KALON VII |
Non sans soulagement, voici que nos héros quittent les rudes terres méridionales pour les ruelles si vivantes de la grande métropole, Sembaris. Ils goûtent un temps un repos bien mérité, mais le goût de l'aventure est si fort ancré dans leur coeur qu'ils s'en vont bientôt reprendre leurs turpitudes, non sans avoir auparavant renforcé leurs rangs d'un nouveau compagnon.
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PAGE DE GARDe
de
KALON ET LES MYSTERES DE SEMBARIS
ou
La vengeance du conjurateur
Au cours des histoires que je vous ai racontées, vous avez pu vous rendre compte que l'érudition n'était point - hélas - chose courante dans le monde de Kalon. Prenons l'exemple de la géographie, il n'est pas rare de trouver dans les campagnes des paysans ignorant même de quel royaume ils sont les sujets, la plupart des citadins sont incapables de citer plus de deux pays étrangers, et notre ami Kalon lui-même, quoiqu'ayant pas mal bourlingué dans son jeune temps, ignorait jusqu'à l'existence du puissant Empire de Pthath avant de faire la connaissance de Sook et Melgo, tous deux originaires de cette contrée. Cependant il existait un nom, un nom magique qui dans toutes les contrées d'occident faisait se retourner les têtes, s'éclairer les pupilles, battre les coeurs des jeunes gens de tous les peuples, depuis les tribus masquées de Blov jusqu'aux Themtis des jungles de Belen, des Mandrites des monts Dyko jusqu'aux guerriers invertis des cités bardites. Et en toutes les langues on prononçait ce nom avec ferveur et excitation.
Sembaris.
Pardon, je la refais :
TOUTES LES CANDIDATURES SERONT CONSIDEREES
Engagez-vous, vous verrez du pays, vous aurez prime, pécule, retraite.
En fait la chose n'était pas absolument indispensable, pour la bonne et simple raison qu'à Sembaris, tous les aventuriers finissaient bien par passer à la Confrérie du Basilic et qu'il suffisait d'y épingler un carton sur un panneau d'affichage réservé à cet usage, dans le hall, pour obtenir le même effet à moindre coût. mais telle était la coutume, et comme l'avait fait remarquer Melgo, "faisons à Sembaris comme les Sembarites". Kalon, Sook et Melgo jouissaient d'une certaine réputation depuis la campagne du midi, qui s'était conclue par une fracassante défaite des nations Klistiennes, mais où nos amis s'étaient illustrés au cours d'une mémorable chasse au dragon et d'un assaut héroïque qui avait coûté sa tête au Pancrate de Pthath, voici pourquoi ils avaient autant de candidats.
Le suivant dans la queue était indubitablement une suivante, une grande blonde décolorée aux jambes interminables gainées dans un fourreau de soie bleue, un large décolleté, et sa figure blanche comme la craie ne s'ornait que des lacs bleus de ses yeux, des virgules noires de ses sourcils et du coquillage purpurin de ses lèvres veloutées. Elle n'aurait pas été plus claire si le mot "courtisane" avait été tatoué sur son front. Elle laissa passer le paladin devant elle en lui lançant un regard lourd de sous-entendus, puis s'avança d'une démarche étudiée(2) jusqu'à la table au-dessus duquel elle se pencha en posant ses mains délicates sur le bois imbibé de centaines de crus d'hydromel, faisant ressortir ses bountch d'artiste façon.
- Nhngh? Demanda Melgo.
Sook dut prendre le relais.
- Nom, prénom et qualité?
Elle murmura :
- Selyisha, je suis la princesse d'une contrée lointaine et j'ai été enlevée par d'ignobles trafiquants pour servir de jouet aux lubriques seigneurs de Valthaar, puis je fus vendue à...
- Et quel genre de services proposez-vous? Demanda Melgo, qui avait ouï mille fois ce genre de choses.
- J'ai appris, à mon corps défendant vous le noterez, à manier le fouet ainsi que les poisons les plus subtils. Bien sûr, je suis maîtresse dans l'art de détourner l'attention d'un homme. Je puis aussi être de joyeuse compagnie, je sais la musique, et j'adore m'occuper des enfants, comme ce jeune garçon.
Elle ébouriffa affectueusement la chevelure de Sook, dont le regard aurait pu congeler un élémentaire de feu.
- Suivant! Grommela-t-elle sans desserrer les dents.
C'était un homme de haute stature, cachant sa maigreur sous un costume chamarré dégoulinant de rubans, portant une rapière à la garde aussi spectaculaire que peu pratique, son visage était presque aussi maquillé que celui de la courtisane, probablement pour cacher qu'il n'était pas de première jeunesse. Il tonitrua d'une voix fort bien placée, quoique sonnant faux, en agitant les bras de manière à occuper un volume maximal :
- Quoâ, on ôse me faire attendre, moâ, Auguste Villeroy de Grandcoeur, qui fus Karlak le rebelle devant les princes de Malachie, quel indigne traitement!
Il se drapa dans sa cape rapiécée.
- Nom, prénom et qualité, monsieur, lui demanda Melgo.
- Auguste Villeroy de Grandcoeur, monsieur. Je suis Comédien(3) monsieur.
- Et quelles qualifications avez-vous pour ce poste, vous avez déjà tué des monstres?
- Certes, monsieur, j'ai joué cinquante soirs d'affilée "La Chanson de Ghorkan le Banni" au Romané de Segmilla, et j'interprétais aussi le rôle de Falourzan, le fléau des vers, en divers ports de la mer Kaltienne.
- Mais, vous n'avez jamais VRAIMENT tué de monstre?
L'homme eut l'air décontenancé, puis regardant autour de lui, voyant les mines des autres candidats et réalisant en quel endroit il se trouvait, il eut un doute.
- Vous... vous n'êtes pas une compagnie théâtrale?
- Non. SuivantNomPrénomQualité.
- C'est quoi, kheûmédien? S'enquit Kalon.
- Tu vois les tantouzes peinturlurées qui crient des âneries incompréhensibles sur les marchés? C'est ça des comédiens, expliqua la sorcière sombre. Une variété de mendiants.
- Ah. Idiots. Y beuglent comme des putois, y vendent rien, et pourtant les gens payent. Jamais compris.
Sook allait se lancer dans une explication imagée des subtilités de l'art dramatique quand le suivant s'avança.
- Vingt dieux, c't'affaire, je soyons Bralic. Bralic eu'l destructeur.
C'était un homme jeune, très maigre, contrefait, fort sale et aux dents pourries, revêtu de hardes crottées. Son arme était une fourche tordue dont on avait hâtivement gravé le manche au couteau de ce qui pouvait passer, aux yeux d'ignorants, pour des runes mystiques. Melgo, avec une conscience remarquable, reprit.
- Déjà tué des monstres?
- Oui-dà, not'maître, j'avions souvent vu l'père saigner l'cochon, et une fois, j'avions fait battue pour les goupils, j'en avions presque estourbi un.
- Parfait, on vous écrira.
- C'est que, j'savions point lire...
- Ca fera pas grande différence. Suivant!
Le suivant était un personnage énorme, d'âge déjà avancé, que nos amis avaient déjà remarqué plusieurs fois à l'Anguille Crevée. Son jabot et sa barbe semblaient se fondre en une seule et même masse dont la cohérence était assurée par le reliquat graisseux de plusieurs hectolitres de breuvages divers. On l'appelait Balgraff le vantard et de mémoire d'homme, on ne l'avait jamais vu à jeun. Il tenta trois fois de suite de franchir la porte, sans succès. Melgo poussa un soupir de lassitude.
- H'uivant.
Ainsi durant cette mémorable soirée défila devant nos héros consternés le plus pitoyable échantillon d'humanité que l'on vit jamais faire la queue. Du spadassin sans scrupules jaugeant la Compagnie au prix qu'un boucher indélicat donnerait pour leur viande, jusqu'au moine guerrier au regard fou pressé d'en découdre avec les infidèles, en passant par le jeune romantique brûlant d'occire, contre toute probabilité, dragons et sorciers à la pointe de ce qu'il considérait comme une épée, ils ne rencontrèrent rien qui puisse passer pour un compagnon auquel ils pourraient en confiance remettre leur sécurité.
Bien après minuit, bredouilles et las, ils allèrent se coucher.
II ) Où apparaît une frêle jeune fille en détresse.
En plus il pleuvait.
Ils avaient fait l'acquisition d'une petite maison dans un quartier bourgeois et paisible pas trop éloigné du port, mais à deux lieues de la Confrérie, ce qui fait qu'ils n'étaient pas rendus. Bref ils étaient d'assez mauvaise humeur. La ville était maussade ce soir là, catins, coupe-jarrets et trafiquants de tout poil avaient préféré rentrer chez eux tant le chaland se faisait rare, pour tout dire inexistant, et les bruits de la nuit étaient ceux des gouttières déversant leur contenu dans la rue, et des chiens errants. Mais un peu avant qu'ils n'arrivent à la place du Cirque, ils aperçurent à la pauvre lueur d'une lanterne une minuscule silhouette s'engouffrer à toute vitesse dans une étroite venelle, suivie par cinq hommes eux aussi fort véloces. Nos amis, attirés par la perspective d'un spectacle intéressant, pressèrent le pas pour arriver à hauteur de la ruelle et lurent la plaque émaillée et bicentenaire indiquant "Impasse (et cour) des Glaviots". Depuis l'obscurité émanaient maintenant des plaintes et des suppliques, provenant d'une gorge féminine. Des halètements et des jurons salaces lui répondirent. Kalon, dont les veines battaient du sang de mille générations de barbares sauveurs de jeunes filles en détresse, porta la main à son Ecarteleuse et fit, à l'adresse de ses amis :
- Ils vont la violer, il faut y aller.
- Oh, je pense qu'ils se débrouilleront très bien sans nous, ils ont l'air de savoir s'y prendre, répliqua Melgo, qui était fatigué.
- Et pis moi, j'ai pas ce qu'il faut, observa Sook, qui était de sexe féminin(4).
- Pour la sauver, précisa l'Héborien.
C'est à ce moment de la discussion qu'il reçut de plein fouet quelque chose de gros, lourd, mou et malodorant dans la tête. C'était apparemment l'un des malandrins, qui venait d'opter pour la condition de défunt. Un de ses collègues fut projeté dans l'axe de l'impasse et traversa toute la "rue Sifflante" à pleine vitesse et à basse altitude avant de s'écraser contre le mur d'un changeur d'or avec un bruit dégoûtant qui indiquait sans conteste qu'il appartenait désormais à l'embranchement des invertébrés. Autre métamorphose chez la troisième arsouille, dont la tessiture passa de ténor à haute-contre en moins d'une seconde suite à l'ablation de ses organes copulatoires. Les deux autres périrent, eux aussi, de façon bruyante.
Puis il y eut un moment de silence.
- Je sais pas qui a fait ça, fit Sook en examinant un des cadavres, mais si on pouvait l'avoir dans notre équipe, ça serait sympa.
Les autres opinèrent du chef et s'engouffrèrent dans la venelle. Ils n'y trouvèrent qu'une maigre fille d'une quinzaine d'années, portant les lambeaux d'une tunique rapiécée, prostrée contre un tonneau d'eau de pluie et levant son regard bleu affolé sur les trois personnages qui venaient à elle. Elle poussait de temps en temps un petit gémissement terrifié, et ne prêtait pas d'attention aux corps hideusement déformés jonchant le sol autour d'elle. Melgo se pencha sur la pauvrette, un sourire miséricordieux sur ses lèvres, et lui parla de sa voix la plus douce, un instrument de qualité professionnelle qu'il n'utilisait généralement que pour soustraire quelques fonds à des marchands crédules.
- Comment t'appelles-tu petite fille?
Elle resta coite, mais s'apaisa un peu.
- Tu as vu qui a fait ça? Où est-il parti?
Sans mot dire, elle se jeta dans les bras de Melgo et se cramponna à lui. Par réflexe, il caressa affectueusement sa chevelure sale et mouillée, noire avec une mèche blanche.
- Viens, on va discuter de tout ça au chaud.
Et ils repartirent vers le nord, le voleur réconfortant la jeune souillon. Ils dépassèrent le Cirque, gigantesque silhouette noire et silencieuse, traversèrent le pont de Markath, le seul franchissant le fleuve Blenis, exceptionnellement désert, et peu après, obliquèrent vers l'ouest dans le dédale de ruelles jusqu'à leur demeure, haute et étroite, qu'ils avaient choisie pour sa discrétion et pour son accès facile au réseau des égouts. Elle eut un mouvement de recul avant d'entrer, mais le sourire de Melgo fit encore une fois des merveilles. Sook entra la première et, d'un curieux mouvement des doigts, donna congé au gardien invisible, serviteur magique des plans d'ombres qu'elle avait invoquée pour assurer la sécurité du logis. Ils montèrent à l'étage et s'installèrent dans le salon, où Kalon fit un grand feu, au dessus duquel il plaça le chaudron contenant la soupe. Au regard de la jeune fille, ils comprirent qu'elle était affamée. L'Héborien déposa devant la gamine une miche de pain blanc, une cuiller, et dans la dépression circulaire creusée à même la table de chêne, placée en face d'elle, il déversa trois bonnes louches de soupe chaude. Comme elle interrogeait ses hôtes du regard, il fallut l'inviter du geste pour qu'elle se décide. Elle n'avait pas dû manger à sa faim depuis longtemps car elle dévora des quantités de nourriture supérieures à ce que son estomac semblait pouvoir contenir, tout en jetant aux aventuriers des regards par en dessous, et au bout d'un bon moment, elle finit par être repue. Melgo prit alors une mine sévère pour l'interroger.
- Et maintenant, comment t'appelles-tu, jeune fille?
Elle leva ses grands yeux tristes et, après un instant, répondit d'une voix douce :
- Chloripadarée. Chloé.
- Alors Chloé, raconte-moi ce qui s'est passé dans cette ruelle.
Elle piqua du nez sur ses cuisses, et raconta avec un accent charmant.
- Mon maître m'avait envoyée acheter chez l'aubergiste une bouteille de vin, mais avant que j'arrive, ces hommes m'ont attrapée. J'ai pu leur échapper mais dans ma fuite, j'ai perdu l'argent de mon maître. Ils se sont arrêtés un instant pour le ramasser, mais ils m'ont rattrapée dans cette impasse. Alors ils se sont rapprochés de moi, un d'eux m'a touchée.
Silence.
- Et après?
- Ils sont morts.
- D'accord, mais qui les a tués? Tu l'as vu?
Elle éclata inexplicablement en larmes en serrant les poings.
- Je suis un monstre, sanglota-t-elle avec obstination.
- Maisnonmaisnonmaisnon, tu n'es pas un monstre. Alors, qui les a occis de si efficace façon?
- Moi, murmura-t-elle.
Silence derechef.
- Tu... oui bien sûr. Et comment as-tu fait?
- C'est une longue histoire.
- Vas-y, on t'écoute. Eh Sooky, c'est ici que ça se passe!
- Humm, fit la sorcière en émergeant du demi-sommeil dans lequel la fatigue l'avait fait plonger.
- Et bien voilà. Je suis née à Telisradam.
Elle s'arrêta, comme si ce nom devait imposer le respect.
- Et c'est où, ça? Demanda Melgo.
- Par delà la mer et le désert, fit tristement Chloé. C'est fort loin, j'en ai peur. Ma cité était en guerre avec sa voisine, la puissante Meorn-Daruz, la cité-sous-le-nuage, et c'est durant une embuscade que je fus capturée par les Possédés, ceux de Meorn-Daruz. Je suppose que vous n'avez jamais entendu parler de cette cité?
Melgo et Kalon se consultèrent du regard, Sook consulta la table en posant son oreille dessus et en fermant les yeux. Ils n'avaient jamais entendu parler d'une ville portant ce nom. Chloé continua.
- J'étais encore enfant lorsque je fus menée en esclavage dans la cité, au service d'un riche patricien, où je ne vécus en fait pas si mal. Il convient que vous sachiez une chose à propos de Meorn-Daruz si vous désirez comprendre le sort qui fut le mien, cette ville et ses environs sont maudits depuis la nuit des temps. Les habitants subissent tous, dès qu'ils y passent suffisamment de temps, un terrible changement, le Passage, qui profane les corps de façon si définitive que même les plus puissants sorciers ne peuvent ni l'empêcher, ni réparer ce qui est fait.
Sook se réveilla un instant quand elle entendit prononcer le mot "sorcier", la quête de puissance mystique avait toujours été sa principale motivation.
- En fonction de la transformation qu'ils subissent, les habitants de Meorn-Daruz se placent sous la protection d'un dieu tutélaire, pour moi ce fut Veddex, le dieu-scarabée, mais comme j'étais esclave, je n'ai pas fait partie de la caste des guerriers, comme les autres scarabées.
- Mais, demanda Sook, quel changement as-tu subi? Je ne remarque rien.
- Ma Marque est discrète car je puis reprendre forme humaine à volonté, d'autres n'ont pas eu ma chance, et ne peuvent dissimuler leurs ailes, ou leur couleur, ou tout ce qui peut faire leur malheur.
Elle était en larmes, Melgo décida de changer de conversation.
- Et comment es-tu arrivée à Sembaris? Ton maître est-il ici?
- Non, il était marchand, il avait un fils, au service duquel je fus attachée. Quand celui-ci prit la tête d'une caravane, je dus l'accompagner à travers les savanes de l'est. Mais nous fûmes attaqués par des esclavagistes de Bendouk, qui massacrèrent une bonne partie de la caravane. Je fus revendue bien plus au nord, dans le pays de Pthath, à un noble qui dut cependant s'exiler peu après. Je traversais donc la mer en sa compagnie et je parvins à Sembaris, où faute de moyens il dut me vendre à un nommé Sangoun, un malamorteux aussi riche qu'avare. Si je rentre sans son argent et avec mon vêtement déchiré, il va me tuer, c'est certain.
Kalon fit bâiller le col de la pauvre tunique, regarda le dos de la malheureuse, et y vit ce qu'il cherchait. L'Héborien n'était pas exactement ce qu'on pouvait appeler un humaniste, mais ayant durant sa jeunesse porté les fers dans les mines d'opale de Thendara, il entretenait sur le sujet de l'esclavage des idées assez personnelles. Il était notamment partisan de brûler les yeux des marchands d'esclaves et de leur faire manger les génitoires de leurs clients. Il fit d'une voix sinistre :
- Demain, j'irai voir ton maître.
- Pour te racheter à lui, intervint précipitamment Melgo, peut désireux que son compagnon ne fasse une bêtise.
- Roonzzzz, poursuivit Sook.
Chloé eut un regard empli de reconnaissance et se jeta aux pieds du colosse:
- Je vous servirai bien, vous verrez, je serai votre servante dévouée.
- On verra ça demain, pour l'instant, allons nous coucher.
Le sommeil de Kalon fut bref et agité, si bien qu'il eut un rêve. Et dans ce rêve il vit un désert de sable blanc, éclatant, sous un ciel rougeoyant, implacable. C'était le royaume de la mort, des vents et du soleil, implacable, sans eau ni végétation. Et entre les deux lunes de ce monde hostiles apparut le beau visage d'une femme qui s'adressait à lui d'une voix fantomatique qui n'était pas exactement synchronisée avec ses lèvres :
- Parle moi de ton monde natal, Usul...
- Kalon.
- Quoi Kalon?
- Kalon je suis. Pas Usul.
- Vous n'êtes pas monsieur Dib, résidant à Arrakeen?
- Ben non.
Il y eut des bruits affolés, comme si on cherchait dans une pile de parchemins, et des voix à demi étouffées laissant échapper des mots comme " bordel " ou " pignouf ". Puis au bout d'un long moment, la voix reprit, un peu gênée.
- Vous allez rire, on avait un rêve prémonitoire pour vous, mais on l'a paumé, on n'arrive plus à mettre la main dessus. On vous rappelle la nuit prochaine, sans faute. Encore désolé monsieur... euh... Kalon.
- Pas de mal.
Et le barbare reprit innocemment le cours normal de son cycle de sommeil.
Le cité gouttait de partout et, telle un chien sortant de la rivière, empestait la chose humide et malpropre sous les feux oranges du soleil matinal. Dans la petite salle d'eau située au sous-sol de la petite maison, une sorcière sombre mal réveillée donnait un bain à la jeune esclave, et c'était pas du luxe.
- Et ben, c'était pas du luxe, bougonna Sook en frottant vigoureusement Chloé.
- Hélas, la vie servile est parfois salissante. Dis moi, sont-ils de bons maîtres?
- Qui donc?
- Eh bien le prêtre et le géant.
- Aucune idée - elle jeta un oeil aux zébrures sur le dos de la malheureuse - mais je suppose que ça peut difficilement être pire que... comment s'appelle-t-il déjà, Argoun?
- Sangoun. Quel triste personnage. Et ils te battent souvent?
Sook faillit déraper et tomber elle aussi dans le bassin.
- Ils n'ont jamais essayé, et ils ont été sages. Je ne suis pas leur esclave.
- Ah? Excuse moi, je ne savais pas... Tu es une servante libre alors?
- Non.
Elle plongea sous l'eau la tête de la gamine pour lui décrasser la chevelure, puis la ressortit. Elle était de mauvaise humeur, d'une part parce qu'elle n'avait pas assez dormi, ensuite parce que cette jeune étrangère monopolisait l'attention de ses compagnons, enfin elle n'aimait pas être rangée dans la catégorie "domesticité". Mais le plus agaçant, c'est qu'à mesure que les couches de crasse successives partaient dans l'eau du bain, il apparaissait que Chloé était plus que mignonne et disposait déjà de certains argument qui avaient toujours fait cruellement défaut à Sook. En tout cas sa capacité pulmonaire devait avoir des limites, car elle émergea dans une grande éclaboussure, ce qui permit à la sorcière de contempler, d'un regard noir et envieux, les globes fermes et lactifères de l'esclave.
- Qu'est-ce qui t'a fait croire que j'étais une esclave?
- Et bien tes vêtements, et puis tu as le même âge que moi...
- Je pourrais être ta mère, jeune fille, et je suis la plus âgée des trois. Nous sommes une compagnie d'aventuriers, et je suis la sorcière du groupe.
Chloé la dévisagea, bouche bée et les yeux ronds, puis sourit.
- Ah je comprends, tu plaisantes n'est-ce pas. Non?
Cependant, Sook n'avait pas une mine à plaisanter.
- Et puis mes vêtements sont très bien.
Sook était vêtue d'une chemise grise trop grande(5) qui pendait mollement sur ses épaules, d'un pantalon bouffant marron retenu par une cordelette et de vilaines sandales à deux sous. Lorsqu'on l'interrogeait sur ses habitudes vestimentaires, elle répondait généralement qu'elle s'en foutait et que c'était pas vos affaires, mais condescendait parfois à explique que les sorciers médiocres, pour en imposer à la population et donner un certain lustre à leurs pitoyables conjurations, s'encombraient invariablement de lourdes robes de velours ornées de broderies à l'or ou à l'argent, de colifichets emplumés, de machin-choses runiques et autres amulettes clinquantes, et qu'une nécromancienne de sa classe n'avait que faire de toutes ces fadaises. Ce n'était pas faux, bien sûr, mais ce n'était pas non plus la véritable raison. Quand à ceux qui pensaient qu'elle s'habillait ainsi pour cacher ses formes inexistantes, ils faisaient eux aussi fausse route. La vraie raison, je la connais, mais je vous la dirais pas.
Cependant, tandis que la sorcière lavait la chevelure noire et blanche à grande eau, elle aperçut de part et d'autre de la tête des choses surprenantes.
- Tu es une elfe?
- Bien sûr, Telisradam est une très ancienne cité elfique, perchée dans les arbres. C'est gênant?
- Non.
Sook n'avait jamais approché d'elfe d'aussi près, mais en avait entendu parler, comme tout le monde. On sait que dans le continent Klisto vivaient de multiples races de créatures semi-humaines, telles que leprechauns, gnomes, nains, esprits des bois et autres pieds-poilus. Habituellement, les royaumes humains les ignoraient superbement, englobant indistinctement ces peuples dans les qualificatifs peu flatteurs de "demi-portions" ou "racaille". Seules les nations les plus évoluées les considéraient assez pour engager à leur encontre des génocides sérieux. Cependant, les elfes faisaient exception à la règle.
Il s'agissait de créatures de taille légèrement inférieure à la moyenne humaine - Chloé devait donc passer pour une grande asperge aux yeux des siens - aux oreilles pointues, à l'espérance de vie légendaire, connus pour le raffinement de leur civilisation hédoniste, leur amour de la nature, et surtout leur grande connaissance de la magie. Au cours de l'histoire humaine, les rares peuples humains qui s'étaient lancés dans la persécution des elfes avaient connu des déconvenues assez spectaculaires, comme par exemple la disparition pure et simple de tous les habitants du royaume. De façon générale, on évitait de faire chier les elfes quand on en rencontrait. Ce qui de toute façon devenait de plus en plus rare.
En effet depuis des millénaires, depuis bien avant la chute de l'Empire d'Or, la race ancienne des elfes reculait. Alors que jadis elle avait honoré de son nombre la terre qui la nourrissait, on ne comptait maintenant plus que quelques cités dispersées, si isolées qu'elles n'étaient plus dans la mémoire des hommes que mythes à moitié oubliés. D'aucuns pensaient que la magie, jadis prospère et courante, s'enfuyait du monde à mesure qu'il vieillissait, et que les elfes, créatures de magie, en subissaient les conséquences. D'autres tenaient pour sûr qu'ils se retiraient du monde, las de la folie des hommes, partant pour quelque retraite mystérieuse parmi les étoiles.
Cependant l'honnêteté me force à révéler la véritable raison de ce déclin, qui est leur malheureux penchant... comment dire... pour la pratique bardite, si vous voyez ce que je veux dire.
Non?
Disons qu'en bien des domaines, ils allaient à l'inverse de l'humanité.
C'est pas plus clair?
Bon, d'accord, les elfes sont pédé comme des phoques.
Donc, Sook était fort intéressée par l'étude rapprochée d'une jeune elfe qui lui apporterait, elle y comptait bien, quelques connaissances utiles pour la pratique de son art. Elle lui prêta pour se vêtir quelques extraits de sa garde-robe, qui était assez réduite, puis elles sortirent en ville afin de lui trouver des vêtements décents. Chloé avait entendu parler d'une boutique de confection, dans le quartier, où se fournissait madame Sangoun, au grand désespoir de son époux, et dont l'enseigne chamarrée affichait en lettres rose bonbon "Maître Smaldo, Créateur". La boutique était vaste et largement ouverte sur la rue par des vitrines dans lesquelles s'affichaient toutes sortes de fanfreluches bigarrées et, de l'avis général, importables. Le dénommé Smaldo, individu entre deux âge au cheveu rare et au visage allongé, s'approcha vivement lorsque les deux femmes entrèrent dans son magasin. Ses manières informèrent Sook qu'il partageait au moins un point commun avec la race elfique.
- Bonjourquepuisjefairepourvous?
- On veut une robe, fit Sook.
- Certes, mais... vous savez, ma modeste échoppe utilise les tissus les plus fins, les ouvrières les plus expertes, nous ne comptons ni la matière ni les heures, et nous avons en ville une réputation d'excellence...
- Tant mieux pour vous, mais vendez-vous des robes?
- En effet, en effet, je souhaitais simplement vous faire comprendre que nos produits ne sont peut-être pas dans vos moyens...
- Combien?
- Je crois que notre modèle le moins cher, la "corolle pourpre", est à dix-sept naves.
- Effectivement, ce n'est pas le genre de somme que j'ai l'habitude de débourser, répondit Sook, désireuse de rabattre son caquet à ce commerçant. Dans les cinquante, vous avez quoi?
- Buh? Cinquante naves? D'or?
Augustement, la sorcière porta la main à un compartiment de sa sacoche, et en sortit une poignée de pièces qu'elle lança avec dédain sur le tapis précieux qui recouvrait le sol.
- Faites vite, on n'a pas la journée.
- Certes, certes (il claqua dans ses mains pour convier ses ouvrières). Puis-je me permettre de signaler au jeune garçon que nous avons aussi des articles pour homme?
Sook serra les mâchoires et fit des efforts visibles pour ne pas égorger le marchand avec les dents. Un éclair de magie pure fusa en sifflant le long de son bras jusqu'à son poing serré, informant son interlocuteur que poursuivre la conversation sur ce terrain serait mal venu. Elle songea ensuite qu'au cours de sa vie, les sommes cumulées de ses dépenses vestimentaires ne devaient pas atteindre la moitié du prix de cet unique vêtement.
Cependant, Kalon et Melgo étaient sortis pour racheter la liberté de Chloé à son indigne maître. Sangoun était connu dans le quartier et ils n'eurent aucune peine à trouver son atelier, un peu au nord du Cirque. Effectivement, les affaires n'allaient pas trop mal pour lui. Il avait la tête de l'emploi, voûté, chauve, long cou, crâne rond, yeux enfoncés, toujours vêtu de sombre, son obséquiosité cachait mal l'éclat cruel et cupide de son regard. Dans les profondeurs du vaste bâtiment mal éclairé s'échinaient autour d'impressionnantes maquettes de bois dégoulinantes d'or et de couleur une armée d'ouvriers aux mines abattues, sans doute étaient-ils mal payés.
Il convient à ce stade que j'expose brièvement les coutumes des Khôrniens en matière de funérailles. Lorsque meurt le défunt(6), on l'enterre sans attendre dans un simple linge, dans un trou peu profond creusé à même la terre. Puis la famille commence à réunir la somme nécessaire aux funérailles. Pendant ce temps, le malamorteux, une sorte d'organisateur de funérailles, construit les chars, les cercueils, ainsi que les statues à l'effigie des dieux, tout étant en bois dégoulinant de peinture et de décorations diverses, et obéissant à un code rigide selon la caste du client et son rang social. Puis, une fois que tout était prêt, on convoquait les prêtres, et on déterrait rituellement le squelette (le cadavre ayant séjourné plusieurs mois dans la terre), que l'on plaçait dans le cercueil (en forme d'animal, selon le métier du sujet), on sacrifiait quelques dizaines de buffles, on faisait ripaille avec tout le village au cours d'un banquet gargantuesque, et enfin on brûlait cercueils et statues divines dans un grand brasier. Du faste de la cérémonie dépendait le prestige de la famille, de telle sorte qu'on ne regardait pas à la dépense. Assez souvent ils devaient s'endetter sur des années, voire faire une cérémonie groupée pour plusieurs morts. La plupart des étrangers trouvaient ces coutumes pittoresques, Melgo quand à lui pensait que laisser ses enfants crever la faim pendant des années pour faire un bel enterrement à leurs grands parents était un usage crétin, criminel et pour tout dire bien digne de paysans attardés. Melgo était un citadin et avait toujours considéré que ce qui vivait à l'extérieur d'une enceinte fortifiée ne méritait pas le label humanité. Sangoun fondit sur eux comme un oiseau de proie, en massant ses mains noueuses.
- Aaaaah, messeigneurs, c'est un bien grand malheur qui frappe votre maison, et croyez que ma compagnie compatit à votre douleur. Qui fut donc frappé par le funeste destin?
Melgo, voleur de métier et prêtre d'occasion, avait donc deux raisons pour savoir reconnaître un hypocrite quand il en voyait un. Celui-là devait s'entraîner sérieusement.
- Personne, messire Sangoun, personne. Nous venons vous entretenir d'une toute autre affaire.
Le visage de l'homme se ferma comme une huître recevant une goutte de citron.
- Ah? Dans ce cas, veuillez passer dans mon bureau.
Ils le suivirent dans une petite pièce sans fenêtre ni décoration, juste une large table bien rangée, un fauteuil de bois et un coffre massif.
- Soyons brefs, que puis-je pour vous?
- Vous avez je crois une esclave, une dénommée Chloé.
- C'est possible, dit lentement le commerçant, qui apparemment jaugeait ses interlocuteurs.
- Nous vous la rachetons.
Il resta coi une dizaine de secondes, impassible.
- Cette petite souillon a quitté ma maison hier au soir, je ne sais pas où elle se trouve.
- Chez nous. Combien en voulez-vous?
Encore un peu de réflexion pour Sangoun.
- J'y suis très attaché vous savez, c'est une enfant charmante...
- Ben tiens. Voici vingt naves.
Melgo posa sur la table la somme en question. Sur le marché aux esclaves, un spécimen mâle jeune, musclé et en bonne santé se négociait une quinzaine de naves, grand maximum.
- Je ne suis pas vendeur.
C'était plutôt curieux. Mais Melgo avait encore un atout dans sa manche.
- Voilà comment je vois les choses : je vous offre un excellent prix pour quelque chose que je possède déjà. Maintenant soit vous prenez ce que je vous donne, soit je laisse mon ami - il désigna Kalon du menton - poursuivre avec vous cette négociation. Il est plus expert que moi en certains aspects de l'art rhétorique.
- Ah.
- Voilà.
- Evidemment.
Il empocha avidement le petit tas d'or posé devant lui, et chercha dans son coffre un petit parchemin sale qu'il tendit à Melgo. C'était le titre de propriété.
- J'espère qu'elle vous donnera pleinement satisfaction, monsieur?
- Malig ibn Thebin, archiprêtre de M'ranis. Le bonjour monsieur.
- C'est cela, le bonjour.
Et les compères s'en furent, se forçant à ne pas se retourner tandis que dans leur dos pesait le lourd regard du fielleux Sangoun.
III ) Où Sook et Melgo se défoulent.
Les filles achetèrent donc une jolie "robe de soie festonnée de brocards dans des tons écrus et bordeaux, garnie de revers gansés et de passementerie fantaisie mise en valeur par un manchon ajouré gainé de dentelles et de queues d'hermine, une ceinture de velours de Pourstif et de charmants escarpins assortis(7)".
- Ca te va bien, concéda Sook, qui était d'humeur elficide.
- Merci, maîtresse, je me sens belle...
Chloé avait le sens de la litote. Elle virevoltait en riant comme une enfant, ses longs cheveux noirs et blancs luisant dans les rayons du soleil de midi perçant les nuages, la nimbant dans une aura irréelle. Les passants qui sur la place du Dragon se pressaient, étaient bouche bée et se tordaient le cou pour ne pas perdre une seconde d'un spectacle qui, pour beaucoup, serait le plus merveilleux qu'ils contempleraient jamais. La sorcière se souvint d'avoir lu, dans un ouvrage savant, que "les elfes procèdent des beautés primordiales et divines dont ils sont les dernières reliques terrestres". Elle avait cru que l'auteur de ces lignes était sous Lotus Noir lorsqu'il les avait écrites, mais elle se rendait maintenant compte qu'il avait fait preuve d'une certaine retenue.
Or donc, il advint qu'en virevoltant, l'elfe heurta un vieux sorcier aigri qui passait par là en coup de vent.
Il était facile de voir qu'il était sorcier, il portait une robe noire, un chapeau pointu, une longue barbe blanche, et toutes les sortes de fanfreluches que j'ai décrites plus haut et que j'ai la flemme de copier-coller. Il était facile de voir qu'il était aigri car il rabroua vertement la fille et, d'un geste de la main, l'expédia par terre. Aussitôt, un cercle vide se forma dans la foule, centré sur les trois protagonistes.
- Aïeuh ! s'exclama l'elfette en s'étalant.
- Hors de ma vue, jeune sotte! Tonna le nécromant en élevant son bourdon de façon menaçante.
- C'est toi qui touche à ma copine? Demanda Sook, peu amène.
Le cercle des badauds s'élargit.
- Quoi, tu veux m'empêcher de bastonner cette donzelle comme elle le mérite? Sais-tu que je suis Skombarg, conjurateur du troisième cercle, grand initié du Linceul Vermeil, membre du Conclave Séléno-Astral, Bâtonnier du Barattage Rituel? Sais-tu que je puis te calciner sur place avant que tu ne comprennes ce qui t'arrive? Tu as de la chance de ne pas être sorcière, sans quoi je t'eusse défiée en combat singulier.
Le cercle avait pris des proportions étonnantes.
- Je suis Sook d'Achs, et je connais quelques tours. Et je relève ton défi, pauvre naze.
Le cercle était devenu carré et s'était élargi aux dimensions de la place, qui était donc maintenant vide à l'exception d'un honorable membre de la Confrérie des Mendiants Sourds, qui s'était assoupi. Les deux sorciers étaient d'égale humeur et Chloé jugea prudent de se cacher derrière la fontaine en forme de dauphin qui ornait le centre de la place.
La loi non écrite, chez les sorciers des deux continents, était la même. Un défi lancé devait être relevé, et il ne pouvait y avoir qu'un survivant. Au maximum. Sook était plutôt une individualiste, elle ne s'était jamais vraiment faite à cette habitude qu'ont les sorciers à adhérer à des cercles et à des confréries, ni à passer des épreuves difficiles et dangereuses pour se classer les uns par rapport aux autres. Elle considérait que ce genre de coutumes ne se ramenait somme toute qu'à un vulgaire concours de bites, auquel elle ne se sentait pas tenue, ce qui était, convenons-en, assez normal. Donc elle ne savait pas ce que pouvait valoir un conjurateur du troisième cercle sur le marché actuel.
- Tu dis t'appeler Sook?
- Tel est mon nom.
- J'ai entendu parler d'une nécromancienne de ce nom, aussi appelée la Sorcière Sombre. Elle aurait remporté, dans les pays nordiques, une demi-douzaine de duels contre de forts sorciers.
- Huit.
- C'est... non, ça ne peut pas être toi, c'était il y a au moins une vingtaine d'année. Ta mère peut-être?
- Devine...
Pendant ce temps, elle avait rassemblé le long de ses nerfs son fluide argenté, et lorsqu'elle fut à son maximum, elle traça dans l'air, plus vite que les yeux ne pouvaient le voir, les trois décagrammes d'un sortilège bien pratique, qu'elle avait en permanence sur elle. L'air sembla se fendre, une détonation prodigieuse retentit, rebondit sur les pavés et les murs des immeubles voisins, et un éclair aveuglant gicla droit dans la direction indiquée par la main ouverte de la sorcière. Hélas, elle était aussi myope que sombre, et elle rata d'un cheveu sa cible, qui eut la bonne idée de sauter prestement de côté. L'étal d'un marchand de fruits et légumes prit la décharge et explosa dans une gerbe de pulpe. Skombarg eut alors le désagréable sentiment que la Mort, en riant, inscrivait en lettres de sang le chiffre "neuf" au dessus de sa tête. Mais il n'était pas homme à se laisser faire, et il rassembla tout son courage pour lancer son meilleur sortilège offensif. Dans la catégorie "donner vaut mieux que recevoir", la célèbre Boule de Feu faisait office de classique incontournable. Une giclée de fluide élémentaire courut le long de ses bras tandis qu'il accomplissait les mouvements requis. Sook les reconnut tout de suite et piocha dans sa bibliothèque mentale la riposte adéquate. Son doigt désigna le sol à ses pieds et il apparut autour d'elle un pentacle protecteur de faible diamètre, fait de flammes argentées. Elle prit alors dans son sac un parchemin qu'elle déroula prestement, et elle lut les inscriptions tracées, le pacte innommable passé avec un para-démon de magma par un invocateur habile et dont l'achat lui avait coûté les yeux de la tête. C'était une langue ancienne, aux syllabes hideuses et dont la prononciation salissait la bouche. La voix de Sook prit de l'ampleur et des accents métalliques des plus désagréables, un vent surnaturel se leva et un cercle de lumière encadrant un rougeoiement sans fond apparut brusquement sur le sol, un Seuil Dimensionnel s'ouvrant sur les abysses du Demi-Plan Elémentaire de Feu, qui emplit l'atmosphère d'un air brûlant, sec et soufré. Une main de cauchemar sortit alors hors du puits, semblant faite de feu et de pierre noire à moitié fondue.
La main tenait un parchemin rouge sang. Elle le lança en l'air, il resta une demi-seconde en lévitation, puis le Seuil se referma dans un petit "plops" paresseux et le rouleau tomba par terre. Sook le lut :
Demi-Plan Elémentaire de Feu
Madame, Monsieur,
Sauf erreur ou omission de notre part, il apparaît que votre compte présente un débit de six coqs noirs, une jeune vierge et deux nourrissons non baptisés (à régler un soir de pleine lune) depuis une période de vingt-sept cycles circadiens. En raison de cette dette, nous sommes au regret de suspendre momentanément nos transferts dimensionnels. Nous vous saurions gré de bien vouloir vous mettre en rapport dans les délais les plus brefs avec notre service Contentieux-Malédiction, merci d'avance.
Département des recouvrements.
Ref. : DPEF-DR 17524-12-445 CX
Veuillez agréer, Madame, Monsieur, l'expression de nos sentiments les meilleurs.
- Le bâtard, il m'a vendu un parcho en bois!
Cependant, le sorcier en était arrivé au terme de son incantation. La boule de feu partit, d'abord petit point rougeoyant, puis accélérant et s'enflant en une sphère vrombissante de la taille d'un homme debout qui filait vers la Sorcière Sombre. Jamais depuis qu'elle s'était faite charger par un dragon elle ne s'était senti autant en danger de mort. Instinctivement, elle mit sa main devant elle pour se protéger, et sans réfléchir, elle dirigea vers son bras tendu tout le fluide igné qu'elle put mobiliser en elle. Alors la main s'entoura d'iridescences ardentes. Il convient de savoir que le feu ordinaire n'est que la manifestation ordinaire, vulgaire et bassement terrestre d'une réalité plus profonde, que les magiciens nomment Feu (notez la majuscule), et qui ordinairement ne peut exister que dans des plans d'existence particuliers. Mais ce qui entourait la main de Sook, c'était bien du Feu. Le sortilège frappa la main ardente, la boule parut un instant se distordre, comme si elle était molle, la sorcière s'arc-bouta de toutes ses forces et réussit par un effort de volonté insensé à bloquer le projectile mortel, puis à le rejeter de côté. Skombarg, stupéfait, tenta de reprendre le contrôle mental de la boule et réussit à infléchir son parcours, mais pas assez pour éviter qu'elle ne s'écrase contre un mur et explose, réduisant en cendres le malheureux mendiant qui ne daigna pas même se réveiller pour assister à son trépas.
Egalité.
Sauf que Sook avait épuisé ses forces, tandis que Skombarg était toujours en possession de toutes sortes de sortilèges mortifères. Elle décida de ruser.
- Fais gaffe, ton chapeau est en feu.
- Hein, quoi, où ça? Fit le sorcier en enlevant précipitamment son couvre-chef.
Sook prit prestement dans son sac une courte flèche en argent, composante d'un sort qu'elle n'avait pas les moyens de lancer, et se précipita de toute la vitesse de ses jambes sur son adversaire qui tarda à la voir arriver, puis ne crut pas qu'une de ses consoeurs puisse s'abaisser à une attaque physique. Il tenta maladroitement de parer du bras, mais la sorcière avait pris avec Kalon et Melgo des cours de combat à la dague, où elle n'était pas trop maladroite. La flèche entra sous le menton du vil nécromant, remonta entre les os du crâne et perça le cerveau par en dessous. Ainsi périt le sorcier Skombarg.
- Et de neuf, commenta Sook en s'aidant du pied pour essayer d'extraire sa précieuse flèche du crâne.
Chloé sortit prudemment de derrière sa fontaine, roulant de grands yeux horrifiés.
- Mais, c'est horrible ce que tu lui as fait!
- C'était un duel à mort. Une affaire d'honneur. Mano a mano. Un contre un. Que le meilleur gagne. Et que l'autre crève. Il ne doit en rester qu'un. Tu piges? Où il a planqué ses parchos ce gland?
- Mais comment une aventurière peut-elle faire ça? C'est très félon ce que tu lui as fait!
- Efficace serait un mot plus juste. J'ai l'impression que tu te fais une drôle d'idée du métier d'aventurier. Bon, vaut mieux qu'on s'arrache avant que les cognes se pointent. D'habitude ils ne sont jamais pressés de se mêler des affaires de sorcellerie, mais on ne sait jamais.
Ainsi firent-elles.
Les sens exercés de l'Héborien étaient toujours en alerte, c'était le dur enseignement que lui avait inculqué la cruelle nature de son pays natal. Il est paraît-il un sixième sens qui avertit le chasseur lorsque sur lui se pose l'oeil de la bête tapie, sans doute est-ce lui qui l'informa que quelqu'un, dans la foule, le prenait en chasse.
- On nous suit, dit-il à son compagnon.
- Un petit brun, jeune, avec une balafre et habillé en égoutier? Je l'avais remarqué, il nous suit depuis l'atelier. On sent qu'il a subi quelques leçons de l'enseignement des voleurs, mais qu'il n'était pas très attentif, il fait des erreurs de débutant. Vois-tu, les malandrins d'ici n'ont aucune conscience professionnelle, je l'avais déjà remarqué. A Thebin, nous aimions le travail bien fait. Nous n'avions d'ailleurs pas le choix, un maladroit de ce genre aurait été sacrifié rituellement à Xyf, notre dieu, moins pour l'honorer que pour se débarrasser d'un incapable qui aurait terni l'image de notre congrégation.
- Il veut nous voler? Il est idiot!
- Je ne pense pas, je l'ai aperçu dans l'atelier de Sangoun. A mon avis, son maître l'a envoyé découvrir où nous habitons. C'est pour ça qu'il nous file ainsi.
- On le sème?
- Non, ce serait inutile. Dans une ville comme celle-là, il n'aurait de toute façon aucune difficulté à retrouver un guerrier de ta taille et un prêtre au crâne rasé, on ne passe pas inaperçus. Par contre cette nuit, je me verrais bien faire un tour chez Sangoun, histoire de voir pourquoi il tient tant à cette fille. Je comprendrais peut-être enfin cette histoire de Passage dont elle a parlé, et comment elle a tué ces malheureux qui la poursuivaient. En attendant, j'ai soif, on s'en jette une au Pendu?
Kalon ne se le fit pas dire deux fois, et ils terminèrent la matinée dans la taverne du "Singe Pendu", sise dans la rue Mortefeuille, non loin de la maison de nos amis. L'endroit appartenait comme son nom l'indiquait à la deuxième catégorie, celle des bouges. Celui-ci cependant était plutôt bien fréquenté, si on le compare à ceux du Faux-Port, et en journée, l'essentiel de la clientèle était constitué par des aventuriers de bonne compagnie, des étudiants de l'école de pontonniers voisine, et quelques marchands et paysans de passage souhaitant s'encanailler quelque peu avant de retourner chez eux. Et le voleur suivait toujours, discret comme un bataillon de Légion Etrangère en virée dans une boîte de strip tease.
Ils y restèrent jusqu'au repas de midi, qu'ils prirent copieux et bien arrosé. A la sortie, un jeune crieur famélique fit pitié à Kalon, qui lui acheta une feuille de papier malpropre et dont l'encre n'avait pas encore choisi entre l'état liquide, solide ou gélatineux, et appelée avec un certain optimisme "journal". L'Héborien fit mine de lire. Il appréciait particulièrement la lecture, surtout en public. Parce que ça impressionnait son monde. Il y lut, à haute voix, pour son comparse :
UN JOURNAL QUOTTIDIEN D'INFORMATION POPULAIRE
où sont consignées les milles évènements surprenants
insolittes, amusants, horrifique ou édifiants qui surviennent
inmanquablement dans notre belle ville de Sembaris,
et surtout quand on est ailleurs, ce qui est rageant, convenez-an.
UN EVENEMENT HORRIBLE ET DRAMATIQUE a se matin eu lieu sur la place du Dragon, devant les fenettres de notre redaction Aux alantour de dix heures, alors que nos ouvriers méttaient la dernière main à la confection du présant numéro, une suxcession de fracas effroyable retentit sur la place. Après que le calme se fut revenu, et n'écoutant que son courge, notre journaliste, Hégésippe Selmangion, sortit de sous la presse ou il avait élu d'omicile, et vint se pencher à la fenettre pour constater à sa grande stupéfaction que sur le pavé gisait le cadavre sans vit de l'honorable sorcier Skombarg, dit "Bile Noire", bien connut de nos lecteur. La mort lui avait été causée par un poignardage qui lui était passé dessous le col, et transpercé toute la tête de bas en haut. L'affaire a en øutre causé la défunctation de monsieur Gergos "La Panse", célèbre mandiant qui officier dans le quartier de puits de nombreuses annéees, et qui sera fort regretté. L'arme du crime avait disparue, ainsi que le criminel. Il n'y eut pas de témoints, mais ceux qui n'étaient pas la nous ont dit qu'il avait eu lieut un duel de sorciers, et que l'autre conbattant était de petite taille, et roux. La milice arrivat sur les lieus aussitot que tout danger fut écarté pour elle, et conclus à un suicide par pendaison, où à une mosure de guêpe. Mais quand donc est-ce que le gouvernement il fera-t-il qu'elque chose contre ces maigciens qui nous tuent, y compris nos femmes et nos enfants? Et nos vieux?
De rage, Kalon froissa le journal qu'il jeta par terre, avant que Melgo ne le ramasse pour le lire à son tour. Le barbare était un homme carré et aimait qu'on respectât les règles de la grammaire et de l'orthographe. Rien ne l'énervait plus qu'un auteur qui ne se relit pas qu'un auteur qui ne se relit pas.
Cette nuit là, Melgo et Kalon sortirent en tapinois. Le guerrier portait un manteau noir sous lequel il était vêtu d'une armure de cuir bouilli, il y dissimulait aussi son épée. Devant lui marchait le voleur, emmitouflé dans un manteau tout semblable, qui dissimulait sa robe magique, une rapière, une gauchère et une petite lanterne de cuivre. Les nuits de Sembaris étaient connues pour n'être point de tout repos, la milice terminait prudemment son service dès le coucher du soleil, les honnêtes citoyens évitaient de quitter leur logis sans une sérieuse force de frappe, et l'apparition des premières étoiles signalait que l'heure des voleurs et des assassins avait sonné. Tout une cité, secrète et invisible le jour, reprenait vie tandis qu'en haute altitude un nuage fin et nerveux signait d'argent la tenture noire des cieux.
- Merde, j'ai marché dedans! Chiotte de nuit!
- C'est là.
- Je sais. Bon, alors je vais entrer seul avec la lanterne, sous le couvert de ma robe magique. Toi tu restes dehors, s'il y a un pépin, on ne sait jamais, j'imite le cri de la chouette et toi, tu fais diversion.
- Comment?
- Ben, je sais pas moi, en hurlant comme un possédé, en défonçant la porte, en mettant le feu, sois créatif que diable. D'habitude tu sais te faire remarquer.
- OK.
L'héborien sortit son épée bâtarde à dénomination variable et se glissa dans une impasse, en face de l'atelier du malamorteux, entre une poubelle et une gouttière, invisible comme seul peut l'être un barbare rompu à toute les ruses cynégétiques. Cependant, Melgo enleva son manteau noir et rabattit sur son crâne chauve la capuche de sa robe. Il parut se brouiller, puis disparaître, le don de la déesse M'ranis faisait sans doute de lui le meilleur voleur d'occident. Il escalada sans peine l'enceinte, les gants de cuir rêche et rigide qu'il portait lui donnaient une meilleure prise et le protégeaient contre les tessons de poterie fixés en quinconce au sommet du mur. Un bruit de piétinement léger et frénétique sembla traverser la cour à toute vitesse, une respiration haletante s'approcha, le voleur tira sa gauchère sans réfléchir et la lança dans les ténèbres, le chien de garde de Sangoun s'effondra, raide mort, avant d'avoir pu aboyer. Melgo sauta à l'intérieur et resta accroupi un instant, attentif au moindre bruit, puis très lentement se rapprocha du cadavre pour en extraire la dague. Une fois son affaire faite, il contourna la cour avant d'arriver devant le bâtiment principal. Un malamorteux a dans son échoppe quantités de matières précieuses, et Sangoun ne semblait pas être homme à faire excessivement confiance à ses gens, Melgo avait donc tablé sur le fait que les employés logeaient à l'extérieur de la propriété. Il s'attaqua à la serrure, un modèle à deux clés et aiguillon empoisonné, assez vicieux sans doute pour décourager un voleur Sembarite, et à coup sûr un intéressant sujet d'examen pour un initié du troisième quadrant de la Guilde de Thebin, mais pas de quoi impressionner notre ami, qui était un cambrioleur accompli. Il se déganta, sortit ses petits crochets d'acier fin savamment rangés dans une trousse de cuir de façon à ce qu'ils ne puissent en aucune manière s'entrechoquer et entama les procédures de crochetage, ce qui lui prit cinq bonnes minutes. Puis, gorgé de satisfaction, il rangea son matériel et ouvrit la porte avec une lenteur infinie. L'intérieur était plongé dans les ténèbres et le silence, mais Melgo avait reconnu l'endroit l'après-midi même, et aurait sans doute pu y danser sans se cogner nulle part, cela faisait partie de son métier et il se flattait à juste titre de le connaître. Il referma derrière lui et, sans hésiter, se dirigea à pas de loup vers la porte donnant sur le bureau, et colla l'oreille contre le bois sec, à l'affût d'un ronflement.
Mais à l'instant où sa tête entra en contact avec l'huis, une magie se réveilla, une rune s'alluma une fraction de seconde, en étincelles jaunes, sur le bois, et le voleur se sut perdu. Une douleur crucifiante l'emplit d'un coup, et il partit à la renverse tandis que le long de ses nerfs, comme un poison, se répandait le fluide du sortilège. Mais il ne pouvait crier tandis que la souffrance le rongeait, car telle était la malédiction de la porte: elle paralysait quiconque la touchait sans avoir auparavant accompli les gestes idoines. Il y eut un bruit de cavalcade provenant du fond de l'atelier, et bientôt la lumières inonda la pièce. Sangoun descendit d'un escalier en chemise de nuit, un lourd bâton à la main, et balaya de son regard de rapace charognard le capharnaüm. Deux jeunes hommes lui ressemblant beaucoup, ses fils sans doute, lui emboîtèrent le pas, armés l'un d'un couteau, l'autre d'une grande planche. Melgo comprit alors qu'il était toujours invisible.
- Père, es-tu sûr que c'était le signal?
- Je ne peux pas me tromper là-dessus. Tiens, vois comme la rune fume encore sur la porte! Le sort s'est déclenché, j'en suis certain.
- Mais où est le voleur? Ce bâtard de sorcier nous a vendu un sort pourri, voilà tout!
- Tais-toi, fils (la voix du commerçant tremblait d'indignation et de crainte), s'il nous entendait...
Ils jetèrent un oeil rapide aux alentours de la porte, puis remontèrent se coucher.
- Sûrement un rat, voilà tout.
L'obscurité complice et apaisante enveloppa de nouveau Melgo qui, prostré, attendait que le feu veuille bien quitter son corps. Cela lui parut durer une éternité. Enfin il put bouger un doigt, une main, un bras tremblant. Il se remit debout en vacillant, se jurant de demander des explications à Sook une fois rentré. Le sort devait s'être déchargé, mais il préféra remettre ses gant pour ouvrir la porte, qui n'était même pas verrouillée. Il la repoussa derrière lui et sortit sa lanterne, s'approcha du coffre et le crocheta avec la plus extrême prudence. Un livre de comptes, de nombreux parchemins, un fatras de documents de toutes sortes, Melgo les sortit l'un après l'autre, les lisant en diagonale à toute vitesse. Rien que de très banal. Il remit les documents exactement à l'endroit où il les avait trouvés et referma le coffre en le crochetant de nouveau, puis se mit à tapoter les murs de son index afin de trouver une cachette, une brique mobile, sans succès. Il fit de même avec le plancher, mais aucune latte disjointe ne se fit connaître. Et pourtant, son bon sens lui criait qu'il devait bien y avoir, dans cette pièce sans fenêtre et défendue par un sortilège, quelque bien précieux pour justifier une telle protection. Alors il se suspendit à la poutre du plafond et examina l'endroit où elle pénétrait dans le mur. Juste au dessus, le plâtre était frais, légèrement plus humide qu'ailleurs. Seul un voleur aux sens développés aurait pu déceler cette différence. Il s'installa à califourchon sur la poutre et commença à gratter le plâtre, puis dégagea une petite plaque de bois qui obstruait une cache minuscule. Une grosse araignée prit la fuite. Melgo sortit une bourse bien remplie, ce qui lui procurait toujours une intense satisfaction. Derrière se trouvaient trois petits parchemins. A ce moment là...
Savez-vous qu'il y a beaucoup de souris à Sembaris? La chose est inévitable dans une métropole de cette taille, d'autant que toutes sortes d'épices et de denrées y sont échangées. Quoiqu'il en soit, et en vertu d'une loi de la nature, les souris ont attiré en ville moult et moult prédateurs qui se repaissent d'elles. Il faut les comprendre, c'est pas facile non plus. Et l'un de ces prédateurs, un vieux hibou mâle, pelé et galeux, décida ce soir là de hululer un bon coup, comme ça, histoire de voir ce que ça ferait. Pour le coup, il a pas été déçu(8).
- RAAAHHHHHH BERZERKKK! SANGOUN TETE DE FOUNE!
Et donc Melgo, plutôt consterné, entendit à l'extérieur son collègue frapper le portail de son épée en braillant comme un soudard. Il empocha les parchemins, sauta par terre et sortit à toute allure de l'atelier à l'instant où la famille de Sangoun faisait de nouveau irruption dans la salle. Il traversa la cour, sauta par dessus le mur en s'écorchant les mains aux tessons (il avait oublié de remettre ses gants) et se retrouva dans la rue. Il rejoignit, toujours invisible, son ami, qui était occupé à inviter le malamorteux à lui pratiquer une petite gâterie, et lui tapa sur l'épaule.
- Cassos, Kal, on se retrouve à la piaule!
- ...ET MES B... ah, euh, d'accord.
Peu d'hommes en Occident auraient pu battre Kalon à la course, et encore moins auraient pu rattraper Melgo, invisible, s'enfuyant parmi les venelles d'une ville. De fait, ils ne furent pas rejoints.
Ils se retrouvèrent chez eux et allèrent se coucher sans tarder.
Comme promis, Kalon eut un rêve.
C'était sur un monde en tissus à carreaux. Une vache bleue passa avec un entonnoir sur la tête et en psalmodiant une prière à Bishturi, suivie par trois petits fromages pressés et un renard géant mort. Le ciel devint bleu. Un arbre poussa et produisit des théières en fonte, qui s'écrasèrent par terre avec un bruit mou. Sook et Melgo jouèrent à saute-mouton. Un éléphant nain tenta de renverser l'arbre à théières avec sa tête, mais se fit ébouillanter et se transforma en canard laqué. Mille cent trente quatre porteurs de torche nus, en procession, tous ayant la tête de Sangoun et un oeil de verre, se mirent à piler des bouteilles avec leurs pieds en criant "Tikeli ki tikeli ki". Ils furent emportés par un raz-de-marée de vin de palme qui sentait jaune, sauf deux, qui fusionnèrent en un visage féminin unique, merveilleux, qui hurla "mais tu vas me parler de ton monde natal, espèce d'Usul!", puis se transforma en homme barbu lançant "accrochez-vous à la bitte, moussaillon". Un oiseau coureur s'arrêta un instant devant Kalon, émit un bref "bip bip" et disparut dans un nuage de fumée. Un gros melon poussa, un squelette arriva et se le mit sur la tête avant d'entamer la conversation avec un chérubin ailé, cependant que défilait une horde barbare à vélo. Puis le ciel se vida comme un évier que l'on débouche, les spectateurs applaudirent. Diverses scènes tout aussi délirantes se succédèrent tandis que la lumière et le son baissaient graduellement. Un panneau apparut, flottant dans les ténèbres: "Veuillez nous excuser pour ces problèmes techniques indépendants de notre volonté. Nous vous remercions de faire confiance à la Compagnie Outreplanaise de Songes Prémonitoires."
IV ) Où on découvre un nouvel ennemi.
Le lendemain, la maisonnée s'éveilla fort tôt, sur le coup de dix heures, et après un frugal casse-croûte, on se mit à dépouiller les résultats de l'expédition de la veille. Melgo ne résista pas au plaisir de commencer par la bourse, où il mesura l'équivalent de huit cent trente naves en monnaies diverses.
- Je compte donc trois commanditaires à six parts et une apprentie à trois parts, ce qui nous donne vingt et une parts en tout. Selon l'usage des compagnies aventurières, je vais procéder au partage.
- De quoi est-il question? Demanda Chloé à Sook.
- Melgo et Kalon se sont livrés cette nuit à une petite expédition chez Sangoun, ton ancien maître, et en ont ramené un peu de monnaie. Comme le veut la coutume, nous allons partager équitablement le butin selon les quotas usuels, soient une part pour un serviteur, un porteur ou tout membre non-combattant d'une expédition, trois parts pour un compagnon en apprentissage, et six parts pour un commanditaire.
- Quel curieux usage!
- Ca te fait donc cent dix huit naves (Melgo poussa vers Chloé la somme en question).
- ...
- Et maintenant, passons à ces parchemins. Celui-ci...
- C'est pour moi ça?
- Et bien oui, tu n'espérais pas passer commanditaire avant qu'on ne connaisse tes capacités j'espère?
- Mais, je croyais que vous vouliez de moi pour faire le ménage, la cuisine et toutes ces choses.
Ils se regardèrent, peinés.
- Vu comme tu as latté les types qui te suivaient, dans la ruelle, ce serait bien bête de gâcher tes talents dans une carrière de domestique. D'ailleurs, on a déjà une femme de ménage. Au fait, tant que j'y pense, voici ta liberté.
Melgo tendit à la jeune elfe le petit parchemin si chèrement acheté. Elle s'en empara en tremblant, le lut (ou fit mine de le lire) et le serra contre son coeur en pleurant. C'était assez gênant.
- Euh, bon, le premier parchemin. Alors apparemment c'est une reconnaissance de dettes d'un certain Margul, qui promet de livrer sa femme et sa fille à Sangoun s'il ne peut lui payer un certain sarcophage dans les temps. Je ne pense pas que cela nous concerne. Les gens d'ici sont vraiment des barbares, on devrait tous les dépecer. Le deuxième... oulala! Un coup de mille naves, un certain Merlik commande à Sangoun une jeune elfe sans parenté. A mon avis, c'est pas pour avoir une partenaire de Quatre-Battes-Et-Deux-Noires. Pauvre fille, je ne voudrais pas être à sa place.
- Chloé est une elfe, signala Sook.
Silence. Regards stupéfaits. Chloé se tassa sur sa chaise en regardant ses genoux.
- Ah. Voilà pourquoi il ne voulait pas vendre à vingt. Tu connais ce Merlik?
- Non.
- Bon, en tout cas ça ne nous concerne plus. Voyons un peu le dernier parchemin...
- Je veux retrouver Merlik.
Kalon avait dans la voix ce ton qui annonçait les grands massacres. Sook concéda :
- Ca pourrait être amusant.
Ce n'était pas son penchant naturel que de chercher les ennuis, mais à deux contre un, Melgo ne pouvait pas lutter. Il concéda mornement:
- Je pourrais toujours faire un saut à la guilde. Ils sont généralement bien renseignés.
- Et moi il faut que je passe au Clos-Aux-Mages, j'ai un compte à régler avec avec le type qui m'a vendu un certain parcho, et puis des paperasses à remplir. Pendant ce temps, Kalon, tu pourrais aller inscrire Chloé à la Confrérie du Basilic, et en profiter pour tirer les vers du nez à quelques soudards.
- Faut pas vous donner toute cette peine pour moi, fit timidement l'elfe.
- Allons donc, on n'a rien d'autre à faire. Et puis si ce type a mille naves a donner pour t'avoir, imagine un peu ce qu'il peut y avoir chez lui.
- Mais, c'est du vol!
Melgo s'en mêla.
- C'est l'essentiel du métier tu sais, ne fais pas cette tête outrée. Au fait, tu pratiques quoi comme arme?
- Ben... aucune, je sais pas me battre.
- Mais, c'est bien toi qui a tué les types dans l'allée.
- Oui, mais j'avais...
- Bon, tu ne pourras jamais tenir une épée longue, il faudra que tu achètes un glaive ou une rapière. Il te faudra aussi une armure de cuir clouté, et puis un petit bouclier.
- Je ne pense pas avoir besoin d'une armure.
- Je t'assure que c'est bien pratique, un mauvais coup est vite arrivé...
- Je n'ai pas besoin d'armure.
Pour la première fois, ils la voyaient faire preuve d'une certaine assurance, ils n'insistèrent pas.
- " gnagna ... mon coeur saigne ... gnagnagna ... des violons ... gnagna ... tendrement enlacés ". Bon, alors si ça intéresse quelqu'un, le troisième parcho est visiblement une lettre d'amour enflammée d'un certain Markalmok à une dénommée Verlugith. J'ai sauté certains passages pour ne pas choquer notre jeune amie.
- Markalmok, comme Markalmok le juge? Demanda Kalon.
- Verlugith , comme Verlugith-le-vertueux, Grand-Prêtre de Frasgolth-Le-Fléau-Du-Péché? Compléta Sook.
Silence, sourire entendu.
- Sacré Sangoun, je me demande combien cette lettre a pu lui rapporter. Bon, on y va?
Et nos amis se séparèrent.
Melgo accompagna Sook jusqu'à l'entrée du Faux-Port, où se trouvaient la guilde des voleurs et, plus loin, le Clos-Aux-Mage. Le Faux-Port était typiquement ce que, dans d'autres univers, on aurait appelé "une opération immobilière n'ayant pas atteint tous ses objectifs". Voici quinze siècles, le bon(9) roi Belphir XIX, aussi dit "le Magnifique", ou "le Conséquent", ou "l'Opulent", ou même parfois "le Gros Poussah" par ses ennemis, sans cependant parvenir à rendre justice à son diamètre, avait décidé de prolonger les remparts de la ville en direction du nord-est, afin de rejoindre le Clos-Aux-Mages et de fermer totalement la baie de Sembaris dans l'enceinte de la ville. Le projet était logique et cohérent, les caisses de l'état moins vides qu'à l'accoutumée, on mena à bien des travaux impressionnants, bâtit des quais là où auparavant pullulaient les moustiques, creusa un enviable système d'égouts, et on commença à bâtir les premières demeures. Cependant les sorciers du Clos étaient moyennement chauds à l'idée d'un si bruyant voisinage, qui en outre distrayait les étudiants de leurs travaux. Donc, le Chancelier de l'époque lança, en plein conseil urbain, une terrible et impressionnante imprécation contre quiconque s'installerait dans les nouveaux quartiers, de telle sorte que les seuls à venir vivre dans cet endroit furent les plus pauvres, les mendiants, voleurs, criminels, ainsi que les mères maquerelles et leurs pupilles. Du reste ce dernier point n'arrangea guère l'assiduité des étudiants aux cours.
Que dire? Crasseux? Putride? Décadent? Vu la pauvreté de la langue française, je me vois contraint d'inventer un adjectif. Disons que le quartier du Faux-Port était vermigrouillescent. Dans ce quartier échouaient les épaves de l'humanité, rejetées par la ville et ses lumières, corrompues par la misère ou les drogues, certains n'avaient pour toute ambition que la survie d'un jour, d'autres n'avaient même pas cela, et attendaient que la pourriture ou la violence les emporte vers la trépas. On y trafiquait toutes sortes d'immondices, dont le commerce permettait de maintenir en survie une bonne partie des infortunés habitants, on se battait à mort pour une pomme, un quignon racis, l'humanité montrait en permanence sa face la plus noire. Au dessus de cet océan de miséreux vivait une petite caste de privilégiés, voleurs et mendiants de leurs guildes, prostituées estimées, chefs de bandes et leurs gardes du corps, et quelques prêtres cherchant, sans grand succès, à tirer parti de cette masse crasseuse. Le port était, malgré son état de décrépitude, encore en fonction, et chaque nuit y accostaient quelques vaisseaux longs, noirs et silencieux qui repartaient pour la plupart avant le lever du jour. L'architecture était à l'avenant, et du style baroque et enjoué qui avait caractérisé les premières constructions, il ne restait rien, la boue et les excréments avaient recouvert les fresques et les statues colorées d'une gangue infecte et difforme, le pavé des rue n'avait pas vu le soleil depuis des siècles tant était épaisse la couche de crasse et de charognes qui le recouvrait, et que les pluies d'orage avaient depuis longtemps renoncé à éroder. Le Faux-Port avait le pouvoir d'anéantir les meilleures volontés en quelques minutes, et de susciter la désespérance et l'apathie dans les âmes les mieux trempées.
Ce n'était pas la partie la plus touristique de la ville.
La guilde des voleurs, principal pouvoir organisé de l'endroit, n'occupait pas à proprement parler un bâtiment, mais en fait tout un quartier, matérialisé par le fait qu'il était un peu moins sale que le reste, mais aussi par un cordon discret autant qu'imperméable de "gros-bras" chargés de décourager les badauds ignorants de l'attribution des locaux. La guilde était un endroit presque mythique pour les honnêtes citoyens, et à son sujet circulaient les rumeurs les plus folles, parlant de richesses prodigieuses, de sacrifices, de rites orgiaques, d'initiations sanglantes dans des cryptes sans fond, bref ça fantasmait sec. La réalité était bien sûr nettement moins excitante, et la plupart des employés de la guilde étaient de bons pères de famille rentrant chez eux à heures fixes et dont le travail ne générait pas plus d'adrénaline que la confection d'un bilan comptable moyen.
Donc, Melgo entra dans le quartier de la guilde en faisant aux gorilles un geste secret de la main, et se rendit chez un vieux et sage voleur connu sous le nom de Vestracht, qui enseignait la cambriole aux bizuths et qui, à ses moments perdus, prodiguait ses conseils à qui le lui demandait. On disait qu'il connaissait les noms et habitudes de tous les personnages intéressants sur le pourtour de la Kaltienne. Il toqua à une porte, après avoir essuyé la petite surface de bois nécessaire à cet acte. Une voix chevrotante répondit.
- Quoi? Qui... qui qui vient?
- Malig Ibn Thebin, Compagnon Voleur Itinérant et Escroc Patenté, te demande audience et conseil, vénérable Vestracht.
Après un silence, le verrou joua et la porte s'ouvrit dans un bâillement écoeurant. Un minuscule personnage voûté, portant une canne noueuse et une lourde chaîne de fer indiquant son rang, regardait le Pthaths avec un sourire étrange. Dans l'ombre, une fille d'une quinzaine d'années, brune avec une longue natte, préparait quelque infusion.
- Au pauvre Vestracht vous voulez parler. Entrez, entrez, à l'aise mettez vous. Plus personne ne vient voir le vieux Vestracht, tout seul il est. Jadis nombreux les jeune voleurs venaient, nombreux et humbles. Aujourd'hui fini, aujourd'hui mauvais sont les jeunes. Mauvais. Et bien vieux je suis.
- Mais non, vous n'êtes pas vieux, juste un peu fatigué.
- Si, vieux je suis. Vieux et malade.
Il était pitoyable, mais se reprit et menaça Melgo de sa canne.
- Mais quand neuf cent ans comme moi tu auras, moins en forme tu seras!
- Quand neuf cent ans comme toi j'aurais, à l'endroit les phrases j'aurais quand même appris à prononcer. Arrête ton cirque, j'ai à parler affaires.
Il tâta sa bourse sous ses vêtements, l'autre le regarda, un peu surpris, se redressa et prit une voix plus basse.
- Ah, je vois. Et que puis-je pour toi, Melgo de Pthath?
La fille posa deux tasses sur la table basse autour de laquelle s'assirent les deux voleurs.
- Tu me connais? Ah, bien sûr que tu me connais. Voilà, je cherche pour diverses raisons un dénommé Merlik, dont j'ai des raisons de croire qu'il a du bien, pour l'instant, cependant j'ignore de qui il s'agit et quel lieu il habite. J'ai pensé...
- Tu as bien fait, mais des Merlik, il y en a plus d'un. N'as-tu pas d'autres renseignements?
- Il cherche apparemment une elfe, pour des raisons que j'ignore, et il est prêt à y mettre le prix.
Vestracht s'assit.
- Je crois que je connais l'homme dont tu parles.
- Ah?
- Bien sûr, tout renseignement mérite salaire.
- J'ai là cinquante naves d'or...
- Au bruit, tu en as au moins deux fois plus, mais peu m'importe, je ne veux pas de ton aumône. Je préférerais être payé au pourcentage. Un dixième de ce que vous rapportera l'affaire, à toi et tes compagnons. C'est équitable il me semble.
S'il préférait un dixième à cent naves, c'est qu'à coup sûr Merlik possédait chez lui bien plus de mille. Intéressant. Mais Melgo avait fait une erreur en s'adressant à Vestracht, il aurait dû d'abord chercher ses renseignements auprès de quelqu'un de moins gourmand. Il était trop tard, s'il partait maintenant, le vieux voleur pourrait en prendre ombrage et ne plus jamais lui accorder ses précieux services. Et il ne pourrait plus lui rendre visite. Ce serait dommage.
- Soit. Je m'engage à te verser le dixième du butin, si tu parviens à me dire qui il est et où il se trouve.
- Qui il est, c'est simple. C'est un sorcier, un nécromant de la pire espèce, on le reconnaît facilement car il porte toujours un masque de cuir qui cache la moitié droite de son visage, et un grand manteau noir et rouge. Je crois aussi qu'il n'a pas de bras droit, il ne s'en sert jamais. Cet homme là est de la race des possédés, des maudits, il est dangereux car la vie n'a pour lui aucun prix. Il cherche une jeune elfe depuis deux mois, tu sais comme c'est difficile à trouver, je pense qu'il projette de la sacrifier pour quelque dieu impie ou pour un sortilège quelconque. Méfie-toi de lui, jeune Melgo, méfie-toi.
- Et où puis-je trouver ce sorcier?
- Il habitait jusqu'à il y a peu dans une auberge, non loin de chez toi, dans le quartier du port, mais voici deux mois, depuis qu'il cherche une elfe d'ailleurs, il a déserté sa chambre. Je ne sais où il vit aujourd'hui, mais je connais dans le quartier du Cirque un malamorteux de ses amis, qui doit...
- Sangoun?
- Ah, je vois que tu le connais toi aussi. Bien, je crois que je n'ai plus rien à t'apprendre.
- Et, ne connaîtrais-tu pas par hasard un moyen de le vaincre?
- Je ne suis pas sorcier, et je te le répète, méfie-toi de lui. Grande est sa puissance.
Tout en admirant les formes juvéniles de la fille, Melgo, rêveur, lâcha:
- Oh, quand même, faut pas exagérer...
- Ne sous-estime pas sa puissance. Et maintenant excuse-moi, j'ai du travail.
Et Melgo sortit, perplexe.
A l'extrémité nord-est de Sembaris, adossée à la mer et défendant la Grand-Passe, une muraille haute comme dix hommes, faite de blocs de pierre noire et râpeuse, entourait un parc immense qui jadis fut le jardin le plus admirable du bassin kaltien, mais qui depuis des siècles était revenu à des conceptions plus primitives de la vie végétale, du genre "plus je suis haut, plus j'ai de lumière, et en prime, j'écrase tout ce qui pousse dessous". La faune était à l'avenant. Des générations de spécimens de laboratoire, rescapés d'immondes expériences de tératologie ou simples victimes de sortilèges perdus, avaient trouvé des refuges approximatifs dans les improbables niches écologiques du parc, de telle sorte que s'aventurer hors du sentier de Pierres Répulsives qui allait tout droit du gigantesque portail de fer jusqu'au perron de la Tour-Aux-Mages était considéré comme un suicide de masochiste. Il était difficile de rater la Tour. Dire que son sommet touchait les nuages serait un peu exagéré, quoique cela dépende des conditions météo, ses contreforts, dont elle n'avait assurément nul besoin pour tenir debout, lui donnaient une silhouette inquiétante. C'est marrant comme certains bâtiments ont un sens que chacun peut comprendre quand on les regarde. Un café vous dira "entrez, il fait chaud, on peut boire et discuter foot", une caserne vous criera "'han 'euuuuh 'han 'euuuuh Vââââhhh!", une gare vous notifiera que "suite à un mouvement social du personnel roulant, le bar corail du train 65635 en provenance de Bastia et à destination de Lunéville sera fermé à partir de Perpignan". La Tour-Aux-Mages, quant à elle, signifiait clairement à qui voulait l'entendre "Allez grouiller plus loin, larves himmondes, je vous maudis".
Sook, qui franchissait le seuil cyclopéen orné de statues hideuses, n'était cependant pas impressionnée, certainement parceque l'essentiel du spectacle lui échappait. Au temps jadis, la Tour avait été le centre d'une activité immense, le siège du Conclave d'Occident, l'organisation de sorciers qui étendit durant plusieurs siècles sa main bienfaitrice sur les deux rives de la Kaltienne en un empire de paix et d'harmonie nommé Zhangzhan. Et puis quelques esprits chagrins, réunis au sein de la "Compagnie de Serven", avaient élevé d'assez vives protestations contre le Zhangzhan, usant de l'argument un peu facile que maintenir en servage des dizaines de millions d'individus pour le confort d'une petite oligarchie de magiciens n'était pas très gentil. Les échauffourées qui s'ensuivirent, que les livres d'histoire retiennent sous le nom de "Troisième Guerre Universelle", mirent à bas la puissance du Conclave. Cette vieille histoire est à l'origine de la méfiance qu'éprouvent la plupart des peuples du monde connu vis à vis des forces mystiques et de ceux qui les manipulent. Et puis, peu à peu, les sorciers étaient revenus dans leur tour, que personne d'autre n'avait osé utiliser en leur absence. Mais bien sûr, la modeste confrérie qui occupait aujourd'hui les locaux, même si elle était une des plus fréquentées d'occident, n'avait aucune dimension commune avec l'ancien Conclave, et pour tout dire, la majeure partie du bâtiment était inutilisée, ou pour employer un mot plus juste, inexplorée.
Dans le hall vide, grand comme une nef de cathédrale, derrière un minuscule bureau, une employée à la mine malcommode se curait les ongles avec l'air de s'ennuyer ferme. Sook alla lui demander son chemin, puis se dirigea vers le bureau qu'on lui désigna de mauvaise grâce. La plupart des gratte-papiers qui travaillaient à l'administration du Clos étaient d'anciens apprentis magiciens n'ayant pas réussi dans leurs études, et qui se vengeaient en tourmentant les malheureux sorciers qui osaient venair les trouver pour leur demander un renseignement. Ce fonctionnaire-là avait le crâne chauve et il posa sur la sorcière des yeux gourmands.
- Je voudrais déclarer un duel.
- Un duel? Vous êtes sorcier?
Sook essaya de se calmer.
- Sorcière. L'usage veut que quand on se bat contre un sorcier, on revendique. Comment on fait?
- C'est facile, allez au service repro et demandez un parchemin de déclaration sur l'honneur. C'est au septième, couloir bleu.
Sook grimpa donc l'escalier monumental et, après avoir demandé son chemin à des apprentis obligeants et compatissants, trouva le fameux service repro, un atelier plein de gros rouleaux de parchemins et de machines complexes, où trois employés débordés faisaient une partie de "trois chiens et vingt-et-un" autour d'une bouteille d'hydromel. En temps normal, ils eussent demandé un bon de sortie pour le parchemin, mais là ils étaient pressés de reprendre leur jeu et, après une tracasserie de pure forme, cédèrent le document. Sook redescendit les escaliers et revint au premier bureau. Le fonctionnaire chauve, un peu surpris de la voir revenir si tôt, lui demanda donc de remplir les cases.
- Ca veut dire quoi, "N°REG"?
- Numéro de registre. C'est celui qui figure sur votre carte de registre.
- ?
- Vous n'avez pas de carte de registre (sourire gourmand)? Il vous en faut une, elle offre pas mal d'avantages. Allez au bureau d'évaluation, au bout du couloir, deuxième porte avant le balcon.
La deuxième porte donnait sur les toilettes, la bonne était la troisième. Un vieux bonhomme, vêtu de noir et portant un béret, toisa Sook d'un air désapprobateur avant de demander:
- Que puis-je faire pour vous?
- Je voudrais une carte de registre.
- Bien sûr, vous avez votre diplôme sur vous?
- Ben... non.
- Alors, pas de carte de registre.
- Et comment on fait pour avoir un diplôme?
Il expliqua lentement, en articulant, comme s'il parlait à un débile mental.
- Il faut faire des études à l'université. Avec un peu de chance et beaucoup de travail, d'ici cinq ans, on aura fait de vous un sorcier convenable, et vous aurez droit à un beau diplôme.
- Mais je suis déjà sorcière!
- C'est vous qui le dites. Si vous avez appris la sorcellerie ailleurs qu'à l'université de la Tour, ou dans un établissement avec lequel nous avons une convention, il vous faut un certificat d'apitude, qui vous sera délivré par un jury. Allez au département examens, service formation continue. Onzième étage, couloir epsilon-thêta, porte au jaguar.
OK. Sook n'avait de toute façon rien de mieux à faire. Elle était dans cet état d'euphorie malsaine qui se trouve au-delà de la colère et de la frustration, et attendait avec une certaine impatience la prochaine tuile qui lui tomberait sur la tête. Un vieux sorcier désinvolte, assisté de deux apprentis, comme l'indiquaient leurs costumes, occupaient une vaste salle encombrée de tout un matériel bizarre et d'animaux empaillés, donnant sur un large balcon. Les rires se turent lorsqu'elle entra.
- Tu veux quoi?
- Il me faut un certificat d'aptitude.
- T'as frappé à la bonne porte, p'tit bouchon. - rire étouffé - Et dans quelle discipline?
- Discipline?
- Nécro, térato, invocation, enchantement... toutes ces choses. Tu fais quoi comme sorts?
- Un peu de magie de bataille, et puis de la nécromancie, et puis...
- Ah, mais, il faut choisir, p'tit bouchon, c'est nécro ou bataille.
- Bon, alors Bataille.
- Parfait, vas-y, on te regarde.
- Vous regardez quoi?
- Et bien, tu dois démontrer que tu es sorcière. Lance un sortilège que tu connais, et on te donnera un certificat. Un petit sort suffira pour appartenir au cercle de fer.
- Je le lance sur quoi, le sort?
- Euh... ben allons sur le balcon, tu vois ce gros rocher en dessous...
- Plus ou moins, oui.
C'était un bloc de malachite de cinq mètres de large sur trois de haut, qui portait sur sa surface les cicatrices de multiples tests effectués sur lui.
- Bon. Fais-le sauter, p'tite caille (rires étouffés).
Et elle se concentra, mélangeant les fluides mystique parmi les circonvolutions de ses organes internes, pour obtenir l'alchimie idéale à ses desseins. Puis elle sortit de sa bourse sept pièces d'or qui vinrent flotter devant son visage, décrivant un heptagone parfait. Les pièces tournoyèrent de plus en plus vite, et sans desserrer les lèvres, elle prononça la formule magique.
Esprits du feu, formez les orbes de l'ancienne alliance,
(ses cheveux se hérissèrent sur sa tête)
Esprits de la foudre, animez les orbes de l'ancienne alliance,
(elle croisa les bras devant sa poitrine, les pièces se muèrent en feu magique)
Esprits du vent, portez les orbes de l'ancienne alliance,
(ses yeux, son corps, ses vêtements même, prirent durant une seconde une teinte rouge)
Par ma foi et par votre puissance, que meurent par milliers mes ennemis.
Et la sorcière tendit son index en direction du malheureux minéral, qui n'en menait pas large. Sept boules ardentes filèrent selon des trajectoires tarabiscotées, et explosèrent dans un fracas assourdissant, faisant voler des éclats de roche gros comme des boulets de canon jusqu'au onzième étage. La secousse fit même légèrement tressaillir la Tour sur ses fondations. Lorsque le vent eut emporté au loin le gros de la poussière, un cratère de cinquante pas de diamètre occupait le centre d'un vaste espace de jungle lacérée.
- Ca suffit pour un certificat? Parce que je préfèrerais garder mes meilleurs sortilèges pour la traversée du Faux-Port. C'est un peu dangereux, il paraît.
Les trois sorciers se relevèrent, hébétés.
- C'était... les orbes de l'ancienne alliance, non?
- Ouais.
- Dans quel cercle votre excellence souhaite-t-elle être inscrite?
Le fonctionnaire des cartes de registre s'étrangla quand il lut le certificat, mais ne fit pas de commentaire, ni de difficulté pour délivrer le document. Sook, remplie d'une joie mauvaise, redescendit au rez-de-chaussée et retrouva le fonctionnaire chauve, occupé à ranger des piles de papiers.
- Cent trente sept mille deux cent sept.
- Eh?
- C'est mon numéro de registre.
- Désolé, c'est midi. Revenez demain, je fais mi-temps ici.
- Bien. Tu travailles de si mauvaise grâce, employé grincheux et paresseux, que tu ne pourras plus sortir de ce bureau sans que toutes tes paroles ne deviennent jurons obscènes, et ceci tant que tu n'auras attiré sur toi les louanges sincères de cent administrés satisfaits. Je te maudis, stupide mortel. Et maintenant, terminons ma déclaration, sans quoi je t'occis sans autre forme de procès.
Il ne se le fit pas dire deux fois. Après un frugal repas pris à la cantine de la Tour, pendant lequel toute l'assistance semblait la dévisager avec crainte car ce n'était pas tous les jours qu'un initié du cercle d'or daignait partager leur pitance, elle se mit en quête de l'enchanteur qui lui avait vendu le parchemin d'invocation du para-démon de magma, et qu'elle comptait bien énucléer un peu, pour lui apprendre à vivre. Cependant, il n'y a pas plus bavard qu'un sorcier, et donc les informations circulent plus vite dans une confrérie de mages que dans une fibre optique. Il se trouvait que le sieur Piquebout, enchanteur parcheminier de son état, avait jugé qu'il était grand temps pour lui de prendre sa retraite et de s'engager dans la première armée venue qui lui promettrait de voir du pays, de préférence lointain. En désespoir de cause, elle retourna au registre. Et s'adressa à l'employé terrorisé.
- Vous connaissez un dénommé Merlik?
- Merlik, comme Merlik Face de Cuir, oui, c'est un sorcier. Vous voulez son dossier? Ce serait un honneur pour l'humble larve que je suis de...
- C'est ça, envoyez le dossier.
Il fouilla dans un meuble antique et sortit assez rapidement une chemise assez mince, qu'il tendit à Sook comme un dompteur donne son steak à un tigre, à bout de bras. Il n'y avait pas grand chose, juste le double de son diplôme, et quelques factures de matériel et de composants magiques, pas de quoi fouetter un chat.
- Où puis-je le trouver?
- Il a disparu, votre grand... excellence. Voici deux mois qu'on ne l'a vu à la Tour.
- Il avait un laboratoire ici?
- Certes, certes, dans l'aile nord. Peut-être son excellence me laissera-t-elle l'honneur rare de la conduire jusque là?
- Ca ira, je trouverai mon chemin.
- Votre magnificence emplit...
Mais Sook était déjà sortie. Elle erra encore un bon moment dans les couloirs cyclopéens du bâtiment avant qu'on lui indique sa destination. Le labo était de forme pentagonale, avec par terre un grand pentacle de pierre blanche à moitié caché sous des tapis de prix et tout un bric-à-brac mystico-pacotillesque, braseros, guéridons, crânes diversement déformés, cages et récipients divers. Des choses empaillées pendaient du plafond au bout de longues chaînes, en quantités peu communes. Les volets étaient clos et calfeutrés, et contre les murs s'adossaient des armoires scrupuleusement vides. Un vague relent magique stagnait encore dans la pièce, malsain et puissant. Sook identifia quelques uns des ingrédients qu'elle vit sur le sol, et son coeur se serra. Elle lança avec appréhension un de ses sortilèges mineurs, qui lui permettait de voir entre ses mains les courants magiques, leurs tenants et leurs aboutissants, et le rituel ne put que confirmer ses craintes. Malgré sa fatigue, elle fouilla dans sa besace et lança un sortilège de vol avant de sortir par la fenêtre, en direction de la Confrérie du Basilic.
Chloé, passablement excitée, s'en allait au bras de Kalon vers les quartiers riches du sud, où se trouvaient la Confrérie, et ils devisaient gaiement - surtout elle - quand un individu maigre et de grande taille les héla depuis une venelle contigüe à la rue Sifflante.
- Eh, vous, ça vous dirait de gagner rapidement beaucoup d'argent?
- Non, répondit l'Héborien dont la bourse était pleine, et qui n'avait jamais ressenti le besoin de thésauriser.
L'homme était ennuyé.
- Je puis vous dire la bonne aventure alors, si vous me suivez...
- Non.
Kalon, parfois, était un peu buté.
- Je connais par ici une maison de plaisir où les filles font avec leurs...
- Goujat!
Et Chloé souffleta l'importun d'importance. En désespoir de cause, l'inconnu essaya les grands moyens.
- Héborien, tête de nain, ta mère suce des queues de babouin!
La cible de ces insultes s'immobilisa, frappée de stupeur.
- Grosse tarlouze? Hasarda l'individu.
Kalon se retourna lentement, tira son immense épée qui avait l'air faite pour fendre les montagnes, et poussa un hurlement de rage comme peu d'hommes en ont entendu durant leur vie, et encore moins ont vécu assez longtemps pour en faire le récit. L'inconnu ne se le fit pas dire deux fois et prit ses jambes à son cou, dans la ruelle, suivi de Kalon rouge de fureur et de Chloé qui tentait de suivre comme elle pouvait. Ils coururent dans un dédale sombre et étroit, encombré d'immondices et de gosses crasseux. L'imprécateur, qui devait connaître le coin, s'enfonça dans un vaste lavoir collectif, un bon mètre en dessous du niveau de la rue, courut jusqu'au bout, et referma derrière lui une grille de fer forgé qui barrait sans doute l'accès à quelque cloaque. D'un bras d'honneur goguenard, il nargua Kalon qui, le talonnant, pataugeait maintenant dans l'eau claire. Le barbare hors de lui se jeta contre la grille dont il saisit à pleine main deux barreaux pour les écarter, sous les quolibets de sa victime. Quolibets qui s'étouffèrent à mesure que les barreaux, malgré toute leur bonne volonté, commencèrent à s'arquer. Finalement l'un d'entre eux sauta et l'impudent se retrouva face à un Héborien déchaîné qui lui agrippa le cou d'une main et le souleva sans ménagement contre le mur. Alors, d'un doigt tremblant, l'impoli désigna la sortie du lavoir.
Il y avait là une douzaine d'arbalétriers, dont les goûts vestimentaires trahissaient l'appartenance à la guilde des voleurs, qui pointaient leurs armes sur Kalon d'un air peu amène. Chloé était entre les mains de deux brutes adipeuses dont l'une lui maintenait soigneusement la bouche close. Un homme de grande stature, entièrement vêtu de velours noir et d'argent, dont la moitié du visage s'ornait d'une barbe noire hirsute et l'autre était cachée par un masque de cuir, s'adressa au barbare entre deux rires nerveux.
- Pauvre fou, lâche cet homme qui m'a servi, ou je serais obligé d'abîmer cette charmante créature, n'est-ce pas. Voilà, c'est mieux, mais tu n'étais pas obligé de le lancer aussi fort. Tu vas rester bien sagement ici, n'est-ce pas, je ne voudrais pas répandre ton sang inutilement.
Alors, surgissant dans les rayons éclatant du soleil matinal, éblouissant dans son harnois d'argent, apparut derrière les voleurs une silhouette fière et droite, celle d'un défenseur du bon droit, d'un redresseur de torts, d'une âme pure et sainte, toute entière exaltée par sa mission divine.
- Par ma foi, mon intuition ne m'avait point trompée, filous, vous prépariez bien quelque vilénie! Vous voici à quinze contre un seul homme, et vous vous protégez de lui en menaçant une jeune fille innocente, voilà une fourberie peu commune et une lâcheté comme rarement j'eus le douteux privilège d'être témoin. Mais soyez sans crainte, frêle enfant, et vous aussi mon impétueux ami, car voici preux Chevalier Vertu, le paladin de Castel Robin, le défenseur de la justice, et je vais sans tarder infliger à ces tristes sires la bastonnade qu'ils méritent.
- Mon héros! S'exclama Chloé, en pamoison devant le jeune bellâtre souriant.
Cependant, Kalon avait profité de la diversion pour ramasser son épée, qu'il avait laissé choir par terre, et s'était glissé hors du lavoir en tapinois, par un soupirail. Il revint par la ruelle sur le théâtre des opérations, mais cette fois il n'était plus acculé. Il trancha la gorge d'un arbalétrier, puis d'un second avant que la troupe ennemie ne comprenne ce qui se passait, avec une certaine surprise, car oncques ne vit on dans l'histoire militaire deux hommes en encercler quinze (moins deux). Quelques carreaux volèrent, mais la plupart frappèrent les murs des maisons voisines car l'arbalète n'est pas vraiment l'arme idéale dans de si maigres voies, l'un d'eux perça l'écu du chevalier et fut dévié par son plastron, un autre transperça l'un des voleurs qui agonisa de bruyante façon pendant que la bataille faisait rage. Les sicaires sortirent leurs dagues, mais ils n'avaient ni l'allonge ni l'armure de leurs adversaires, et commencèrent à périr en nombre préoccupant.
- Repliez-vous, n'est-ce pas, dans la rue des Peintre! Lança l'homme au masque.
La ruelle était si étroite qu'un seul guerrier pouvait se battre de front, ce qui était pratique pour gagner du temps. Et tandis que devant lui mouraient ses hommes, le chef accomplit les gestes et prononça les paroles plus vieilles que l'humanité elle-même, réveillant les forces anciennes d'une nécromancie pas piquée des vers.
L'effet fut peu spectaculaire, pas de sons étranges, pas d'odeur de soufre ni de phénomènes lumineux inexpliqués, rien d'autre que le bruit des corps mous s'affalant les uns sur les autres, tout ce qui vivait dans un rayon de vingt mètres autour du sorcier sombra sur le champ dans un sommeil sans rêve.
Il maîtrisa un tremblement, le calme était revenu, la ruelle était toujours déserte. Il se dirigea vers l'elfe, la prit dans ses bras, et tourna les talons. A ce moment quelque sixième sens propre aux conjurateurs dut le prévenir car il se retourna et vit alors avec stupeur que Kalon se relevait, gauchement, comme s'il ne savait plus trop comment on utilise ses bras et ses jambes. Un sourire affreux déformait le visage de l'Héborien, le sourire de la mort. Il tendit son épée en direction du sorcier, au mépris des lois de l'équilibre, et prononça ces paroles:
- Puissant sorcier, je te laisse partir avec cette fille car telle est ma volonté, et je prendrai ta vie tantôt si telle est ma volonté. Va, toi qui vas masqué, et prends peur, car c'est ta mort que tu viens de contempler.
Rendu muet par la terreur, le nécromant s'en fut avec son butin. Ce n'est que lorsqu'il fut loin que Kalon sombra de nouveau dans l'inconscience.
V ) Où nos amis se retrouvent au frais et à l'ombre, mais pas trop longtemps.
Il se réveilla sur la paille humide d'un cachot malodorant.
- Tiens, Kalon s'est réveillé.
C'était la voix de Melgo. Le barbare s'assit sans trop de difficulté et constata que le rai de lumière qui passait entre deux barreaux éclairait suffisamment pour qu'il puisse reconnaître ses compagnons de cellule, l'autre étant le chevalier bavard, encore endormi. La geôle était fort spacieuse et haute de plafond, la porte était à trois mètres au dessus du sol, y menait un escalier raide.
- Où on est? S'enquit Kalon dont la rapidité d'esprit n'était pas la qualité première.
- En taule, cette question. J'ai entendu dire que tu avais eu des problèmes, alors je suis venu voir si tu allais bien, et les cognes m'ont serré. Salauds. Qu'est-ce qui s'est passé?
- Un type a embarqué Chloé.
- Aïe, pauvre gosse, elle était gentille. (Après un moment de réflexion) C'était pas un sorcier au moins?
- Si, avec un masque.
- Qui lui cachait la moitié du visage?
- Oui.
- Merlik. La vache. Et ce drôle là, qu'est-ce qu'il fait ici?
- Il m'a aidé.
- Pas très efficace on dirait.
- Ben, y'avait un sorcier.
Un bruit de bottes dans le couloir interrompit la séance d'explications. La porte s'ouvrit et deux miliciens baraqués poussèrent dans le trou une petite silhouette énervée qu'ils reconnurent sans peine.
- Vous regretterez d'avoir posé vos sales pattes sur moi, bâtards de vos races.
- Salut Sook.
- Tiens, vous êtes là? Où est Chloé?
- Merlik l'a enlevée. J'ai appris que c'était un sorcier et...
- Je sais, et j'ai même appris pourquoi il cherchait une elfe.
Elle s'approcha de ses amis pour que nul ne puisse entendre.
- D'après ce que j'ai pu voir, ce type s'apprête à invoquer un T'Sharaï. C'est une créature monstrueuse, un démon particulièrement puissant et retors. Onze de ces bestioles peuplaient jadis la terre, mais bien avant que les hommes primitifs ne sortent de leurs cavernes, les elfes et les dragons s'unirent pour les combattre et, au prix d'immenses sacrifices, réussirent à les vaincre. On dit que seules trois de ces bêtes ont survécu à la guerre, et qu'elles furent exilées par les elfes parmi les sphères ténébreuses, des mondes mystérieux et terribles qui sont des prisons dont nul ne peut s'échapper si on ne lui ouvre la porte. Et pour ouvrir la porte à un T'Sharaï, il faut bien sûr le sang d'une elfe. A mon avis, il prépare son coup depuis des années.
- Et qu'est-ce qui se passe s'il amène son démon en ville?
- Il ravagera le monde sans que grand-chose puisse l'arrêter. C'est costaud le T'Sharaï. Et c'est pas du matin.
Silence pesant. Sook se mit dans la position du lotus et commença à méditer.
- Tu fais quoi?
- Je prépare mes sortilèges pour sortir d'ici et combattre un T'Sharaï. Laissez-moi travailler en paix.
- Tu comptes te colleter ce monstre? S'il est aussi puissant que ça, il va te piler, c'est sûr.
- C'est sûr, mais si on reste ici on se fera massacrer, et on ne pourra jamais fuir assez vite ni assez loin pour lui échapper. Alors tant qu'à crever, autant que ce soit en se battant.
- Bien parlé, jeune fille, fit le paladin en se réveillant. Voilà une attitude digne d'une héroïne... mais, on est en prison?
- Oh, tu crois?
- Quel impudence, incarcérer un défenseur de l'ordre et de la loi! Geôlier! Holà geôlier!
Il beugla ainsi une bonne demi-heure, sans autre résultat que d'énerver prodigieusement ses compagnons d'infortune. L'après-midi se passa ainsi, puis le soleil déclina lentement. Une certaine agitation semblait régner dans les rues de la ville. L'astre du jour prenait déjà des teintes oranges lorsqu'enfin la porte du cachot s'ouvrit, puis se referma sur un personnage de taille moyenne, d'âge moyen et d'apparence quelconque, bien que ses yeux brillent d'une rare lueur d'intelligence, qu'apparemment troublait un événement ennuyeux.
- Euh bonjour, messieurs. 'Dames. Euh, je suis... peu importe qui je suis au fait, je viens vous faire évader.
- C'est gentil, persifla Melgo, mais les gardes seront peut-être d'un autre avis.
- Ca m'étonnerait, je représente... enfin, bref, pas de problème avec les gardes.
- Ah. Bien. Et pourquoi une si brusque relaxe?
- Je crois que vous cherchez un certain Merlik, sorcier de son état? Un certain nombre de personnes... proches du pouvoir en place, si vous voyez, souhaiteraient que ce monsieur aille faire ses... enfin bref, si vous pouviez le convaincre de quitter la ville...
- Et si nous le convainquions de quitter le monde des vivants, qu'en diriez-vous?
- Ma foi... je ne pense pas que le destin de ce monsieur préoccupe grand monde dans les sphères du pouvoir.
- Génial. Mais pourquoi ne pas engager des assassins, ou bien envoyer la garde?
- Ca serait difficile, voyez-vous, car cet après-midi, il a lancé un sortilège sur le phare de la Petite passe, et maintenant, tout le quartier est envahi d'espèces de ronces tenaces et buveuses de sang. On a envoyé deux pelotons de milice découper tout ça, mais ils sont tombés nez à nez avec des trolls ou quelque chose du même genre, ils ont bataillé vaillamment, mais furent vaincus par des ennemis toujours plus nombreux. Bref, il faut des aventuriers. Un petit groupe puissant, discret et efficace.
- Vous avez essayé la guilde des sorciers?
- Ils nous ont envoyés chier. On n'est pas en très bons termes avec eux, vous voyez...
- Et vous n'avez pas d'autres aventuriers que nous?
- Ben, comme apparemment vous connaissez Merlik, et qu'en plus on vous a sous la main... et puis je crois que vous avez déjà vaincu de graves périls... en tout cas, c'est ça ou la prison.
- Mouais. Eh, paladin, tu nous accompagnes?
- Malgré tout le respect que je vous dois, messire prêtre, nous n'avons pas gardé les cochons ensemble. Et sachez que je ne me déroberai point à mon devoir sacré. Il ne sera pas dit que le Chevalier Vertu aura manqué à l'appel du combat contre les forces des ténèbres.
- Keskidi?
- Il vient, on dirait. Bon, Sook, tu t'amènes?
- Minute, j'ai pas fini.
- Mais s'il invoque sa créature, nous somme perdus...
- Il lui faut attendre que la lune soit au zénith pour cela, nous avons le temps.
Il fallut donc attendre que mademoiselle ait terminé sa petite cuisine, sous le regard de l'inconnu particulièrement nerveux et qui faisait les cent pas. Rarement avait-il vu des prisonniers si peu désireux de quitter leur lieu de détention. Quoiqu'à la réflexion, les condamnés à mort...
Puis enfin elle fut prête. Ils reprirent leurs armes et affaires, sortirent sous le regard peu amène des miliciens qui voyaient leurs proies s'échapper, et se séparèrent de leur libérateur avant de prendre la direction du sud. Sembaris était bâtie autour d'une baie dont l'issue, au nord, était barrée par une île appelée Léprante. Il y avait donc deux chemins pour entrer dans le port, la Grand-Passe à l'est, qui passait sous la Tour-Aux-Mages, et la Petite Passe, à l'ouest. Les deux se garnissaient à leur entrée d'un grand phare octogonal visible de fort loin, mais il faut cependant noter que le phare de la Petite Passe était abandonné quasiment depuis sa construction, car il ne servait à rien. En effet, la navigation dans la Petite Passe est fort dangereuse, même de jour, du fait de son étroitesse et des forts courants qui l'animent, et la nuit, c'est un vrai jeu de couillon. Donc de toute éternité, tout marin sachant son affaire prenait à l'est sans se poser de question et laissait l'autre passage aux jeunes imbéciles pressés de se noyer. Comme l'endroit était au bout d'une avancée de terre et qu'il était désert, c'était bien le lieu idéal pour fomenter un mauvais coup. Et puis les sorciers avaient toujours été attirés par les tours, la chose était bien connue. Tout en descendant la rue Sifflante, une des principales artères de Sembaris, ils croisèrent une impressionnante foule de réfugiés fuyant le quartier du phare, qui était pourtant loin, emportant avec eux meubles, bibelots, bébés en pleurs, grand-mères en pleurs aussi, chariots bondés et autres richesses qui firent regretter à Melgo d'être pris par le temps, sans quoi il eut sans doute profité de la confusion pour ramasser deux ou trois bricoles tombant des charrettes.
Or donc en chemin, Sook se frappa le front.
- Mais qu'est-ce qu'on est cons, on n'a qu'à prendre la barque, elle est amarrée dans le port!
- La... la barque, mais oui, elle est réparée, je m'en suis assuré la semaine dernière.
- Vous déraisonnez mes amis, pourquoi donc prendre la mer? Le phare est entouré de hautes murailles!
- C'est une barque volante. Avec elle, nous éviterons les ronces et les monstres en planant par dessus.
- Quoi? Vous escomptez que moi, le chevalier Vertu, je fuie le combat tel un couard? Manants que vous êtes, je m'en vais vous montrer comment guerroie un paladin de Sainte Perségule!
- Mais c'est plus pratique!
- La vie d'un chevalier, madame, n'a point à être pratique. Elle doit être glorieuse et se terminer en juste tragédie et joute spectaculaire, par la malpeste. Je combattrai au sol, comme un brave, tenez-vous le pour dit!
- Xnhgh!
- Calme-toi, Sook, intervint Melgo. Je vais expliquer au chevalier notre point de vue.
Il prit son inspiration ainsi que sa voix la plus persuasive.
- Messire, je vous en conjure, ne flétrissez point votre flamberge en combattant cette vile engeance, cette racaille grouillante de gobelins et de rats qui nous attend là-bas! C'est là besogne de piétaille, de boucher et non de gens de qualité tels que vous, je vous l'assure.
- Mais, il a parlé de trolls...
- Ah, gentil seigneur, vous connaissez ces croquants, toujours prêts à exagérer. Croisent-ils un basilic qu'ils le nomment dragon, une erinye qu'ils l'appellent succube, et sans ambages disent géant tout insecte dépassant la taille de leur paume. Et puis, ne vaut-il mieux pas arriver sur le champ de bataille dans un véhicule volant, tel Zerbullon(10) conduisant le char du soleil, plutôt qu'à pied comme des gueux?
- Euh... ben...
- Allez, en avant, on n'est pas rendus.
VI ) Où l'on prend d'assaut la tour du fourbe nécromant.
Le quartier du port était encore plus bruyant ce soir là que d'habitude, car de nombreuses familles étaient sorties dans les rues afin d'avoir des nouvelles du curieux phénomène qui avait lieu au phare, et le cas échéant pour avoir le temps de fuir. On discutait ferme sur les quais, chacun y allant de son commentaire, attribuant pêle-mêle le problème aux magiciens, aux aventuriers, aux nomades Cordites enleveurs d'enfants, à la milice corrompue, à l'augmentation de la recrudescence, à la conjonction de la Planète Jaune avec la contellation du Chat Volant A Deux Têtes, à l'incompétence des autorités, aux immigrés orientaux, mais le consensus se dégageait généralement pour dénoncer avec virulence la licence des moeurs et la décadence de la société Sembarite, et pour regretter les temps anciens. Des érudits Pthaths s'étaient amusés à compulser les archives de la Penta-Bibliothèque de Thebin pour savoir exactement à quel moment la décadence avait commencé. Il était apparu, d'après tous les témoignages recueillis, que l'humanité était en décadence ininterrompue depuis l'invention de l'écriture, au moins. Le premier texte intelligible gravé sur une plaque d'argile, nommé "Tablettes de B'Rund", indiquait d'ailleurs: "Nous, Glaglashed le Puissant, fils de Moulesh Pied Velu, souverain incontesté des terres situées entre la rivière bleue et le petit-ru-caillant-qui-descend-de-la-montagne, et souverain contesté du Bois-Aux-Esprit, proclamons que l'écriture est invention efféminée qui ne peut conduire qu'à la décadence de notre pays. Tel est notre avis. Que celui-là qui n'est pas d'accord, il vienne nous le dire en face, ou bien alors qu'il la ferme, en vérité." .
Quoiqu'il en soit, la foule était trop excitée pour prêter attention à un paladin snob en armure rutilante, un barbare taciturne du nord lointain, un prêtre oriental au crâne rasé et une sorte de petit truc roux portant un grand bâton vert. Ils embarquèrent à bord du frêle esquif, un canot dont la coque bizarroïde et la voilure saugrenue avait valu à Melgo bien des commentaires condescendants de la part de vieux marins curieux, conçu pour emporter à travers les airs une vingtaine de personnes. Ils mirent discrètement le cap vers le centre de la baie, puis lorsqu'ils furent hors de vue des badauds, le voleur poussa avec précaution les barres métalliques qui couraient le long de la coque en bois renforcé. Sans bruit particulier, le plus naturellement du monde, la ligne de flottaison descendit, pouce par pouce, jusqu'à la quille, puis au-dessous de la quille. Le vaisseau volait maintenant à quelques empans au dessus du plan d'eau où se mirait la Lune. Le voleur avait choisi au jugé un endroit de la baie d'où, en suivant le vent dominant, ils arriveraient jusqu'au phare maudit. La direction du vent était la seule possible, car les voiles de la barque ne servaient qu'à l'orienter, et non à la diriger. Le seul moyen de changer de cap pour un vaisseau volant était, il s'en était aperçu au cours de la traversée qui les avait menée à Sembaris, de monter ou de descendre en quête d'un courant aérien allant dans le bon sens. Ca marchait du reste assez mal, puisque Sembaris n'était pas, à l'origine, leur destination.
Le phare présentait une large base carrée, un premier étage octogonal et un second circulaire, qui allait en s'étrécissant jusqu'à la lanterne éteinte, sinistre, recouverte d'une armature de fer. Après plusieurs essais, Melgo parvint à accrocher un grappin à une balustrade et à tirer sur la corde pour amener l'embarcation vers le balcon donnant sur la base du deuxième étage. En dessous, dans la pénombre, l'entrelacs des végétaux mortels bruissait de grognements et de pas feutrés. Tout en nouant la corde à un taquet, Melgo signala:
- Prudence, mes amis, à partir d'ici, nous sommes en terrain ennemi. Nul doute que force pièges subtils et trappes meurtrières nous attendent dans les...
- Bon, t'attends quoi au juste?
Le voleur sauta en bougonnant sur le balcon étroit qui faisait tout le tour du bâtiment, et à pas de loup examina le mur. Une porte minuscule en bois fort lui apparut bientôt, du côté le moins exposé aux intempéries. Pressée d'en découdre et oubliant toute prudence, Sook le suivit, puis le Chevalier, et enfin Kalon.
- Hum... ça sent bon les frites, fit la sorcière.
- Drôle d'idée, les frites en pleine nuit, observa le barbare.
- Ventrebleu, peu me chaut que notre ennemi soit amateur de patates ou de tourte à l'oignon, pour peu que je puisse l'embrocher promptement sur mon braquemart.
- Frites?
Melgo, absorbé dans son examen des lieux, n'avait pas senti l'odeur. Les rouages de son esprit se débloquèrent soudain, et il se souvint d'une leçon de son vieux maître. Venant du haut, un crissement de métal rouillé vint confirmer ses craintes.
- Ecartez-vous, vite!
Dans un même élan, ils reculèrent alors qu'une nuée de gouttelettes brûlantes déferlait sur la porte, suivies immédiatement par un déferlement d'huile bouillante. La chose était étrange, car en général, lorsqu'un chroniqueur militaire relate l'usage d'huile bouillante par les défenseurs d'un rempart, c'est un euphémisme désignant en fait une toute autre variété de matière, nettement moins chère et bien plus malodorante, et qui faisait les mêmes dégâts. Cependant, là, il s'agissait bien d'huile, preuve que Merlik ne manquait pas de fonds, ni de classe.
- Pour la discrétion, c'est raté. Bon, on défonce.
- Sans vouloir vous commander, je préférerais que vous trouviez une autre solution.
Une petite voix timide avait parlé. Mais il n'y avait personne alentour.
- Je suis là, sur la porte. Regardez-bien.
Il y avait effectivement, au milieu des lattes de bois, une chose curieuse, rose, qui s'agitait. Une bouche. Qui parlait.
- Non parce que si vous touchez la porte, elle va exploser méchamment.
- Une rune de garde? Demanda Sook, guère impressionnée.
- Ah, j'entends qu'il y a un érudit parmi vous. C'est cela même, une rune de garde.
- Et pourquoi devrions-nous te faire confiance, après tout. Tu peux très bien avoir été placée là par le même magicien que nous sommes venus occire.
- C'est son assistant, Polphïus le Radis, qui m'a mis là afin de lui rappeler de ne pas emprunter la porte.
- Et pourquoi veux-tu nous prévenir nous? C'est curieux ça...
- C'est que cette andouille m'a mis en plein milieu de la rune, alors si elle explose, vous comprenez, c'est mauvais pour moi. Très mauvais.
- Evidemment. Mais comment on fait pour entrer?
- Ben, je crois qu'il y a une porte secrète derrière. Vous pouvez toujours chercher.
- Ah. Bon. Merci.
- A votre service.
Tandis que Melgo commençait à explorer plus avant le mur en tapotant dessus de sa dague, Sook continua la conversation.
- Ca doit pas être marrant le métier de bouche magique, non?
- Ben, en fait, c'est vrai que c'est un peu ennuyeux. Mais bon, au moins j'ai le bruit de la mer et les conversations des mouettes et des pêcheurs pour me tenir compagnie. Quand je pense à mes collègues qui vivent depuis des siècles au fond de souterrains humides et déserts, sans autre passage que celui des rats, je m'estime plutôt privilégié.
- Mais dis-moi, tu m'as parlé d'un assistant...
- Polphïus, le sorcier le plus distrait qui soit. Bien sûr, ce n'est qu'un apprenti, mais on sent que celui-là n'est pas très... enfin si, il est doué, mais disons que c'est tout à fait le genre à oublier de s'habiller le matin, ou à faire des efforts pour se rappeler son nom quand on le lui demande.
- Et Merlik, tu sais ce qu'il veut faire ici?
- Non, mais vu la magie qu'il dégage en ce moment, si j'étais vous, je me dépêcherais.
A ce moment, Melgo, qui avait trouvé l'huis habilement dissimulé derrière une illusion de mur, siffla la sorcière pour qu'elle vienne. Avec d'infinies précautions, il ouvrit, et éclaira de sa lanterne la grande salle circulaire sans ornement particulier. Au centre, un escalier en colimaçon, étroit, montait et descendait. Devant, une statue un peu plus grande que nature figurait un homme massif, solidement campé sur ses jambes musculeuses, croisant les bras sur son torse nu. Sur son front était peint hâtivement au bitume une sorte de glyphe compliqué.
- Merde, un golem.
Même le Chevalier, qu'on ne pourra certes pas taxer de couardise, eut un mouvement de recul. Un golem, c'était toujours un client. Le magicien qui en créait un devait longuement rechercher les ingrédients aux quatre coins du monde connu, mais la récompense était à la hauteur des efforts fournis, un serviteur fidèle, un défenseur indéfectible, un monstre capable de tenir tête à une petite armée. Sa force était sans pareille, les épées se brisaient sur sa peau de pierre, et il mettait une obstination toute minérale à accomplir sa tâche.
- JE VOUS INTERDIS DE PASSER.
- C'est ennuyeux, commenta Sook, car si on l'attaque, on n'est pas sortis de l'auberge.
- JE VOUS INTERDIS DE PASSER.
- Ouais, ouais, j'ai entendu.
- Bon, t'as une idée?
- JE VOUS INTERDIS DE PASSER.
- Si ce connard arrêtait de nous gonfler, je pourrais peut-être réfléchir.
Sook avait des sorts offensifs, mais rien qui puisse à coup sûr briser la résistance innée des golems à la magie.
- JE VOUS INTERDIS DE PASSER.
- Dommage qu'il ne soit pas aussi accommodant que la porte, nota le Chevalier.
- La porte n'a pas été accommodante, c'est juste que le sorcier qui a lancé le sort était incompétent, et qu'il a mal formulé ses instructions.
- JE VOUS INTERDIS DE PASSER.
- Eh, mais au fait...
La sorcière parut alors prise de folie, puisqu'elle traversa la salle, frôla le monstre, et monta à l'escalier.
- Bon, vous venez?
Ils la suivirent, interdits, et passèrent craintivement à proximité de la statue animée qui continuait à signaler à qui voulait l'entendre qu'elle leur INTERDISAIT DE PASSER.
- Pourquoi il ne nous a pas attaqués, demanda Kalon, moins soucieux que ses compagnons de ne pas paraître balourd.
- C'était pas ses instructions. Le sorcier qui l'a enchanté lui a sûrement demandé d'interdire le passage à quiconque, mais pas de l'empêcher. Nuance. Gros nul, le sorcier.
La salle du dessus était elle aussi circulaire, mais plus petite. Quatre étranges vasques hautes comme un homme, faites de fer rouillé, semblaient grouiller de vers noirs. Dès que les aventuriers furent dans la pièce, les vasques parurent déborder et des filaments répugnants coulèrent jusqu'à terre en se contorsionnant d'obscène façon.
- Tiens, c'est pas le même truc qu'à Bantosoz? Vous savez, dans la grotte?
- Si, répondit Sook qui, avec la lassitude issue de l'habitude, prit dans son sac le petit paquet de papier gras contenant la poudre aveuglante. Elle le lança sur une des vasques, il s'y brisa en répandant dans l'air son contenu qui, au contact de l'air, s'enflamma en produisant un éclair aveuglant. Les filaments se résorbèrent immédiatement, et de l'étage supérieur vint un hurlement strident.
- C'est beau l'expérience.
Ils se précipitèrent vers le haut, et entrèrent dans la lanterne. Sur le sol, au milieu d'un pentacle de craie, gisait un malheureux pâle et longiligne, aux cheveux raides et longs, qui bavait et se convulsionnait en râlant.
- Alors vous voyez, le sortilège des "rets des ténèbres" est bien marrant, mais quand il est dissipé, le lanceur de sort devient limite légume en contrecoup. Ca lui apprendra à magifier correctement.
- Dame sorcière, je ne vois point le dénommé Merlik, que nous devons pourfendre.
- En bas sûrement. J'aurais bien aimé demander quelques renseignements à ce drôle, mais il a pas l'air dans son assiette.
- Afflableuh, opina l'intéressé.
Ils le laissèrent à son triste sort, traversèrent les deux salles du dessous, croisèrent les vasques vides et le golem bavard sans leur accorder d'attention, puis descendirent dans les profondements(11), en quête du nécromant. Ils arrivèrent dans une petite salle carrée, dont le plafond de bois se hérissait de fines stalagtites et le sol était creusé de petits trous circulaires. Après un examen attentif, les stalagtites s'avérèrent être en fait des piques métalliques. Sur chaque mur, deux glissières de bois avaient été aménagées, auxquelles correspondaient autant de rouleaux fixés aux côtés du plafond. Pour ceux qui n'auraient pas saisi la nature du danger, un squelette bien blanc et propre avait été accroché entre les piques du plafond. Sur le mur opposé à l'escalier, une petite porte de fer, sans serrure mais avec un bouton, semblait narguer les aventuriers, encadrée par deux bas-reliefs curieux en forme de croix d'Ankh, celui de droite étant plus grand que celui de gauche. Sous chacun était fixée une petite roue dentée en cuivre munie d'une flèche pouvant pointer sur les dix chiffres d'un cadrant. Melgo, seul, s'approcha de la porte, prêt à bondir vers l'arrière au moindre bruit suspect. Dessus était gravé une poésie. Il était presque à distance suffisante pour lire quand derrière lui un bloc de pierre retomba lourdement, lui coupant la retraite et le coupant de ses amis. Il leva les yeux vers le haut mais, contrairement à ce que veut l'usage, le plafond resta immobile. Le crâne du squelette lui lança un sourire moqueur.
- 'Chier.
Derrière le bloc de pierre, il entendait ses camarades crier et taper, mais il savait que ce piège était trop bien conçu pour que son auteur ait laissé un moyen d'ouvrir de l'extérieur. Il se dirigea donc vers la porte, le coeur battant, notant sur quelle dalle il avait marché pour causer son malheur, puis lut l'inscription à haute voix, afin que ses amis l'entendent.
Deux amants enlacés sous la Lune complice
Qui éclaire leurs ébats de sa froide lueur
Là, parmi l'herbe humide s'aimant sans malice
Tiennent moins à la vie qu'à leur tendre bonheur.
- Quel pitoyable poème, commenta le Paladin de Sainte Perségule. La rime est pauvre, le vers boiteux, le thème convenu, le vocabulaire sans intérêt...
- C'est une énigme, expliqua Kalon.
- J'ai deux cadrants chiffrés de zéro à neuf, avec deux Ankhs, un gros et un petit, et une porte à ouvrir. Quelqu'un a une idée?
- Vous voulez dire que le poème explique comment ouvrir?
Sook, irritée, répondit sèchement.
- C'est évident, quel intérêt sinon. Bon, alors ça commence par le chiffre deux.
- Trop facile à mon avis. Et puis il y a deux quadrants, c'est lequel qu'il faut tourner?
- Moui.
La sorcière écrivit le quatrain sur un bout de parchemin libre et commença à compter les mots, les lettres, à faire des combinaisons, des permutations, sans grand résultat. Melgo, grand spécialiste des énigmes, ne se souvint de rien de semblable, et le Chevalier, qui se piquait d'être ami des belles lettres, ne fut pas d'une plus grande aide. Quand à Kalon, sur lequel personne ne comptait trop, il jeta un coup d'oeil par dessus l'épaule de Sook et nota distraitement:
- Deux qui la tiennent.
- Le moment est mal choisi pour les grossièretés.
- C'est écrit. Là. Les premiers mots.
- Génial, merci. Et à quoi ça nous...
Crouïk crouïk, firent les rouages du cerveau de la sorcière. Et puis Chting.
- Met le cadran du petit Ankh sur trois.
- Hein? Pourquoi?
- C'est quoi un petit Ankh?
- Ben... Je vois pas...
- Un Ankh-ule. Un petit Ankh. Deux qui la tiennent, trois qui l'Ankh-ule, c'est bien connu!
- Mais attend, ça peut pas être ça, c'est tellement grotesque!
- Ca serait bien de l'humour de sorcier. Vas-y, à moins que tu n'aies une meilleure idée.
Ils entendirent le voleur grommeler, puis un long silence, un déclic, et enfin le bloc de rocher se releva.
- 'Jamais rien vu d'aussi stupide, fit Melgo, blanc comme un linge.
VII ) Où je m'interroge sur ma manie curieuse de mettre sept chapitres à chaque histoire.
Du fond d'un couloir étroit et humide provenait une sinistre mélopée psalmodiée par une voix grave, qu'on eut dite blessée. Des mots plus anciens que l'humanité, des phrases lourdes de menaces, des obscénités sans nom surgies des gouffres noirs du passé.
- Ca va, c'est un sort de localisation, on a encore le temps.
Au fond du couloir pendait une tenture de satin noire. Melgo l'entrouvrit doucement et jeta un oeil. C'était une pièce pentagonale haute de plafond, d'une quinzaine de pas de diamètre, bien conforme à ce que l'on est en droit d'attendre d'une salle d'invocation. Un immense pentagramme de flammes rouges occupait la majeure partie de sa surface, et tout un bric-à-brac d'objets hétéroclites avait été repoussé à la hâte dans les coins. Au centre, revêtu d'une robe de cérémonie rouge et noire, le sorcier au masque de cuir levait ses mains au ciel, dans la droite il tenait la dague du sacrifice. Devant lui, attachée sur un autel de pierre trop petit, se débattait vainement la petite Chloé, qui criait et pleurait à chaudes larmes.
- O toi Vasksashaan, démon de connaissance, par le pacte ancien qui nous lie, et par ce que tu dois à ceux de ma lignée, je t'invoque afin que tu répondes à ma question. Elle se tapit telle le serpent immonde dans cette ville-même qui m'a donné asile, elle attend son heure car elle est la bête de l'apocalypse, la tentatrice, et moi qui ai cédé à son funeste sort, moi qui porte en ma chair sa terrible morsure, je requiers ton assistance afin de l'éradiquer de ce monde. Indique-moi le lieu où à présent elle se terre afin que sur elle je lance la puissance du vénérable T'Sharaï, seule capable de la vaincre.
Et trois pas devant le nécromant, dans l'air crépitant, apparurent trois yeux jaunes pâles et tremblotants, plissés, semblant rire de quelque plaisanterie incompréhensible pour les mortels.
- TU M'AS MANDE, INVOCATEUR, POUR QU'AVEC TOI JE PARTAGE MON SAVOIR. SOIT, J'Y CONSENS, SACHE QUE CELLE QUE TU CHERCHES ET REDOUTES A JUSTE TITRE, CELLE QUI MARCHE AVEC LA MORT, CELLE-LA EST A L'EST DE CE LIEU OU TU TE TIENS.
- C'est vague, n'est-ce pas. Tu ne pourrais pas être plus précis, démon?
- A L'EST, A ENVIRON HUIT PAS, DERRIERE LE RIDEAU. BONNE SOIREE.
Et il disparut dans un éclat de rire, laissant pantois le sorcier. Il se retourna lentement vers le rideau noir, qui s'entrouvrit pour laisser le passage à Melgo et ses amis.
- Rend-toi, nécromant, ou tu périras par ma main.
Il fut sans réaction une seconde, son visage resta de marbre car il ne pouvait exprimer toute l'horreur qu'il ressentait. Et puis il se retourna vivement et abattit la dague avec un cri rageur. Il n'espérait plus vivre, il ne souhaitait plus que la mort de celle qu'il haïssait. Mais fut-ce une convulsion de l'elfe ou un tremblement de sa main, toujours est-il que le poignard blessa Chloé de façon superficielle, dérapant sur sa cage thoracique et ouvrant sa peau sans cependant lui causer de dommage. Avant que les aventuriers ne puissent l'en empêcher, il se reprit et frappa de nouveau. Cependant le sort s'acharnait sur le pauvre Merlik.
La terreur fut plus forte que toutes ses inhibitions et dans les veines de Chloé coula le feu de la malédiction, le legs du nuage, le Passage faisait son oeuvre. En moins de temps qu'il n'en faut à un chat pour se retourner, sa peau prit une teinte grise, puis noire, gonfla jusqu'à doubler le volume de l'elfe, ses liens et sa robe se déchirèrent tandis que les lames et les pointes de son armure les lacéraient et les transperçaient, elle était maintenant une créature à la beauté étrange, aux formes luisantes, meurtrières, acérées, qui s'articulaient à la perfection en une machine de guerre redoutable. La dague glissa et se brisa sur le blindage, Merlik recula vivement et se plaqua contre le mur tandis que Chloé se relevait, lentement.
Y'a des jours, comme ça...
Kalon bondit puissamment et de son épée menaça la gorge du sorcier.
- Parle. Où est l'or.
Cependant, après être revenue à un état plus normal, Chloé s'était jetée dans les bras du Paladin, estomaqué. Le sorcier, maintenant, était en proie à la plus grande terreur, comme en attestait la couleur de sa robe. De son oeil unique il fixait Sook, qui s'approchait en jetant un regard distrait au matériel qui l'environnait.
- Ne t'approche pas de moi, monstre lubrique, vermine de l'enfer, je préfère mourir que servir de jouet à tes désirs lascifs et immondes.
Elle se retourna pour voir si quelqu'un s'était glissé derrière elle. Ce n'était pas le cas.
- Eêh? C'est à moi que tu parles?
- Je t'ai reconnue, Sook du Chaos, et même si tu puis tromper tes malheureux compagnons...
- On se connaît?
Elle s'approcha pour examiner la face de son interlocuteur, prit un air chiffonné quelques secondes, puis son visage s'éclaira.
- Ah, mais oui, Merlik Zambouruk, je me souviens! Ah là là, c'était le bon temps...
Puis sur un ton interrogateur.
- Au fait, je t'avais pas tué la dernière fois?
- Tu m'as raté, vermine femelle, et je me suis juré de débarrasser l'humanité de ta présence, émanation démoniaque. Prenez garde, vous autres qui partagez son pain, vous ne savez pas tout d'elle! Avez-vous seulement jamais vu ses fes...
- SILENCE!
Ce n'était pas un ordre ni une exclamation, mais un mot de commande déclenchant le sortilège du même nom, un sortilège qui empêcha tout son de se propager autour de Merlik, et donc le rendit inoffensif, car les sorciers ont besoin de leur langue pour se livrer à leur art.
- Ah, j'aime bien les histoires qui se terminent sans trop d'effusion de sang. Dans notre camp. Saucissonnons donc ce vil sorcier, livrons-le à la milice qui en fera ce que de droit, et cherchons de quoi nous payer de nos efforts. C'est bien le diable si on ne trouve pas de quoi se payer une petite fête sympa après tout ça.
Mais au ton de sa voix, ses amis comprirent que le sorcier risquait fort d'avoir en route "un petit accident".
- Holà, madame, j'aimerais avant savoir ce que vous avez bien pu lui faire pour vous attirer une telle inimitié de la part de celui-là.
- C'est vrai, reprit Melgo, d'où il te connaît?
- Oh, c'est un type que j'ai rencontré dans ma jeunesse, on était une bande d'étudiants... bref, après une soirée bien arrosée, on était tous bien imbibés, moi la première, et donc ce drôle-là a honteusement profité de la situation.
- Tu veux dire...
- Tu as très bien compris. Dans la nuit ils se sont enfuis, évidemment je les ai retrouvés l'un après l'autre, et puis... ben, vous savez comment font les sorciers dans ces cas-là. Celui-là, je pensais bien l'avoir correctement terminé, je me demande comment il a fait pour survivre.
- M'ourrrrgf, gargouilla Merlik en roulant de grands yeux.
- Oh, ma pauvre Sook, comme cela a du être dur d'être ainsi utilisée et...
- Laisse tomber les violons, c'est pas pour ça que je les ai tués.
- Et c'est pourquoi?
- 'Pas tes affaires.
Kalon interrompit la conversation.
- Vous avez vu, il fait des signes.
Melgo tenta de déchiffrer le message.
- Ah oui. Qu'est-ce que tu racontes, tes yeux? Tu veux des lunettes? Voir? Regarder? D'accord, regarder. Tu nous montres tes fesses? Cul? Derrière? Derrière. OK. Rond? Cercle? Pentacle? Ah, nous, regarder derrière nous. Bon d'accord, et al...
Tous cinq se retournèrent de conserve, et blêmirent assez gravement en observant le petit autel de pierre sur lequel avait coulé le sang de Chloé. Et au travers de la tache écarlate s'écoulait un mince ruban d'obscurité liquide qui se répandait au plafond, au mépris de toutes les lois de la gravité, en une flaque de hideur mordorée venue du fond des âges. Sook résuma ainsi la situation :
- Ben les enfants, on est mal barrés.
- Tous dessus avant qu'il ait le temps de se former complètement!
Ce qui posait un petit problème logistique, puisque le plafond en question était à dix mètres de hauteur. Melgo lança une dague, qui resta collée à la surface gazo-gélatineuse du répugnoïde avant de disparaître dans sa masse. Il n'y avait ni organe à viser, ni d'ailleurs de matière à proprement parler, rien qu'un amalgame de magie pure et de machin-chose extradimensionnel, avec une bonne dose de malévolence pour lier la sauce. Horrifiés, les héros ne pouvaient même plus bouger. Alors ils crurent discerner dans la masse un début d'organisation, des yeux pâles et fluctuants, l'esquisse d'une gueule immense menant à quelque abysse d'outre-monde, et au dessous, des tentacules indistincts, entremêlés, qui commencèrent à pendre du plafond selon un angle qui n'avait pas grand chose à voir avec la verticale, en direction de ses proies hypnotisées.
Kalon fut le premier à réagir, car la situation lui en rappelait une autre, il bondit vers l'autel et le frappa de son Ecarteleuse environnée de flammes, de toutes ses forces, tant et si bien que le lourd fer brisa la pierre délicate et sculptée. Cela interrompit le flot de fluide maléfique, et la chose fut prise d'une convulsion douloureuse, mais il était trop tard, trop de matière avait traversé la porte, trop de ce monstre était maintenant répandue dans la crypte. Le Chevalier Vertu, faisant preuve de la bravoure dont il se targuait si fréquemment, sauta à l'assaut des tentacules noirâtres et les trancha de son épée par douzaines, cependant l'affreuse matière, soit se remettait à couler vers le monstre, soit se collait aux bras du Paladin, lui causant d'atroces souffrances. Car telle était l'arme du monstre, il prenait par simple contact la force de ses victimes, comme les sangsues boivent le sang à travers la peau. Sook lui lança, sans trop de conviction, un éclair qui zébra la pénombre de la pièce, mais la chose sembla prise d'un frisson de plaisir tandis que de petites décharges bleues la parcouraient. Et les yeux pâles, dépourvus de toute émotion, se tournèrent de nouveau vers les aventuriers avec un air gourmand. Melgo, Kalon et le Paladin formaient maintenant une ligne de défense, frappant désespérément le flot toujours renouvelé de tentacules tandis que Sook, renonçant à son idée de boule de feu, improvisait l'invocation qu'elle estima être leur dernier espoir.
Et s'il en avait eu un, le visage du monstre aurait exprimé la stupeur, car en lui s'était produite une transformation. Son centre vital, la source de sa puissance, siège de sa force et de sa conscience, était maintenant entièrement matériel et pulsait violemment. Il était maintenant vulnérable.
- Kalon, détruis son coeur.
Mais tandis que la sorcière expliquait au barbare la marche à suivre, le monstre déplaçait son centre et le protégeait d'un entrelac de tentacules. Ces petites créatures étaient plus dangereuses qu'il ne l'avait cru d'abord, il fallait en finir. La bête se déploya et poussa un hurlement mental avant de lancer son assaut. Alors Chloé se manifesta, et prit l'Ecarteleuse des mains de Kalon.
- Jette-moi vers lui de toutes tes forces, moi seule pourrai survivre à l'interieur de ce monstre.
- Non!
- C'est la seule chance, fais vite.
Kalon en convint, d'autant qu'il n'avait plus trop le temps de réfléchir. Il prit l'elfe dans ses bras, se plaça rapidement sous la bête. Au même moment, Sook lança sa boule de feu. Là encore le monstre absorba goulûment dans son être la puissance du sortilège, et pendant l'instant où il frissonnait sensuellement, le barbare lança son fardeau vers le coeur palpitant. Alors de nouveau Chloé se blinda, et c'est sous sa forme terrible qu'elle pénétra toute entière dans le monstre, l'épée flamboyante en premier, et qu'elle transperça la chose palpitante.
Pouf!
Il disparut immédiatement, comme s'il n'avait jamais existé, comme un cauchemar au matin. Et Chloé retomba avec un bruit sec sur les dalles.
- Si on passe pas de niveau avec ça, c'est à désespérer.
Melgo, essayait de se remettre debout, constata :
- C'est pourtant vrai que c'est costaud, un T'Sharaï!
- Par bonheur, c'en était pas un, un rejeton immature tout au plus. Il ne devait pas y avoir assez de sang. Si ça avait été un vrai T'Sharaï, on serait plus là pour en parler.
- Waoh.
L'elfe, ayant repris son apparence normale, alla se blottir dans les bras du chevalier en tremblant.
- Oh, mon héros, comme j'ai eu peur.
- Hors de ma vue, créature infecte!
- Hein?!
- Je t'ai bien vue, sous ta forme démoniaque, monstre! Je ne resterai pas une seconde de plus avec des abominations comme vous autres, oubliez le Chevalier Vertu, et allez au diable, vous allez bien ensemble, vous tous, ce n'est pas un Paladin de Sainte Perségule que l'on verra en vos compagnies.
Et il sortit augustement par là où il était entré. Commentaire de Sook:
- Et ben, ça en fera plus pour les autres.
- Maismaismais... c'est un connard ce mec!
- Evidemment, c'est un connard, qu'est-ce que t'espérais d'un mec qui passe plus de temps à lustrer son armure qu'à gagner sa vie? Il faut toujours se méfier des belles paroles et de ceux qui les profèrent, jeune fille. Il en résulte que tu peux te fier à nous, car si nous sommes des escrocs sans foi ni loi, des voleurs et occasionnellement des assassins, nous n'avons pas pour ambition de passer à tes yeux pour autre chose que ce que nous sommes. Alors, tu veux rester avec nous?
Et tout bien considéré, après avoir pesé le pour et le contre, et envisagé les divers avenirs qui s'ouvraient à elle et qui pour la plupart avaient des relents de fouet et de tâches ménagères, l'elfe Chloripadarée, dite Chloé, fit son entrée dans la Compagnie du Val Fleuri.
Les deux heures suivantes furent consacrées à l'exploration du phare, et le butin se monta à quelques huit cent naves en monnaies et joyaux, plus quatre mille quatre cent en mobilier précieux, tableaux, sculptures et vêtements qui furent vendus aux enchères par la suite, et une grande quantité de composants magiques et livres de sorts que Sook s'accapara sans vergogne, tant et si bien qu'après partage et paiement de Vestracht pour ses services, il resta plus de mille naves pour chacun, jolie somme en vérité, bien qu'assez peu en rapport avec les risques encourus.
La famille Sangoun déménagea promptement, les ouvriers mirent un peu le feu à l'atelier, à la grande joie des clients.
Kalon eut un rêve postmonitoire où il lançait un scarabée sur un tas de gelée rose, mais il n'y comprit rien, tant et si bien que la Compagnie Outreplanaise le mit sur liste rouge.
Et nos héros eurent droit à un article d'une page dans "l'indépendant Khôrnien", c'est à dire la totalité du journal.
Quand aux fesses de Sook, on y reviendra sûrement dans une autre histoire.
Bon, ben ils vont reviendre dans: