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KALON VI
Or donc en ce temps-là, il advint que la campagne méridionale des hordes klistiennes commença à tourner fort mal, et nos héros, en guerriers avisés, jugèrent plus sage de prendre un peu de recul avec les événements. Mais sur la route de leur fuite salvatrice, ils rencontrent deux partis adverses, dont un fort mystérieux. Au passage, Sook se révèle une alliée plus complexe qu'il n'y paraissait au premier abord.


KALON PREND LA
POUDRE D'ESCAMPETTE


ou

Les aventuriers de la fuite éperdue


I ) Où nos héros assistent à une bataille et comptent parmi les rares survivants.

Suite à leur précédente aventure, nos héros s'étaient vus remettre par M'ranis, la petite déesse rigolote de diverses choses sans grand rapport les unes avec les autres, des cadeaux magiques en remerciement de leur aide. Melgo, en sa qualité de prophète officiel de la divinité, eut la Robe de Lumière Abolie, qui a la propriété de rendre invisible celui qui la porte, Kalon fut gratifié du Gantelet Protecteur du Preux, fait d'acier et de cuir, à la fonction inconnue, et Sook reçut le Sceptre de Grande Sorcellerie, qui d'après les essais qu'elle fit, servait à absorber les puissances élémentales pour alimenter les sortilèges de son porteur. Le genre de gadget un peu compliqué à décrire, mais horriblement compliqué à utiliser. Nos héros quittèrent le désert, laissant derrière eux leurs mercenaires reconvertis à la prêtrise, et rentrèrent vers Prytie où se tenait le campement de la horde nordique.
Les premiers soldats qu'ils rencontrèrent leurs apprirent que durant leur courte absence, les événements s'étaient précipités. Le Pancrate de Pthath s'était enfin décidé à passer à la contre-offensive et les légions de l'empire millénaire, épaulées de troupes mercenaires en grand nombre, avaient été vues à deux jours de marche. Les descriptions qui couraient étaient effroyables, des colonnes de marcheurs hérissées de lances, de chars et de cavaliers, des éléphants de guerre, des machines de siège, s'étendant à perte de vue, noircissant le désert jusqu'à l'horizon. Le camp était plongé dans l'effervescence, rien ne circule plus vite que les mauvaises nouvelles, partout les sergents en sueur criaient des ordres, des soldats courraient partout dans la poussière et on croisait des officiers de deux sortes, les jeunes avaient le sourire aux lèvres et la plaisanterie facile, les vieux avaient le visage ferme et le regard éteint. Melgo fit remarquer à ses amis que l'affaire paraissait mal engagée, ils en convinrent bien volontiers. Ils se rendirent dans la tente du seul officier qu'ils connaissaient, le capitaine Bolradz, qui commandait une compagnie de Malachiens, et tâchèrent d'en apprendre plus. L'officier était las et encore plus désabusé que d'habitude, il leur confia que les forces Pthaths étaient bien plus nombreuses que le nordiques, plus cohérentes, plus motivées et mieux commandées. L'homme ne s'attendait visiblement pas à survivre à la bataille. Il les engagea au titre de mercenaires dans son unité et leur donna congé, sans doute ne s'attendait-il pas à devoir les payer un jour. La soirée fut marquée par une activité fébrile, d'aucuns préparaient leur matériel, d'autres écrivaient à leur parenté, certains noyaient leur peur dans le vin ou la prière, ou bien dans les chansons. Les plus sages enfin dormaient, parmi eux nos amis. Le lendemain on se mit en marche vers la plaine aride de Gargamelle, le champ de bataille choisi par l'état-major, un rectangle de dix kilomètres de long sur cinq de large, bordé au nord par une plage descendant dans la mer, au sud par une chaîne de collines peu élevées mais difficiles d'accès, percées par de nombreux vallons encaissés. L'un de ces vallons, plus profond, se prolongeait deux kilomètres à l'intérieur de la plaine, du côté ouest, formant un obstacle difficilement franchissable. Les premiers nordiques arrivèrent au soir et plantèrent les tentes. Au loin, de l'autre côté du champ de bataille, telle une légion de fourmis, les Pthaths recouvrirent le sable de leurs tentes, de leurs bêtes et de leurs machines. Ceux des nordique qui étaient arrivés de jour et purent contempler l'installation des cohortes ennemies envièrent les retardataires à qui, en raison de l'obscurité, fut épargnée le spectacle de l'écrasante supériorité adverse. Une nouvelle nuit se passa et moins nombreux furent les rieurs, les hommes du nord étaient obnubilés par la contemplation des étoiles dans le ciel, et de leur prolongement scintillant sur la terre, le long ruban des feux ennemis.
Il faisait encore nuit lorsque les trompettes sonnèrent et que les carrés se formèrent, la compagnie de Bolradz se porta à l'extrémité du vallon avec ordre de s'y tenir et de contrer toute intrusion furtive de l'ennemi sous le couvert de la dépression. Le cas de figure était cependant peu probable, et le capitaine Bolradz fut quelque peu soulagé d'apprendre qu'il ne participerait pas à l'assaut frontal, ce qui lui procurait des probabilités de survie non nulles. Il intima à ses trois mercenaires, montés sur leurs chevaux, l'ordre de remonter le vallon et de se poster sur une colline plus haute que les autres afin de surveiller les éventuelle infiltrations par le sud. C'est sans doute plus la perspective de s'éloigner du champ de bataille que le sens du devoir qui poussa nos trois amis à obéir à l'ordre avec un enthousiasme réjouissant. Ils ne rencontrèrent aucune autre résistance que celle du cheval de Sook, une rosse baie de la dernière rétivité, et parvinrent sans encombre à leur poste. La sorcière sombre ne résista pas alors au plaisir de lancer un nouveau sortilège qu'elle avait trouvé voici peu dans un ouvrage spécialisé, et qui s'intitulait "Système de Couverture".
Pour faire ce sort, il vous faut 250 cm3 d'eau salée, un dé à coudre, trois poils de barbe, 100 g de farine et deux cerises confites. Mettez la farine dans une terrine et, le dé à coudre à l'annulaire gauche, faites un puis au milieu, dans lequel vous versez la moitié de l'eau salée et les poils. Agitez vigoureusement avec une fourchette jusqu'à disparition des grumeaux, laissez reposer la pâte dix minutes, puis déposez les cerises par dessus. Renversez par terre le reste de l'eau, faites un trou dans le dé à coudre pour en faire un sifflet, puis dansez sept fois autour de la terrine en agitant les bras comme pour vous envoler, et en chantant le dix-septième psaume du "Liber Ivonis" en slovomaltèque, de préférence dans la traduction d'Ibrahim Fröstrøh. Aussi curieusement que cela pourrait paraître, Sook trouva tout le matériel dans son petit sac et effectua le rituel sans éclater de rire une seule fois.
- Et alors, ça fait quoi ce sort? Demanda Melgo.
- Ca nous rend invisibles, personne ne peut nous trouver ici. On peut voir mais pas être vus, ni entendus, ni sentis par magie, c'est comme si on avait disparu.
- Jolie vue, nota Kalon qui admirait la manoeuvre de la horde klistienne et, dans le lointain, celle des armées Pthaths.
C'était vrai que la vue était belle, et surtout complète, tout le champ de bataille se déroulait sous les yeux de nos amis. Au fil des minutes ils virent les armées s'avancer lentement, en carrés, rectangles, tortues, cunei, et autres configurations dont à la vérité l'efficacité tactique n'avait jamais été démontrée de façon scientifique, mais qui au moins réjouissait la vue des généraux. Lorsque l'on vient de perdre une bataille, on éprouve toujours un certain début de réconfort en songeant qu'on a au moins assisté à un beau spectacle. Les Pthaths n'eurent nul besoin de manoeuvres de contournement, ils savaient pertinemment que les subtilités stratégiques ne sont de mise que lorsqu'on risque de perdre, et qu'en l'occurence, la tactique dite "du marteau-pilon" suffirait amplement à écraser les envahisseurs sous le nombre.
- C'est quoi le truc qui bouge devant? Demanda Sook à Melgo en désignant une vague direction.
- Apparemment, c'est le sixième Régiment de Commandos Suicide, basé à Roban, ils portent le bouclier caractéristique en carton mou, prouvant qu'ils font fi des protections que portent les autres soldats, ainsi que la chemise rouge, qui a été choisie de cette couleur afin que, si un des soldats est blessé, ses camarades ne s'en aperçoivent pas et continuent le combat comme si de rien n'était, quelle bravoure n'est-ce pas? Tu noteras qu'ils portent aussi la culotte marron.
- Et eux, en carré, au fond?
- C'est je crois le quinzième Régiment Invincible de Léopards Cuirassiers de Farguelune. D'après une légende, il est dit que le jour où le 15ème RILCF sera vaincu, il pleuvra des grenouilles. Tu noteras que le cimier des hommes du rang est rouge, c'est depuis la bataille de Pouorlina, où cette unité s'illustra contre les Piquetetés, et où le colonel, perdant son cimier, le remplaça par un croupion de coq rouge de ces régions.
- Et ça qui bouge rapidement vers eux, c'est quoi?
- Une unité de chars de guerre de Pthath, lancée au grand galop. Tu noteras qu'ils ont opté pour une configuration en trois lignes successives, quelle splendide manoeuvre! Quel remarquable travail d'équitation! Sans doute est-ce... mais oui, c'est bien le 3ème de la Garde Impériale, légendaire régiment de tradition, le plus décoré de toute la cavalerie impériale, basé à Molkath. Vois avec quelle facilité ils entrent dans les lignes des cuirassiers et leur fauchent la tête sans même s'arrêter, du grand art. Tiens, qu'est-ce qui vient de me tomber sur la tête?
- Rrribittt?
- Mais, qu'est-ce qu'ils font, les nôtres, je ne comprend pas la stratégie.
- Ah, les braves que voilà, fit Melgo la larme à l'oeil, ils se sont souvenus de l'enseignement du général Francoeur, le lion de Binchi. A la bataille de Frisontule, ce héros avait envoyé à son roi un compte rendu ainsi libellé : "Ma gauche est enfoncée, ma droite flanche, mon centre recule, j'attaque!". Quelle splendide officier.
- Je ne suis pas très bonne en histoire, mais n'est-ce pas lui qui a trouvé la mort dans cette bataille, et avec lui les cinquante mille hommes qu'il commandait? Je crois me souvenir qu'aucun n'a survécu, une mémorable boucherie, à moins que je ne me trompe de bataille...
- Evidemment, tu es une femme, tu ne peux comprendre ces choses là, rétorqua sèchement le voleur. La guerre est un art, elle doit être aimée pour sa beauté et non pour son résultat.
- Un art qui, comme la peinture, nécessite pour être appréciée à sa juste valeur d'être vue avec un certain recul. Quelques kilomètres au moins.
- Hé hé, pas faux.
- Je me trompe ou on se prend une pile?
- Le terme technique n'est pas très bien choisi, je dirais plutôt que nos troupes se replient en bon ordre sur des positions prévues à l'avance, mais dans l'ensemble c'est ça. Tiens mais, qu'est ce que c'est que ça?
- Quoi?
- Un char de guerre or et argent, que je sois damné!
- Explique toi.
Melgo paraissait sincèrement impressionné
- C'est le char de guerre du Pancrate! Quel honneur, il est venu lui-même commander la charge à la tête de ses troupes. Enfin à la tête, c'est une expression bien sûr, il reste un peu en retrait. Vois comme ses armées, galvanisée par la présence du dieu vivant, vont gaiement sus à l'ennemi.
Puis le voleur se tut, et prit l'air pensif de la souris affamée débouchant inopinément dans une laiterie. Ses compagnons connaissaient les silences du Pthaths, promesse parfois de richesse ou de gloire, toujours d'ennuis.
- Que diriez-vous mes amis d'entrer dans l'histoire? Nos noms seront gravés à jamais dans le marbre et nous...
- Oui bon, c'est quoi ton idée?
- Euh, tu vois le char du Pancrate, il sera bientôt à notre hauteur si son armée continue à progresser.
- Oui?
- Apparemment il n'a pas de protection derrière lui, à part quelques voltigeurs.
- Ouiiii?
- On est invisibles non? Le plan, c'est qu'on galope vers eux au petit galop, dans le fracas de la bataille ils ne nous entendront même pas...
- Le sort nous empêche de faire du bruit de toute façon.
- ... on s'approche du Pancrate, on le tue, et on se casse par le même chemin. Leurs chevaux sont fatigués, ils ne pourront pas nous poursuivre longtemps, surtout s'ils ne peuvent nous voir. Et on revient en triomphe. Qu'en dites-vous?
- Ouais, marmonna Kalon.
- Moui, mais il y a un petit blème technique, le sort se dissipera dès qu'on donnera le premier coup d'épée. C'est à cause du champ de résonance rhomboèdrique machin bidule. On se retrouvera tous les trois plantés juste derrière l'armée ennemie, visibles comme tout, ça craint. Même si on se tire à toute vitesse, ils ne mettront pas longtemps à nous rejoindre. C'est quoi la peine pour régicide?
- La mort par le pal, je crois...
- Génial, j'en ai toujours rêvé. Et puis de toute façon, même si on s'échappe, je ne vois pas comment nous pourrions revendiquer notre action auprès des notres si personne ne nous voit.
- Oh.
La petite sorcière se prit le visage dans les mains et son esprit combina à toute vitesse les sorts qu'elle connaissait avec la situation, afin de trouver la solution optimale au problème. Elle ne disposait pas de beaucoup de temps, ni de tout le matériel souhaitable. Puis le sourire illumina sa petite frimousse triangulaire lorsqu'elle se souvint d'un rituel bien utile. Elle commença à fouiller dans sa besace pour y trouver la Peinture des Petites Runes Express, puis s'approcha des chevaux.
- Trouvé, mais il va falloir la jouer subtile. On va se poster à la pointe du ravin et on va attendre qu'il se pointe avec son escorte. Là on lui court après, on le tue et on revient en longeant le ravin. Après, vous verrez bien comment on va lui échapper. Ça va entrer dans la légende, c'est moi qui vous le dit.
- Et pour prouver qu'on l'a bien tué, on fait quoi?
- On peut par exemple le décapiter et ramener sa tête.
Les doigts de la sorcière avaient tracé sur le flanc de chaque bête un glyphe compliqué avec la peinture blanche et poisseuse, ce qui ne semblait pas perturber les chevaux outre mesure. Elle savait apparemment ce qu'elle faisait, Melgo et Kalon échangèrent un regard et décidèrent de lui faire confiance.
- Allez, suivez-moi, ma bande, et mort au Pancrate!
Et la petite compagnie se mit en route, pas trop vite, vers le point prévu. Il leur fallut une demi-heure pour y arriver, sans se presser afin d'épargner les montures, et ils attendirent, un peu en retrait de la bataille, que le Pancrate daigne se positionner comme il faut. Ils en profitèrent pour observer, non loin de là, la manoeuvre de la compagnie de Bolradz, qui sans doute ne passerait jamais en cour martiale pour avoir pris des risques inconsidérés; il accomplissait sa mission avec zèle et à la lettre, interdisant à quiconque de s'infiltrer par le vallon. D'ailleurs, personne ne s'y risquait. Enfin ils furent là, une douzaine de cavaliers légers, en uniformes chamarrés, tournaient autour du char d'or et d'argent à deux chevaux, sur lequel trônaient un fier cocher adipeux au crâne rasé, et le Pancrate Sacsos XXVII, le fils des dieux, héritier du soleil, le choisi parmi les élus. Il portait une cuirasse étincelante, faite de plaquettes d'acier cousues sur une veste de cuir, la houlette incrustée de lapis-lazulis symbolisant le maître du Grand Troupeau, le sceptre au cristal rouge figurant l'influence sur les éléments et, sur la tête, le Pshouft, la quintuple couronne de Haut-Pthath, Bas-Pthath, Moyen-Pthath, Très-Moyen-Pthath et Pthath-Gluant. Les fiers(1) héros, sous couvert de leur sortilège, coururent sus au monarque, Kalon brandit dans sa main gauche - il était blessé au bras droit - l'Eliminatrice, son épée, qu'il portait ordinairement dans son dos et poussa une pointe de vitesse, évitant subtilement les montures des gardes pour se porter à hauteur du char. Il arriva par l'arrière gauche, se pencha, et d'un mouvement délicat, sans que nul parmi l'escorte ne s'aperçoive de ce qui se passait, cueillit le chef du puissant souverain qui vola dans les airs jusque dans la main libre du barbare, une expression d'intense surprise dans les yeux. Puis à l'adresse de tous ceux qui étaient à porté, s'écria de sa voix de stentor :
- Je suis Kalon l'Héborien, Kalon, je suis Kalon!
Les trois cavaliers devinrent immédiatement visibles, mais la confusion était telle qu'ils purent tourner casaque et prendre quelques dizaines de mètres avant que les gardes impériaux ne comprennent quel sort tragique avait frappé le fils du ciel et ne se lancent à leur poursuite. Par bonheur, ils n'avaient pas d'arc.
- N'épargnez pas vos chevaux, mes compagnons, cria Sook, il faut courir à fond de train le plus longtemps possible, et les emmener le plus loin possible le long du ravin!
Kalon et Melgo obéirent et prirent un peu d'avance, tandis que leurs poursuivants, excellents cavaliers, ménageaient leurs montures dans la perspective d'une longue course. Ils étaient aux deux tiers de la distance les séparant des collines quand le cheval de Sook commença à donner des signes évidents d'épuisement, la sorcière se dressa sur sa selle, les bras levés, et lança une invocation qui se perdit dans le vent, alors les trois animaux se firent plus légers, leurs sabots décollèrent du sol, et Sook leur fit traverser le ravin en volant tandis que derrière, les Pthaths ne pouvaient que les maudire. Les deux groupes se saluèrent d'une bordée de gestes obscènes tandis qu'au loin, les nordiques en déroute observaient la scène avec admiration et force clameurs.
- Raaah, l'orgasme! S'écria Sook essoufflée, je ne m'étais pas autant marrée depuis Bantosoz.
- Allons jeune fille, est-ce un langage qui sied à ton âge? La reprit Melgo, hilare.
- Mon âge? Tu me donnes combien?
La sorcière semblait s'être brusquement calmée. Melgo se gratta le menton.
- Ben... treize, quatorze. Quinze peut-être. Quelque chose comme ça.
- Et toi Kalon?
- Pareil. Combien tu as?
- C'est pas une question qu'on pose à une dame, Héborien. Bon, je propose qu'on prenne un peu de recul et qu'on mette entre nous et ces braves gens autant de lieues que possible. Comme ça même si notre armée perd rapidement, on ne sera pas rejoints.
Les deux hommes opinèrent et nos amis s'éclipsèrent du champ de bataille par là où il y étaient entrés.
Cependant la mort du Pancrate ne put pas même retarder le triomphe de son armée, et les Balnais, Bardites, Malachiens, Nordiques et autres peuples Klistiens furent écrasés. Nombreux furent ceux qui se rendirent, espérant finir leur jour en esclavage, mais la mort du monarque divin n'inspira guère aux généraux des idées de clémence, et ce fut en vérité une boucherie sans nom. Les plus avisés fuirent le champ de bataille où désormais gisaient quatre-vingt mille de leurs frères. On se souviendrait encore longtemps de la bataille de Gargamelle.
Nos héros ne furent pas rejoints et, munis d'une auguste tête, se joignirent à la cohorte des vaincus, fuyant vers l'ouest sans prendre de repos, en quête de quelque embarcation qui les ramènerait dans leurs foyers.

II ) Où l'espérance de vie de nos héros semble fondre à vue d'oeil.

Au camp des Pthaths, après la bataille :
Ordinairement, la cérémonie de couronnement d'un Pancrate de Pthath nécessite trois mois de préparatifs complexes et coûteux. Tout d'abord, il faut sacrifier rituellement les épouses et concubines du précédent souverain au temple de Bebenthar, dieu de la fidélité conjugale, puis le nouveau Pancrate se rend à l'oratoire de Fezescal, déesse de la miséricorde, pour se faire pardonner d'avoir ainsi fait couler le sang. Après quoi l'usage commande qu'on brûle symboliquement un quartier de Thebin, la capitale, et que l'on donne mille mendiants à manger aux crocodiles du Sarthi, pour éloigner la misère et calmer Summac le dieu-crocodile. Un petit tour chez Fezescal s'impose alors derechef. Puis on organise une grande procession qui fait le tour des quinze principaux temples de Thebin, afin de se concilier la faveur des dieux majeurs protecteurs de l'Empire, chaque station durant une journée, au cours de laquelle les préceptes du dieu honoré doivent être strictement observés par tous les sujets, les contrevenants étant, bien sûr, utilisés pour le sacrifice. Retour chez Fezescal. Puis est prélevé un impôt exceptionnel en gage de fidélité au Pancrate, équivalent au poids du nouveau monarque en or. Précisons que selon la coutume, il doit être monté sur un éléphant. Enfin le prince se rend au Temple Ancien des Ancêtres, le plus vieux et le plus vénérable des lieux de culte de l'Empire, où il doit rendre hommage à ses prédécesseurs en jeûnant et en se mortifiant durant une lune entière, seulement accompagné de douze servantes. Une fois cette épreuve passée, le Pancrate reçoit le Pshouft, le Sceptre, la Houlette et tous les attributs de son rang au cours d'une petite cérémonie intime qui a lieu sur la grand-place de Thebin, la nuit, en présence de la foule en liesse. On comprend au passage pourquoi les Pthaths sont si attachés à leur Pancrate, et qu'ils prient de bon coeur pour que son règne soit heureux, et surtout fort long.
Le jeune prince Vandralis, qui allait sur ses quinze ans, n'eut pas droit à toutes ces festivités. On était en guerre et il n'était pas temps de penser à ce genre de futilités. Il avait accompagné son père, Sacsos XXVII, qui voulait lui montrer comment un souverain va à la guerre, mais étant d'un naturel prudent et d'une santé fragile, il avait insisté pour faire la grasse matinée. C'est donc à son lever, sur le coup de onze heures, qu'il s'aperçut que quelque chose n'allait pas. Certes les vizirs, grands-prêtres, officiers et autres courtisans dont les tâches respectives lui avait toujours échappé lui devaient le respect, mais pourquoi diable se mettaient-ils en cercle autour de lui, prosternés la face contre le sol, la mine abattue? Aussi loin qu'il puisse voir, nul ne se tenait debout ni ne levait le regard sur lui. Il se retourna pour voir si son père ne se tenait pas derrière lui, mais non, il se tenait seul, à l'exception des deux servantes elles aussi agenouillées. Le grand vizir Mehalwanni se leva, mais en gardant la tête baissée, et s'avança jusqu'au jeune prince étonné.
- Sire, devons-nous poursuivre la guerre?
- Ben, demandez à mon père, il s'y connaît mieux que moi.
Le vieux serviteur de l'état désigna alors, d'un air contrit, un chariot où reposait le cadavre décapité du Pancrate.
- Oh. Je doute qu'il vous réponde en effet.
- Quelles sont vos instructions Sire?
- Mais, il n'y a pas quelqu'un qui s'occupe de ces choses, comme la guerre et tout?
- Naturellement Sire.
- Et bien, allez lui demander!
- C'est précisément ce que je fais, Sire, c'est vous qui devez diriger Pthath et ses armées.
Vandralis ne s'était jamais rendu compte que la charge de l'Empire lui incomberait un jour. Certes on le lui avait appris, il le savait. C'était un peu comme quand on vous répète pendant vingt ans d'arrêter de fumer. Vous comprenez chaque mot séparément, mais vous n'en saisissez vraiment le sens que quand un médecin à la mine de déterré veut vous prescrire un petit scanner, juste pour voir comment évolue votre bronchite. En l'occurence, la maladie de Vandralis était héréditaire. Il prit son air le plus autoritaire et ordonna :
- Ressucitez mon père, que ceci soit écrit et accompli.
- Mais Sire, s'exclama le Vizir, c'est là chose impossible!
- Quoi, vous les prêtres les plus puissants de l'Empire, vous ne pouvez rendre la vie à votre suzerain, le fils du ciel?
- Ben non.
- Ah... euh, bien. Bien bien bien. Bon. Comment est-il mort au fait?
- Les armes à la main, Sire. Il s'est battu comme un lion contre des ennemis supérieurs en nombre et n'a été terrassé que par la fourberie d'une antique sorcellerie. Puisse Sorban leur dévorer lentement les intestins.
- Sait-on qui l'a tué?
- Un certain Kalon, se prétendant Héborien, a effrontément revendiqué cet acte inqualifiable. Il s'est approché sous le couvert d'un charme d'invisibilité et a tranché la tête de notre bien-aimé souverain, que les vers de Serbeth mangent ses yeux de l'intérieur.
- Héborien?
- Héboria est une région à l'extrême nord-est des contrées de Klisto, un pays du dernier barbare. Que la poussière noire du Grand Profond recouvre cette terre de désolation.
- Un barbare qui pratique la magie? Voilà une chose bien étrange.
- Il était aidé de deux autres individus, ils se sont enfuis tous trois sur des chevaux volants. Puissent-ils être digérés mille ans dans les estomacs du grand Sar...
- Oui oui, bien. Bien bien. Vous dites qu'ils se sont enfuis?
- Oui divin monarque, en faisant usage de magie. Que leurs os...
Le grand vizir fut interrompu par immense personnage qui s'approcha du nouveau Pancrate. Son teint était pâle, ses yeux bridés, son visage triangulaire, il était difficile de lui attribuer un âge précis, il portait par dessus son corps musculeux une armure d'acier gravée de motifs étrangers tant à l'Empire qu'aux nations Klistiennes. Vandralis l'avait toujours vu au palais, aux côtés de son père, c'était Baïtchar, le légendaire et mystérieux capitaine de la Phalange Léopard. Il avait réussi à transformer en quelques années cette troupe de bons-à-rien vieillissants et adipeux, tout juste bons à empêcher les concubines royales de s'entretuer, en une force d'action légère, discrète, parfaitement opérationnelle et totalement fanatique, le bras armé du Pancrate. La cour le voyait d'un mauvais oeil, car il était étranger, mais il avait joui de toute la confiance du précédent souverain et entendait bien continuer dans cette voie avec le nouveau.
- Sire, ce crime ne peut rester impuni. Mes hommes sont à vos ordres, nous pouvons partir sur le champ pour leur donner la chasse et vous ramener les cadavres de cet Héborien et de ses complices.
- Ah! Et bien oui, par exemple, c'est une bonne idée il me semble. Non?
Les autres courtisans opinèrent gravement du chef.
- Bon ben que ceci soit écrit et accompli, et puis bonne chance, Baïtchar.
Et le guerrier, après un salut sec, s'en fut dans un impressionnant tourbillon de sa cape léopard.

Quelques heures plus tard, non loin de Sophroclès, port de Prytie, sur une colline surplombant la route :
Un homme de taille moyenne engoncé dans une broubaka jaune élimée était descendu de son cheval blanc et observait, couché à plat ventre sur le surplomb rocheux, l'armée défaite des nations Klistiennes qui défilait en contrebas. Sur son dos il portait un arc de bien étrange facture, qui semblait cependant redoutable, et sous son malcommode vêtement se cachait un cimeterre damasquiné qui n'avait cependant rien d'un ornement de salon. Devant lui, entre ses mains, grésillait le réseau subtil d'un sortilège connu sous le nom de "vision agrandie" qui lui permettait de détailler chacune des mines fourbues qui défilaient ce soir là. Puis soudain il se figea et, s'adressant à un personnage rubicond couché à son côté et vêtu d'un costume de soie multicolore, s'exclama :
- Enfin, les voilà, je t'avais dit qu'ils avaient survécu à la bataille!
En bas, mais vous l'aviez deviné, passaient nos amis. L'étrange chamelier remonta sur son blanc destrier et repartit vers l'ouest parallèlement à la cohorte des vaincus, sans jamais perdre de vue nos héros. Le gros homme, tirant son luth à douze cordes, plaqua quelques accords et chanta d'une belle voix de baryton-basse :
Mais en ce jour funeste et frappé d'infamie
Notre vaillant héros vit sa quête finie
Et retrouva enfin l'objet...
Son brillant compagnon l'interrompit.
- Vois-tu mon gentil menestrel, j'apprécie grandement ta joyeuse compagnie, ta verve intarissable et ta voix si experte, et tes efforts louables pour faire de mon existence une épopée lyrique me touchent profondément, mais si tu la fermais, on aurait plus de chances de les suivre sans se faire remarquer.
Et l'artiste, outré, garda donc le silence.

Il y a quelques jours, dans une lointaine, très lointaine contrée d'orient :
Le wyrm fuligineux contourna le Piton du Châtiment au sommet enneigé et s'engouffra sans crainte dans le Défilé des Loïghors, il longea la paroi déchiquetée et à pic pour profiter des courants ascendants et épargner ses ailes fatiguées par un si long voyage. Son cavalier en armure noire jeta un regard vers le bas lorsqu'ils arrivèrent au-dessus de Shedzen, la Cité des Cieux, et ses terrasses imposantes qui épousaient la forme de la montagne. Mais la ville n'était pas sa destination. Juste derrière, creusée à même la prodigieuse falaise de malachite, se trouvait la Forteresse. Elle était née de la volonté d'un seul homme, voici trente ans, de même que Shedzen, cet homme avait voulu une capitale pour son empire, et aussi un palais à sa mesure pour y régner. Visiblement, il avait de l'ambition, la masse de l'édifice coupait le souffle. Et il était loin d'être terminé. Le wyrm se posa avec habileté et soulagement sur une des larges terrasses de la Forteresse, et le Chevalier Noir, seigneur de Kush, en descendit. Il ne prêta guère d'attention aux soldats qui le saluaient en tremblant tandis qu'il pénétrait dans le dédale de couloirs sombres, nul ne chercha à vérifier son identité car tous le connaissaient et le redoutaient. Son pas rapide retentit dans l'escalier monumental, les huit gardes pourpres s'écartèrent sur son passage, la double porte s'ouvrit lentement sur une pièce immense, obscure, éclairée seulement par deux immenses vasques circulaires emplies de braises rougeoyantes. Quelques haut personnages étaient là, ministres ou conseillers, chuchotant les secrets de l'état ou les ragots de la cour, une dizaine de gardes pourpres, silencieux et discrets comme des chats, accomplissaient leur office avec zèle, mais le Chevalier Noir ne leur adressa pas même un regard. Il resta dans l'axe de l'allée centrale et, à trois pas des marches qui conduisaient au trône, s'agenouilla.
- Relevez-vous, mon ami.
Tapi au fond de son trône massif, vêtu d'une simple robe d'étoffe noire et grossière dont le capuchon lui tenait le visage dans l'ombre, les deux mains sur les accoudoirs de pierre noire, l'empereur avait parlé. Sa voix faible, éraillée et un peu moqueuse avait fait taire la cour qui maintenant observait et écoutait. Le Chevalier se leva et tourna son casque impassible vers la face invisible. De nouveau l'empereur parla.
- Comment vont nos affaires en orient, seigneur de Kush, j'espère que vous nous apportez de bonnes nouvelles.
- Excellentes, majesté.
La voix du Chevalier, lasse et lente, était comme toujours assourdie et curieusement déformée par le heaume que jamais il n'enlevait. Il reprit, serrant son poing droit devant lui.
- Khazjan-Dûhrak est tombée sous le feu de nos nouvelles légions et la puissance de nos wyrms, la porte du Shedung nous est ouverte. Nous n'avons eu à déplorer que des pertes mineures.
- Des officiers?
- Le général Sassikan.
- Sassikan... oui, je me souviens de lui, comment est-il mort?
- Son incompétence l'a perdu.
Il était inutile d'en dire plus, tous dans l'assemblée savaient que le Chevalier Noir était la principale cause de décès parmi les hauts dignitaires de l'armée.
- Mais je suppose que vous ne m'avez pas demandé audience pour discuter avec moi de nos conquêtes?
- En effet, mon maître.
Mon maître... ces mots informèrent l'empereur qu'il voulait discuter en privé. D'un simple geste de sa main, il congédia la cour et la garde, et lorsqu'ils se furent retirés, il se leva et descendit les marches jusqu'à son serviteur. Il était bien petit à côté de la formidable masse du Chevalier en armure.
- J'ai ressenti une grande perturbation dans l'ether, dit le Chevalier.
- Je l'ai ressentie aussi. De grandes choses se préparent en occident.
- Un danger pour nous?
- Toute puissance est un danger si on ne sait la maîtriser. Nos services de renseignements m'ont appris que des armées coalisées de Klisto avait récemment traversé la mer pour envahir l'Empire de Pthath.
- Pthath n'est pas encore prête à être vaincue, ils vont connaître la défaite.
- Certes, mon ami, certes, ils m'ont aussi appris qu'un petit groupe de mercenaires avait tué un ancien dragon. Ce groupe était mené par trois aventuriers, un barbare, un voleur et une sorcière.
- Très... intéressant, fit le Chevalier à la limite de la goguenardise.
- Trois individus correspondant à leur signalement ont l'an passé tué le Ver de Bantosoz. Ils semblent aussi être mêlés à des troubles religieux dans le désert du Naïl. Vous allez vous rendre là-bas, enquêter sur leur compte et me rapporter de quoi il retourne.
- Etes-vous certain d'avoir besoin de moi pour cette... tâche, mon maître?
- Gardez-vous de sous-estimer la difficulté d'une mission, Chevalier Noir. En outre, cela vous donnera l'opportunité de tester - la voix de l'empereur se teinta de fierté - nos nouvelles galères de classe Akhim.
L'imposant guerrier se tourna vivement.
- Elles sont enfin prêtes?
- Je vais vous confier deux prototypes et leurs équipages, prenez-en grand soin. Allez mon ami.
- Oui, majesté.
Et le Chevalier Noir quitta la salle du trône aussi vite qu'il était venu. En le croisant un jeune soldat crut l'entendre grommeler "vieux débile !", mais il eut la sagesse de n'en faire état à personne.

III ) Où la galanterie se perd et où apparaissent de nouveaux amis.

La nuit, bien avancée, était enchanteresse, l'air doux et clair, l'astre lunaire éclairait généreusement les formes mystérieuses et fatiguées des rochers bordant la route. Le scintillement hautain et muet des étoiles ainsi que le crissement d'amour des insectes nocturnes incitaient à la rêverie, à l'introspection et à la quête spirituelle.
- J'ai faim, fit Kalon.
- J'ai la dent, reprit Sook.
- J'ai les crocs, mais maintenant que j'y pense, on pourrait peut-être chasser le brafflon des collines, proposa Melgo. Je me souviens de quelques parties de franche rigolade avec mes amis, dans ma jeunesse, quand nous...
- Quoi, chasser en pleine nuit?
- Oui, c'est toujours ainsi qu'on procède. Le brafflon des collines est un caprin du désert à la chair délicieuse et qui a la curieuse particularité de détester la chaleur, ce qui est curieux de la part d'un animal des régions arides(2), et donc il ne sort de sa tanière que la nuit.
- Mais on fait comment pour le chasser si on ne le voit pas?
- On imite son cri : "Tikeli ki tikeli ki". Il répond, et ainsi on peut le localiser.
- Il ne va pas s'enfuir?
- Non, il préfèrera rester immobile pour faire le mort. Mais il continuera à répondre quand on l'appelle. C'est pas très intelligent comme animal, le brafflon(3).
La faim décidant pour eux, nos héros quittèrent la piste et s'enfoncèrent sur la gauche parmi les collines farouches à la recherche de leur souper. Après deux bons kilomètres, le voleur vit à quelque signe mystérieux que les alentours étaient propices à la chasse et descendit de sa monture, suivi de ses camarades. Il imita le cri du brafflon.
- Tikeli ki tikeli ki, fit le voleur.
- Vzhha vzhaaaa, entendit-on dans le lointain.
- C'en était un?
- Non, c'était un cobra jaune des caillasses en train d'avaler une gerboise. Il a dû la prendre de travers, alors ça passe pas, et il tousse. Tikeli ki tikeli ki.
- Brraaaaaffffff, fit le désert.
- Et ça?
- Ah, c'est le chant des dunes, comme l'appellent les indigènes, un phénomène mystérieux. Ils disent que ce sont les esprits des morts qui mettent en garde les vivants. Les savants de Pthath prétendent quant à eux que c'est des histoires de vent qui entre en résonance entre les interstices entre les grains de sable, va savoir. Tikeli ki tikeli ki.
- Foin foin rahazmout, émit l'immensité.
- ?
- Aucune idée, mais c'est sûrement pas un brafflon. Tikeli ki tikeli ki.
- ChtônnnFizzzTchac.
- Tiens, ça me dit quelque chose celui-là.
- Oui, c'est le bruit d'une flèche barbelée, lancée par un arc composite de Pthath et qui s'est brisée sur le rocher, à côté de toi.
- Ah, oui.
Un ange passa.
- ON NOUS ATTAQUE ! TOUS A COUVERT!
- ChtônChtônFizzChtônTchacFizzChtônTchacTchac...
Ils se jetèrent prestement derrière un gros bloc formant un abri providentiel, ils étaient loin de leurs chevaux.
- Les bâtards, ils sont nombreux! Sook, un sort?
- Ouais, je peux leur faire le coup du Mur de Feu. Regardez-bien!
Elle prit dans son sac à malices un parchemin dont elle brisa le sceau et qu'elle déroula, elle n'eut aucun mal à lire les runes contournées qui émettaient une lueur orange citrouille et qui semblaient danser la sarabande. La sorcière ferma les yeux, rejeta la tête en arrière et, comme possédée par une puissance sans nom, prononça d'une voix rocailleuse et basse la terrible invocation. Aussitôt le parchemin se consuma, se dispersa en flammèches qui se dispersèrent aux quatre vents, puis se rassemblèrent de l'autre côté du rocher. La vallée étroite où se déroulait la scène parut alors s'embraser et, lorsque les héros se levèrent, ils virent qu'une muraille de flammes jaunes haute comme deux hommes et d'apparence franchement meurtrière barrait le passage à leurs ennemis.
- Génial, ça va les occuper le temps qu'on retourne aux chevaux. Sook, ça va?
- Crevée, ce sort m'a épuisée.
- Comme je l'avais prévu, sorcière, fit une voix, derrière.
Ils se retournèrent et virent, leur faisant face, une belle collection de guerriers massifs, aux crânes rasés, aux visages peinturlurés, à l'air farouche, tous revêtus de peaux de léopard, et qui les mettaient en joue. Ils étaient au moins une vingtaine, et Melgo évalua ses chances de leur échapper vivants à une sur trois mille sept cent vingt.
- Je suis Baïtchar, fit le plus terrible d'entre eux, capitaine de la Phalange Léopard, et au premier mouvement, nous vous transformons sans remords en hérissons.
- Oh, fit Melgo en usant du langage Pthaths et de sa voix la plus mielleuse, et en quoi les modestes mercenaires que nous sommes peuvent-ils vous venir en aide, estimé Seigneur?
- Vous êtes accusés de régicide, et nous allons vous ramener à Pthath pour que vous y soyez jugés et... bref, suivez-nous.
- Régicide? Mon dieu, quelle horreur! Ainsi notre vénéré Pancrate a péri, quel malheur pour l'Empire Millénaire, un si bon souverain... Mais il doit y avoir une erreur, ce n'est pas nous qui avons occis le Fils du Ciel! Je m'offusque d'ailleurs que vous puissiez insinuer ainsi que moi, Malig de Thebin, je puisse m'être livré à un crime aussi vil et abject et je gage que...
- Et ça, c'est quoi, fit le capitaine en exhibant la tête royale, on l'a trouvée sur ton cheval.
L'affaire est mal engagée, se dit Melgo, l'air penaud.
Soudain, derrière les farouches guerriers, retentit un joyeux accord de luth.

A vous mes doux amis aux coeurs pleins de bravoure
Vengeurs du bon Pancrate et habiles archer
L'honnêteté me le fait chanter sans détour
Vous n'allez pas tarder à vous faire tanner.
Le capitaine se retourna vivement et pointant son index accusateur sur le menestrel impudent juché sur un chameau, lui-même se trouvant sur une éminence bordant le chemin, et se prépara à donner un ordre que l'on imagine sans peine, quand sur le côté se mit à grésiller et à gonfler une boule d'éclairs bleus que même Kalon et Melgo reconnurent immédiatement pour en avoir vu de semblables par deux fois, et ils se jetèrent par terre tandis que le douloureux sortilège nommé "Mitraille Mortifiante" fondait en de multiples éclats sur les malheureux archers assemblés, qui s'écroulèrent, terrassés par la souffrance. Kalon prit alors dans ses bras Sook encore chancelante et, suivi de Melgo, dépassa les corps agités de convulsions pour rejoindre les montures. Ils s'esquivèrent au grand galop, accompagnés du sorcier qui était sorti de l'obsurité, et du ménestrel. Tout en fuyant, Melgo s'approcha du jeune homme en broubaka.
- Pressons, messire sorcier, je ne pense pas que votre sortilège les retienne bien longtemps...
- Mon sortilège non, mais nous nous sommes occupés de leurs chevaux. Nous leur avons donné à mâcher le Teuch, l'herbe qui rend nigaud, ça m'étonnerait qu'ils nous poursuivent avec de telles montures.
Un sourire oblique illumina la frimousse juvénile. Melgo eut soudain l'impression de l'avoir déjà vu quelque part...
- Je me reconnaîtrai sans conteste comme votre débiteur et louerai votre nom, mais par malheur, je ne sais point votre nom.
- Soosgohan, tonna Sook, que faites-vous ici?
- Euh, répondit le sorcier, ben...
- Je croyais vous avoir placé chez Maître Eliubos, à Cronibol, pourquoi l'avez-vous quitté?
- Je... j'ai pensé, enfin, la térato et moi, vous savez, et puis Eliubos n'est point si bon maître qu'on ne le quitte un jour.
- Ainsi donc vous osez aller contre mes désirs!
Ses amis avaient rarement vu Sook aussi furieuse. Son regard meurtrier aurait pu satisfaire les besoins en énergie d'une petite ville. Le dénommé Soosgohan jugea bon de s'écraser.
- Non, bien sûr.
- Soit, je tolère votre compagnie à mes côtés, uniquement parce que les circonstances le commandent, mais dès que nous nous serons tirés de ce mauvais pas, vous retournerez chez votre maître pour y parfaire votre formation.
- Bien, fit-il en baissant la tête.
Melgo comprit alors pourquoi son visage était si familier.
- Pas commode hein? Dites-moi mon ami, j'ai cru remarquer une ressemblance, vous êtes son parent de quelque manière, je me trompe?
- Elle ne vous a jamais parlé de moi?
- Non, pour autant qu'il m'en souvienne.
- Et bien, oui, on peut dire que je suis son parent, quoiqu'en vérité ce soit plutôt l'inverse.
Melgo se gratta la tête, tâchant de comprendre la plaisanterie. Sook intervint :
- Soosgohan est mon fils.
- Ah, oui, bien sûr.
Le voleur reprit alors le cours de ses pensées et de sa chevauchée, sortit machinalement son matériel de crochetage pour vérifier que les outils n'avaient pas été faussés dans l'action, puis entreprit de polir ses dagues de jet. Puis enfin son cerveau enregistra les informations et les additionna. Son coeur omit une demi-douzaine de pulsations et fit trois tours dans sa poitrine tandis que sa mâchoire se mit à béer. Il chut mollement de son palefroi sans s'en rendre compte. Il jeta un regard désespéré à Kalon, et eut la surprise de le voir lui aussi fort désemparé, alors qu'il affichait d'ordinaire le masque imperturbable du barbare taciturne.
- Ton... fils?
- Oui.
Le malheureux Melgo scruta les visages de Sook et Soosgohan, recherchant quelque sourire pincé qui pourrait indiquer une plaisanterie. Mais non.
- Tu veux dire, que c'est ton...
- Fils. Enfant. Rejeton. Progéniture. On va pas y passer la nuit.
- Maismaismais, tu l'as eu comment?
Elle se retourna et lui adressa le même sourire oblique que, plus tôt, celui de Soosgohan.
- Et bien vois-tu, Melgo, le papa met la petite graine dans le ventre de la maman, et puis la petite graine pousse... On aurait dû t'expliquer ça il me semble.
- Mais bon dieu, quel âge as-tu?
- C'est pas une question qu'on pose à une dame, je te l'ai déjà dit.
Elle se tut un instant puis, charitablement, lâcha :
- Trente-huit.
Jusqu'alors ils n'avaient jamais parlé de leurs âges respectifs, à la réflexion elle avait éludé la question à chaque fois. Par défaut, ils l'avaient toujours située à l'orée de l'adolescence, et rien dans son apparence ni dans son comportement n'avait jamais pu les détromper. Mais ce qui était le plus stupéfiant, ce n'était pas l'âge de Sook, mais le fait que la situation introduisait un concept nouveau : jusqu'à présent, les deux aventuriers avaient considéré leur compagne comme une petite boule de mauvaise humeur, assez attachante certes, d'un renfort précieux dans les batailles, mais surtout parfaitement asexuée. Jamais ils ne l'avaient surprise à regarder un homme autrement qu'avec dédain, jamais ils ne l'avaient vue faire le moindre effort de toilette, ni le plus pitoyable essai d'embryon de tentative de séduction à l'égard de quiconque. Kalon et Melgo, pourtant grands consommateurs de femmes, ne l'avaient simplement jamais envisagée comme une partenaire potentielle, et l'idée qu'elle puisse se livrer avec un homme à d'autres activités physiques que la poursuite ou la torture leur était étrangère.
L'aube aux doigts de rose fit bientôt son boulot, choisissant avec une certaine paresse mentale la direction de l'est pour ce faire, et la petite compagnie progressait dans la direction opposée sans chercher à rejoindre le littoral, dans l'espoir de perdre leurs poursuivants. Melgo ne se faisait pas trop d'illusions de ce côté-là car il avait entendu parler de Baïtchar et de son habileté, mais somme toute il préférait l'affronter en terrain découvert, dans les dunes, plutôt que dans les collines où ses hommes trouveraient un abri contre les sorts offensifs. En fait, ses pensées étaient occupées par un tout autre problème, il scrutait le visage de la sorcière afin d'y trouver une ride, une trace, un indice quelconque trahissant son âge. Quedalle. Elle avait dû tomber dans un chaudron de crème hydratante quand elle était petite. Kalon quant à lui se livrait à des activités similaires et, arrivant aux mêmes conclusions, alla voir Soosgohan.
- C'est ta mère?
- Ben oui.
- Elle fait jeune, dit-il avec le sens involontaire de la litote qui lui était commun.
- Je sais. Quand j'étais gamin, on la prenait toujours pour ma grande soeur. Ca s'est arrêté quand j'ai commencé à avoir du poil au menton. A partir de ce moment on l'a prise pour ma petite soeur. C'est assez déstabilisant pour un enfant. Je crois que c'est pour cette raison que j'ai du mal à me libérer de mon oedipe, c'est sûrement mon surmoi qui a été perturbé dans ma prime enfance.
- Sûrement, approuva l'Héborien, perplexe.
Melgo pendant ce temps était allé aborder le ménestrel à la mine sympathique qui se livrait à un exercice particulièrement délicat, il écrivait sur un parchemin tout en chevauchant un chameau.
- Paix et prospérité sur toi, joli trouvère, je suis Melgo, aventurier, mercenaire, malandrin et poète à mes heures mélancolique, je vais par monts et par vaux quérir la richesse, le savoir, les femmes et la bataille. Flanqué de mes deux compagnons, nous fûmes un temps attachés à la horde Klistienne, mais les récents événements nous ont convaincus de prendre quelque distance avec ce parti. Je n'ai pas souvenance, ami, d'avoir ouï votre nom.
- J'ai nom Galwyn, barde enchanteur et philosophe avisé, originaire de Kalliste. Vous me faites l'effet, seigneur Melgo, d'un homme de goût, la chose est peu banale dans ces contrées.
- Je l'avais noté en effet, cependant l'attirance pour les belles lettres n'est point la qualité principale que l'on attend d'un combattant (il jeta un regard éloquent à ses compagnons). Dites-moi, messire barde, peut-être pouvez-vous m'éclairer quelque peu sur votre présence en ces lieux si peu propices à l'exercice de votre estimée profession.
- L'affaire est simple, ce drôle que voici est un ami à moi, nous nous rencontrâmes à Kronibol alors qu'il était en apprentissage chez un sorcier exécrable du nom d'Eliubos. Suite à une méchante affaire dont le récit vous ennuierait, j'eus quelques problèmes avec un baronnet de la région qui chercha donc à m'occire, et je fus tiré d'affaire par Soosgohan, avec lequel je pris la fuite. Depuis lors je lui suis redevable et je m'acquitte de ma dette en écrivant sa geste sur le parchemin que voilà. D'après ce que j'ai compris, cette dame est sa mère, qu'il recherche depuis six mois dans tous les ports du monde. C'est étrange, je me la figurais plus âgée.
- J'espérais que vous pourriez me fournir des explications à ce sujet, mais apparemment, vous en savez autant que moi sur la question. A votre avis, est-il possible selon vous qu'une femme de trente-huit ans puisse en paraître treize sans se ruiner en onguents?
- La chose est curieuse en effet. Même les sorciers les plus puissants ne peuvent arrêter le cours du temps, d'après les légendes, quelques nécromants ont réussi, au prix d'un travail considérable, de sacrifices hideux, de renoncements et de douleurs atroces, à prolonger leur existence par-delà la mort. On les appelle alors des liches, ce ne sont que des âmes damnées dans des corps qui, lentement, pourrissent, et lorsqu'après des siècles la corruption atteint leurs cerveaux, alors ils deviennent progressivement déments. A ce stade, le néant salvateur n'est plus très loin. Mais votre amie ne me semble pas être dans ce cas. Il se peut qu'elle vieillisse lentement en raison d'une ascendance divine, ou bien qu'elle soit apparentée aux elfes, qui peuvent vivre des siècles, ou bien s'agit-il de quelque cas de lycanthropie ou de vampirisme. Je me suis souvent interrogé sur les capacités de Soosgohan, sa force est plus grande que son gabarit ne pourrait le laisser supposer, et il est plus qu'habile en sorcellerie. Si sa mère était, peu ou prou, une créature surnaturelle, cela expliquerait bien des choses. Qu'en pensez-vous?
- Bien des choses, en effet, cela expliquerait.
Et Melgo passa le reste de la journée à contempler le visage juvénile de son amie en se posant des questions. Sans doute eut-il été plus inspiré de regarder la route, à moins que ce ne fussent la fatigue et la chaleur, toujours est-il que son oeil se fit moins acéré, son jugement moins affuté, et finalement, à la fin de la journée, ils tombèrent dans une embuscade.

Episode IV ; Un nouvel espoir (de courte durée).

La Phalange Léopard n'avait pas usurpé sa réputation, et l'attaque fut rondement menée : un cri sembla sortir brusquement du désert et, en une seconde, de tous les côtés, de chaque dune, sortirent des cavaliers enragés. Ils s'étaient enterrés sous le sable, hommes et montures protégés sous des couvertures, dispersés sur toute la largeur de la vallée, attendant patiemment que leurs proies soient parmi eux, et au signal ils avaient bondi tels une légion de fourmis furieuses. Baïtchar connaissait son affaire, et sachant qu'il y avait deux sorciers chez ses ennemis, il avait disposé sa troupe en ordre dispersé, gageant que même si les conjurateurs entraient en action, ils ne pourraient causer que des pertes mineures. Aussitôt un nuage de flèches s'éleva, visant non les cinq compagnons, mais leurs chevaux.
Cependant il s'avéra qu'ils avaient sous-estimé la ruse de Soosgohan, lequel avait durant la journée marmonné la rune "Trombe Elémentaire" et l'avait placée en tête de son Signe du Chaos, de façon à pouvoir la lancer sur un simple ordre mental. Aussitôt le vent se leva autour de nos amis, formant un cône dont ils occupaient le centre, relativement épargné, tandis que les Pthaths infortunés se perdaient dans les rafales qui soulevaient des monceaux de poussière et de sable qui leur troublait la vue. Seul le cheval de Sook fut touché et s'effondra dans un hennissement pathétique, mais Melgo se porta au secours de la sorcière et la fit monter derrière lui.
- Fuyons, cria Kalon, fort à propos en cravachant sa cavale.
Ils traversèrent la tornade au grand galop, se protégeant la figure de leurs vêtements, sans prêter attention aux ennemis temporairement désemparés dont ils traversaient les rangs. Mais les hommes de Baïtchar se reprirent vite et poursuivirent le groupe des fuyards, qui avait une centaine de pas d'avance sur les hommes de tête. Sook reprit ses esprits et lança son sortilège "Boule de Feu", mais les cahots du cheval et sa myopie lui firent manquer le gros de la troupe, causant néanmoins le décès d'un guerrier écrasé sous son cheval rendu fou de douleur par la terrible brûlure qu'il avait subie. Soosgohan lui aussi lança un puissant sortilège sur les poursuivants, en agitant les mains de façon apparemment désordonnée et en criant à tue-tête ce qui semblait être une chanson à boire en slovo-maltèque (avec accent du sud). L'effet de cette grotesque gesticulation fut néanmoins assez efficace, puisque des colonnes de pierres déchiquetées sortirent de terre derrière eux, forçant les cavaliers ennemis à ralentir pour les contourner, trois ou quatre furent même désarçonnés et l'un d'eux s'empala sur les mortels éperons dans une spectaculaire et giclante défunctation.
- Tu n'as plus de sorts? S'enquit Melgo. Comme celui des chevaux volants tu sais?
- Rien qui soit efficace contre une trentaine de cavaliers.
- Moi si je dis ça, c'est qu'on va fatalement se faire rattraper!
- Attend, je dis une bêtise, j'ai là une puissante invocation, sur un putain-de-parchemin-que-je-retrouve-pas, ah si le voilà, je vais leur envoyer un para-démon pyromantique dans la gueule ça va pas traîner.
Elle tira de sa besace crasseuse un rouleau dont elle brisa le sceau, puis elle lut les runes contournées. Elles étaient tracées à l'encre noire. C'était pas normal. Sur un parchemin magique, la puissance du sortilège fait que les lettres sont lumineuses et semblent danser devant les yeux du lanceur de sort, c'est la coutume, mais là, rien.
- Ben merde. A marche pus.
- Là, fit Kalon, très étonné.
La vallée débouchait brusquement, après un coude, dans un vaste bassin sablonneux qui ne leur offrirait aucun abri, mais ce qui avait surpris Kalon, c'est l'objet curieux qui se déplaçait sur leur gauche.
C'était un grand navire à la coque recouverte de bronze, cruciforme, dont la proue et la poupe surélevées s'ornaient chacune d'une puissante balliste. Devant et derrière les ponts latéraux étaient fixés des voilures de petite taille qui tournaient en grinçant autour d'un axe, il y en avait seize en tout, et procurait apparemment une force propulsive, mais les quatre immenses voiles rouges, triangulaires, savamment disposées autour des deux mâts de l'embarcation, semblaient néanmoins fournir l'essentiel de la poussée. Sur les ponts s'agitaient moult et moult soldats en uniformes gris, fort occupés à drisser les écoutes, ferler les cabestans(4) et toutes ces choses futiles que font les marins pour s'occuper sur un bateau. Au grand-mât battait un pavillon inconnu de nos amis, blanc orné de quatre losanges noirs. En fait, tout ce qui manquait à ce navire, c'était un plan d'eau, mais apparemment, et malgré toutes les lois de la navigation édictées depuis des millénaires par des générations de loups de mer et d'architectes navals, il s'en passait fort bien. Pour tout dire, sa quille était à dix mètres au-dessus des dunes. C'était un navire volant.
Quelques-uns des marins, sur un des ponts latéraux, s'employaient à dénouer des cord... euh, des filins tandis que d'autres agitaient les bras en direction des malheureux poursuivis. Finalement, ils réussirent à faire passer par-dessus bord une échelle de euh... bouts, puis une deuxième, qu'ils eurent cette fois l'idée judicieuse de nouer à un taquet par une extrémité.
- Ils veulent que nous montions à bord, les braves gens! Hardi mes compagnons, notre salut est là!
Et Melgo obliqua vers le curieux appareil, suivi de ses amis qui n'avaient, il est vrai, guère le choix. Il alla se placer sous la coque, juste sous l'échelle, ralentit pour se mettre à la même allure que le vaisseau, et fit monter Sook, puis abandonna son cheval pour grimper à son tour. Une deuxième échelle chût du pont, puis une troisième, qui permirent une évacuation rapide des trois aventuriers restants tandis que commençait à pleuvoir les premières flèches des Phalanges Léopard qui rebondirent sur la coque de bronze. Un parti de cinq arbalétriers leur rendit la politesse derrière les merlons de bois et de métal, et bientôt Baïtchar dut abandonner la poursuite, ses hommes étant inférieurement armés, à découvert, et malheureusement aptères.
Sur le pont était disposé un scorpion(5) ainsi que des caisses de carreaux d'arbalète et de matériels divers.
Un homme d'une cinquantaine d'années, très sec, au visage en lame de couteau, s'avança d'un pas raide et donna quelques instructions rapides dans une langue inconnue, puis se tourna vers les cinq rescapés essoufflés. Melgo se dit qu'il s'agissait probablement du capitaine, qu'il ne devait sûrement pas son rang à ses exploits athlétiques, et donc que l'homme était forcément de valeur, donc dangereux. Il jaugea les individus qu'il avait en face de lui, puis parut se souvenir qu'il convenait de sourire, ce qu'il s'efforça de faire, quoique de toute évidence, l'exercice ne lui était pas familier.
- Komprenez-vôos cette lang?
C'était du pthaths, avec un fort accent, mais néanmoins très reconnaissable. Melgo répondit :
- Si fait, messire officier, et je vous prie...
- Zergoute. Je zuis le khergenshtôrf - excusez-moi - le kapitaine Ziniert, commandant de ce modeste vaisseau, la galère Executôr, flotte de défense de l'Empire Zecret. Soyez les bienvenus à mon bôrd. Je vôos prie d'akcepter mon hospitalitê.
Il fit un geste compliqué en direction du château arrière, et le vaisseau prit rapidement de l'altitude.

Episode V : L'Empire contre-attaque, mais allez savoir lequel.

Bien qu'à la vérité la flotte de l'Empire Secret fut connue pour toute autre chose que la qualité des mets que l'on y sert, le dîner fut fort apprécié par les estomacs vides de nos héros fatigués. Ils baffrèrent de bon coeur sans trop prêter d'attention aux conversations, de toute façon incompréhensibles, de la dizaine d'officiers en uniformes impeccables qui leur tenaient compagnie dans le carré. Le capitaine se pencha vers Melgo.
- Alôrs mes amis, ze dîner est-yl à vôtre goût?
- Si fait capitaine, jamais festin ne me procura autant de plaisir, nous n'avions guère mangé depuis de longues heures et la journée fut rude.
- Ach, vôos parlez de zes kavaliers je zuppôz. Mais qui étaient-ils et que vôos vôolaient-ils au juzt?
- Nous occire, voilà ce qu'ils nous voulaient. Il s'agissait de la redoutable Phalange Léopard de Pthath, des hommes redoutables que nous fuyions depuis une journée entière. De rudes cavaliers, ma foi.
- La guerre, grosse malheur... Mais pourkwa une telle trakh?
- On a tué leur roi, répondit Kalon avant que Melgo n'aie le temps d'intervenir. Puis il eut la deuxième surprise de la journée en s'apercevant qu'il parlait pthaths de façon fort honorable.
- Dois-je komprendre ke vôos avez tué le Pankrat?
Ziniert marqua une légère surprise.
- Et bien en fait, c'est une façon de voir les choses, reprit Melgo.
- Et puis-je konnaître les noms de si augustes héros, au fait?
Le voleur prit sa respiration.
- J'ai nom Melgo, natif de Thebin la prodigieuse, où j'appris tout enfant les métiers les plus divers, ce grand gaillard est Kalon, fils d'Héboria et grand manieur d'épée, et notre petite compagne est Sook, d'Achs, tous trois courons le monde depuis quelque temps déjà en quête d'aventure. Nous fûmes rejoints voici peu par Soosgohan, l'habile archer que voici, et son compagnon Galwyn, le gentil ménestrel.
On admirera avec quelle maîtrise Melgo omit de signaler la présence de deux sorciers et d'un voleur, mais on décernera la médaille du sang-froid au khergenshtôrf Ziniert qui, en entendant les noms des trois personnages qu'on lui avait ordonné de rechercher par monts et par vaux, ne s'étouffa même pas avec son os de poulet. Tout juste devint-il un peu plus gris que d'habitude. Melgo reprit :
- C'est une surprenante embarcation que vous avez là, capitaine Ziniert.
- Zert, je konçois ke vous puissiez être zurpris.
- Quelle étrange sorcellerie peut bien faire tenir en l'air un tel monstre, si ce n'est pas un secret?
Le capitaine réfléchit une demi-seconde avant de répondre.
- Aukune zorcellerie nôos n'employons dans l'Empire Zecret. Nôos avons la Zience du Métal. D'ailleurs, aukune majy ne marche a proximité de la galère, à côz du champ du Métal Léger. Je ne sais pas exakt komment za marche, mais ainzi ça marche. Mais je voa ke vôos fatigués, je suis bien mauvais hôte, trinkons de bon koeur, et ensuite allez vous koucher, vôtre cabine vôos attend.
Effectivement, nos amis étaient exceptionnellement fatigués, et après un dernier verre de vin apporté par un soldat couturé de cicatrices, ils furent raccompagnés dans une cabine et s'affalèrent dans les hamacs où ils sombrèrent bien vite dans un profond sommeil.

- C'était presque trop facile, ils ne se sont doutés de rien, confia Ziniert à Balgoutch, son homme de confiance. Fouille-les, ligote-les, le Chevalier Noir sera satisfait de notre prise.
L'énorme soldat scarifié grogna en signe d'assentiment et s'exécuta. Ziniert s'assit à son bureau et se servit un verre de vin. Oui, le Chevalier Noir serait satisfait. Il faudrait qu'il pense à faire fouetter le soldat qui avait oublié d'attacher l'échelle de corde. Non que l'Empire Secret fut à une échelle de corde près, bien sûr, mais le capitaine était un officier de la nouvelle école, il devait ses galons à son habileté et non au rang de sa famille, comme les anciens, et il ne passait aucune erreur à ses hommes car il savait que le seigneur de Kush ne lui en passerait aucune. Il fallait faire un exemple, maintenir la pression, afin que ce genre d'erreurs soit le plus rare possible. Drôle d'arrière-goût ce vin, fleuri, un peu fruité, avec un petit parfum... Merde, c'était la carafe droguée.
Et le khergenshtôrf Ziniert s'effondra sur le plancher de son navire, marqué au front du rouge de la honte.

Nos héros dormirent une trentaine d'heures, durant lesquelles ils furent transportés de la galère "Executor" à son sister ship, le "Kush's Hammer", navire amiral du Chevalier Noir. Soosgohan fut le premier à émerger, avec un gros mal de crâne et une forte envie de vomir. Il nota qu'il était dans ce qui ressemblait à une petite cale, et que par de minuscules sabords circulaires entraient la lueur des étoiles et de la pleine lune, qui éclairait parcimonieusement ses compagnons, ligotés comme lui. Il rampa vers Sook pour la réveiller.
- Mère, vous m'entendez.
- Zxnghthsprfxthz.
- Mère?
- Ngfhtthsferror at boot lock (press F1 for resumsqdhfaouuuiiiii?
- J'ai peur que Ziniert ne nous ai floués.
Elle essaya de bouger.
- Qu'est-ce qui te fait croire ça?
- Un peu de silence, fit Melgo, nos geôliers vont nous entendre.
- Quelle différence ça ferait?
- Pour nous évader, ça serait plus difficile.
- Déjà que c'est pas facile sans armes et avec les mains attachées, observa Sook.
- Dites-moi, mère, votre existence est-elle toujours aussi... euh... mouvementée?
- Non, bien sûr, c'est pas tous les jours aussi calme. Et arrête de m'appeler "mère", tu sais que je déteste ça.
- Maman?
Le regard de Sook aurait percé une plaque de fonte. Soosgohan n'insista pas. Cependant Melgo secoua vigoureusement Galwyn et Kalon par l'épaule. Il s'était défait de ses liens sans y penser, par pur réflexe, sucitant du coup la considération de ses camarades. Ses doigts voletèrent devant les noeuds qui lui entravaient les pieds, lesquels se défirent comme par magie. Ils furent bientôt tous libres de leurs mouvements, à ceci près qu'ils étaient enfermés à fond de cale.
- Bon, quelqu'un a un plan? S'enquit Soosgohan.
- J'ai un plan subtil, affirma Melgo, on fout le feu partout, et on profite de la confusion pour s'évader.
- Baston, acquiesça Kalon, qui émergeait peu à peu.
- Si je puis me permettre, intervint Galwyn, j'aimerais soulever quelques points importants, notamment le fait que : 1 ) La porte est fermée. 2 ) Le navire est plein de soldats armés, et nous, on n'a rien. 3 ) La magie ne marche sûrement plus 4 ) On est probablement à des lieues au-dessus du sol, ce qui n'est pas l'idéal pour s'évader.
- La magie marche plus, confirma Sook.
- La serrure est ouverte, signala Melgo, qui s'était levé et avait distraitement manipulé le verrou.
Sook, comme souvent dans les situations désesperées, était enthousiaste.
- Voilà réglé le principal problème, je préconise qu'on explore le vaisseau et qu'on avise. Peut-être pourrons-nous nous emparer d'une chaloupe ou de quelque chose d'équivalent.
- Attendez-moi sagement ici, dit Melgo, je vais tenter de trouver des armes dehors.

Episode VI : Le retour du voleur.

Le Pthaths ouvrit avec d'infinies précautions la porte qui, manoeuvrée par tout autre que lui, eut grincé horriblement. Derrière se trouvait une coursive obscure et silencieuse, vide. Tout ceci ressemblait terriblement aux exercices auxquels, durant sa jeunesse, il s'était livré à la Guilde des Voleurs de Thebin, et un instant il éprouva de la nostalgie. Melgo referma puis progressa jusqu'à la porte suivante, y colla l'oreille à la recherche d'un ronflement, en vain, puis entreprit de crocheter la serrure, qui n'opposa pas plus de résistance que la première. C'était une pièce plus vaste que la cale qui les avait abrité, mais encombrée de tout un bric-à-brac de cordages et de voilures. Rien d'intéressant, si ce n'était qu'une étrange paire de tuyaux de métal, épais comme l'avant-bras, était fixée au plafond par de massives pièces de bois reposant sur des poutres larges et fortes. Le voleur allait partir quand son oeil fut attiré par un petit objet sombre sur le sol. Il se pencha et le ramassa : un couteau, rouillé et ébréché, sans doute l'avait-on, après une bonne vie de labeur coutelier, mis à un emploi plus à la portée de ses capacités amoindries, couper des cordes. Quoiqu'il en soit, entre les mains d'un monte en l'air expérimenté et diplômé comme Melgo, il redevenait une arme meurtrière. Il sortit et se dirigeait vers la porte suivante quand des voix et des bruits de pas se firent entendre à l'étage supérieur. D'un mouvement rapide et discret, il vint se plaçer sous l'escalier, son arme à la main. La trappe s'ouvrit, la lumière d'une torche tomba sur le sol, deux soldats en cotte de mailles descendirent en chuchotant, sans doute profitaient-ils de la nuit pour venir chaparder quelque victuaille en douce. Le combat fut bref, Melgo tira le pied du second entre les marches, puis pivotant autour de l'escalier, dirigea sa lame d'un geste précis vers la gorge du premier qui, poussé par son collègue, mourut dans un gargouillis. Moins d'une seconde plus tard, le second, stupéfait, connaissait le même sort. "Pas perdu la main", se dit Melgo en fouillant machinalement ses victimes à la recherche d'or. La paye était maigre dans la flotte impériale, il ne trouva qu'un trousseau de clés, ainsi que sur chacun des soldats l'équipement standard, cotte de maille, dague, sabre court, et les torches. Il dissimula les cadavres sous un tas de toile, puis continua son inspection, usant pour une fois de son trousseau de clés, et après des victuailles diverses, du matériel de navigation aérienne et un lot d'armes réformées, il finit par trouver, derrière des latrines, un compartiment secret naïvement dissimulé où se trouvait non seulement une petite cassette lourde contenant des petits morceaux de métal faisant un son agréable quand ils s'entrechoquaient (la paye de l'équipage, sans doute), mais encore son équipement de voleur ainsi que les affaires et armes de ses amis, à l'exception notable de l'Eliminatrice de Kalon. Il finit par revenir lourdement chargé jusqu'à ses compagnons qui le félicitèrent chaudement.
- J'ai un plan, dit le voleur. C'est simple, on met le feu dans le compartiment des voilures, puis deux d'entre nous, Galwyn et Soosgohan puisque vous avez la bonne taille, vous mettez les uniformes des deux soldats que j'ai tué. Les autres auront les mains attachées, et moi je serais invisible grâce à ma robe. On attend que le feu prenne bien, et dès que l'alerte est donnée, on sort, pour faire croire qu'on a ordre de mettre les prisonniers à l'abri, on s'empare d'une chaloupe, et on dégage. Avant qu'ils aient compris ce qui leur arrive, on sera loin.
La proposition reçut l'approbation générale, faute de mieux. Sook et Kalon furent encordés, de telle façon qu'ils puissent se libérer d'un seul geste, Galwyn et Soogohan revêtirent l'uniforme gris de l'Empire Secret, puis le voleur alla comme convenu bouter le feu aux soutes à voiles, de l'autre côté de la coursive. Ils revinrent dans leur cellule et attendirent patiemment que le feu ronge le tissu, produisant de la fumée. Il se trouvait que les quartiers de l'équipage se trouvaient juste au dessus de la soute si bien que l'alerte fut assez rapidement donnée. Il se trouvait aussi qu'à côté étaient entreposées de pleines jarres de feu grégeois(6), servant de projectile pour les ballistes. Fatalement, la panique fut grande et les soldats se bousculèrent bien vite, criant en tous sens, s'agitant et portant les objets les plus divers, qui avaient pour dénominateur commun d'être d'une valeur quasi-nulle dans le domaine de la lutte contre l'incendie. Le plan se déroula sans anicroche, ils passèrent devant des hordes de combattants désemparés, pour la plupart en sous-vêtements, sans qu'aucun ne songe à s'enquérir de leurs identités, montèrent l'escalier jusqu'à arriver sur le pont central, balayé par des rafales de vent sec, bientôt il ferait jour. Melgo vit deux embarcations amarrées de part et d'autre du château avant, et en informa ses amis. Ils s'y dirigèrent précipitemment et y montaient déjà à l'échelle quand un grand impérial, surgi de dieu sait quel trou, vint leur brailler dans les oreilles, dans un sabir que bien sûr ils n'entendaient point. Ils firent semblant de ne rien entendre, mais il s'entêta, porta la main sur l'épaule de Soosgohan, et vit son visage. Il resta sans réaction une seconde. Puis il alla crier quelque chose du genre "à la garde" quand le poing du jeune homme lui écrasa la glotte et que, d'un geste peu élégant mais efficace, il lui enfonçait la dague entre les côtes. Il s'écroula de façon inesthétique et le petit groupe pressa le pas. Melgo, qui avait pris de l'avance, profita du couvert de l'invisibilité pour poignarder l'homme de barre et occire dans le même mouvement le soldat qui se tenait à ses côtés, puis revint à l'échelle.
- Allez détacher la chaloupe de droite et prenez celle de gauche, pour qu'ils ne nous poursuivent pas. Prévenez-moi quand c'est prêt, je vais empêcher les impériaux de monter!
Ils trouvèrent l'idée bonne et se précipitèrent sur les embarcations. Soudain, une trappe située juste devant le scorpion du château avant s'ouvrit avec fracas, et en sortit prestement une silhouette massive, puissante, en armure noire, barrant le passage. Le Chevalier Noir comprit immédiatement la situation, et sa voix de mouche asthmatique retentit tandis qu'il tirait de sous son manteau fuligineux, non pas une, mais deux épées. La première faite de charbon luisant de flammèches rouges, semblait faite non seulement pour tuer, mais pour déchiqueter les chairs afin que la mort soit lente et douloureuse. L'autre était l'Eliminatrice de Kalon.
- Rendez-vous, chiens, ou avant longtemps, vous me supplierez de vous tuer.
Et dans l'esprit de Kalon remonta un souvenir perdu de sa jeunesse, il revit le village de son clan, il revit les heures douces du passé, il revit aussi les cavaliers surgis de la forêt, incendiant les huttes et les tentes, passant au fil de l'épée hommes, femmes, enfants et vieillards, écrasant les crânes sous les coups de hache et les sabots des chevaux. Il revit aussi, parmi les ruines encore fumantes, solitaire et triste, une silhouette immense, celle d'un homme en armure noire, cette silhouette même qui ce matin se dressait devant lui. Alors la fureur le prit, ainsi qu'une inspiration venue de dieu sait quelle géhenne, et il leva sa main ouverte vers le ciel en criant :
- A moi, mon fer vengeur!
Alors le Chevalier Noir parut perdre le contrôle de l'arme, qui se contourna dans sa main comme un chat qu'on mène au bain, tant et si bien que la lame frappa au bras l'armure laquée et le blessa. La douleur lui fit lâcher l'épée qui alors vola jusqu'à la main de Kalon, qui se précipita d'un bond pour porter l'estocade au Seigneur de Kush.
Or le Chevalier Noir était un guerrier d'une force peu commune et au dernier instant, il put parer le coup de son épée, Larghian, la lame de feu. Les deux lames entrèrent en contact avec un plaisir évident, crissant d'excitation, dans une gerbe d'étincelles. Kalon porta un second coup de bûcheron, mais il fut paré sans peine par l'homme noir, qui se releva. Les deux guerriers étaient de taille égale, des titans, leurs armes se valaient, et l'armure du Chevalier était compensée par sa blessure. Ils échangèrent quelques coups qui avaient peu à voir avec l'art de l'escrime et plus avec la force pure et brutale, et bientôt il apparut que le combat risquait de durer un certain temps. Melgo et Soosgohan sortirent chacun son poignard et commencèrent à rechercher des yeux le défaut dans la cuirasse ténébreuse, quand une lourde poulie suspendue à un cable prit une trajectoire surprenante et frappa violemment l'Héborien dans le dos, lui faisant lâcher son arme qui chût par dessus-bord.
Le Seigneur de Kush eut un petit rire, s'approcha du barbare à ses pieds, leva lentement son arme, s'apprêtant à le décapiter, quand Soosgohan surgit de l'ombre et porta un coup de taille dans le dos du guerrier. Mais ce dernier dut l'entendre, à moins que quelque sens surnaturel ne lui ait fait sentir le danger, toujours est-il qu'il se retourna prestement, para l'attaque, et d'un même mouvement, porta une attaque à son adversaire qui s'était trop avancé. La lame de feu perça sans effort la cotte de mailles et ouvrit le ventre du jeune homme, le Chevalier Noir s'en débarrassa d'un coup de pied et le corps inerte retomba à plusieurs mètres, à côté de Sook, qui poussa un hurlement suraigu.
- Et maintenant, barbare, finissons-en.
Il reprit sa pose de bourreau, et avec force, abattit son épée. Mais Kalon, on l'a vu, était de forte constitution, et là où un autre eut trépassé, les reins brisés, il avait encaissé le coup de poulie et avait trouvé assez de force pour parer de son poing gauche, auquel il portait l'artefact de la déesse M'ranis, le Gantelet Protecteur du Preux. A la grande stupéfaction du seigneur de Kush, une gerbe d'éclairs enveloppa Kalon lorque la lame de feu frappa le gantelet, apparemment peu désireux de rompre. Cependant le barbare était perdu, car il ne pouvait pas riposter et, tôt ou tard, le sombre guerrier trouverait la faille. Un deuxième coup, une deuxième parade, un troisième coup, Kalon tomba à la renverse sous la force titanesque de son ennemi.
Le vent portait les cris des soldats affolés, les flammes s'échappaient de l'arrière du vaisseau, un énorme cylindre de métal traversa le pont avec fracas, et parut tomber vers le haut, vers le ciel, à toute vitesse. Le vaisseau se mit à pencher du côté éventré.
Tout ceci ne retarda le grand guerrier que d'une demi-seconde, mais ce fut la demi-seconde de trop pour lui. Il se retourna, et si sa face n'avait été masquée, on l'eut vu blêmir.
Car Sook s'apprêtait à lancer sa sorcellerie.
Certes, la sorcellerie ne fonctionnait pas à proximité des vaisseaux volants de l'Empire. Elle n'en avait cure. Elle avait changé. Elle était plus grande, sa chevelure de feu semblait s'être allongée, et ondoyait à l'inverse du vent, ses doigts portaient des griffes de dix centimètres de long qu'on eut dites capables de déchirer un navire en deux, sa bouche s'ouvrait sur une rangée de crocs à dévorer les montagnes, et surtout ses yeux... ils n'étaient que des puits de ténèbres, de ténèbres obscènes. Des ténèbres qui se répandaient maintenant en zébrures autour de la sorcière, qui fissuraient le tissu de l'espace et du temps.
- Arrête, hurla l'homme en noir, tu ne sais pas ce que tu fais, arrête je t'en conjure!
Mais il était trop tard pour supplier, et la rafale d'énergie négative jaillit à une vitesse folle, la cible fit un mouvement pour se protéger derrière son épée, autant chercher refuge sous un carton quand souffle un ouragan. Plusieurs pièces de l'armure volèrent en éclat, le corps désarticulé du valet de l'Empereur fut projeté à travers la balustrade et tomba dans le vide.

VII ) Où se termine cette pénible histoire.

Les aventuriers grimpèrent à bord de la chaloupe, Sook portant le corps de son fils. Melgo coupa d'un coup le filin qui retenait l'embarcation.
- Tenez-vouuuuups!
La chaloupe tomba comme une pierre vers les deux lieues de vide qui les séparait du sol rocheux.
- Seigneur Melgo, demanda Galwyn, comment fait-on pour conduire cet engin?
- Je ne sais pas, attendez, je réfléchis...
Mais la chute libre n'est pas la situation la plus propice à la réflexion, convenons-en. En désespoir de cause, le Pthaths invoqua sa déesse.
- M'ranis, déesse de la recherche scientifique, c'est pas le moment de me laisser tomber! Chuis ton prophète, merde!
- Pourquoi je t'aiderais, tu t'es mis là-dedans tout seul, fit une voix douce dans la tête de Melgo.
- Si tu m'aides, je fais le voeu de me raser le crâne jusqu'à la fin de mes jours.
- OK, ça va, je disais ça pour te taquiner. Le secret, c'est dans les barres de métal à tes pieds. Si tu pousses tu montes, si tu tires tu descends.
Melgo vit qu'effectivement deux paires de barres métalliques étaient fixées au plancher, semblables à celles qu'il avait vues sur la galère. Il les poussa à fond. Ils furent écrasés sur le plancher. Maintenant, ils tombaient toujours, mais dans l'autre sens, vers le haut. Melgo tira, mais lentement, et l'ascencion fut plus lente. Une marque était faite dans le métal pour indiquer où se trouvait la position d'équilibre.
Une fois que leur position fut stabilisée, et tandis que Melgo tentait de comprendre l'usage de la voilure, Kalon et Galwyn eurent tout loisir d'admirer le joli spectacle de la galère de combat en proie aux flammes, vergues et haubans brûlant joyeusement dans l'azur. Alors qu'il devenait clair que le vaisseau était perdu, quatre formes noires sortirent du château arrière, quatre reptiles ailés montés chacun de nombreux soldats. Ils eurent peur d'être poursuivis par les wyrms, mais ceux-ci étaient trop chargés et la mission de sauvetage était prioritaire. Mais la nef perdit vite ses dernières barres sustentatrices, et la gravité reprit ses droits. Le navire céleste s'écrasa lamentablement contre la montagne, avec la majeure partie de ses servants.
Cependant, Sook pencha son visage au dessus de Soosgohan mourant, et déposa un baiser sur ses lèvres, avec passion. La compagnie interloquée n'osa briser le silence, qui dura de longues minutes. Enfin les lèvres se séparèrent, alors qu'encore gouttait, au coin de la bouche de la sorcière sombre, un mystérieux fluide iridescent, indiquant qu'il s'était écoulé de la mère à son fils bien autre chose qu'un filet de salive. Il allait vivre, il ne pouvait en être autrement.
Melgo posa avec dextérité son embarcation sur le versant doux d'une dune. Les naufragés sortirent et se couchèrent comme un seul homme sur le sable, les jambes tremblantes, soulagés d'être, contre toute attente, en vie. Ils restèrent un long moment à se reposer, fixant le ciel, sans bruit.
Puis quelque chose tomba du ciel et se planta dans le sable, devant Kalon. L'Eliminatrice. L'Héborien se leva pour la prendre, puis balaya l'horizon du regard.
- On a de la visite.
C'était la Phalange Léopard, trente guerriers sur leurs chevaux, Baïtchar en tête, qui les encerclait de tous côtés et les mettait en joue de leurs arcs.
- Nous rentrions bredouilles chez nous quand la providence vous a fait choir sur notre chemin, quelle chance, lança l'officier! Je suis curieux de savoir ce que vous allez trouver cette fois-ci pour vous enfuir, à moins que vous ne désiriez vous rendre, bien sûr.
- Je m'en occupe, fit Melgo avec lassitude. Puis il alla au devant de son interlocuteur.
- Dites-moi, mon brave, vous voyez la fille là-bas?
- La rousse avec les... oh mon dieu!
- Vous avez suivi la bataille d'en bas, vous avez vu ce qui est arrivé au vaisseau aérien?
- C'était elle?
Il contemplait, songeur, la sorcière, ses griffes et ses yeux.
- Allez jouer ailleurs avec vos soldats, vous êtes fatiguants à la longue.
- Ca ne changera rien pour vous si nous abandonnons la poursuite ou si vous nous tuez, d'autres viendront après nous, et d'autres encore, Pthath est riche et ne manque pas d'agents.
- Certes, mais avec la guerre civile, ces agents auront d'autres chats à fouetter.
- Quelle guerre civile, vous savez quelque chose?
- C'est bien le prince Vandralis qui va succéder à Sacsos?
- C'est déjà fait.
- Vandralis le poltron, celui qui ne se lève jamais avant midi, qui n'est jamais monté à cheval, qui n'a jamais touché une arme? Crois-tu qu'il faudra longtemps avant que les capitaines de l'armée victorieuse ne lui réclament plus que ce qui leur revient?
- Je... je ne vois pas...
- Bientôt viendra à Pthath le temps où des hommes décidés et audacieux, et avec des appuis, pourront se tailler un empire, par la ruse et par le fer. Comprends-tu ce que je veux dire?
Baïtchar comprenait vaguement, en effet, le propos du voleur. Après tout, ses hommes étaient plus attachés à leur capitaine qu'à leur Pancrate, une centaine de rudes gaillards en tout, une force avec laquelle il faudrait compter, dans l'avenir, à Thebin. Voyant sa proie ébranlée, Melgo enfonça le clou.
- Et puis, je me suis laissé dire qu'il y aurait bientôt des troubles religieux dans la région, une nouvelle déesse est arrivée. Va voir de ma part les adeptes de M'ranis, ils me connaissent et me vénèrent comme leur prophète, avec l'épée dans une main et la religion dans l'autre, crois-moi, on fait de grandes choses.
- Et toi dans tout ça, Melgo le voleur, que gagnes-tu?
- Je gagne beaucoup à m'éloigner de ce pays pour l'instant. Cette barque nous conduira bien jusqu'aux pays Balnais, où nous serons des héros pour avoir tranché la tête de ton roi, et où l'existence nous sera douce.
Les yeux du capitaine s'étrécirent. Après tout, pourquoi pas...

Ainsi fut-il écrit, et accompli. Baïtchar retourna à Thebin et commença à conspirer, avec les M'ranites, contre la quintuple couronne. Nos amis prirent par la voie des airs la direction du nord, laissant derrière eux le continent méridional, et se promettant d'y revenir un jour. Sook s'endormit irrésistiblement et reprit son apparence normale, elle ne se souvint de rien après son réveil et ne fit aucun commentaire quand on lui raconta ce qui s'était passé. Il a déjà été dit que Melgo n'est point un excellent navigateur, et après une traversée mouvementée de la Kaltienne, ils durent s'arrêter sur l'île de Khôrn pour effectuer des réparations. Or sur l'île de Khôrn est la fabuleuse cité de Sembaris, qui offre tant d'attraits que bientôt, nos amis oublièrent leur destination initiale, et tandis que Soosgohan et Galwyn allaient chercher l'aventure sous d'autres cieux, ils décidèrent de s'installer et de dépenser l'or des impériaux, que Melgo, comme de juste, avait pris soin de ne pas lâcher.

Putain, déjà sept. . .

KALON ET LES MYSTERES DE SEMBARIS


1 ) Je ne vois pas a priori quelle fierté on peut tirer d'un meurtre aussi vil. Mais bon, on n'est pas aux jeux olympiques.
2 ) Dans le Compendium Absolu et Définitif de la Stupidité Animale, de Morval le Jeune, le brafflon des collines est classé en troisième position avec un score de 0,017 sur 100, juste derrière le pigeon et la poule. Il se console de sa médaille de bronze en savourant son titre de mammifère le plus idiot de la création.
3 ) Qu'est-ce que je disais...
4 ) Nos héros n'ont, visiblement, aucune notion de navigation. Moi non plus, je vous l'avoue.
5 ) Un scorpion, bande d'ignares, est une machine de siège que l'on peut décrire comme une arbalète géante tirant des carreaux longs comme des lances pouvant transpercer quatre chevaliers en armure lourde à cent mètres. Il ne s'agit point ici d'un arthropode venimeux dont l'utilité sur un vaisseau de guerre serait, vous en conviendrez, douteuse. Tout comme est douteuse en vérité la qualité gustative des brochettes de chevalier, mais c'est un autre débat.
6 ) Liquide poisseux et inflammable. Utilisée durant l'antiquité, cette arme terrible coula de fort nombreux navires. Mais pas forcément des navires ennemis.