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KALON II
Un guerrier, un voleur... eh, mais il n'y a donc personne pour lancer les projectiles magiques? Kalon et Melgo vont remédier à cette situation en la ville d'Achs, centre commercial fort animé, où l'on trouve de tout et à tous les prix, y compris de joyeux compagnons.


KALON ET LA SORCIERE SOMBRE

Une affligeante nouvelle d'Héroïc-Fantasy
par ASP EXPLORER


I ) Où l'on raconte brièvement ce qui s'est produit depuis le dernier épisode :

Kalon, le géant Héborien à l'intellect chenu, et Melgo, le voleur Pthaths à la douteuse généalogie, avaient quitté sans regrets l'île maudite de Lowyn et la sinistre tour du Dieu Fou, riches d'expérience et d'une petite fortune qu'ils se faisaient forts de dépenser à Galdamas, cité marchande d'importance douteuse au sud du petit royaume de Sellygie. La Sellygie était alors un pays à moitié civilisé, où les coutumes commerçantes des méridionaux avaient certes cours, mais depuis peu de temps, si bien que les autochtones n'en avaient pas forcément intégré toutes les subtilités. Le baron de Galdamas, qui ne rentrera certes pas dans l'histoire comme un des grands théoriciens de l'économie moderne, avait par exemple une notion assez personnelle de la propriété privée, qui pouvait s'énoncer comme suit : est ma propriété privée tout ce qui rentre dans les murs de ma cité et qui a plus de valeur qu'une brouette de fumier. La puissance de cette théorie avait frappé nos héros, par le truchement il est vrai des neuf gaillards bien bâtis formant la garde personnelle du Baron, et ils ne s'étaient sortis de ce mauvais pas que grâce à leur habileté à l'épée, l'esquive et la course. Ils avaient pu sauver de cette piteuse aventure une douzaine de pièces d'or cousues dans le revers de la cape de Melgo, des vêtements neufs achetés par Kalon, l'excellente épée trouvée dans la Tour du Dieu Fou - que l'Héborien se piquait d'appeler " l'écorcheuse " - et deux petits chevaux des steppes volés dans les écuries du Baron. Prenant alors la direction du sud-ouest, descendant le long du puissant fleuve Argatha, ils traversèrent les tristes prairies de Bane, Lasmes, Aliskos et autres minuscules royaumes guerriers dont la pauvreté n'attira guère nos ambitieux voleurs, et après un mois de voyage et de menus larcins, que la honte et l'intérêt du récit m'interdisent de vous narrer, ils arrivèrent en vue d'Achs.

II ) Où l'on découvre Achs la puissante, porte du Septentrion, et où l'on se livre à diverses considérations sur l'infrastructure hôtelière :

C'était, et de fort loin, la plus grande ville que Kalon ait jamais vu. Il fit son possible pour ne pas paraître impressionné aux yeux de son camarade, mais y parvint assez mal. Il est vrai que Melgo lui-même, bien qu'élevé dans les prodigieuses métropoles de Pthath, ne put qu'admirer la puissance de la double enceinte, des mille tours crénelées et des innombrables pals en bois de sapin - parmi lesquels beaucoup étaient garnis - qui avaient fait fuir plus d'un conquérant et plus d'un pillard. De petites maisons de pierres massives aux toits d'ardoise lourde se blottissaient frileusement les unes contre les autres, ne laissant que peu de place aux vents de ce début d'hiver pour s'engouffrer en hurlant dans les ruelles tortueuses. Achs ne semblait donc guère accueillante pour les étrangers, c'est pourtant le commerce qui avait fait sa fortune, vins, huiles, épices et draperies remontaient des royaumes bordant la mer Kaltienne et s'échangeaient ici contre l'or, les pierres, les chevaux et les esclaves venus des sauvages contrées septentrionales. D'ailleurs, malgré l'heure tardive, on voyait encore de nombreuses caravanes arriver de la plaine et faire la queue devant les octrois, croisées par les charrettes de quelques paysans des alentours s'en retournant à leur campagne après avoir vendu le fruit de leur travail le matin et s'être copieusement avinés l'après-midi.
Il faisait presque nuit quand ils arrivèrent aux faubourgs boueux d'Achs, et bien que les portes fussent encore ouvertes, nos compères décidèrent d'attendre le lendemain pour faire leur entrée dans la ville, préférant coucher dans une petite auberge qui ne payait guère de mine, mais où ils pourraient sans doute glaner quelques renseignements sur les usages d'Achs, les personnages influents, les fortunes à piller et les employeurs potentiels. Lorsque Kalon poussa la porte du " cochon noir ", la musique langoureuse d'un joueur de zmol - un compromis entre biniou et flûte de Pan - et les senteurs enivrantes des étranges herbes à fumer venues des lointains pays Balnais l'assaillirent en même temps qu'elles renseignaient Melgo sur le type d'auberge dont il s'agissait.
Car apprenez que dans tout l'univers il n'existe que trois catégories d'auberges, classées selon la clientèle qui les fréquente et les services qui y sont fournis.
- L'auberge de catégorie 1 est un lieu de passage essentiellement utilisé par des marchands de petite et moyenne extraction. La nourriture y est passable, voire bonne, les lits infestés de punaises et d'autres clients arrivés avant vous, les prix y sont raisonnables. La seule distraction proposée par ce genre d'établissement est la fille de l'aubergiste, invariablement gironde et peu farouche. Le tenancier est quant à lui, en toutes circonstances et quel que soit son sexe, un individu gras, rougeaud, souvent moustachu, qui passe la quasi-totalité de ses journées à essuyer le même verre avec le même torchon, activité incommensurablement ennuyeuse qui explique qu'il ne se fasse jamais prier pour discuter avec le voyageur.
- L'auberge de catégorie 2, aussi appelée " bouge " ou " repaire ", se reconnaît à sa localisation - toujours perdue dans le quartier le plus glauque de la ville, au fin fond d'une ruelle sombrissime, comme si le patron souhaitait avoir le moins possible de clients - et à son nom(1). L'aubergiste est presque toujours de sexe masculin, célibataire, borgne et d'une carrure impressionnante. La clientèle se divise en trois catégories, qui sont les repris de justice, les futurs repris de justice et les évadés. Des distractions variées sont proposées, telles que se battre, regarder les étrangers d'un oeil torve, se bastonner, fomenter des mauvais coups dans l'arrière boutique, s'affronter en duels qui dégénèrent, échanger à mi-voix des propos sibyllins, chercher ses dents sous les table. L'hygiène n'étant pas excellente, on peut facilement y attraper des maladies telles que le poignard dans le dos. Le vocabulaire scatologique ne manque pas de mots permettant de décrire assez justement la qualité des mets et boissons servis dans ces établissements.
- L'auberge de catégorie 3 se distingue par le fait qu'elle fournit, outre le gîte et le couvert, des prestations annexes. Les plaisirs du palais n'étant pas forcément la préoccupation première des clients, on constate que la qualité de la cuisine n'est que rarement en rapport avec les impressionnants tarifs pratiqués. Les prestations annexes consistent en musique plus ou moins fine, consommation de substances plus ou moins légales et surtout ces endroits fournissent à leurs clients une (ou plusieurs) agréable compagnie(s) ainsi que diverses commodités et accessoires. Dans le prix des services en question est toujours comprise une obole à l'association de secours charitable aux orphelins de la milice locale.
Donc la musique, le parfum, la riche mise des clients et la plastique des serveuses - Kalon nota à ce sujet que la direction avait fait l'économie d'uniformes - indiquèrent à Melgo qu'il se trouvait dans une auberge de catégorie 3, ce qui l'étonna quelque peu vu l'aspect extérieur du bâtiment. Des dizaines de regards inquiets se tournèrent simultanément vers les voyageurs, qui entrèrent quand même et se dirigèrent vers une table libre un peu à l'écart. Les conversations reprirent. Un individu de petite taille, chauve et d'âge assez avancé s'approcha d'eux. Il portait des braies rayées, une chemise jaune et un tablier blanc indiquant sa fonction.
- Bonsoir, mes seigneurs, vous désirez?
- Pour moi, une chope de ton meilleur hydromel, l'ami, une soupe aux poireaux et une belle platée de ragoût de mouton. Quelle belle auberge tu as là, bien qu'elle soit au dehors de la ville, je vois que la clientèle n'y manque pas.
- En effet monsieur, et votre ami, que prendra-t-il?
- Bière, cochon, grogna l'Héborien d'un air sombre, car il avait tant chevauché que ses arrières le faisaient souffrir, ce qui le mettait de méchante humeur.
- Et deux chambres donnant sur la route, reprit Melgo. Puis à mi-voix : Dites-moi mon bon, j'ai cru remarquer, enfin, je comprend plus ou moins qu'on trouve ici, comment dire... des femmes vénales.
- Certes, monsieur, à mon grand dam, mais je n'ai pas le coeur de les chasser de ma maison, car il fait froid en cette saison et les routes sont peu sûres. Prablop notre Seigneur n'enseigne-t-il pas que l'hospitalité est grande vertu?
- Sans doute, sans doute, mais est-ce autorisé par les lois d'Achs?
- Certes non, je risque une forte amende (l'aubergiste présentait de nets signes de nervosité). Quoique mon établissement ne soit pas tout à fait à l'intérieur d'Achs, vous noterez.
- Et vous n'avez pas peur que la milice?
- Vous voyez ce gros homme entre Karyn et Dothy?
- Oui.
- C'est le chef de la milice du quartier.

III ) Où l'aventure appelle nos héros, de façon peu originale d'ailleurs :

Effectivement, un individu entre deux âges, assez salement vêtu, que l'on aurait pu qualifier de "gros porc" sans trop insulter la race porcine faisait preuve d'une remarquable conscience professionnelle en inspectant , même à cette heure tardive, les moindres recoins de cet établissement suspect et de son personnel. L'aubergiste profita de ce que Melgo observait rêveusement le zélé fonctionnaire pour s'esquiver en cuisine. Le chef de la milice quant à lui considéra les nouveaux arrivants avec suspicion, puis les salua poliment en soulevant sa choppe en leur honneur, ce à quoi Melgo répondit de même. Il souleva péniblement son poids considérable et fluctua jusqu'à la table de nos compères avant de s'affaler devant eux. Son haleine était en rapport avec sa mise.
- Bonsoir messieurs, je ne crois pas vous avoir déjà vu dans cet établissement, je me trompe?
- Non, répondit Melgo, quelque peu étonné de la bonhomie du personnage, nous venons d'arriver dans votre belle région. Mon collègue Héborien et moi-même sommes des mercenaires itinérants à la recherche d'un emploi stable, cependant votre ville m'a l'air fort paisible et donc peu propice à l'exercice de notre profession.
- Si fait, si fait, fit le milicien sans chercher à dissimuler son contentement à entendre son travail ainsi apprécié par des gens de l'art. Il fit signe à l'aubergiste : Eh toi, une bouteille de ton meilleur hydromel sur mon compte pour ces joyeux gaillards. Puis se penchant derechef vers les deux amis : Vous comptez loger ici ce soir, j'ai entendu, attendez-moi ici, j'aurais peut-être un travail pour vous.
Puis l'imposant individu se leva et repartit dans la direction de la porte qu'il réussit à franchir au troisième essai.
Kalon et Melgo se regardèrent un instant en silence, hésitant entre fuir à toutes jambes un probable piège et se réjouir bruyamment à grands renforts de chansons paillardes et de femmes légères. Kalon opta pour la seconde solution, Melgo lui emboîta le pas.

*
* *
Nos deux aventuriers étaient déjà passablement émus par une heure et demie de libations en l'honneur de Bâan, le dieu du vin, quand une forme grise, plutôt maigre et se déplaçant lentement se glissa dans l'auberge. L'homme était vêtu d'un de ces longs manteaux à capuchons que l'on trouvait dans toutes les villes civilisées sur le dos des gens qui ne veulent pas qu'on les reconnaissent. Il s'assit donc à la table des compères qui, après quelques secondes, le remarquèrent et chassèrent les jeunes prostituées qui encombraient leurs genoux. Bien qu'ils ne pussent pas voir son visage dans l'obscurité de son capuchon, le peu de vigueur de ses mouvements ainsi que sa voix basse et éraillée trahissaient les premières atteintes de l'âge.
- Ainsi on me dit que vous cherchez à louer votre épée.
- Ouais, grogna Kalon.
- Noble seigneur, vous avez devant vous Kalon, des rudes steppes d'Héboria, le Fléau des neiges, le Seigneur des Ruines, celui dont le nom fait trembler jusqu'aux terribles Tribus Masquées de Blov, celui dont la lame jamais ne tremble ni ne faillit, quand à moi je suis Melgo, le fils de Pthath, dont la ruse et l'adresse sont chantées et craintes dans toutes les cours de l'univers. Nous sommes inséparables depuis qu'ensemble nous avons ouvert les trois Portes des Amitiés Animales et que nous avons vaincu les maléfices sans noms du Dieu Fou. Ainsi frères à la fête comme à la bataille, nous chevauchons côte à côte sur le chemin de notre destin, riant de la mort, de la souffrance et ...
- Ah, fit sombrement l'inconnu, que le verbiage de Melgo n'intéressait pas spécialement. Vous plairait-il de gagner chacun cinquante foirons d'or en une nuit de travail?
- Nous ne nous déplacerons pas à moins de cinq foirons chacun.
- Je vous en ai proposé cinquante.
- ... fit Melgo.
- ... fit Kalon.
- Cinquante foirons?
- Oui.
- D'or?
- Oui.
- Chacun?
- C'est bien cela.
- Et il faut tuer qui?
- Personne, c'est une mission qui présente des risques, c'est pourquoi il me faut des gens pour m'accompagner, mais il n'est pas question ici de meurtre.
Kalon et Melgo se regardèrent avec de grands yeux, puis échangèrent un sourire. Le voleur reprit.
- Votre offre est intéressante, l'ami, nous sommes vos hommes, de quoi s'agit-il?
- Voici l'affaire : ce matin, un sorcier du nom de Villader, qui terrorisait Achs toute entière depuis des années, est mort dans sa villa des quartiers ouest. Une grande partie de ses pouvoirs démoniaques lui venaient de son livre de sorts, dans lequel il avait emprisonné de terribles pouvoirs. Sa fille et héritière, Sook, la mystérieuse sorcière sombre, ne doit à aucun prix s'emparer du livre, sans quoi elle poursuivra l'oeuvre de son père et étendra son empire de terreur sur Achs tout d'abord, sur le monde ensuite. C'est pourquoi le conseil capitiulaire d'Achs m'a chargé moi, conseiller Saboun, de pénétrer dans la maison en question, et de détruire le livre. L'heure est grave mes amis, et je fais appel à votre civisme autant qu'à votre envie de gagner rapidement beaucoup d'argent. Les portes sont fermées à cette heure, mais je connais une poterne qui donne vers un souterrain.
- On y va tout de suite?
- Nous n'avons pas de temps à perdre.
Nos amis opinèrent, les trois hommes se redressèrent, quoique péniblement pour deux d'entre eux, et sortirent dans la nuit la plus noire d'un pas décidé.
Ils quittèrent la route et se dirigèrent vers les remparts, visibles grâce aux lanternes des soldats qui montaient la garde et qui décrivaient comme un lent ballet de lucioles entre les créneaux. En silence, ils descendirent dans une ravine qui avait dû être une douve et progressèrent en se collant contre le mur. Bientôt ils arrivèrent à un décrochement derrière lequel, effectivement, ils trouvèrent une minuscule porte de bois aux planches si usées que les coins en étaient arrondis. Le vieil homme actionna un verrou secret et poussa le battant avec difficulté, laissa passer ses deux hommes de main, referma soigneusement, puis il ramassa par terre une lanterne qu'il alluma. Ils avancèrent ainsi dans un boyau étroit, probablement plus ancien que les murailles elles-mêmes, dont le fond était plein d'eau boueuse sur une quinzaine de centimètres environ. Pas un mot ne fut échangé, ce qui permit à l'instinct embrumé de Melgo de prendre vaguement conscience que quelque chose clochait dans l'histoire du conseiller, mais il était bien trop saoul pour s'en alarmer. Ils débouchèrent dans un des quartiers les plus pauvres d'Achs, c'est du moins ce que leurs odorats leur apprirent. La lanterne éclairait sinistrement des façades de torchis grossier, aux géométries approximatives, derrière lesquelles le petit peuple de la cité dormait du sommeil du mouton imbécile heureux de se faire tondre.
Kalon et Melgo avaient entendu parler d'Achs bien avant d'y arriver et avaient une bonne idée du système politique qui y avait cours : le clergé monothéiste de Prablop, le dieu local, régnait en maître sur la cité, interdisant que ses citoyens pratiquent un autre culte. Cependant les prêtre avaient intelligemment laissé certains pouvoirs à l'ancienne oligarchie qui gouvernait Achs de toute éternité, et qui était réunie en conseil capitulaire. Ce système permettait de ne pas trop effrayer les riches marchands qui faisaient la puissance de la cité, tout en maîtrisant la perspective d'une insurrection populaire qui, si elle éclatait, serait facilement détournée contre les bourgeois au plus grand profit de l'Eglise d'Or de la Résurrection et de la Foi Indéfectible en Prablop Notre Seigneur Tout Puissant. Inutile de préciser que bien sûr, le petit peuple vivait dans des conditions misérables, ce qui renforçait d'autant l'attrait de la religion. Tout cela était d'une logique qu'on ne peut qu'admirer.
Mais je parle, je parle, et pendant ce temps nos héros arrivent dans le riche quartier de Palsiflorge, et en particulier devant l'élégante propriété de Villader.

IV ) Où l'on découvre les dangers de la botanique :

C'était un bâtiment étrange, à nul autre pareil dans toute la cité, plus haut que large, aux fenêtres nombreuses et étroites. Le rez-de-chaussée était de pierres taillées et assemblées avec une précision extraordinaire sans que l'on puisse voir de ciment entre elles, tandis que les étages étaient entièrement de planches de bois peintes et disposées en quinconce, rappelant la peau écailleuse d'un dragon. Les toits, dont on ne pouvait ce soir là deviner la matière, lançaient leurs pointes noires et acérées à l'assaut des nuages éclairés par la Lune, qui s'était levée. La porte de bois brun et luisante de laque s'ornait d'un butoir de cuivre représentant deux vipères enlacées. Sur une plaque, de cuivre toujours, Kalon aurait pu lire(2): " Maître Villader de Fench, diplômé de l'université, nécromancie, divination, exorcisme, sur rendez-vous uniquement ".
- Passons par le jardin, Villader avait empli sa demeure de pièges magiques et je ne doute pas que sa porte d'entrée ai fait l'objet de toutes ses attentions.
Melgo contesta d'autant moins cette assertion qu'il lui sembla deviner une lueur de gourmandise dans l'oeil doré d'une des vipères. Saboun éteignit la lanterne pendant qu'ils contournaient le mur d'enceinte. A la faible lueur d'une Lune finissante, Kalon s'adossa au mur, fit la courte échelle à Melgo et le propulsa de l'autre côté. Après une dizaine de secondes, le voleur invita Saboun à le suivre par le même chemin, puis ce fut au tour de Kalon lui-même. Le jardin était mal entretenu, des arbres rabougris, semés là sans ordre apparent, jetaient au dessus des trois pillards comme une tenture de branchages noircis, tourmentés et emmêlés, et le sol était jonché d'une épaisse couche de ces reliefs végétaux desséchés, ce qui rendait impossible une progression discrète. Kalon ouvrit le chemin, brandissant son Ecorcheuse, suivi de Saboun, puis de Melgo qui fermait la marche. Avec une lenteur calculée, les trois hommes progressèrent vers la forme indistincte de la haute bâtisse, attentifs à la moindre anomalie du sol où il aurait été si facile de dissimuler une trappe. Kalon murmura :
- Qu'y a-t-il, Saboun?
- Rien, barbare...
- Alors pourquoi t'accroches-tu à moi, as-tu peur?
- Ce n'est pas moi, est-ce toi Melgo?
- Quoi donc?
- Raaagh!
- Parle plus fort Kalon, je ne comprend rien.
- RAAAGH!
- On attaque Kalon, hurla Melgo, dégainant sa rapière.
- Un Beenezi, j'aurais dû m'en douter, un de ces arbres est un Beenezi.
Dominant sa terreur, Melgo courut secourir son ami, en grand danger de se faire étrangler. Le perfide végétal s'était enroulé autour du cou et du torse de Kalon, le soulevant dans ses branches hautes. Le voleur frappa le tronc tortueux de taille et d'estoc, mais comprit bien vite que son arme, fine et légère, conçue pour se glisser entre les plaques d'armure les mieux ajustées, n'était pas un outil de bucheronnage très efficace. Un rai de lune blafard se réfléchit providentiellement sur l'Ecorcheuse, lâchée par Kalon, dont Melgo se saisit juste à temps, alors que déjà des branches meurtrières descendaient pour se poser sur ses épaules. Il tailla rageusement dedans en jurant comme un charretier, maudissant Villader et ses sortilèges, sans se rendre compte que les racines du monstre s'enroulaient autour de ses jambes et remontaient lentement. Lorsqu'il s'en avisa, la terreur l'envahit et il poussa des hurlements désespérés. C'est alors qu'il vit Saboun sortir de sous son manteau une petite outre qu'il déboucha et jeta de toutes ses forces contre le tronc. Le liquide qu'elle contenait se libéra d'un coup, aspergeant le Beenezi, quelques fine gouttes atteignirent même Melgo au bras, qui lui causèrent immédiatement une vive brûlure. Une odeur puissante et nauséabonde emplit soudain l'air, tandis qu'un clapotis émanait du végétal agonisant. Il ne cria pas, se contentant de mourir, rongé par la potion de Saboun, relâchant peu à peu la pression autour des jambes de Melgo. Un bruit mou se fit entendre lorsque Kalon, livré à la gravité, chut par terre. Ses deux compagnons se précipitèrent pour lui porter assistance. Après une minute, il reprit connaissance. Là où tout autre que lui aurait succombé à l'attaque insidieuse de l'arbre, sa constitution exceptionnelle lui avait sauvé la vie.
Le Beenezi est un arbre carnivore que l'on trouve uniquement dans les jungles noires de Belen, au sud-ouest de l'Empire de Pthath. Cette région est connue pour exporter vers les pays civilisés toutes sortes de plantes et d'animaux intéressants tels que le putois vert, dont les germes tuent en trois jours, le lotus orgastique dont les fragrances sirupeuses ont vite fait de vous transformer le bulbe rachidien en éponge, l'oiseau-poubelle(3), un minuscule passereau noir et jaune qui tue un buffle d'un simple frôlement de ses plumes empoisonnées, le grand chat mou de Belen qui peut vous dévorer les entrailles pendant que vous lui gratouillez le crâne tant est puissant son pouvoir hypnotique, le pangolin exterminateur et son cri paralysant, le piranha explosif, le hérisson empaleur, la rose d'agonie, le moustique géant, la guêpe mange-cervelle, l'herbe étrangleuse, la ronce étrangleuse, le champignon étrangleur, le bosquet étrangleur, la liane étrangleuse et bien-sûr le Beenezi, ou arbre étrangleur, reconnaissable au monticule de squelettes et de charognes à demi putréfiées qui entoure invariablement son tronc(4). Ce ne sont là que quelques exemples d'espèces que les indigènes, les redoutables chasseurs Themti, arrivent à capturer sans trop de pertes humaines en bordure de la terrible forêt. Ils ne s'aventurent jamais dans les profondeurs de la jungle, à ce qu'ils disent, car il y a des bêtes dangereuses.
Donc nos amis l'avaient échappé belle. Ils reprirent leur progression, encore plus attentifs cette fois à leur environnement, cherchant à déceler le plus infime signe suspect. Mais il n'y en eut pas, et ils traversèrent sans encombres ce jardin de la mort. Ils entrèrent sous une large tonnelle aux croisillons de bois revêtus de vigne vierge et de lys grimpants qui jouxtait la maison. Là, Saboun désigna un petit banc de pierre blanche, élégamment sculpté de motifs floraux et s'en approcha. Il se pencha, glissa sa main sous le meuble et déclencha quelque loquet qui y était dissimulé. La dalle qui se trouvait juste à coté se souleva d'un demi-centimètre avec un petit déclic caractéristique du passage secret neuf et bien entretenu.
- Ce tunnel secret nous permettra d'éviter certains des pièges de Villader, mais restons sur nos gardes. Je vais allumer ma lanterne.
Ainsi fut fait. Les trois cambrioleurs se glissèrent dans le souterrain. Il s'agissait d'un couloir partant de la maison du sorcier et continuant probablement fort loin sous la ville, si étroit que deux hommes n'auraient pu s'y croiser, les murs, le sol et le plafond étaient des dalles massives miraculeusement ajustées, dont certaines, à la lueur de la lanterne, révélaient des motifs cryptiques, des runes embrouillées, des dessins de créatures disséquées et de monstres d'autres plans, ces ornements étant si érodés par l'humidité ambiante que le sujet en était difficile à deviner. Tant mieux d'ailleurs.
Au bout de quelques dizaines de mètres, le couloir devint un escalier en colimaçon aux marches si usées et glissantes que Melgo crut à un nouveau piège de Villader (mais ce n'était que le résultat d'un mauvais entretien). Kalon arriva en bas le premier, dans un fracas de cotte de maille et d'épée, suivi du prudent Saboun et de Melgo, qui commençait à se dégriser. Le couloir se termina en cul-de-sac, Saboun descella une certaine pierre à hauteur de son genou et de nouveau actionna un mécanisme. Le mur bascula vers l'avant sans le moindre bruit. La petite troupe dut se baisser pour passer dessous et accéder à un large couloir bien éclairé par des torches fixées dans le mur.
- Ce sont des torches magiques, elles ne s'éteignent jamais, précisa Saboun.
- Vous êtes bien informé, noble Saboun, comment savez-vous tout ceci ?
- Le conseil a ses espions. Permettez-moi de protéger leur anonymat.
Sur la pointe des pieds, les trois hommes avancèrent dans le couloir dont les murs s'ornaient de fines tentures figurant de délicieuses scènes champêtres. Sans doute Villader était-il un esthète. Kalon, qui ouvrait la marche, fit signe à ses compagnons de s'arrêter et de faire silence. Après quelques secondes, il désigna une hideuse statue de quelque démon qui fermait le couloir. Provenant de la bouche ouverte de celui-ci, la rumeur lointaine d'une conversation était parvenue à ses oreilles d'homme de la nature aiguisées par des années de chasse et de guerre.
- Je crois comprendre, murmura Saboun, un conduit de fonte doit courir dans la maison, nous portant les sons provenant d'une autre pièce. Nous ne sommes pas seuls ici, faisons vite.
Le vieil homme sortit de son vêtement un petit ustensile aux formes compliquées dans lequel on pouvait, avec de l'imagination, reconnaître une clé. Il l'introduisit dans le nombril de la statue, avec lequel elle s'adaptait parfaitement, et la tourna. La statue pivota, ouvrant le passage vers une crypte inquiétante.

V ) Où l'on se rend compte que la mort n'est qu'illusion, mais pas forcément.

La haute salle soutenue par deux rangées de piliers carrés aux chapiteaux ornés de glyphes cabalistiques était baignée d'une lueur rouge d'origine inconnue, dont un observateur attentif aurait pu se convaincre qu'elle pulsait faiblement au rythme d'un coeur humain. Le sol était encombré d'un indescriptible capharnaüm de meubles, planches, coffres, ustensiles de cuisine et outils de diverses professions, vases et poteries parfois ébréchées, et autres objets de valeurs variables entassés en dépit du bon sens, sans doute pour faire croire à un pilleur de tombes néophyte que l'endroit avait déjà été visité par un collègue (bien qu'en réalité, la ruse fut connue de tout voleur sachant un peu son affaire). Sur la gauche, la pièce s'enfonçait en pente douce sur une vingtaine de pas jusqu'à une alcôve creusée dans la pierre et occupée par un large autel d'obsidienne, ou d'une autre pierre aux reflets laiteux, qui soutenait un lourd sarcophage de bois doré et richement décoré. Les murs et le plafond disparaissaient sous des fresques et des tentures représentant des animaux, des fleurs, et diverses scènes évoquant le passage de la vie à la mort, la vanité des biens terrestres et autres fadaises. Melgo reconnut avec nostalgie dans le décor de cette chambre mortuaire des motifs qui lui étaient familiers, et qui ne pouvaient provenir que de la prodigieuse culture du millénaire Empire de Pthath. Il reconnut aussi avec un enthousiasme plus modéré l'écriture secrète des très redoutables sectes sorcières qui furent des siècles durant le fléau de son pays natal. Par contre il ne reconnut pas les quatre hommes qui avaient fait irruption dans la crypte en même temps qu'eux par une porte située juste en face, à une dizaine de pas.
Le premier était un individu voûté, marron de crasse, vêtu de guenilles, si repoussant qu'on eut été bien en peine de lui attribuer un âge. Une lueur de folie et d'exaltation brillait dans ses petits yeux enfoncés. Le second avait la face bouffie de cicatrices, ou de scarifications, ou des deux. Il était torse nu et sa bedaine cachait mal une musculature puissante. Le troisième était fort maigre, d'une laideur effrayante, quelque coup d'épée lui ayant sans doute, jadis, ôté l'oeil droit ainsi qu'une partie de l'arcade sourcilière et de la pommette, donnant à son visage une asymétrie des plus déplaisantes. Le quatrième enfin avait sans doute payé les trois autres, à en juger par la richesse de sa mise et l'importance de son embonpoint.
- Malédiction, Benahem, s'écria Saboun dans un souffle.
- Saboun, j'aurais dû m'en douter, fils de chienne, lui répondit le gros homme au double menton mangé par un collier de barbe noir et huileux. Sa voix de fausset était particulièrement désagréable.
- Tu traites ma mère de chienne, toi dont la mère vendait son cul pour trois pièces de cuivre à la caserne de la Tour des Pendus?
- Ta mère était si velue qu'on l'appelait "la guenon", rétorqua Benahem.
- Ta mère avait une queue et des moustaches, s'écria Saboun.
- Ta mère Héborienne, hurla Benahem.
- Blonk, répondit le couvercle du sarcophage en touchant le sol.
- Ta mère mangeait des ... , s'interrompit Saboun.
- ... , répliqua finement Benahem.
Sept têtes tournèrent lentement sur leurs colonnes vertébrales en produisant un désagréable crissement cartilagineux, et six paires d'yeux et demi avisèrent l'alcôve en contrebas. Le couvercle massif gisait donc par terre, et un bras livide et décharné pendait au dehors tandis que le torse du mort se redressait. Sur sa poitrine, sous son autre bras, reposait un lourd codex relié de cuir clair et épais, aux ferrures d'or délicatement ciselées. Il tourna ses yeux mi-clos vers les intrus dont les pilosités se redressaient à mesure que, curiosité de la biologie humaine, leurs organes génitaux rentraient autant que possible à l'intérieur de leurs corps. Un ange passa. Un drôle d'ange à la peau rouge, aux yeux enflammés et aux ailes de chauve-souris. Et alors dans l'air de la crypte soudain glaciale résonna une voix métallique semblant provenir d'au-delà des portes de l'enfer.
- QUI OSE TROUBLER LE SOMMEIL DE VILLADER-BENESH-T'AVRADASSIM DE FENCH, ARCHIPRÊTRE DE BOACKZA, GARDIEN DES CLÉS DE DEEVILSNAR?
Nul, bien sûr, ne répondit. Sur les sept personnes présentes, six se sentirent collées au sol. Tous avaient le sentiment que la meilleure attitude consistait à courir vers la sortie en hurlant de terreur et à quitter au plus tôt la ville, sinon le continent, mais bizarrement aucun ne parvint à se faire obéir de ses jambes. L'un des arsouilles de Benahem ne parvint d'ailleurs même pas à se faire obéir de son sphincter anal. Tous auraient été soulagés si quelque événement imprévu avait pu troubler la scène, comme un séisme, une éruption volcanique, l'irruption d'une danseuse du ventre, mais rien de tout ceci ne survint pendant les trois siècles que ce silence de plomb leur parut durer. Cependant l'un des hommes avait gardé son sang froid et son esprit critique. C'était Melgo, dont la bravoure était habituellement sujette à caution mais qui, se trouvant dans un coin de la salle et jouissant d'une vue perçante, avait seul remarqué, derrière le dos du cadavre, comme un bâton tenu par une main menue. Il avait alors discrètement empoigné une bobèche qui traînait à hauteur de ses mains et, après avoir longé le mur sur quelques pas afin d'avoir un angle de visée convenable, avait lancé l'objet avec force.
Il frappa avec un petit "Gong" le crâne d'une toute jeune fille qui s'effondra immédiatement, laissant choir le système de perches qui soutenait le mort et une boite de fer blanc qui roula quelques secondes. En un éclair, toute l'assistance comprit le subterfuge, et ce fut la cohue.

VI ) Où la bataille fait rage, dans une confusion totale :

Melgo profita de sa position pour lancer un échanson sur le borgne, qui n'eut que le temps de se cacher derrière un jubé. Le plus gros des larrons se jeta sur Saboun, armé d'une tricoise de belle facture, mais fut intercepté par Kalon qui, sous le choc, perdit son épée. Les deux hommes roulèrent de concert sur les dalles poussiéreuses, se lançant des regards de défi et de haine pure. Mais comme l'étreinte se prolongeait, il apparut au brigand que l'Héborien était bien plus puissant que lui et il en appela à ses camarades. Le laid et le sale se précipitèrent, un peu rapidement cependant et Melgo eut le temps de saisir une poignée de merlons et de bombarder les deux fripouilles, ce qui les retarda assez pour que Kalon, d'un coup de seccutor, écrase le nez de son adversaire. Pendant ce temps, les deux commanditaires de ces coupables expéditions nocturnes, après s'être toisés avec méfiance, s'étaient jetés l'un sur l'autre. Benahem réussit à étourdir Saboun de sa masse imposante mais commit l'erreur de ne pas l'achever, et se précipita vers le bas de la pièce, sans doute pour prendre possession du livre. Il fut arrêté par Melgo qui, profitant de ce que les deux voleurs étaient occupés par un Kalon en grande fureur, réussit un superbe placage. A terre, les deux hommes empoignèrent l'un une vielle à roue, l'autre un sicaire et se rouèrent de coups. Kalon, debout, barrait maintenant la route aux deux malandrins restants et faisait de grands moulinets d'un massif pangolin qu'il avait ramassé, ce qui incita ses ennemis, après un clin d'oeil complice, à l'encercler et à l'attaquer des deux côtés à la fois. Le borgne prit un coup prodigieux qui lui fendit la moitié du crâne qui était encore intacte, le laissant mort, mais le puant réussit à déséquilibrer de nouveau le barbare et, à l'aide d'un péristyle, le frappa à plusieurs reprises à l'abdomen, réveillant les douleurs causées plus tôt par le Beenezi. Hurlant comme un fauve blessé, Kalon tenta de repousser son pestilentiel adversaire, mais sans succès.
Alors du haut de la crypte s'enfla, comme un grondement de tonnerre, la voix atrocement déformée du conseiller Saboun, proférant dans une langue qui n'était pas prévue pour une gorge humaine quelque terrible imprécation, quelque supplique aux esprits élémentaires d'Outre-Monde. Et son corps tout entier, ainsi que ses vêtements, furent pris d'un spasme douloureux tandis que sa forme semblait se dissoudre dans une marée de feu. Et son rire terrible s'éleva jusqu'à la voûte peinte d'étoiles de la crypte, tandis que dans ses mains s'assemblait une sphère incandescente, insupportablement brillante. Benahem hurla de terreur, tenta de fuir tandis que Melgo se terrait sous une table et que Kalon profitait de la diversion pour briser l'échine de son ennemi. La boule de feu fila comme une flèche, en direction du malheureux Benahem, desséchant en un instant tout ce qu'elle frôlait et explosa en une tempête de lumière et de chaleur quand elle toucha sa cible. Toute la peau de l'homme se carbonisa, sa graisse parut fondre en un instant, puis l'on crut voir dans les flammes son squelette hurler muettement, un instant, avant de tomber en poussière. Surmontant la faiblesse consécutive à son sortilège, et profitant de l'état d'hébétude de nos amis, Saboun courut parmi les ruines brûlantes et arracha le livre de sorts des mains de son légitime propriétaire en poussant un cri de triomphe. Lorsqu'il l'ouvrit et qu'il commença à y lire un nouveau sortilège, Kalon et Melgo surent que le perfide vieillard s'était joué d'eux et cherchait maintenant à se débarrasser de témoins gênants. Pourquoi un conseiller d'Achs en mission officielle aurait-il eu besoin de se cacher pour entrer dans sa propre ville, pourquoi ne pas envoyer la milice récupérer le livre au lieu d'embaucher de coûteux et peu fiables mercenaires étrangers, comment connaissait-il si bien la maison d'un sorcier où toute la ville aurait dû avoir peur de se rendre? Mille questions se bousculaient dans la tête de Melgo tandis qu'une évidence se faisait jour, ils allaient mourir. Alors derrière le sorcier se dressa péniblement la silhouette de Sook, la sorcière sombre.
Humm Ahum....
" Le feu était dans sa soyeuse chevelure rousse, dans la courbe sensuelle de ses hanches, dans ses mouvements lascifs et félins, aussi charmeurs que mortels. Une fine tunique de cuir noir, profondément échancrée, contenait mal les deux globes fermes et fiers de son opulente poitrine, qui était tant un appel à l'amour qu'un défi aux hommes. Tout dans son corps n'était que passion, douceur et puissance mêlées, de ses jambes fuselées, fines comme les pattes d'une gazelle, à son cou gracile et délicat, son visage était celui d'un elfe, un enchantement, une splendeur, une merveille de la nature, un ovale presque parfait qui n'était troublé que par de délicieuses pommettes, héritage de ses ancêtres Pthaths, et son menton fin et volontaire. Et dans ses yeux gris-verts, aux reflets changeants selon l'heure du jour, on pouvait lire toute la sauvagerie animale d'une tigresse du désert. "
Voilà, j'espère que vous êtes contents. Ca fait bien dans ce genre d'histoire de caser une description comme celle-là de temps en temps. Ceci étant, pour être honnête, il me faut bien admettre que j'ai un peu enjolivé les choses.
Question cheveux, elle était rousse, pas de doute. Elle avait une sorte de tignasse rouge et hirsute, coupée court car plus longs, ils eussent été impossibles à démêler. Elle était fort maigre et même une paire de timbre-postes reliés par du fil de couturière auraient suffi à soutenir ses avantages inexistants, qu'elle ne couvrait pas moins d'une chemise informe et trop grande pour elle. De même, la partie inférieure de son corps était dissimulée sous des braies bouffantes à rayures, plus pratiques qu'une robe, disait-elle. Ses attaches étaient, il est vrai, graciles et délicates, et lorsqu'elle était nue, il n'y avait pas besoin de beaucoup d'imagination pour se figurer son squelette entier. Son visage, si on avait dû le comparer à celui d'un animal, la rapprochait plus du rongeur que du félin. Cela venait surtout de ce que, comme elle était devenue fort myope(5) à force de consulter des livres écrits petit dans la pénombre des bibliothèques, elle plissait fréquemment les yeux, ce qui lui faisait un petit minois. Ajoutons pour être complet qu'elle était criblée de taches de rousseurs. Sans doute aurait-on trouvé injuste un homme qui l'eut dite laide, mais on aurait bien ri du ménestrel qui eut chanté sa beauté, et on lui eut conseillé un meilleur opticien.
Bref, après avoir repris ses esprits et constaté qu'un individu présentant tous les signes distinctifs du nécromancien fou s'apprêtait à lancer la mortelle théurgie dite " Extermination titanique et définitive des représentants de commerce, témoins de Jéovah et autres indésirables ", Sook empoigna un Ingoutche dont elle tenta de frapper le sorcier. De fait, Saboun fut troublé dans son invocation et perdit le sort dont l'énergie accumulée s'évapora en pure perte sous forme de flammèches dorées qui rajoutèrent à l'incendie qui prenait de l'ampleur, mais il réussit dans un réflexe à éviter l'arme improvisée et à décocher à la jeune fille un douloureux(6) coup de poing dans le plexus solaire qui la renvoya par terre sans connaissance.
Kalon avait profité de ce répit pour retrouver son écorcheuse, la brandit virilement en direction du sorcier félon, et courut sur lui en poussant le cri de guerre de ses ancêtres barbares. Mais Saboun se retourna à temps, s'environna d'un halo bleu translucide et proféra sa malédiction :
" Par Melfis et Bandalis et les esprits de Boodin, que ta lame d'acier devienne molle comme du zglurbgjj... "
Le zglurbgjj n'est pas un fromage, ni un synonyme de gélatine, ni une variété de beurre, ni une sorte de petit animal paresseux des jungles de Belen, ni quoique ce soit qui soit connu pour sa mollesse. Zglurbgjj est le bruit que l'on émet lorsqu'après avoir traversé un bouclier magique censé pouvoir arrêter un troupeau de tricératops en rut, une épée vous fend le crâne en deux jusqu'au trou occipital. Ainsi périt misérablement le conseiller capitulaire Saboun, victime de l'écorcheuse et de Kalon son porteur.
- Kalon, vite, le feu!
L'incendie avait pris partout dans la crypte, dévorant les élégantes tentures et le bric-à-brac par terre, et Melgo attendait son compère dans l'embrasure de la porte qui avait vu Benahem et ses sbires entrer dans l'arène de leur dernier combat. Kalon extirpa son arme du crâne sanglant en y prenant appui de son pied, puis sauta au dessus des flammes, rejoignit Melgo et tous deux coururent dans le couloir de la maison, quand soudain le barbare s'arrêta et fit demi-tour malgré les protestations du voleur. Il inspira longuement, replongea dans le brasier infernal et parut disparaître plusieurs longues secondes. Lorsqu'il reparut, le visage roussi et les cheveux fumants, il tenait, dans une position fort classique et bien connue, la jeune sorcière qui dans ses bras paraissait si petite.

VII ) Où l'on obtient quelques explications :

Melgo et Kalon s'en furent donc dans la nuit d'Achs, courant aussi vite et silencieusement que possible, cherchant quelque abri sûr avant que la milice ne soit avertie de l'incident et ne se mette à rechercher des responsables. Cependant la providence sourit à nos héros, l'incendie de la crypte s'était répandu à la villa, puis à une bonne partie des quartiers de Palsiflorge et Bonniden, ce qui occupa considérablement la milice et les habitants durant tout le reste de la nuit. A l'aurore, profitant de ce qu'on avait ouvert les portes de la ville afin que l'on puisse faire la chaîne entre l'Argatha et le front de l'incendie, les deux larrons prirent un air dégagé et sortirent avec leur protégée encore endormie. Ils payèrent l'aubergiste pour le médiocre repas, les filles qu'ils n'avaient pas eues et la nuit qu'ils n'avaient pas passée au " cochon noir ", récupérèrent leurs montures, et se mirent bien vite en route vers le sud-ouest.
Sook se réveilla peu après, se demandant où elle était et ce qu'elle faisait en compagnie de ces deux hommes. Après que Melgo lui eut narré par le menu et avec force détails, dont certains étaient vrais, leurs aventures de la nuit, elle leur expliqua elle-même sa version des faits.
Son père, sorcier bien connu à Achs pour soigner les notables de la cité et pour recueillir leurs confidences, avait inscrit dans son livre non seulement quelques sortilèges de grande puissance, mais aussi nombre de petits secrets inavouables sur ses patients en général, et les conseillers capitulaires en particulier. Le livre était en fait une sorte d'héritage qu'il avait laissé à sa fille unique, contenant tout son savoir mystique ainsi que divers renseignements facilement monnayables. Mais Villader s'était cru plus puissant qu'il n'était et il était mort, sans doute empoisonné par quelque sombre cotterie. Sook, sachant que l'ouvrage risquait d'attirer la convoitise et qu'elle ne pouvait guère quitter la ville sans être arrêtée par les gardes aux ordres du Conseil, décida d'attirer les assassins dans un piège afin de les démasquer et de s'en venger. Le macabre subterfuge aurait pu réussir si Melgo n'avait pas eu une si bonne vue et si Saboun ne s'était pas révélé un si puissant sorcier. Lui ne voulait que les sortilèges, alors que Benahem, lui aussi conseiller capitulaire, voulait faire chanter les puissants d'Achs et ainsi en devenir le maître. Ce matin, il ne restait plus rien de toute cette vilénie, la demeure de Villader, le livre et les deux conseillers n'étaient que cendres.
- Et maintenant, jeune fille, que vas-tu devenir? Vas-tu retourner en Achs, demanda Melgo.
- Je n'y ai plus ni famille, ni biens, ni maison. Je n'y ai que le mépris des puissants et la haine des médiocres. Je maudis cette ville et tous ses habitants, puisse-t-elle brûler jusqu'à la dernière poutre.
Et tournant son regard troublé vers la cité fumant dans le levant, elle devina qu'elle serait sans doute exaucée.

*
* *
Ainsi donc, en la ville d'Achs, Kalon le barbare sans cervelle et Melgo le voleur aux yeux d'aigle reçurent-il le renfort non négligeable d'une sorcière myope au caractère de cochon.

ET BIEN SÛR, KALON REVIENDRA DANS :

KALON ET LA BETE DE BANTOSOZ


1 ) Quelques exemples extrait du guide " Bidibon & Farfouy " des lieux de débauche : Le chien crevé, le pendu écorché, le chat écrasé, l'étron de dragon, les trois crânes défoncés, le billot de la mort lente, le cadavre du prêtre, l'antre maudit, le glaviot glaireux, le garrot écarlate, chez Mimile bar-tabac-PMU, le barbare sodomite, la choppe du condamné, le mort en sursis, le squelette poilu, le singe écartelé etc...
2 ) S'il avait eu la moindre notion de lecture.
3 ) Le terme "oiseau-poubelle" a été introduit par les universitaires de Pthath, soucieux de préserver leurs étudiants des abus d'un langage populaire. Les indigènes Themti emploient quand à eux le nom, plus imagé, d'"oiseau-merde".
4 ) Les jus de putréfaction s'infiltrent ensuite dans la terre jusqu'aux racines du Beenezi, qui en tire alors les substances nutritives. Comment, c'est dégoûtant, vous-vous êtes déjà regardé manger, vous?
5 ) Ce qui lui valut son surnom de "Sorcière à la vue sombre", qui fut abrégé plus tard.
6 ) Surtout pour Saboun, qui se cassa une phalange contre les côtes saillantes de la jeune personne en question.