amusante, et même Melgo se prit à rire au malheur (tout relatif) du pauvre Gourgmoy tandis qu'on l'emmenait en prison.
V ) Où l'on discute politique, et assiste à un curieux procès.
- Gnughu, fit Kalon en se réveillant.
L'endroit était dur, humide et malodorant.
- Salut à toi, compagnon de misère, répondit tristement Melgo en guise d'accueil.
Le voleur se trouvait en vêtements laïcs, dépouillé qu'il avait été de son habit magique.
- Où on est, demanda l'Héborien en se redressant sur son séant et en regardant autour de lui. Ce dernier point lui apprit que la question était stupide, c'était apparemment un cachot.
La pièce était basse, moins de deux mètres de haut, et fort petite. Dans un mur était percé une meurtrière aux bords érodés par le temps d'où filtrait la lumière d'un jour déjà vigoureux, à l'opposé se trouvait une porte si petite qu'on se demandait comment Kalon avait pu y passer sans qu'on fut obligé de l'amputer d'un ou deux membres, et dans le coin le plus sombre se tapissait l'inévitable trou.
- Nous voici, mon ami, embastillés tels de vulgaires criminels, nous, Compagnie du Val Fleuri. C'est pitié de voir telle ignominie. Je me demande néanmoins pourquoi on a dépêché la Garde du Palais pour nous cueillir, et surtout qui a pu prévoir notre arrivée.
Kalon ne se souvenait pas bien de ce qui s'était passé. Un instant il était avec ses compagnons, vigilant comme le tigre aux aguets, prêt à déchaîner sa fureur barbare, puis... puis il y avait eu cette délicate senteur, ce parfum presque imperceptible qui avait agréablement flatté ses narines... Perplexe, il enjamba le corps inanimé de Chloé, roulée en boule, pour rejoindre la fenêtre. Peut-être l'elfe, une fois réveillée, pourrait-elle glisser son corps svelte au travers de la fente... mais non, car en bas, très loin en bas, se brisait l'élan du Fleuve contre des rochers difficilement visibles au travers des lambeaux d'embruns. La prison jouxtait en effet la Cataracte, et en se renversant, le barbare put voir que le mur conduisant au toit était lisse, chaulé de frais, et de plus en léger surplomb.
- Inutile d'espérer passer par là, mon ami. Crois-moi, je me flatte d'être expert en prison, et celle-ci n'est pas la plus commode qui eut l'honneur douteux de m'héberger.
- Chloé?
- Elle devrait se réveiller bientôt. On m'a dit qu'on vous avait capturés en utilisant le Lotus Pourpre, une drogue puissante. Apparemment, on nous attendait de pied ferme et avec des moyens impressionnants. Mais je gage que nous ne moisirons pas ici longtemps, sinon on nous aurait séparés. Par contre j'ignore ce qu'ils ont fait de l'autre emmerdeuse, là.
Après plusieurs secondes de réflexion, Kalon comprit de qui il s'agissait et grogna pour signifier sa compréhension.
Dans les premiers temps de Dergala, la désignation d'un souverain avait donné lieu à d'inextricables rivalités entre les multiples congrégations religieuses, qui se soldèrent par une grande variété de viols, meurtres, pillages, enfants jetés sur des hallebardes, grillades de diverses catégories de citoyens, et autres réjouissances qui accompagnent usuellement les guerres civiles et les ambitions humaines. Cependant, il avait été remarqué que de telles pratiques, pour folkloriques qu'elles puissent être, n'en faisaient pas moins diminuer la population de façon assez préoccupante, ce qui avait un effet plutôt néfaste sur le volume des offrandes déversées dans les troncs paroissiaux. Il fut donc convenu entre les divers cultes un pacte, fondateur de la vie publique Dergalienne.
1 - La liberté religieuse fut instaurée, de façon totale et irrévocable. Dorénavant, tout un chacun pourrait pratiquer le culte de son choix de la manière qui lui semblerait la plus adéquate.
2 - Les divers ministères et charges de l'état seraient achetées (fort cher) par les clergés, ce qui assurerait d'une part d'importantes ressources à l'état, et d'autre part une certaine forme de représentativité des cultes en fonction de leur importance, les religions ayant le plus de fidèles étant les plus riches.
3 - Le Zélote Purpurin de l'Humble Alliance, aussi appelé Hémimonarque, serait choisi chaque année parmi les prêtres d'une religion, par roulement. Ainsi il était impossible que la même congrégation puisse avoir le pouvoir absolu deux années de suite. A l'issue de son mandat, l'Hémimonarque, sa tâche accomplie, pouvait selon le rituel se délivrer de sa charge afin d'accéder à la félicité et au recueillement. Curieusement, les concepteurs du rituel avaient estimé que se faire jeter du haut d'une cataracte de près d'un kilomètre sur des rochers pointus constituait un bon moyen d'accéder à la félicité et au recueillement. La raison officielle de cette curieuse coutume était la croyance selon laquelle l'avènement d'un roi pouvant remonter le cours de a cascade signalerait l'arrivée d'une ère nouvelle, mais jusqu'à présent, il n'y avait pas à se plaindre, les souverains de Dergala avaient tenu à respecter à la lettre les lois de Newton.
Cependant, au cours des siècles suivants, si les tensions religieuses avaient notablement décru, certains observateurs avaient noté que les trois points ci-dessus énumérés étaient aussi à l'origine de pas mal de problèmes épineux.
1 - La liberté de culte, et la loi était formelle là-dessus, devait être totale et absolue. En soi c'était très joli, mais dans la pratique, il devenait difficile de reprocher, par exemple, aux adeptes de Fasslazzom le Dieu des Voleurs de pratiquer l'usage de l'" offrande inversée ", puisque tel était leur usage. Et encore n'était-ce que joyeuse plaisanterie face aux pratiques des Bon Patriarches de la Sainte Résurrection(8).
2 - L'achat des charges coûtant cher, il devint bientôt évident aux divers clergés qu'il convenait de les amortir en les rentabilisant de façon habile. Certes la corruption n'était point l'apanage de l'état dergalien, mais rarement fut-il inscrit dans la loi. A Dergala, ce fut fait.
3 - Le foisonnement invraisemblable de religions diverses et variées qui infestent la cité de la Cataracte est tel que bien souvent, une secte a le temps de naître, de prospérer, de se corrompre, de déchoir et de sombrer dans l'oubli des hommes avant que son tour de gouverner ne vienne. Chaque nouveau culte étant inscrit au bas de la liste courante, et chaque culte disparu en étant radié, il advient que ce sont toujours les vingt et quelques ancestrales religions principales qui se partagent l'Hémimonarchie. Encore est-ce un moindre mal, car parfois, c'est une secte en bout de course qui met un des siens sur le trône, quelque prêtre sénile, misérable et édenté, représentatif de deux mendiants, trois vieilles bigotes et un caniche nain pour le sacrifice. La honte. On comprend qu'après un an avec un tel déchet sous la couronne, les Dergaliens aient hâte de s'en débarrasser.
On murmure que les " certains observateurs " cités plus haut ont, par leurs réflexions pertinentes, gagné le droit à accéder à la félicité et au recueillement. Mais qu'importe...
Comme l'avait prévu Melgo, peu après que l'elfe se fut éveillée, une troupe vigoureuse d'une douzaine de gardes armés jusqu'aux dents et plutôt nerveux fit rapidement irruption dans la cellule, fers aux mains, et enchaîna nos pauvres amis. Ils les menèrent par une enfilade de couloirs et de ponts jusqu'à une dépendance du palais où, déjà, s'agitait une foule de curieux à la mise prospère. Tous les jours, dans la Grand-Salle de l'Onction Perpétuelle, le Zélote Purpurin de l'Humble Alliance, monarque temporaire de la cité, rendait la justice.
Mumûlthar CCCDXIV, Nautonier Héréditaire des Trois Communions, était fort jeune - moins de trente-cinq ans - pour un grand-prêtre Morianite. Les Chroniques des Lapins(9), qui consignaient les événements ayant trait au culte Morianite depuis des générations, signalaient à son propos que " L'ineffable Mumûlthar, par sa piété sans faille, sa bonté sans-pareille, sa doctrine irréprochable et sa miséricorde légendaire, parvint en quelques années aux plus hautes charges sans que nulle contestation ne se fasse jour ". Lui-même n'avait pas très bien compris par quel sort heureux lui, orphelin de la plus basse extraction, qui en aucune circonstance n'eut pu prétendre devenir simple prêtre, avait pu arriver au sommet de la très conservatrice hiérarchie Morianite. Mais à mesure que se rapprochait la fin de l'année et la perspective de la félicité et du recueillement sous forme de couche ultrafine, il en venait à émettre quelques doutes sur les véritables raisons qui avaient poussé ses confrères à le désigner. Il en concevait, on le comprend, une certaine amertume, et utilisait tout le pouvoir que lui donnait la loi pour foutre autant de bordel que possible dans les affaires de la cité. Il était présentement vautré dans le Trône de Justice, un simple fauteuil de bois molletonné de cuir, sans ornementation particulière car la justice se doit d'être austère, une rangée de vingt gardes de chaque côté de la pièce, contenant la foule qui, à vrai dire, ne nécessitait pas véritablement d'être contenue.
Derrière le trône, se tenait le fourbe.
Contrairement à ce que pensent beaucoup d'enfants, le mot " fourbe " ne désigne pas uniquement un Grand Vizir, ou Chambellan Royal, ou Maire du Palais, ou Cardinal de Pauvrendroit, ou Premier Ministre, et il n'est pas indispensable d'être grand, efflanqué, vêtu de noir ou de rouge, brun avec une petite barbiche pour mériter ce qualificatif. En outre frotter nerveusement ses mains noueuses et embagousées en arborant un sourire faux et un regard fou ou lubrique (selon les cas) n'est pas non plus absolument requis. Cependant, le personnage derrière le trône tenait apparemment à ce que chacun, même enfant, reconnaisse immédiatement sa fonction, et arborait tous les signes distinctifs ci-dessus énumérés avec une remarquable conscience professionnelle. Il en faut dans tous les royaumes bien tenus, des fourbes, c'est une tradition, mais celui-ci aurait suffit aux besoins de plusieurs empires.
- Sire, ces esclaves évadés se sont livrés au vol sur la personne du respectable messire Gourgmoy, négociant en votre capitale. Il convient qu'ils soient pendus par les pieds et saignés comme des gorets.
- Ah. Qu'avez-vous à dire pour votre défense, esclaves?
- Il a raison, fit Kalon en souriant, provoquant la consternation de ses camarades.
Soudain, Melgo eut une illumination et se pencha à l'oreille de Chloé.
- Tu ne trouves pas que la voix du barbichu te rappelle quelque chose?
- ???
- Sire, s'exclama le voleur de sa voix la plus claire, il y a un traître à Dergala parmi vos gens! Oui, il y a un félon, que nous avons surpris à comploter avec d'autres conjurés pour provoquer la destruction de votre capitale.
- Un traître? Où ça un traître? N'écoutez pas cet étranger, Sire, il me diffame honteusement, ce n'est qu'un esclave.
- Ah oui, mais je ne t'ai pas encore accusé que je sache! Et comment savais-tu que j'étais étranger, si ce n'est toi qui m'a fait venir ici avec mes camarades?
- Il suffit, chien, cesse d'importuner l'Illuminé Souverain de tes paroles fielleuses comme celles d'un serpent...
- Voici moins d'une semaine, dans une grotte du désert profond, sept ignobles conjurés nous ont invoqués depuis notre monde, et nous ont avoué que leur but était de détruire Dergala, afin de prendre, ensuite, le pouvoir. Et l'invocateur, le chef de ces impies, il est dans cette salle, puissant souverain, oui en vérité je le clame à vous tous assemblés ici, ce félon, ce traître, c'est lui!
Et il désigna du menton le fourbe royal qui, blême, ne savait quel parti prendre entre nier en bloc, prendre la fuite, trancher la gorge de Melgo ou prendre le roi en otage. Le roi qui justement, de sa voix lasse, le sortit de cette situation.
- Et alors, on est en pays libre. Tricot, macramé ou complot contre la monarchie, chacun ses passe-temps.
Mais il dut se rendre compte de l'énormité de son propos en voyant les mines ébahies et exorbitées des courtisans et des ministres, à commencer par le premier d'entre eux qui, pour être félon, n'en était pas moins traditionnaliste.
- Hum... Etrangers, ce sont des accusations bien graves que vous lancez contre notre Ministre. Dites-moi, n'avait-on point parlé de quatre prévenus? Je n'en vois ici que trois.
- La quatrième, Sire, est une sorcière d'une grande puissance. Nous l'avons, comme le veulent la coutume et la norme de sécurité ND42514v4.0, suspendue dans une cage de fer, enchaînée et bâillonnée, au-dessus de la Cataracte, attendant votre bon vouloir, Sire.
L'évocation de la Cataracte et d'une personne suspendues au-dessus mit l'Hémimonarque mal à l'aise. Il décida de trancher vite afin de passer à l'affaire suivante dans les plus brefs délais.
- Oyez, bonnes gens, la justice du Roy. Il a été reconnu que les graves accusations portées par le prévenu ne peuvent être prise en considération. Cependant, la condition servile des accusateurs ne leur permet pas d'entamer procès. Voici pourquoi nous, Mumûlthar CCCDXIV, décrétons que les trois personnages devant nous présentés seront sur le champ soumis au Jugement Divin, en le Labyrinthe-du-dessous. Qu'ils tentent d'échapper à leur destin, et leur compagne sorcière sera promptement jetée dans... bref, on coupera la corde. Qu'il en soit fait ainsi.
- Ah, Sire, je reconnais bien là la sagesse mirifique de votre...
- Et puisque tu es aussi impliqué dans cette histoire, tu les accompagneras, Behn-Oït, mon cher ministre. On verra qui a raison et qui a tort.
Les gardes s'emparèrent du barbichu roulant des yeux fous et, sans qu'ils ne puissent plus avant s'expliquer, nos compagnons d'infortune furent traînés de couloirs en poternes, s'enfonçant toujours plus avant dans les profondeurs du Palais.
VI ) Où nos amis, confrontés à l'adversité, s'unissent au ministre félon pour triompher des épreuves sans nom qui les attendent. Où ils affrontent bravement les périls se dressant devant eux, triomphant successivement de l'épreuve de la force, l'épreuve de la ruse, et la terrible épreuve de la foi. Où ils découvrent les tenants et les aboutissants du complot. Où je fais des titres trop longs. Où Je sais.
Ils furent détachés et, poussés par les gardes, durent sauter dans une salle assez grande, rectangulaire, creusée à même la roche tendre, sans autre ornementation que les subtiles colorations dues à la stratification naturelle des minéraux. Ils ne pouvaient remonter, le bas de la porte qu'ils venaient de franchir étant au-dessus de la hauteur qu'un homme normal peut atteindre avec ses mains en sautant. A l'autre extrémité, une deuxième porte, mais à hauteur normale, en bois renforcé. Un prêtre borgne en costume chamarré, qui les avait accompagnés jusque là, s'encadra dans l'ouverture et, après un lourd silence destiné à capter pleinement l'attention des condamnés, prit la parole.
- Vous qui avez proféré des accusations gravissimes contre un haut dignitaire du royaume, vous, esclaves, auriez dû être fouettés à mort pour cet outrage. Cependant, dans sa grande mansuétude, notre bien-aimé Hémimonarque a décidé de vous donner une chance de prouver la justesse de vos dires, en vous soumettant au Jugement des Dieux. Trois épreuves vous attendent derrière cette porte, pieux pèlerins de la vérité, trois épreuves qui déterminera de quel bois vous êtes faits. Il y aura l'épreuve de la force, destinée à prouver que les dieux arment vos bras. Puis viendra l'épreuve de la ruse, signe que les dieux inspirent votre action. Enfin viendra la plus terrible, l'épreuve de la foi, qui déterminera votre connaissance et votre observance de la Sainte Doctrine. Allez, et que la vérité triomphe...
Puis le prêtre tourna les talons et les gardes refermèrent la porte, qui était d'acier et paraissait fort lourde. Un silence tout aussi lourd retomba dans la pièce, chichement éclairée par quelques rais de lumière provenant de fines meurtrières disposées bien haut dans le mur latéral.
Alors Kalon se jeta au cou du ministre dans le but manifeste de lui rompre la nuque, pour lui apprendre a vivre. Cependant, une certaine persévérance dans les mouvements saccadés du malheureux firent que Melgo arrêta le barbare dans son geste.
- Attend, ce déchet veut dire quelque chose.
- Arf... arf...
- Allez, on n'a pas toute la journée.
- Ne... ne me tuez pas... les prêtres nous observent depuis les meurtrières.
Il désigna l'autre mur, obscur, où effectivement, l'accoutumance aidant, on pouvait deviner la présence de minces ouvertures.
- Et après, tu crois qu'ils vont venir te porter secours?
- Non, bien sûr. Mais si vous me tuez, ce sera interprété comme une tentative d'entraver le jugement des dieux, et votre compagne la sorcière, croyez que j'en suis navré, sera immédiatement envoyée par le fond.
- Ah. On est dans la même galère alors. Mais au fait, c'est quoi ce jugement?
- Et bien c'est simple, le parti qui réussira à sortir vivant de ce labyrinthe aura montré que les dieux approuvent son action, il sera donc délivré de toute charge. Le parti adverse, par contre, aura prouvé par sa mort que les dieux sont contre lui.
- Et si par hasard les deux partis survivent?
- Ce n'est jamais arrivé. Du reste, il n'est jamais arrivé qu'un parti prouve quoique ce soit lors d'un Jugement des Dieux, c'est plus une manière polie de dire que vous êtes condamné à mort qu'autre chose. Mais soyez sans crainte, barbares, Behn-Oït périra dignement, comme il sied à une personne de qualité.
Et il se drapa dans sa dignité. Melgo s'approcha alors de ses deux camarades et leur parla à mi-voix.
- Mes amis, je sais pas vous, mais j'ai aucune envie de traîner dans ce gourbi toute ma vie. Alors on se tape le donj' vite fait, on délivre l'autre, et on se tire d'ici, équipement ou pas.
- Mmmm, approuva Kalon.
- Bof, acquiesça Chloé.
- Et toi, je préférerais que tu ne te changes pas en monstre, quoiqu'il arrive.
- Pourquoi? Demanda l'Elfe en penchant un peu la tête d'un air adorable.
- J'ai dans l'idée que l'affaire n'est pas terminée, et que l'élément de surprise pourrait jouer en notre faveur si les choses tournaient mal.
- Ah, fit-elle, dubitative.
Puis, appelant Behn-Oït, ils ouvrirent la première porte.
La caverne était longue de cinquante pas. Depuis le niveau de la corniche où se trouvaient nos amis, le plafond était à trois hauteurs d'homme, et à une profondeur équivalente, un bras du Fleuve cascadait et tourbillonnait follement entre une impressionnante collection rochers pointus, causant un grand fracas et une humidité appréciable avant de se jeter dans le vide par une large bouche. Le tout rappelait furieusement la gueule d'un requin vue de l'intérieur. Un pont de cordages soutenant de larges planches mouillées surplombait le terrible cours d'eau souterrain, et conduisait à la seule issue accessible, une deuxième corniche située à l'autre extrémité de la caverne.
Sauf que sur la corniche en question se tenait un géant. Un immense spécimen d'humanité, musclé comme un taureau, et apparemment presque aussi fin d'esprit, nu comme un ver, chaque pouce de sa peau bistre avait été soigneusement rasé.
- A moi, à moi, je veux... cria Chloé en sautillant avec enthousiasme et en tendant la main vers le colosse tandis que Melgo la retenait autant qu'il pouvait.
- Pénitents, fit une voix forte et caverneuse (ce qui tombait bien), l'épreuve de la force vous attend ici. Un seul d'entre vous devra s'avancer sur le pont, et à main nue il devra défaire l'avatar de Moneskil le Puissant. Qu'il s'avance, celui d'entre-vous qui combattra.
Sans attendre qu'on le lui demande, Kalon s'avança. Marchant prudemment sur les côtés des planches afin de faire porter le poids de son corps sur les robustes cordages et non sur le bois qu'il supposait fort moisi, l'Héborien progressa rapidement vers son adversaire, qui fit de même. Sans le moindre bruit, les combattants s'empoignèrent.
L'avatar dépassait Kalon - pourtant fort bien bâti - d'une bonne tête, et sa masse musculaire impressionnante semblait supérieure. Il avait appris l'art du combat à mains nues, patiemment, s'entraînant sans relâche pendant des années, assimilant toutes les subtilités millénaires, les prises, les coups, les faiblesses de l'anatomie humaine, dans les temples de Moneskil, il avait livré de furieux duels à tous les acolytes de son âge, et les avait tous défaits afin de devenir l'Avatar. Bien des hommes s'étaient aventurés sur le pont depuis qu'il le gardait, certains fièrement, d'autres en gémissant de peur, tous avaient péri entre ses mains, l'échine brisée, ou jetés bas parmi les rochers. Mais aucun de ses adversaires n'était un Héborien, aucun n'était Kalon, qui avait appris la lutte à bien meilleure école. Ses classes avaient été la steppe d'Héboria et les champs de bataille du Septentrion, ses maîtres d'armes avaient été les loups, les ours, les tigres blancs, des professeurs pour qui l'échec méritait tout autre chose qu'une simple bastonnade, les bêtes qu'il avait poursuivies à pied, des heures durant, avant de les égorger de ses dents, lui avaient enseigné l'endurance et la sauvagerie, le fouet des gardes-chiourmes de Thendara lui avait appris la patience et la haine, et des années d'errance aventureuse avec ses compagnons lui avaient donné la ruse perverse qui fait les meilleurs combattants.
Ainsi donc les deux hommes se rencontrèrent au milieu du pont. Sans préambule, l'avatar voulut saisir Kalon par le cou de ses deux mains, mais l'Héborien esquiva l'attaque en se penchant et porta un coup de ses deux poings joints sous les côtes de son adversaire. La puissance formidable du barbare aurait suffi à terrasser n'importe quel autre adversaire, mais l'Avatar, projeté contre une des cordes faisant main-courante, tira parti de sa position pour surprendre Kalon en lui portant un coup de la plante du pied contre son tibia. Le sol eut-il été le sable d'une arène, ou notre héros eut-il été de plus faible constitution, que sa jambe eut été brisée. Par bonheur, son pied reposait sur la surface glissante d'un bois rendu spongieux par des mois, peut-être des années d'embruns. Il dérapa et tomba à genoux, tandis que le fantastique guerrier de Dergala, sûr de son triomphe et impatient de rompre les os des frêles aventuriers qu'il voyait de l'autre côté, s'approchait de sa victime. Joignant ses poings en une massue naturelle, comme Kalon l'avait fait plus tôt, il les pointa vers le bas, et avec la puissance du bûcheron maniant sa cognée, les remonta en frappant l'Héborien au menton. Le choc fut si fantastique qu'il fut presque décollé du pont et chut trois pas plus loin. Sans se presser, l'Avatar, un sourire abruti aux lèvres, s'approcha encore, leva sa jambe semblable à quelque pilier de marbre, et asséna un coup de talon destiné à écraser la tête de Kalon contre le pont. Cependant, les quelques secondes de répit que lui avait laissées son ennemi lui avait permis de reprendre ses esprits et, rapide comme la panthère, il roula de côté afin d'éviter le coup prodigieux, qui fit dangereusement craquer la latte, plus solide qu'il n'y paraissait, qui se trouvait en dessous. Mais ce faisant, notre ami se mit lui-même en mauvaise posture, car une demi-seconde il se trouva adossé au vide. L'Avatar ne laissa pas passer cette occasion et porta un coup de pied circulaire dans les reins de son adversaire, qui ne put l'éviter. Dans un instant d'effroi, Kalon, hurlant de douleur, se sentit basculer dans le vide, le torse en avant, et ses amis effarés crurent que c'en était fini, qu'il était vaincu. C'était sans compter avec les réflexes extraordinaires du barbare, provenant du plus profond de son instinct animal. Dans un geste si fulgurant que nul ne put le voir, il se raccrocha de la main droite à l'un des deux gros câbles où se fixaient les planches, et pendit ainsi au-dessus des flots déchaînés. Se penchant pour voir son adversaire tomber, le Dergalien hurla de rage de le voir encore s'accrocher à la vie. Il s'agenouilla alors afin de passer le bras sous le pont et de déloger le barbare, d'une manière ou d'une autre. C'est alors que Kalon fit la preuve de la supériorité de sa formation. Car si les prêtres de Moneskil avaient enseigné à leur protégé toutes les techniques qu'il devait connaître pour triompher d'un adversaire en loyal combat, jamais ils ne lui avaient appris à se servir du champ de bataille comme d'une arme, jamais ils ne lui avaient appris à tirer parti du terrain. A l'inverse Kalon, éduqué dans la nature, avait toujours à l'esprit le lieu où il se battait. Profitant de ce que l'Avatar ne le voyait pas, il agrippa le deuxième câble de sa main gauche, se balança, replia les jambes, et porta un terrible coup de genou sous la planche qui, quelques secondes plus tôt, avait craqué sous le pied du colosse de Dergala. Et elle se rompit, et l'Avatar stupéfait chut. Mais tout comme Kalon, ses réflexes le sauvèrent et d'une main il empoigna l'un des câbles. Il regarda Kalon, un instant, et se sut perdu. Car tandis que ses propres jambes pendaient mollement, celles de l'Héborien étaient toujours fléchies, et l'Avatar savait qu'il n'aurait pas le temps de se mettre en posture d'attaque avant que ne vienne le coup de son ennemi, qui avait en outre l'avantage sur lui d'être botté. Le premier coup lui cassa la mâchoire, l'assommant de douleur. Le deuxième coup frappa sa nuque, le laissant presque mort, mais toujours il restait suspendu par son bras puissant au câble. Seul le troisième coup, placé sous l'aisselle, parvint à desserrer l'étreinte du titan en touchant le nerf, et enfin l'Avatar de Moneskil, déjà mort, tomba sans cri dans les flots, et fut emporté jusqu'à la Cataracte.
Kalon parvint, malgré la douleur, à remonter seul sur le pont avant que ses compagnons ne lui portent secours.
- Bravo, mon ami, bravo! Ah, quel combat héroïque, tu es bien un digne fils d'Héboria...
- Du gâteau, conclut le taciturne barbare, achevant sa traversée du pont en boitillant (car il avait fort mal au genou).
- Ah, voici l'épreuve de ruse. Laissez-moi faire, mes amis, je suis un spécialiste. Sûrement quelque épreuve subtile nous attend-elle derrière cet huis.
Melgo poussa la porte avec enthousiasme, pressé de faire étalage de son intelligence. La pièce suivante, par son calme, contrastait avec celle du torrent. Là encore, des meurtrières en faisaient le tour, mais c'est une lanterne posée sur une petite table ronde qui l'éclairait d'une lueur jaune et chaude. De l'autre côté, une petite et lourde porte de bois, la sortie. Sur la table, il y avait aussi six petits bâtonnets, et un parchemin déroulé, que le voleur lut à ses camarades :
Pour faire de six bâtons
Quatre triangles aux côtés égaux
Il te faut élever ton esprit
Au-dessus des habitudes millénaires
- Oh, ça ne va pas être facile. Six bâtonnets pour faire quatre triangles, c'est vraiment pas beaucoup. Attend, je fais un premier triangle là, puis un autre avec ces deux bâtonnets là... il m'en reste un. C'est pas facile.
- Et de l'autre côté?
- Ou comme ça?
- Le problème est le même, on en fait deux, pas quatre. Attend, il dit qu'il faut s'élever au-dessus des...
- Peut-être que certains sont un peu plus longs que d'autres, attend que je regarde... ah non.
- On n'arrivera à rien comme ça. Raisonnons de façon mathématique : chaque triangle nécessite trois côtés...
- C'est l'évidence.
- ... donc pour quatre triangles, il faut douze côtés. Comme on n'a que six bâtonnets, chacun devra être partagé entre deux triangles. Aïe aïe aïe, c'est ardu comme énigme.
- Utilisons le théorème des congruences, messire voleur, et nous considèrerons un espace fini comportant un faisceau de gerbes à n germes non-simplement convergents...
- ... mais le lemme d'Abel nous indique que la convergence uniforme ne peut...
- ... Sauf s'il lest plongé dans une surface de Boyd, qui comme chacun sait peut être retournée... eh, mais qu'est-ce qu'il fait votre ami?
- Non, Kalon, pas ça!!
Enervé par ces querelles auxquelles il ne comprenait goutte, le barbare était retourné détacher une planche du pont et, s'en servant comme d'une massue, l'abattit sur la table, au beau milieu des bâtonnets rangés en faisceau. Tous les six furent proprement rompus dans un grand fracas. Puis d'un geste auguste le barbare assembla les douze fragments, afin de faire quatre jolis triangles équilatéraux, ce qui même pour son esprit épais n'était pas très compliqué.
- Quatre.
- Mais... C'est pas... Enfin tu te rends compte...
- Quatre.
- L'énigme... enfin quoi, dis-lui Chloé!
- Quel est le problème, il a bien fait quatre triangles avec six bâtonnets, non?
Les prêtres embusqués derrière les meurtrières durent être du même avis que l'elfe car, après quelques minutes de réflexion et de concertation, la porte du fond se déverouilla dans un cliquetis métallique aussi peu discret que possible.
- C'est scandaleux, je suis sûr qu'en étudiant cinq minutes les polyèdres aristotéliciens, on serait arrivés à la solution.
- La troisième épreuve, avertit Behn-Oït, est réputée la plus difficile. J'ai peur que vous n'y surviviez pas, vous n'êtes pas d'ici, et ne connaissez pas bien les doctrines des religions.
Sans répondre, Melgo ouvrit. La troisième salle ressemblait beaucoup à la première, avec son torrent se fracassant de façon indécente sur des rochers insolemment pointus. Au milieu du cours d'eau avaient été érigées, dieu seul sait par quelle technique, une vingtaine de colonnes hautes et étroites, allant par paires séparées d'un pas environ. Chaque colonne était reliée à l'une des corniches par une poutre large d'une main. Sur quatre de ces colonnes, toutes reliées à la corniche opposée, se tenaient des prêtres aux mines graves et aux costumes multicolores, symbolisant leurs cultes respectifs. Chacun s'appuyait sur un lourd bâton de cérémonie.
- Je connais cette épreuve, indiqua le ministre en disgrâce. L'épreuve de la foi est impossible à gagner, car ces hommes, qui nous observent depuis notre entrée dans ces souterrains, sont des prêtres rhétoriciens de haut rang. Sachez que pour vaincre, il faudra à chacun d'entre nous monter sur un des piliers, en face d'un prêtre, et engager avec lui une discussion théologique portant sur son culte. Le seul moyen de traverser sera de convaincre votre prêtre de la vanité de sa doctrine, de telle sorte que, de désespoir, il se jette de lui-même dans le torrent. Or ce sont des fanatiques entraînés à toutes les subtilités de la pensée sacrée, nul n'a jamais triomphé de l'ultime épreuve.
- C'est ennuyeux, en effet, fit Melgo. Dis-nous quelles sont les religions de ces prêtres, et chacun pourra choisir celui dont il a le plus de chances de triompher.
- C'est la voix de la sagesse qui sort par ta bouche comme un torrent de miel, étranger. Celui de droite est prêtre morianite, un Hiérodule Parabolique de la Bénédiction Pied-Velue. Son culte se base entièrement sur un très long et très volumineux livre saint parlant d'anneaux, de dragons, d'elfes et autres fadaises...
- Elfes? C'est pour Chloé alors. Le suivant?
- Je le connais, c'est Tep, Comte d'Ergoul, le Pléonaste pourpre de l'Aube Rituelle du culte des Relettes. Sa religion combat le mal le plus ignoble, celui des bêtes très anciennes, et autres dieux maléfiques venus d'outre-temps et espace afin d'anéantir l'humanité.
- Combattre les monstres, c'est la spécialité de Kalon. Et ce sympathique individu là? N'est-ce pas un moine-soldat écarlate du schisme boulettien?
- Ah, mais je vois que vous avez déjà eu affaire à ces tristes sires. Si vous le permettez, je souhaiterais me le réserver. Je suis moi-même Jovitourtiste (de la confrérie du poireau et des petits lardons), et je suis mieux à même que quiconque de défier ce chien impie bouffeur de semoule.
- Ca ne me laisse donc guère le choix.
- En effet, le dernier prêtre est Bobal'n Ghaz, il révère le mystérieux dieu Mohd. Son culte très ancien dit que nul juste - c'est ainsi que se nomment les prêtres - ne doit toucher la terre, qui est souillée par les ignobles bêtes qui rampent sur la terre. Voici pourquoi ces gens vivent en permanence au sommet de piliers. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle il sera difficile à faire tomber, l'habitude joue pour lui. On dit aussi, chose curieuse, que tous les stylites de Mohd seraient... comment dire... peu attirés par les femmes.
- Ah, alors voilà qui me convient! J'ai jadis appartenu à un culte dont les fidèles avaient, eux aussi, ce genre de penchants. Hardi, compagnons, triomphons de l'adversité tels de fiers...
- Ouais ouais, fit Kalon en s'engageant sur la poutre menant à son pilier.
Son sens de l'équilibre ne l'avait jamais trahi, c'est donc en toute confiance qu'il s'engagea sur la poutre et parvint jusqu'au sommet du pilier. En face de l'Héborien, son adversaire le scrutait d'un oeil inquiet. Il était plutôt jeune et bien fait de sa personne, mais son regard brillait d'une crainte que rien ne pourrait jamais calmer, mise en lui par les précepts de sa croyance. D'une voix claire et puissante, qui parvint à couvrir le chuintement du torrent renvoyé par les parois de la grotte, il défia Kalon.
- Toi, et tes trois compagnons, ne quitterez jamais cette salle vivants. Moi, Tep, je dis que vous allez bientôt tous partir pour le pays d'où on ne revient jamais.
- Nul n'ira là tôt, Tep, lui répondit le barbare.
Le visage du prêtre se décomposa, il devint blanc comme un linge et se mit à trembler de tout son corps. Kalon se demanda un instant ce qui causait son émotion. Peut-être le bruit de la Cataracte avait-il déformé son propos?
- Co... comment? Comment savais tu le Nom Maudit avant que je l'eus...
- Avant qu'tu l'eus?
- ARRGH!?! Chien blasphémateur, tiens, prend ça!
Et de rage, le prêtre fouetta l'air devant lui, forçant l'Héborien à se baisser pour éviter le bout du bourdon. Or ce faisant, il se cogna le menton contre le genou, de telle sorte qu'il se mordit la langue, ce qui lui causa une vive douleur. Il hurla une imprécation en Héborien, idiome riche en juron variés, qu'il eut cependant du mal à prononcer, puisqu'il s'était mordu la langue, bien sûr. Ce qui donna :
- Ph'nglui mglw'nafh Cthulhu R'lyeh wgah'nagl fhtagn!
Entendant cela, le jeune prêtre perdit totalement la raison, ainsi que l'équilibre, et poussa un " Ia, Ia, Iaaaaaaaa... proutch " qui se termina mollement sur les rochers. Jamais personne ne comprit ce qui lui était arrivé, d'autant que le bruit de l'eau avait couvert la conversation, et la conclusion de l'épreuve resta à jamais un mystère.
Melgo grimpa donc courageusement sur son pilier, narguant de sa morgue le Stylite de Mohd. Il avait déjà une idée qui, espérait-il, lui donnerait la victoire.
- Rengorge ton sourire, fit le vieillard, car je m'en vais te faire subir l'épreuve de la Foi, et tu n'y survivras pas, j'en fais le serment. Car nul ne peut briser ma foi en Mohd, le dieu des dieux, celui dont la face s'orne de trois yeux et dont les griffes labourent et fertilisent la Terre! Tremble, impie, car sur toi va s'abattre la main justicière de Mohd le Tout Puissant, l'indicible et éternel Illuminé, que sa malédiction...
- Fais gaffe, une araignée, dit simplement le voleur en désignant les pieds de son adversaire, qui sursauta.
- Où? Où? Ah meeeeerde.... proutch!
- Quel gland, conclut Melgo en sautant prestement sur la colonne de son adversaire.
Chloé se retrouva, à son tour, face à son adversaire. Le Morianite était sec, à la mine austère, seuls ses yeux fous brûlaient d'une passion dévorante pour son dieu. Il avait tout d'un fanatique dangereux.
- Femelle lubrique, détourne de mon regard tes appas diaboliques et cesse de te trémousser de façon lascive, car moi, Justinous Rastaman, Hiérodule Parabolique de la Bénédiction Velue, je vais te frapper de la justesse infinie de ma doctrine et tu finiras dans les flots déchaînés, comme il se doit pour une tentatrice maléfique dans ton genre. Parle, houri des enfers, catin gauchiste, que ton verbe fielleux se brise sur ma foi comme la marée sur la falaise!
Mais Chloé n'était pas sans armes. En effet, durant son séjour au Palais, comme courtisane, elle avait entendu parler du culte Morianite, pratiqué par l'actuel Hémimonarque, et savait comment désarçonner son adversaire.
- Sais-tu, toi qui te vante de connaître les Saintes Ecritures, sais-tu seulement ce que l'on obtient par le croisement contre-nature d'un Balrog et d'un Hobbit?
Ouvrant de grands yeux effarés, le prêtre fit non de la tête.
- Un Hobbit mort avec un trou du cul de vingt centimètres, chien Morianite!
- NON! ARRETE CES BLASPHEMES!
- Tu dois m'écouter, prêtre, c'est ton devoir lors de cette épreuve. Ta mère barbue dans la Moria avec une pioche! Sauron en tongues chez les ents!
- NOOOOON... ARRRH...
- Et ton père s'est fait élargir l'Anneau Unique par les orcs!
- Rssshshhhh...
- Maintenant, prêtre, je vais te porter le coup de grâce. Regarde moi, car je suis une elfe, en vérité. Si, vois mon visage, regarde-le bien, n'y retrouves-tu pas les marques de ma race ancienne et raffinée? Et maintenant ouvre bien grand tes yeux!
Elle se tourna sèchement de côté et remonta sa brune chevelure au-dessus de sa tête, dévoilànt ses petites oreilles blanches et délicates, et surtout horriblement, obscènement, blasphématoirement POINTUES! C'en était trop pour le pauvre morianite qui, déjà plus mort que vif, préféra se jeter dans l'onde plutôt que de subir plus longtemps pareilles avanies.
Voyant cela, et voyant qu'on ne l'avait pas entendue triompher si bassement de son adversaire, elle bondit gracieusement sur le pilier suivant, et rejoignit ses deux compères sur la corniche d'arrivée.
- Qu'est-ce que tu lui as dit? S'enquit Melgo.
- Moi? Mais rien, je suppose qu'il a préféré se jeter à l'eau plutôt que de nuire à une aussi jolie personne que moi, ce qui est bien normal. Non?
- Admettons. Tiens, qu'est-ce qu'il fait, l'autre, avec son couscoussien?
- On dirait qu'il sort un truc de sous son vêtement...
- Et qu'il le mange avec ostentation et délectation.
- Et l'autre a une crise cardiaque, on dirait. J'ai peur que ce triste sire n'ait réussi lui aussi l'épreuve.
En effet, avec lenteur et un grand luxe de précautions (car il n'était pas équilibriste), le ministre traversa le précipice et rejoignit ses compagnons d'infortune.
- On dirait que le Jugement des Dieux ne nous a point départagés.
- C'est fâcheux, fit Melgo en ouvrant la porte. Remontons à l'air libre, nous n'avons pas le choix, et tentons de voir ce que nos geôlier vont nous réserver. Mais dites-moi, Behn-Oït, nous expliquerez-vous la finalité de tout ceci? Pourquoi invoquer les succubes? C'est un passe-temps courant parmi les premiers ministres dergaliens?
- Bah, je peux bien vous le dire maintenant. D'innombrables générations se sont écoulées depuis que notre cité de Dergala fut exilée dans cette étrange dimension. On ne sait trop par qui ni pourquoi, mais le fait est que nous fûmes abandonnés ici, au milieu d'un désert, avec pour toute richesse un fleuve et notre vieille cité. Bien sûr, la chose a frappé le peuple, et les prêtres de tout poil en ont profité pour dire que tout ceci était la faute de l'impiété, de la décadence, de la licence des moeurs et toutes ces choses qu'ils disent dans ces cas là, vous les connaissez.
- Bon, au fait...
- Et bien ils ont réussi à s'emparer du pouvoir et, à coups de règles, compromissions et autres lois iniques, à faire de Dergala ce véritable enfer sans queue ni tête que vous avez pu voir. Si les Dieux nous voyaient, ils se voileraient la face de honte. Je ne suis pas le seul à penser qu'il faut changer les choses, mais même au poste de premier ministre, j'ai vite compris qu'il était impossible de changer les choses, les habitudes sont trop ancrées, le peuple n'est qu'un ramassis de veaux sans colonnes vertébrales, les prêtres et les bourgeois ne pensent qu'à s'enrichir... rien n'est plus possible dans ce pays. Alors depuis plusieurs dizaines d'années, mon père, moi et quelques amis, nous avons imaginé qu'il faudrait secouer un peu le cocotier, comme on dit. Histoire de bousculer les habitudes. Et profitant de la confusion consécutive à l'irruption de votre amie rousse...
- ...Vous pensiez renverser le roi.
- Jamais de la vie, allons, pour qui me prenez-vous? Je n'aurais jamais agi sans le consentement de mon souverain.
- Vous voulez dire qu'il est dans le coup?
- Évidemment. C'est un excellent souverain, quoique parfois se réactions soient un peu... imprévisibles. Mais il a le sens du bien public, et souhaite lui aussi que des réformes importantes aient lieu.
- D'autant, nota distraitement Chloé, que sans révision de la constitution, il va bientôt finir aplati au fond de la Cataracte. Si j'ai bien compris.
- Ah... euh, évidemment, on peut envisager ses motivations sous cet angle. Quoiqu'il en soit, voyant que votre amie se montrait peu coopérative, j'ai tenté par tous les moyens de me débarrasser de vous, afin que le scandale ne retombe pas sur moi, et par extension sur le roi.
- Logique. Donc si je vous comprend bien, c'est uniquement par patriotisme que vous avez voulu livrer votre pays à un démon majeur.
- Voilà, c'est ça... Enfin c'est sûr que dit comme ça, c'est pas une excellente idée...
Cependant, la petite troupe, après avoir escaladé un escalier en colimaçon, se retrouvait face à une ultime porte, sous laquelle filtraient quelques rayons orangés d'un jour déclinant.
- On arrive. Chloé, tiens-toi prête, je n'ai guère confiance en ces illuminés.
Et Melgo ouvrit avec appréhension, pour affronter son destin.
VII ) Où tout est bien qui finit bien (pour nos héros).
- Et ben, y'a personne?
Quelque peu dépités, et fort éblouis par le soleil du soir, nos amis firent irruption sur une vaste esplanade blanche et paisible, où flânaient quelques badauds.
- Je pensais qu'on nous attendrait.
- Nous sommes sur la Place des Célestes Sérénités, derrière la Grande Salle des Onctions Perpétuelles. Apparemment, la nouvelle de notre survie à cette épreuve n'a pas été communiquée. Je suppose que notre trépas était tellement certain que personne n'a voulu attendre notre sortie.
- C'est vexant, bouda Melgo.
- C'est un point de vue, dit le ministre. Pour ma part, je préconise de nous éclipser au plus vite, avant que d'aucuns ne s'aperçoivent de notre présence et n'alertent la garde.
- Pas sans Sook. C'est pas qu'on y soit tellement attachés, mais on a besoin d'elle pour rentrer chez nous.
- Je l'ai faite suspendre au bout de la place, à l'emplacement traditionnel, avec un garde en faction. Peut-être n'a-t-il pas entendu parler de ma disgrâce et la relâchera-t-il sur mon ordre.
- Faut espérer.
Prenant un air dégagé, la compagnie s'en fut au lieu dit, où le garde, un grand benêt au gros nez et à la mine ahurie, salua avec nervosité le Ministre lorsqu'il le vit arriver.
- Relâche la prisonnière, maraud, et fais vite.
En opinant du menton, il se dirigea en hâte vers un treuil de bois actionnant, par un jeu de poulies, une sorte de grue miniature dont la corde pendait, raide, au-dessus de la vertigineuse cataracte. Y était accrochée une lourde cage de fer, dans laquelle se trouvait la Sorcière Sombre, dûment bâillonnée et ficelée comme un saucisson. Dans un grincement qui parut à nos amis résonner jusqu'aux portes de la cité, centimètre par centimètre, le factotum remonta sa captive.
- Plus vite, larbin, sans quoi tu seras fouetté, ajouta Behn-Oït, qui par moment jetait des regards circulaires, redoutant à tout moment l'irruption des gardes du Palais.
- C'est que votre excellence, je suis fatigué...
- Kalon, aide ce manant, tu iras plus vite.
Le barbare s'exécuta, doublant la cadence de la remontée.
- Cet homme est vraiment d'une force herculéenne, s'étonna Behn-Oït.
- Oui, c'est un puissant guerrier comme les pays nordiques en produisent des tonnes à longueur d'année. Il a bon coeur, mais mauvais caractère. Quoique bon coeur, il faut le dire vite, je me souviens qu'...
- Rendez-vous, vous êtes cernés!
C'était Gomal, le capitaine des gardes, qui d'une voix puissante s'adressait ainsi à nos amis à cinquante pas de distance. Sans doute l'absence des prêtres au petit souper du roi lui avait-il mis la puce à l'oreille, il avait donc pris avec lui un parti d'une demi-douzaine d'archers et était allé inspecter la sortie du Souterrain du Jugement. Kalon réagit le premier et enfonça son poing dans la face grotesque du garde stupide qui tournait avec lui la manivelle, avant que celui-ci ne comprenne qu'il était environné d'ennemis. Chloé n'attendit pas le signal de Melgo pour prendre cette forme étrange et terrifiante d'insectoïde blindé, noir et luisant, dont la seule vision faisait défaillir le guerrier le plus endurci. Causant la stupéfaction de Behn-Oït, elle courut droit sur la ligne des gardes de Gomal, dans l'intention évidente de se livrer à l'homicide de masse. Cependant, Melgo ramassait l'arc du garde et, s'agenouillant aux côtés de Kalon, s'apprêtait à le couvrir.
- Continue à tirer Sook, il faut la remonter à tout prix.
Mais avec une obstination de brute, Kalon avait déjà repris sa tâche. Voyant que la bataille allait faire rage, de nombreux badauds s'étaient reculés, d'autres avaient arrêté la promenade pour jouir de ce spectacle inopiné. Chloé fonça dans le tas, sa confiance en son armure était telle qu'elle n'envisagea pas une seconde la blessure. Gomal, avec une présence d'esprit peu commune et une rapidité stupéfiante, évita la charge meurtrière, et fut à peine égratigné à la cuisse par une des nombreuses arêtes de l'elfe dénaturée. Par contre les deux gardes qui le suivaient, tétanisés par la terreur, n'eurent pas cette chance, ils furent piétinés et lacérés par les membres barbelés de leur formidable adversaire. Cependant, un lieutenant de Gomal eut le réflexe de jeter son arc - qui ne pouvait pas lui être d'un grand secours dans cette configuration - et tirant son large cimeterre, l'abattit sur le dos (ou supposé tel) de Chloé, avec toute la force que donne le désespoir. La lame ne parvint pas à briser la cuirasse, cependant le coup porté avec une extrême vigueur fit perdre l'équilibre à l'elfe, qui s'étala sur le sol de l'esplanade en criant " Aïeu ". Dans un réflexe, elle détendit sa jambe et son pied déchira la cheville du courageux garde, qui tomba à son tour, mais sans espoir de jamais se dresser sur ses deux jambes. Alors qu'elle se relevait, elle vit du coin de l'oeil Melgo lui faire signe; il désignait de l'autre côté de la place une patrouille d'une vingtaine de gardes supplémentaires, attirés sans doute par le vacarme. Dans un certain désordre, ils tirèrent quelques flèches par-dessus la tête de ceux de leurs camarades qui, ayant préféré s'en remettre à leur épée, couraient au devant du monstrueux scarabée. Chloé se campa un instant, fièrement, au milieu des morts et des blessés du premier groupe, laissant aux nouveaux assaillants le loisir de voir les flèches l'atteindre et se briser sur sa lisse carapace. Il y eut comme un flottement. Puis avec fatalisme, les gardes allèrent bravement au devant de leur mort. Un coup de taille fut porté, Chloé le para de sa main nue, arrachant l'arme à son porteur et lui jetant un regard mauvais avant de l'occire en lui défonçant le plastron et la poitrine. Elle évita le second et le décapita du tranchant de la main, et souleva son corps pour le jeter violemment sur les suivants. Puis elle bondit par-dessus les fer-vêtus qui, incapables de se relever, ne constituaient plus une menace sérieuse, et partit à l'assaut des pauvres hommes d'armes qui, malgré leur vigueur, leur courage et leur entraînement, ne pouvaient se déplacer moitié moins vite qu'elle. Telle une déesse guerrière aux deux visages, la douce Chloé fit jaillir des flots de sang, écarlate dans le jour mourant.
Cependant, Kalon avait ramené la cage de Sook en butée en haut de la grue. Il y avait sans doute un mécanisme permettant de tourner l'ensemble afin d'amener la cage au-dessus du sol, mais l'Héborien ne se fatigua pas à le chercher. Après avoir bloqué le treuil, il grimpa sur la poutre et rampa jusqu'à l'extrémité, suspendu au-dessus du vide. Le dessus de la cage n'était pas fermé. Le câble était noué à un large anneau de bronze auquel étaient accrochées les trois chaînes retenant le tout. Se retenant par une main et les deux jambes, Kalon pensait attraper la petite sorcière et l'extraire entre les chaînes, ce qui aurait pu réussir car elle n'était pas bien épaisse.
A ce moment, Gomal, qui s'était tenu éloigné du massacre, avait pris son arc long et puissant et, ajustant son tir comme à l'exercice, décocha sa flèche. Melgo se baissa, pensant que le projectile lui était destiné, puis prévint Kalon. L'espace d'un dixième de seconde, le soulagement se peignit sur son visage. Ni lui ni le barbare n'était touché. Puis il réalisa. Ce n'était pas l'un des deux hommes que le capitaine avait visé, mais la corde retenant la cage, scellant le destin de sa cité.
L'espace d'un instant, tout sembla suspendu. Kalon entr'aperçut l'éclair de la flèche sous lui, les fibres de la corde qui n'avaient pas été tranchées cédèrent sous la traction, Sook ouvrit tout grand ses yeux marrons en direction du barbare, lui lançant un regard glacé d'effroi, et chargé de... d'autre chose...
Quinze secondes. Il fallut quinze secondes pour que la cage arrive au bas de la cascade. Il se passa bien des choses pendant ces quinze secondes. Tout le monde, sur la place, avait vu ce qui s'était passé. Chloé, Melgo, et surtout Kalon, en tirèrent immédiatement les conclusions qui s'imposaient. Redescendant précipitamment de sa poutre, le barbare en proie à la plus grande terreur effectua le 100m le plus rapide de l'histoire, fuyant en direction des ruelles les plus proches, au sud-est. Il fut suivi par Melgo et Chloé, ainsi que par Behn-Oït, qui pensait fuir les gardes. Bousculant sans ménagement tout ce qui se trouvait sur leur chemin, les fuyards prirent le parti de quitter la ville au plus vite. C'est lorsque le souffle leur manqua et qu'ils crurent pouvoir ralentir l'allure qu'ils entendirent derrière eux le terrible chuintement de millions de litres d'eau vaporisés par une chaleur extraordinaire et remontant en hurlant le cours de la Cataracte. Chacun décida alors de ne point écouter les protestations de son organisme exténué avant d'avoir mis un nombre de kilomètres raisonnable entre lui et Dergala.
Les habitants ne comprirent pas ce qui leur arrivait. Du reste, ils ne le comprendraient jamais, mais en l'occurrence, la curiosité était alors le sentiment qui se peignait le plus souvent sur les visages fugaces que nos amis croisaient en trombe. Derrière eux, des bruits qu'ils ne cherchèrent pas à identifier, étranges, parfois empreints d'une sauvage beauté, faisaient vibrer l'air de la vieille ville. Requiem pour Dergala.
A la sortie de la ville se trouvait une petite colline du nom d'Antherakka. Dans cette colline, il y avait une grotte, présentant l'avantage d'avoir une toute petite ouverture. Ce n'est qu'une fois à l'abri de ce havre providentiel que nos amis, hors d'haleine, s'offrirent le luxe de regarder derrière eux pour contempler le spectacle de cauchemar qu'il avaient fui. Il n'y eut pas de nuit à Dergala. Tandis que le soleil, le vrai, se voilàit à demi la face derrière l'horizon, un autre, purpurin, terrible, et terriblement proche de la cité, éclairait son apocalypse. Au centre du halo rougeoyant, un point minuscule, mais si profond de ténèbres que nul ne pouvait y porter le regard sans en perdre la vue sur l'instant. Le seul rayonnement de la chose infernale avait embrasé tout le quartier ouest de Dergala, pris dans une thermie d'un autre monde, par moment, quelque rayon, quelque éclair de chaleur, quelque nuée de météores partant de l'astre maudit frappait au hasard dans les environs, étendant l'incendie à toutes les îles, aux moindres recoins de la cité. Un ouragan incontrôlable de feu et de fumée, une tornade ardente courut parmi les rues, calcinant ses habitants, les asphyxiant dans ses nuages mortels, ou simplement les privant d'air. Des myriades de points lumineux marquaient les habitations, les entrepôts, les temples et les magasins de la ville, les orgueilleux minarets s'abattant dans des gerbes d'étincelles, rien ne fut épargné par le cataclysme.
- Houlala, qu'est-ce qu'elle leur met, dis-donc, commenta Chloé.
- ... Ma... Ma ville...
- Et bien quoi, c'est ce que vous vouliez non?
- Mais... Elle est en train de tout détruire... j'aurais bien aimé avoir quelques survivants à gouverner...
- Des survivants, il y en aura, vous pouvez me faire confiance. Il y en a toujours. Mais ça ne vous a vraiment jamais effleuré l'esprit qu'invoquer les démons pouvait être dangereux?
- Si... si bien sûr, mais comment j'aurais pu imaginer... ça! Vous auriez peut-être pu la raisonner sur l'esplanade, non?
- Certainement pas. Quand elle est dans cet état là, il vaut mieux éviter de l'ennuyer.
- Je comprend.
- Elle aurait pu en concevoir de l'humeur.
- ...
Behn-Oït resta bouche bée une seconde. Puis il retourna contempler le spectacle navrant de sa ville natale en ruines, éclairée par l'oeil écarlate d'une déesse maléfique. Ainsi s'écoula la dernière nuit de Dergala.
L'aptitude de l'être humain à survivre sous les ruines est proprement stupéfiante. Comme l'avait prévu Melgo, nombreux furent ceux qui étaient encore en vie lorsque Sook se fut calmée, soit qu'ils s'étaient terrés dans leurs caves, soit qu'ils avaient, eux aussi, pris la fuite. Tout ce qui était brûlable ayant brûlé, l'incendie ne fut pas long à s'éteindre, et vers midi, nos amis purent revenir dans la ville. Par endroit, des monceaux de cadavres noirs et craquelés jonchaient la rue, mais il suffisait de passer au travers d'une maison effondrée pour les éviter. L'air sentait le feu de bois et le cochon grillé, mais cela ne donnait faim à personne. Reconnaissant leur premier ministre, les dergaliens désoeuvrés le suivirent, espérant qu'il aurait quelque chose à leur dire. Grand était leur désarroi. Ils étaient plusieurs centaines lorsqu'ils arrivèrent sur l'île qui avait abrité, la veille, le Palais et le pouvoir. Il n'y avait pas de volcan dans le pays de Dergala, donc beaucoup de gens d'ici apprirent ce jour là que le rocher pouvait fondre. Une couche de pierre de plusieurs centimètres s'était liquéfié et avait donné aux ruines de tout le quartier un aspect vitreux et arrondi. Il ne restait rien du Palais, ni de la classe dirigeante Dergalienne. Une dizaine de survivants, plus curieux qu'hébétés, avaient trouvé sur l'esplanade un curieux cratère profond d'un pas et large de vingt. En son centre, nue comme un ver, blanche et anguleuse comme un squelette, Sook, roulée en boule, dormant comme une bienheureuse. Lorsque Behn-Oït arriva, il contempla la succube un instant. Les citoyens, assemblés autour de lui, attendaient une explication. Même une fausse leur aurait suffi. Se retournant et agitant ses manches, il prit la parole, de l'air inspiré qu'il avait vu prendre aux prêtres.
- C'est un signe, mes amis. La déesse est descendu parmi nous, et voyant que nous adorions une multitude de faux dieux, elle nous a infligé ce cruel châtiment. Détournons-nous des faux dieux, détournons-nous de l'ordre ancien, détournons-nous des lois injustes et des prêtres corrompus. Ensemble, faisons de Dergala ce qu'elle aurait toujours dû être, un jardin des délices pour nos enfants...
Behn-Oït connaissait son discours par coeur, c'est son père qui l'avait écrit, voici bien des années, pour le Grand Jour. Il continua sa harangue encore une heure durant, puis avec les quelques milliers de rescapés qu'il avait attirés, et aidé par Melgo, il partit dans tous les quartiers s'occuper des survivants, redonner espoir, organiser les secours, répandre sa parole, et lyncher pour l'exemple tous les prêtres qui n'avaient pas la présence d'esprit de se défroquer en le voyant arriver. Nul ne protesta lorsqu'il se donna le titre de roi, à titre définitif.
Deux lunes durant, nos amis restèrent à Sookania - le nouveau nom de la cité - aidant à la reconstruction de leurs conseils avisés. Puis lorsque, dans les gravats de la propriété de Gourgmoy, on retrouva leurs armes intactes, et dans les caves du Palais la robe de Melgo, lorsqu'ils furent gavés, habillés, armés de pied en cap, dotés de montures qui, à défaut d'être bien jolies, pouvaient les transporter, alors ils jugèrent que le moment était venu pour eux de partir pour de nouvelles aventures, laissant les dergaliens à leurs temps nouveaux, Behn-Oït à son trône fondu et la Théocratie de la Succube à qui ces choses intéressaient.
1 ) Pour une fois, ils ne l'avaient pas dérobée. Ils étaient juste passés au travers, comme d'honnêtes gens. Au vu de l'introduction située plus haut, il est utile de dissiper par avance toute confusion.
2 ) BP 1019 Sembaris Cedex
3 ) Episode saint et peu glorieux conté lors d'une histoire intitulée " Kalon, la déesse et diverses autres entités ".
4 ) Eh oui, car il grommelle, le renard du désert.
5 ) J. R. R. Saroumane, J. B. Lern, T. S. Khaarna, J. Invoc. Dark Sorc., 22 768, 438 (17), 1 322
6 ) Ben cherchez puisque vous êtes si malin.
7 ) Des esprits forts m'ont fait remarquer qu'étant invisible, il était de toute façon déjà dérobé aux yeux de ses compagnons. Certes. Et mes couilles?
8 ) On les confond souvent avec les Thugs Sanglants de la Mort Lente, à tort. Ces derniers, prêchant que la vie est une longue agonie, s'efforcent de la prolonger autant que possible en pratiquant la médecine et la charité dans les hôpitaux de leur ordre. Ils sont extrêmement populaires. A l'inverse, les Bons Patriarches de la Sainte Résurrection, sont des adeptes de la réincarnation, considérée comme une sanctification divine, qui doit donc intervenir le plus souvent possible. A cette fin, ils immolent à tour de bras tout ce qui passe à portée de dague, non sans avoir dûment torturé leurs victimes afin que les cris des suppliciés, attirant l'attention des cieux, permettent à l'âme d'obtenir une meilleure incarnation. Ils sont moins populaires.
9 ) L'hypothèse d'un dysfonctionnement du sortilège de traduction n'est pas à exclure.