Morgoth II |
Morgoth, jeune sorcier sans expérience aucune de la vie, se retrouve en pays hostile, accompagné d'une personne ayant bien plus d'expérience de la vie, mais apparemment bien moins de scrupules moraux. Les voici donc sur les routes, fort démunis, tâchant de gagner la cité de Banvars, capitale du royaume de Misène.
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Une randonnée sans histoire
Entre les royaumes Gunt et de Misène s’étendait une contrée
vallonnée, venteuse et peu fertile nommée Thalassie, et qui était livrée au
chaos. Un épais tapis de forêt infesté de brigands et de diverses créatures pas
plus amicales recouvrait le pays, troué ça et là par des villages fortifiés
peuplés de paysans apeurés et souvent dégénérés. Jadis, un puissant royaume y
avait étendu son administration, son commerce, sa glorieuse civilisation. Ces
hommes étaient d’une race fière, des bâtisseurs, des entrepreneurs, des
ingénieurs opiniâtres et décidés à tirer de leur terre le meilleur de ce
qu’elle pouvait donner, mais hélas le temps avait fait son œuvre, les forces du
mal étaient venues à bout des anciens souverains dont les noms s’étaient perdus
dans les brumes de l’histoire. Bien peu de choses subsistaient de cette époque,
quelques ruines perdues au loin parmi les chênes centenaires, quelques
malédictions ancestrales et maintenant sans objet, des monuments incompréhensibles
élevés à des dieux oubliés, lieux de sabbats naïfs pour de vieilles radoteuses,
quelques proverbes, des légendes, des chansons.
2 ) L’affaire se conclut
C’était maintenant le quatrième soir que les comédiens de
fortune passaient à l’auberge, qui s’était révélée une halte agréable. Ils
avaient pris l’habitude de donner deux représentations par soir, une pour les
lève-tôt, une pour les couche-tard, et ils avaient noté que certains voyageurs
donnaient aux deux représentations. Cependant, la modicité de la quête ne leur
permettrait pas de quitter les lieux avant longtemps, d’autant que Vertu
s’était mise en tête d’acheter tout un bric-à-brac de sacs, selles, vêtements
de rechange, cordes, armes et armures qu’elle estimait indispensables à leur
voyage, mais qui se rajoutait au prix des canassons. Le spectacle qu’ils
présentaient était une version allégée de Lansquenets&Fariboles, la pièce
qui leur avait valu leurs ennuis à Galleda. La sorcellerie étant éprouvante
pour celui qui la pratique, Morgoth terminait la deuxième séance bien fatigué,
il allait se coucher tout de suite après, laissant seule Vertu, qui était plus
nocturne. Nous en étions précisément à ce stade de la soirée quand, alors
qu’elle discutait ses affaires avec un négociant en poteries Balnais, Olipar
vint la trouver.
Morgoth n’avait pas d’objection majeure à quitter le
Basilic, pressé qu’il était de regagner des contrées plus civilisées, et par
conséquent il accueillit avec un certain plaisir la perspective d’un prochain
engagement lorsqu’au réveil, Vertu lui en fit part. Le commanditaire se montra
à l’heure où le coq commençait à fatiguer, et vint s’attabler avec Olipar et
nos deux compagnons, à l’abri d’oreilles indiscrètes qui n’étaient pas là, vu
que la salle était vide en cette heure matinale.
3 ) Les
préparatifs de l’aventure
- Voilà, je vous laisse regarder ce qui est à votre goût et
dans vos moyens. Notez comme tous les articles sont étiquetés et soigneusement
décrits. Les prix indiqués sont fermes et d’ailleurs si modiques que ce serait
déshonorant de vouloir les marchander. Tous ces articles ont été acquis légalement,
la maison vous fournira du reste des certificats qui en attesteront auprès des
autorités, si d’aventure on vous en faisait reproche. Si vous avez des
questions, je suis là pour y répondre.
4 ) La sagesse particulière de Vertu
La voleuse se retourna à plusieurs reprises pour voir
l’auberge diminuer de taille, au loin. Morgoth ne s’en aperçut pas, tout occupé
qu’il était à rester en selle(1).
Une fois que l’édifice eut définitivement disparu derrière une colline, Vertu
vint deviser gaiement avec son compagnon, et chanta quelques chansons héroïques.
Ils déjeunèrent sans démonter, un peu avant le pont enjambant la rivière
Cipangre, et suivirent l’itinéraire prescrit, cheminant au creux d’une sente
bucolique. Parfois, ils croisaient quelque groupe de paysans vaquant à leurs
occupations, toujours armés et peu amènes, mais qui leur indiquèrent néanmoins
le chemin, confirmant les dires du mystérieux Arcelor Niucco. A plusieurs
reprises, comme Vertu l’avait expliqué, ils avaient changé de chevaux pour les
ménager, sans prendre la moindre halte pour ce faire, tant et si bien qu’ils
progressaient à vive allure. Lentement, les ombres s’allongèrent, et le ciel
s’assombrit, en même temps que l’humeur de Morgoth, qui souffrait
l’embarrassant martyre du cavalier novice. Lorsque le crépuscule eut commencé à
s’installer, Vertu vint donc le voir pour lui changer les idées.
5 ) Le
spectre et le pendu
A moins que les traditions locales ne nécessitent
l’utilisation d’un gibet et d’une corde, il ne s’agissait pas d’une fête
folklorique. Toute la population de Brantemort était assemblée, et aussi
probablement celle des hameaux environnants, pour assister à une pendaison. Le
supplicié était un gaillard fort bien bâti d’une trentaine d’années, blond
comme les blés, dont le visage aux traits fins étaient actuellement chargés
d’une irritation bien compréhensible. Comme de juste, on lui avait passé la
corde au cou et entravé les mains dans le dos. Il y avait aussi, comme toujours
dans ce genre de scène, un grand bourreau bien gras avec une jolie cagoule de
velours rouge, ainsi qu’un noble vieillard en robe noire, qui devait être une
quelconque autorité, et qui lisait un parchemin à la foule.
- Chevalier noir, vous avez été reconnu coupable de
brigandage, vol à main armée, enlèvement et séquestration, homicide au premier
et au deuxième degré, viol avec actes de barbarie, usurpation d’identité, de
décoration, de qualité et de grade militaire, parjure, blasphème, vol et
destruction de matériel religieux, saccage d’édifice religieux, pratiques
obscènes et scatologiques dans une enceinte consacrée, injure publique,
subornation de témoin, corruption active et passive, tapage nocturne, coups et
blessures volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner,
braconnage, exhibition publique d’organes génitaux, exercice illégal des
professions de médecin, avocat et banquier, contrefaçon de monnaie royale,
contrebande d’or, de sel, d’alcool, d’armes, de matériel agricole et de
substances stupéfiantes, pratique de la nécromancie, commerce avec le démon,
pratique de culte illicite, détournement de mineurs, pédérastie, cruautés
envers les animaux, délit de grivèlerie, commercialisation d’aliments avariés,
stationnement illicite de véhicule devant un bâtiment officiel, association de
malfaiteurs, complot visant à l’évasion de prisonniers, possession et recel
d’esclaves, complot contre la sûreté de l’état, tentative de régicide, apologie
du suicide, incitation à la haine raciale, port d’armes prohibées, insultes à
agents de la force publique dans l’exercice de leurs fonctions, outrage à la
cour, atteintes aux bonnes mœurs, fraude fiscale, forfaiture, haute trahison et
dégradation de mobilier urbain. C’est donc avec une satisfaction et un
soulagement comme j’en ai peu connus au cours de mes vingt-deux ans de
magistrature que je prononce céans votre ordre d’exécution. Avez-vous quelque
chose à ajouter ?
6 ) Présentations
et identifications
Après quelques centaines de mètres de course chaotique, le
Chevalier Noir sentit l’étreinte glaciale de la Mort se desserrer, ce qui lui
permit de choir à l’envi dans l’herbe haute. Il tenta de reprendre son souffle
tout en se tortillant dans un effort futile pour échapper à la grande forme
noire. Il nota aussi, non loin, la présence d’un autre individu, et d’un nombre
indéterminé de chevaux, mais ce point n’éveilla qu’un intérêt limité dans son
esprit. D’un pied vigoureux, la Mort le retourna sur le ventre, puis coupa ses
liens de sa lame courbe. Il put alors se remettre sur le dos, mais sa situation
n’était guère plus enviable, face au serviteur du néant qui, d’une voix
sépulcrale, s’adressa à la forme humaine derrière elle.
Coupant donc par les champs afin d’éviter le village, nos
cavaliers trouvèrent vite, à la lueur d’une lune complice, les ruines de
quelque chaumine en bordure d’un petit bois. Désertée depuis au moins une
génération, le toit n’était plus qu’un souvenir, mais les murs de grosses
pierres faisaient encore barrage au vent et dissimuleraient bien encore un feu
de camp aux yeux des villageois.
7 ) Les
mourbellings
Glissons sur une nuit sans histoires et retrouvons nos
aventuriers le lendemain matin. Afin de ne pas se faire trop remarquer des
indigènes, ils avaient coupé à travers champs et longeaient la route sur les
crêtes, ayant observé que les paysans du cru évitaient de trop s’éloigner du
fond de la vallée. Or si les locaux évitaient de fréquenter les collines, ce
n’était pas parce que la paresse leur interdisait de faire l’ascension, mais
par crainte des mourbellings.
Et après avoir fouillé les pauvres dépouilles des
mourbellings tombés, sans en tirer grand chose on s’en doute, ils obliquèrent
donc, en quête du secours de la religion.
8 ) A
l’abri d’un cloître accueillant
Un petit val ombragé abritait des cultures gérées avec ordre
et méthode par des moines en bure grise, dont quelques uns s’affairaient encore
dans les vergers en cette heure tardive, profitant des derniers rayons du
soleil. Le chemin bien entretenu empruntait un petit mais solide pont de bois
qui enjambait une rivière calme large de trente pas, avant de déboucher sur une
chaussée de pierre qui tout de suite obliquait pour gravir en pente praticable
une forte colline surplombant le domaine. C’est en haut qu’était bâti le
prieuré de Noorag.
9 ) La
Sainte Doctrine de Hegan
- Or donc, Hegan est le plus grand, le plus noble et le plus
puissant des dieux. D’aucuns l’appellent le Dieu de la Loi, ce qui n’est pas
faux, mais réducteur. Hegan aime les hommes, et par dessus tout, il aime les
merveilleuses réalisations du génie humain. Il est comme un père veillant sur
ses enfants, avec bonté et sévérité, et s’il arrive qu’il punisse les mortels,
c’est pour leur propre édification, pour leur bien, ou pour le bien de la
communauté. Car si la bonté, l’équité et le souci de justice sont des
aspirations naturelles du genre humain, il est dans l’univers nombre de forces
maléfiques qui complotent, par ambition ou par jalousie, pour abattre l’œuvre
conjointe des hommes et des dieux, et faire plonger notre race dans la
barbarie. Ainsi égaré par l’esprit malin sur les chemins tortueux du pêché,
nombre de mortels finissent emportés dans les tréfonds abyssaux des enfers pour
y être tourmentés d’atroce façon. Le devoir du fidèle de Hegan est d’être
toujours attentif aux manifestations du mal, qui peuvent prendre bien des
formes, à les débusquer, à les pourchasser. Les prêtres, ensuite, se feront un
devoir d’abattre la menace au nom du Vrai Dieu, en employant les moyens
appropriés et les pouvoirs mystiques conférés par le Dieu. Comme tu es
aventurier, tu as sans doute déjà été confronté à certaines de ces
manifestations du mal, les plus évidentes, que sont les monstres et autres
aberrations de la nature. Ils font peser sur l’humanité de graves périls, mais
ces périls existent depuis l’aube des temps, et nous y avons toujours survécu,
grâce au courage, à l’obstination, à la vertu, qui sont des qualités inspirées
par les dieux protecteurs. En revanche, d’autres périls existent, plus secrets
et, par là, plus dangereux. Au cœur même des sociétés humaines, dans le cœur
même de certains hommes, de noires pulsions sont à l’œuvre, inspirées par le démon.
Partout l’hérésie, le complot, la déchéance des mœurs menacent les royaumes en
apparence les plus prospères ! Ces atteintes sournoises doivent être
contrées par tous les moyens. Pour combattre ces visées néfastes, les solutions
existent, tu les connais sûrement déjà d’ailleurs, mais c’est le devoir sacré
des fidèles de Hegan que de répéter encore et toujours ces vérités simples et
pourtant si méconnues. Respecte le roi, les lois, l’Eglise, et ta parole
donnée, car ce n’est qu’ainsi que peut survivre une cité harmonieuse. Honore
tes parents et tes professeurs, car tu leur dois ce que tu as de plus précieux
au monde, ce que tu es. Obéis à tes supérieurs car nul ne peut prétendre à être
obéi s’il a lui même bafoué ses ordres. Voici ce qui plaît à Hegan.
10 ) Pieux
recueillement et paix de l’âme
Nos aventuriers n’étaient pas les seuls laïcs de
l’assistance, nombre de frères convers, fermiers et autres factotums
partageaient l’office du soir avec la congrégation. Le culte de Hegan
n’encourageait pas la fantaisie en matière de décoration, et l’intérieur du
temple suivait ces consignes de sobriété. A l’entrée, une vasque permettait de
se laver les mains et la face, comme le voulait l’usage. L’intérieur du temple,
éclairé par des ouvertures sous la base du toit et deux rangées de torchères
délimitant une allée centrale, ne présentait aucun siège, car il était de
coutume chez les heganites de prier debout. A mi-hauteur de chacune des
colonnes qui soutenaient l’édifice étaient placées, dans des niches idoines,
les statues de saints et de héros que leurs attributs et postures hiératiques
permettaient de reconnaître à coup sûr, pour peu que l’on soit instruit du
culte. Il n’y avait pas d’autel dans ce genre de temple, cet attribut rappelant
par trop les pratiques sacrificielles de certaines autres religions avec
lesquelles les fidèles de la Vraie Foi ne voulaient en aucun cas être
confondus. L’allée débouchait sur un lutrin massif et sans luxe superflu, où
était posé le Codex, le livre saint, que le père abbé avait déjà commencé à
psalmodier. L’ornement le plus remarquable du temple était, au-dessus de
l’entrée, la statue colossale d’un noble vieillard debout, ayant sur son épaule
un aigle et à ses pieds un loup, tenant dans sa main gauche un bâton et
dressant son index vers les cieux en guise d’avertissement. Telle était la
représentation traditionnelle de Hegan, dieu de la Loi. Avec le cliquetis des
encensoirs agités par deux novices, la voix monocorde du Père Abbé récitant les
écrits saints était le seul son que l’on pouvait entendre.
- Allez, encore une fois !
11 ) Les
secrets du sabre maudit
Guidés par Vertu, ils s’éloignèrent de quelques lieues dans
la campagne, utilisant les cours d’eau et diverses matières odorantes pour que
d’éventuelles meutes de chiens perdent leur trace. Elle avait apparemment une
certaine habitude de ces situations, et zigzaguant de bosquet en vallon, elle
emmena sa troupe bien vite et bien loin du monastère. Une lune complice éclaira
leur périple nocturne durant quelques heures avant de disparaître derrière
l’horizon, les laissant sans autre choix que de s’abriter derrière un buisson
pour reprendre des forces qui leur faisaient défaut, particulièrement à
Morgoth, qui était épuisé. Sans prendre le risque d’allumer un feu ni prendre
la précaution d’organiser un tour de garde, ils s’endormirent les uns contre
les autres au pied d’un grand arbre.
Morgoth, assis en tailleur, avait demandé à Vertu de planter
la lame verticalement dans la terre meuble de l’abri. Ses compagnons
l’observèrent tandis qu’il préparait le rituel, sans se presser. Il
confectionna trois semblants de bougies à l’aide de feuilles sèches roulées, et
y mit le feu en prononçant la formule dans la langue gutturale de quelque
peuplade sauvage oubliée depuis longtemps, et répéta les gestes qu’il savait.
12 ) Rencontre
au coin d’un bois
Quelles que fussent ses qualités, le sabre oriental n’était
pas l’arme idéale pour la chasse, c’est pourquoi Vertu s’en revint des bois
sans gibier. Cependant, c’était une femme de ressources experte à reconnaître
ce qui pouvait se manger sans risque, et elle rapportait dans un pan de son
vêtement des champignons, des racines et des œufs de cailles qui servirent à
confectionner une sorte d’omelette, qu’elle fit cuire sur une pierre plate
chauffée sur un petit feu de bois très sec, pour éviter que la fumée ne se
voie. La faim aidant, il parut à Morgoth et Marken que cette humble mixture
était digne d’un festin céleste et en firent grand compliment à la voleuse,
tandis qu’ils finissaient leur repas en consommant quelques graines et baies
juteuses glanées dans les parages. Puis ils digérèrent avec contentement
pendant l’après-midi, en faisant la sieste.
13 ) La
Sainte Doctrine de Hegan en pratique
Non loin du lieu de l’embuscade, les brigands avaient un feu
de camp, où des côtelettes menaçaient de brûler. Nos héros les sauvèrent de ce
triste sort et c’est donc la panse pleine qu’ils se remirent en route, à la
recherche d’un refuge mieux abrité. Parmi les objets pris aux bandits
figuraient une besace de cuir contenant, trésor inestimable, trois torches, un
nécessaire à faire du feu, un petit brasero de cuivre permettant de le
conserver, une boussole, une bonne gourde d’eau et un couteau de chasse.
Marken, le plus robuste de la bande, ne se fit pas prier pour transporter le
précieux chargement.
14 ) Découverte
dans une grotte
Ils cavalèrent donc derechef toute la journée sans épargner
leur peine, dînèrent brièvement de quelque pauvre provende glanée en chemin,
puis continuèrent sans ralentir une bonne partie de la nuitée avant que de se
mettre en quête d’un abri. Les yeux acérés de Vertu repérèrent bien vite un
orifice étroit à mi-hauteur d’un escarpement, qui était l’entrée d'une caverne
tiède et assez large pour trois. Après s’être assuré qu’aucune bête féroce n’en
avait fait sa tanière, Mark sortit, épée au poing, et s’enfonça dans les
taillis. On entendit des bruits secs, puis il revint, traînant un petit arbre
qu’il venait d’abattre, et qu’il planta entre deux rocs devant l’entrée de
l’abri, afin de dissimuler la bouche à la vue d’un éventuel maraud. Ainsi
protégés, ils purent enfin jeter un œil au parchemin d’Arcelor, lui lancer le
sortilège d’identification, le lire après que Vertu l’eut décacheté avec art,
mais il n’y avait nulle magie, rien qu’une suite de chiffres et de lettres sans
logique apparente. Puis, exténués, ils ne se firent pas prier pour s’endormir, satisfait
d’avoir mis quelques bonnes lieues entre eux et leurs poursuivants.
15 ) La
rape est dans le boulin
Le moins que l’on puisse dire est que Morgoth ne se trouvait
pas à son aise. Certes il était plus mince que Marken, qui était passé en
premier par l’orifice, mais il n’avait pas l’habitude de ces exercices de
souplesse et progressait avec difficulté. Qui plus est, le fait de se retrouver
ainsi coincé de toute part entre des parois étroites, compressé par la poigne
implacable de la roche, sans visibilité aucune, sans moyen de fuir ni même de
faire demi-tour, lui nouait l’estomac de façon déplaisante. Cela faisait des
semaines qu’il errait dans la campagne, en compagnie de Vertu puis du Chevalier
Noir, et la crainte de rencontrer des créatures hostiles et des périls soudains
lui était devenue familière, mais maintenant, il était de plus tenaillé par la
terreur que la roche se referme sur lui, le condamnant à une mort lente et
anonyme dans les ténèbres. Il se demandait bien quelle mouche l’avait piqué
pour accepter de ramper comme un ver dans un tel boyau, et dire qu’il s’était
proposé pour passer en premier, le sot ! Maintenant, c’était trop tard, il
fallait poursuivre son chemin. Vertu avait dit vrai, le tunnel descendait dans
la roche calcaire avec une pente assez marquée, qui pour l’instant facilitait
la progression, mais la rendrait d’autant plus difficile au retour. Les parois
bosselées s’élargissaient par ci, s’étrécissaient par là, et partout suintaient
d’une humidité malsaine dont profitait quelque espèce de fungus pour se développer.
Notre sorcier finit par prendre son parti de sa situation, et faisant preuve de
volonté, progressa pouce par pouce, prise par prise, concentré sur son but,
sans songer plus qu’il n’était nécessaire au reste du monde. Puis soudain, la
pente s’accentua jusqu’à atteindre la quasi-verticale, et sa préoccupation ne
fut plus de progresser, mais de s’abstenir de progresser trop vite. « Le Secret des Dieux est interdit aux
mortels. Le Divisé a payé cher pour l’apprendre, mes compagnons, plus chanceux,
sont morts avant de le comprendre. Toi qui le cherche, fais demi-tour. »
16 ) Le
mystère s’épaissit
D’instinct, Morgoth prit le livre, un tome épais dont la
reliure de cuir noir était renforcée de ferrures à l’aspect terrible. La
couverture était gravée d’un signe cursif et contourné, dans lequel on pouvait
lire la forme stylisée, au choix, d’un dragon ou d’une araignée (ou d’une chope
d’hydromel si l’on était un nain). Il l’ouvrit et jeta un œil aux premières
pages, couvertes d’une écriture alternativement composée de lignes cunéiformes
verticales et de rangées d’idéogrammes compliqués et délicats rangés sagement
en tableaux rectangulaires. Plus loin, l’ouvrage était agrémenté de
diagrammes géométriques, d’illustrations présentant des écorchés de créatures
diverses mais qu’on avait peu envie de croiser au détour d’un couloir sombre,
de symboles astrologiques, cosmogoniques, de pentagrammes, de cercles
d’invocation et de listes de noms qui écorchaient assurément la bouche de ceux
qui parvenaient à les prononcer.
Comment diable avait-elle fait pour ne pas le voir ?
C’était évident, énorme, ça sautait aux yeux comme des chaussures de clown aux
pieds d’un troll. C’était maintenant évident que cet anneau de cuivre et de fer
était l’exact jumeau de cette chevalière que Arcelor Niucco leur avait confié
pour preuve de son identité, et que Vertu avait glissé à son annulaire droit
avant de l’y oublier. Interloquée, elle considéra les deux bijoux. Sur chacun,
un motif était gravé en creux dans un cadre ovale, un griffon issant entouré de
six trous coniques, qui sur de la cire devaient ressortir en pointes. Seule
différence, la chevalière confiée par le mystérieux personnage semblait plus
vieille, ses motifs étaient patinés, usés, et son fer oxydé par endroit, tandis
que curieusement, la bague qui avait passé des décennies dans un trou du donjon
était encore en meilleur état.
17 ) La
Caverne du Destin
La porte s’ouvrait à mi-hauteur d’une vaste cuvette de forme
plus ou moins ovale, large de vingt pas et longue du double Des colonnes de
concrétions soutenaient la voûte dont le sommet enténébré culminait à une
douzaine de mètres au-dessus du point bas. Des artisans du temps jadis avaient
aménagé cette cavité naturelle et en avaient fait un lieu praticable en
installant des passerelles de bois soutenues par des étais. Une coursive
circulaire faisait le tour complet de la grotte en un chemin de ronde dont le
seul ornement était une rangée de flambeaux fichés dans le roc à intervalle
régulier. Quatre passerelles droites en partaient comme les rayons d’une roue
dont le moyeu consistait en une plate-forme circulaire large de cinq pas. En
son centre était située la machine. C’était une colonne de bronze à la forme
tarabiscotée, dont la base large de dix pieds s’ornait de bulbes multiples, de
tubulures, de cannelures, de leviers crantés et de cadrans de cuivre aux
multiples aiguilles figées à tout jamais par l’oxydation. La machine s’effilait
jusqu’à ne plus présenter qu’une section de trois pieds de diamètre à la
hauteur de la plate-forme, puis s’évasait de nouveau comme une monstrueuse
fleur métallique dont les trois pétales s’épanouissaient entre les passerelles
d’accès, un quatrième pétale semblable s’était quant à lui détaché de la
structure principale, était tombé sur la plate-forme dont les planches avaient cédé
sous son poids, et les restes de la machinerie gisaient maintenant sur le sol
de terre grasse et de gravats mêlés. Les pétales restants supportaient encore
vaillament le poids d’appareils réalisés avec soin, des ensembles de fins
câbles de cuivre reliant d’épaisses cornues de verre ou de céramique, de tiges
de fer et de petites coupelles de bronze assemblées en chapelets. Ces bien
curieuses machines avaient pointé vers quatre autres mécaniques de bronze, des
sortes de caisses d’aspect sinistres, longues chacune de deux pas et large
d’un, ornées des mêmes tubulures et cannelures que la grande colonne. Deux de
ces caisses étaient encore à leur place, suspendues à un ou deux mètres sous la
voûte par des chaînes et des poulies pendant comme les fils d’une araignée peu
soigneuse, et qui avaient dû permettre de les hisser là, au centre exact de
l’espace vide entre la plate-forme, les passerelles d’accès et la coursive. Les
deux autres caisses s’étaient décrochées, à moins qu’on ne les aient
descendues, l’une d’elle avait encore un couvercle entrouvert, rappelant
désagréablement un cercueil. Après la fleur, la colonne se poursuivait en
hauteur, jusqu’à toucher le plafond, et de là partaient un faisceau de câbles
et de tubes fixés au plafond, auquel répondait un autre faisceau semblable
partant de la base de la machine, courant de conserve dans le sens de plus
grande longueur de la caverne, vers un endroit où semblait s’ouvrir une
deuxième grotte, dont le sol était cette fois à hauteur de coursive. Il était
toutefois difficile de voir la destination finale de ces installations, car
dans cette direction, la pierre changeait d’aspect, le calcaire clair et tendre
cédant brutalement la place à une pierre beaucoup plus sombre. Dans tout ce
lieu sinistre on ne décelait aucune vie, aucune trace d’activité récente, pas
un bruit, pas même un souffle de vent. Rien que les reliques nostalgiques et
vaguement menaçantes d’un rêve brisé que le temps avait figé à jamais,
pitoyable témoignage de la vanité des passions humaines.
18 ) Les
elfes ont les oreilles pointues
Il s’agissait d’une femme. De longs cheveux d’or pâle tirant
sur le roux crépusculaire, tressés en fines cordelettes mêlées de fils d’argent
et de perles, étaient le seul écrin digne d’encadrer son blanc visage aux
traits si fins, si délicats qu’ils emplissaient de chaste adoration quiconque
les contemplaient. Sous une cape de velours vert, bordé d’or et d’argent, un
linge de la soie la plus précieuse décoré de motifs floraux soulignait, plus
qu’il ne voilait, sa poitrine menue et ses reins admirables. Peut-être les
pillards qui les avaient précédés en ces lieux s’étaient-ils émus de ce
spectacle et avaient renoncé à profaner son repos, car elle avait toujours sur
elle quelques bijoux qui, pour être discrets, n’en étaient pas moins de grand
prix : des boucles d’oreilles argentées incrustées de petis rubis figurant
des larmes de sang, des bracelets d’or aux poignets et aux chevilles, sur
lesquels se déroulaient les idéogrammes complexes et entrelacés d’une écriture
plus ancienne que la culture humaine, et un pendentif d’or représentant un
masque féminin arborant un sourire bienveillant quoique légèrement taquin, dont
les trois yeux étaient figurés par des tourmalines polies du plus bel effet.
Des bagues variées mais de prix habillaient ses doigts fins aux ongles peints
d’argent, qui reposaient paisiblement sur son doux ventre.
19 ) Le Divisé
En tendant l’oreille, on pouvait déceler les bruits de
succion répugnants et les tâtonnements hideux que produisait la chose qui
rampait dans les ténèbres. Animal ou végétal, terrestre ou démoniaque, quoique
ce puisse être, ce n’était pas le fruit d’une évolution naturelle. Et plus la
créature avançait vers la lumière des torches, plus son anatomie déplaisante se
révélait au regard, ou pour être précis, son absence d’anatomie. Car ce qui
progressait vers nos héros n’était qu’un amas de chairs palpitantes sous les
déchirures d’une peau grasse parsemée de touffes de poils drus, percée
d’esquilles d’os suppurantes de moelle et de glaire. Mais ça et là, on pouvait
reconnaître les reliefs cauchemardesques d’êtres humains, un nez, un œil, une
bouche distordue aux dents hypertrophiées... oui, c’était certain maintenant,
quoique ce fut aujourd’hui, et aussi déplaisant que cela puisse être, cela
avait été, jadis, un homme.
20 ) Quelques
explications, d’autres mystères
- N’aie pas peur, nous sommes des amis. Je suis Morgoth,
voici Vertu, et plus loin, c’est Marken.
Les deux sarcophages restants étaient tombés fort
obligeamment du plafond, il fut donc aisé de les ouvrir. L’un contenait les
restes d’un humanoïde trapu à l’ossature massive, à la poitrine
exceptionnellement large et dont le crâne allongé garni de crocs robustes
n’avait rien d’humain. Morgoth compara ce crâne à celui d’un chien, et
convainquit ses compagnons qu’il devait s’agir d’un lycanthrope, ou loup-garou.
Ils n’oublièrent pas d’inspecter la plaque de cuivre qui lui correspondait, et
qui indiquait le nom de Zananfo. L’ultime coffre de bronze abritait un
squelette d’aspect plus humain mais qui, après un examen plus attentif, révéla
la présence de longues griffes aux mains, et d’une paire de canines
particulièrement développées. Prenant le crâne à pleine main, le jeune
nécromancien fit remarquer à ses compagnons comment ces canines étaient percées
chacune d’un canal, et en déduisit qu’il s’agissait assurément d’un mort-vivant
de la variété des vampires. Pour appuyer son exposé, il leur fit aussi
remarquer que le nom inscrit sur la dernière plaque, Marakidu, était typique du
royaume de Phalyngeste, une contrée pauvre et arriérée située plus à l’est dans
les monts du Portolan, et qui avait la réputation d’être infestée depuis des
siècles par la lèpre du vampirisme.
21 ) Le
fabuleux destin du Chevalier Noir
Et donc, après avoir exploré tout ce qu’il y avait à
explorer dans l’antre du Divisé, notre groupe d’aventuriers en sortit par le
conduit de cheminée, un peu plus
nombreux et beaucoup plus riche. Les heures passées dans un donjon sont
longues, et la nuit était tombée, depuis peu d’après Morgoth qui connaissait la
position des étoiles en cette saison. Ils auraient pu passer une nouvelle nuit
dans la grotte surplombant la vallée, qui leur avait déjà fourni un abri sûr,
mais ils répugnaient profondément à rester plus longtemps dans le déplaisant
voisinage de l’abominable créature qu’ils venaient de tuer. Ils remirent donc
dans le trou la pierre gravée aux armes de Miaris, et par dessus, composèrent
un nouveau tas de cailloux semblable à celui qu’ils avaient démantelé pour
entrer. Puis, ayant dissimulé leurs traces, ils repartirent nuitamment dans la
campagne en quête d’un nouveau campement, en expliquant toute l’histoire à leur
nouvelle recrue.
22 ) Epilogue
Et la route.
La route avait résisté à tout. Le temps n’avait pas de prise
sur elle. Ni les rigueurs du climat, ni les roues cerclées de fer n’avaient
jamais entamé le parement de calcaire blanc, plat et poli qui la recouvraient.
Si les coulées de boues, le limon des inondations ou les immondices déversées
par les voyageurs indélicats la recouvraient parfois par endroit, quelques
jours suffisaient pour que toute trace de souillure disparaisse de sa chaussée.
Elle était bien assez large pour que deux quadriges se croisent sans ralentir,
sa chaussée surplombait la lande environnante de près d’un demi-mètre, et son
tracé courait dans la campagne droit comme un I, sans se soucier le moins du
monde du relief. On ignorait, bien sûr, quelle étrange magie présidait à la
préservation d’une telle perfection de génie civil que les indigènes n’avaient
ni l’envie ni les moyens d’entretenir, mais les voyageurs de toutes les
contrées ne pouvaient que se réjouir de ce merveilleux legs des anciens, seule
voie de communication de la région. Le long de la route, quelques baronnies
s’étaient constituées, tâchant de survivre à la misère et aux multiples périls
qui les assiégeaient, imposant un semblant d’ordre sur un territoire plus ou
moins étendu autour du castel seigneurial. En dehors de ces zones de relative
sécurité, à intervalle régulier correspondant à une demi-journée de marche, des
étapes étaient aménagées sous forme d’auberges sans grâce et lourdement
fortifiées.
Or le jour déclinait, et nos héros n’étaient pas téméraires,
voici pourquoi, bien qu’ils eussent pu poursuivre leur périple quelques heures,
ils avaient préféré goûter à la chaleur d’un de ces providentiels
établissements, « le Basilic-de-guingois ». Nos héros consistaient
en :
1 ) Morgoth l’Empaleur, nécromancien de sexe masculin âgé de
15 ans, 1m93, 78kg, sans domicile connu.
2 ) Vertu Lancyent, « personne qui sait se débrouiller,
enfin on s’comprend » de sexe féminin, 1m74, 61kg , plus âgée mais
guère plus domiciliée que le précédent.
Et c’est tout.
Donc ils avaient passé le grand portail sous le regard
soupçonneux d’un homme d’armes, traversé la cour où hennissaient quelques montures
au regard soupçonneux, fait un salut amical quoiqu’un peu forcé au forgeron qui
les dévisageait d’un œil soupçonneux, passé la porte du bâtiment principal et
affronté les mines soupçonneuses des clients, ainsi que du patron.
Celui-ci était un homme osseux aux pommettes saillantes
d’une quarantaine d’années, nommé Olipar. Il arborait une impressionnante
moustache noire comme le jais, ainsi qu’une longue cicatrice qui courait sur la
moitié droite de son visage et se perdait dans son cuir chevelu en un sillon
glabre. Il avait gagné cette virile distinction, ainsi que quelques autres,
lors de ses jeunes années où, embrassant un temps la prestigieuse carrière
d’aventurier, il avait couru la région accompagné de quelques compagnons afin
d’occire monstres et fourbes sorciers. L’affaire s’était du reste mal terminée
face à un grand basilic qui, avant de rendre l’âme, avait eu le temps de
pétrifier et de briser en petits graviers deux des compagnons d’Olipar. Le choc
causé par cette tragique mésaventure lui fit perdre ses illusions et gagner en
sagesse, et comme il avait eu le temps d’amasser quelques richesses, il se
retira de la carrière et racheta le relais, dont il décora l’entrée avec la
tête du basilic sus-cité.
- Et donc ce sera pour ces messieurs-dames ?
- Bonsoir à vous, industrieux aubergistes, et que ma
bénédiction accompagne vos entreprises. Mais je vois que mes bénédictions vous
sont inutiles, car à dire vrai, vous avez là un établissement de tout premier
ordre, situé par ailleurs sur un excellent emplacement, et l’abondance de votre
clientèle suffit à m’indiquer quelle bonne fortune est la vôtre.
- Muf, ‘peut pas s’plaindre. Ce sera ?
- Et bien, le couvert et le gîte pour la nuit, tout
bonnement. Et en outre, il m’a semblé voir dans votre cour quelques chevaux, je
suppose que nous pourrions arriver à un arrangement...
- Oui ?
- Je suis Vertu Lancevent et voici Morgoth l’Enchanteur. Mon
jeune collègue et moi-même sommes des baladins actuellement sans emploi, et
suite à quelques revers de fortune, nous voilà quelque peu désargentés.
Rassurez-vous, nous avons de quoi payer notre passage dans ces murs, mais pas
assez toutefois pour vous acheter une paire de montures, et comme le pays est
peu sûr pour des piétons, la situation n’est pas à notre avantage. Ce que nous
vous proposons est un marché dont vous comprendrez tout de suite le grand
intérêt. Nous envisageons de produire devant vos clients notre spectacle, qui
est rare et de qualité, car il s’agit d’un spectacle de sorcellerie d’une
grande tenue morale. Attirés par le surcroît de renommée de votre
établissement, un plus grand nombre de clients viendra s’y abriter, et
passeront en notre compagnie une soirée agréable durant laquelle ils
ripailleront et boiront à merci, oublieux de toute économie. Votre commerce
s’en trouverait ainsi considérablement renforcé, votre bourse bien remplie et,
vos concurrents à la fois envieux et penauds.
- Ah ? Et vous allez sûrement me demander le gîte et le
couvert gratuits, c’est ça ?
- Même pas ! Nous nous faisons forts de nous acquitter
honnêtement de ce que nous vous devrons durant la semaine que durera notre
entreprise. Pour tout paiement, nous vous demandons, vous allez rire, deux de
ces pauvres rosses qui encombrent votre écurie, afin de poursuivre notre
chemin. Voyez comme tout ce marché est raisonnable et honnête, et contentera
les deux parties...
- Vous voulez que je vous offre deux chevaux contre une
semaine de singeries ? Effectivement, c’est risible. Je ne sais pas si
votre spectacle est comique, mais vous vous l’êtes assurément.
- J’ai dit une semaine ? Je plaisantais bien sûr, je
voulais dire deux semaines, deux semaines complètes d’enchantement et de joie
quotidienne qui...
- La durée de votre escroquerie, madame, m’importe peu, vous
n’aurez pas mes chevaux avant de les avoir payés en bel et bon argent.
- Quoi ? Quelle goujaterie, moi qui pensais avoir
affaire à un ami des arts... Peut-être ferions-nous mieux d’aller proposer nos
service à un autre aubergiste mieux disposé à notre endroit et sachant
discerner son intérêt.
- Et bien bonne chance. Mon collègue le plus proche est le
vieux Nuriel, de l’Antre des Sept Rocs Rouges, que vous trouverez douze lieues
plus loin. Tel que je le connais, il vous dira comme moi, et en plus, comme il
n’est pas homme de cœur comme moi-même, il vous mettra dehors à coups de
bâtons. Mais je ne suis pas un tel sauvage, alors voici mon offre : vous
pourrez faire vos tours chez moi aussi longtemps que vous pourrez payer votre
chambre et votre pitance, je vous offre en effet, et gratuitement, l’usufruit
de ma salle. Si votre spectacle est aussi bon que vous le dites et si les
clients sont généreux avec vous, vous réunirez bientôt assez d’argent pour
m’acheter les chevaux qui vous font envie, aux honnêtes conditions que je vous
offrirai. Attention, si les clients sont mécontents et s’il y a de la casse, ce
sera pour vous.
- Ah, monsieur, je suis bien déçue de tant de défiance, mais
comme nous n’avons guère le choix, je suis contrainte d’accepter votre
proposition. Viens Morgoth, allons nous installer.
L’installation fut rapide, car ni l’un ni l’autre ne
transportaient des tonnes de bagages. En effet, leur départ de Galleda avait
été un peu précipité suite à une méchante affaire, qui leur avait valu une
condamnation à la peine capitale dans cette province, qu’ils avaient fuie dans
le plus grand dénuement. Depuis, ils avaient erré à travers monts et vaux, la
ruse de Vertu et les sortilèges de Morgoth leur ayant permis d’échapper à
divers périls dont l’énumération ne présenterait aucun intérêt pour la bonne
intelligence du récit, avant d’arriver enfin à la fameuse route menant à
Misène, leur destination, où mademoiselle Lancyent se vantait de connaître du
monde. Toujours est-il qu’en route, ils n’avaient guère eu l’occasion d’amasser
des fortunes. Et peu après, assis au coin du feu dans un coin de la salle,
Morgoth fit part de son désappointement à Vertu, qui s’occupait à dévisager
discrètement chacun des convives.
- Et bien, nous voilà coincés ici pour un bout de temps
dirait-on. Quel vilain grippe-sou que cet aubergiste.
- Ne médis donc pas de lui, c’est au contraire un homme
avisé. Regarde la clientèle, crois-tu que ces gens soient venus ici par
agrément, pour la cuisine ou pour la bonne mine du serveur? Bien sûr que non,
ils sont ici parce que c’est la seule auberge à des lieues à la ronde, sur la
seule route de la région. On ne passe dans les parages que contraint et forcé,
et on ne fait qu’y passer. Dans ces conditions, qu’on y donne ou non un
spectacle n’aurait rien changé à la fréquentation de l’auberge, et ce croquant
le sait très bien, il a donc eu raison de refuser mon offre.
- Ah ? Oui, ça semble logique, mais dans ce cas
pourquoi faire cette proposition ?
- Qui demande beaucoup reçoit peu, qui demande peu reçoit
quedalle. Comme tu l’as entendu, il nous donne sa salle pour rien, alors qu’il
aurait été légitimement fondé à se faire payer, c’était tout ce que j’espérais.
Et puis on ne sait jamais, des fois on tombe sur des imbéciles qui boivent vos
belles paroles.
- Mais c’est malhonnête de profiter ainsi de
l’infériorité des gens crédules !
- Au contraire, je dirais que c’est pédagogique. Explique
cent fois une mauvais tour à un bourgeois, il n’en retiendra rien. Gruge le une
fois, même de peu, et jamais plus on ne l’y reprendra. L’expérience est toujours
la meilleure des écoles, dont le filou est le professeur. N’est-il pas
légitime, dans ces conditions, de faire payer son enseignement ?
- Euh... si tu le dis. Tu as vraiment une curieuse vision des
choses.
- Pour en revenir à notre situation qui semble t’inquiéter,
elle est moins mauvaise qu’il n’y paraît. Nous sommes ici au chaud, en relative
sécurité et avec un moyen de subsistance. En outre, il y a beaucoup de passage
par ici, beaucoup de gens qui circulent, et donc beaucoup d’occasions de s’enrichir.
Il suffit d’attendre notre heure.
- Très intéressante représentation, comme d’habitude, Vertu.
On ne s’en lasse pas.
- Mais tout le mérite en revient à Morgoth.
- On dirait que c’est un sorcier fort capable, malgré son
jeune âge.
- Oh oui, certainement.
- J’ai moi-même fait un peu la route, dans mon jeune temps,
l’épée à la main, et en ces temps-là j’ai pu apprécier tous les bienfaits que
l’on peut tirer de la présence d’un mage à ses côtés. Nous étions jeunes alors...
Et vous-même, je n’ai pas l’impression que vous soyez guerrière, et encore
moins prêtresse, mais il est possible que je me trompe...
Vertu se raidit. Olipar venait implicitement de la traiter
de voleuse, ce qui dans l’absolu n’était pas faux, bien sûr, mais quand même.
- Je ne suis qu’une femme célibataire qui essaie de survivre
dans ce monde âpre et barbare.
- Oui, on va dire ça. Bon, puisqu’on est entre aventuriers
je vais être franc, il y a cet après-midi un homme qui est venu à l’auberge, et
qui cherchait des personnes capables de remplir une mission délicate contre
« une certaine somme ». Alors j’ai pensé à vous, comme vous êtes
apparemment en manque de fonds.
- Mais, c’est très intéressant ce que vous me dites là. Et
que s’agissait-il de faire au juste ?
- Il m’a parlé de convoyer un certain objet à un certain
endroit, mais sans plus de précisions.
- Et... la somme ?
- J’ignore le montant, je ne suis qu’un intermédiaire. Il
n’avait pas l’air dans le besoin, c’est tout ce que je peux vous dire, il m’a
réglé ma commission en bel or tiré d’une bourse bien pleine.
- Et cet homme, de quoi avait-il l’air ?
- Oh, le donneur d’ordre typique, taille moyenne, cheveux
gris et barbe du même poil, âgé mais encore vigoureux, sévère, plutôt sec, pas
bien aimable. Et bien sûr, revêtu d’un grand manteau noir, comme le veut la
coutume.
- Comme le veut la coutume. Tout ça m’a l’air conforme aux
usages et aux Normes, je vais en parler à mon camarade.
L’homme présentait, en effet, toutes les apparences d’un
commanditaire d’aventuriers des plus ordinaires, en tout point semblable à la
description qu’en avait donné l’aubergiste. On aurait pu ajouter au tableau une
légère claudication, une voix cassée et, si l’on prêtait attention à ce qui se
cachait sous le noir manteau, des effets luxueux sous lesquels jouait une
musculature qui n’avait rien de sénile.
- Je suis Arcelor Niucco, Second Nautonier des Gougiers de
Banvars, et j’ai besoin de l’aide de gens décidés et habiles pour transporter
rapidement un certain objet jusqu’à un certain lieu.
- Mon nom est Vertu Lancette, aventurière en quête de
reconnaissance, et mon jeune compagnon Morgoth, qui est mage, est dans le même
cas. Je connais un peu, de réputation, votre guilde marchande et ce serait pour
nous un honneur que de vous venir en aide.
- Si vous connaissez les Gougiers, vous savez quels
bienfaits on peut tirer de notre alliance. Vous savez aussi, je pense, que nous
émargeons à l’Honorable Société de Banvars.
- Une sage précaution par les temps qui courent.
- En effet. Maintenant que les choses sont claires, passons
à la mission.
- Avant de poursuivre plus avant dans les pourparlers, je
souhaiterai tout d’abord connaître les aspects légaux de l’affaire. Nous sommes
étrangers dans la région, et nous ne souhaiterions pas contrevenir à quelque
loi, fut-ce à notre insu. Nous sommes des aventuriers honnêtes.
- Vous avez raison de soulever ce point, et vous pouvez
apaiser vos légitimes inquiétudes, je ne vous demande rien qui ne soit
contraire ni à la loi, ni à l’usage, ni à la moralité. En revanche, pour des
raisons que vous comprendrez bien vite, je devrai vous demander, avant de vous
exposer l’affaire, une totale discrétion, et ce même si vous n’acceptez pas mon
offre.
- Excellente chose, vous pouvez compter sur notre silence.
- Alors voici l’affaire. Nous avons un comptoir dans les
collines de Tibasri, une sorte de fortin perdu au milieu de la forêt, dans un
lieu-dit « Valcambray ». Cette place sert de base à l’exploitation
forestière, car la région regorge de bois précieux. Je devais me rendre à
Valcambray pour donner des instructions au chef de l’exploitation, mais des
événements imprévus m’appellent ailleurs, voici pourquoi j’ai besoin de messagers
de confiance pour porter là-bas un parchemin contenant des informations
importantes. Je ne vous cacherai pas que ces informations sont recherchées par
plusieurs de nos concurrents, c’est pourquoi vous devrez faire preuve de
rapidité et de discrétion dans votre voyage. En outre, la contrée n’est pas des
plus calmes, vous le savez bien, voici pourquoi j’ai besoin de gens de votre
sorte, à la fois peu voyants et capables de se sortir de situations imprévues.
- Jusque là, c’est dans nos cordes. Est-il loin, ce
Valcambray ?
- Trois jours de cheval, peut-être plus en cas d’intempérie.
Vous suivrez la Route vers l’est pendant cinq heures jusqu’à croiser une
rivière large de dix pas nommée Cipangre, longée par un chemin de peu
d’importance. Vous remonterez à travers les collines et la forêt de Pringeois
jusqu’à une vallée qui ira en se rétrécissant. Lorsque vous verrez, au nord,
une falaise blanche en demi-lune percée de quelques grottes, quittez la route,
le fortin est juste aux pieds des éboulis. Ce n’est pas bien loin à vol
d’oiseau, mais la route est mauvaise. En ce qui concerne votre rémunération,
vous serez payés cent vingt ducats d’or par le chevalier d’Olanza, qui est le
chef du camp et qui sera au courant de l’arrangement...
- Cent-vingt ducats, c’est une somme honnête. Toutefois,
nous sommes actuellement sans équipement adéquat. Nous avons amassé de quoi
acheter des armes, des provisions et des vêtements adaptés à ces randonnées,
toutefois il nous manque encore de quoi faire l’acquisition de deux montures, soient
une vingtaine de ducats, si je ne m’abuse. Voici pourquoi nous avons besoin, en
sus, d’une petite avance pour remplir cette mission, avance sans laquelle,
hélas, nous ne pourrons quitter cette auberge.
- Cet arrangement me semble approprié. Soit, je vous
compterai vos vingt ducats. L’affaire est faite ?
- Pour moi l’affaire est faite, si Morgoth n’y trouve rien à
redire.
- Hein ? Pardon ? Ah, euh, oui, comme bon vous
semble.
- Splendide (l’homme tira de sa bourse, qui faisait un joli
bruit, vingt pièces d’or toutes neuves). Voici donc pour vos chevaux. Je vous
confie aussi ma chevalière, que vous montrerez à Olanza pour prouver l’identité
de celui qui vous envoie. J’aurais aimé trinquer avec vous à la réussite de
notre affaire, mais je dois vous quitter sans plus attendre. Que Hegan vous
guide et couronne votre voyage de succès.
Et il partit aussitôt. Olipar, satisfait, retourna à son
comptoir, mais Vertu le suivit, imitée par Morgoth.
- Dites-moi, Olipar, vous m’avez bien dit avoir été
aventurier, avant que ne vous vienne la vocation de bistrotier. Peut-être vous
reste-t-il deux ou trois choses utiles dont vous désireriez vous dessaisir...
- Ah ah ah ! Vous savez, ça fait treize ans que je
tiens cette auberge, et il y a longtemps que ma vieille épée, mon écu de guerre
et ma cotte de maille se sont couverts de rouille et de sang sur le dos d’un
autre à qui je les avais vendus. Voyez-vous, cet établissement est ainsi placé
qu’il est une halte quasiment obligée pour quiconque désir partir à l’aventure
vers le sud, qui est riche d’or et de périls de toutes sortes. C’est d’ailleurs
pour cette raison que je tiens aussi, en plus de mon activité d’aubergiste, un
modeste dépôt d’armes et de matériels divers, pour dépanner, le cas échéant,
voyez-vous.
- Tiens donc. Et peut-on voir ce que vous avez dans votre
modeste dépôt ?
- Mais bien sûr, aidez-moi à soulever la trappe là... oui, ne
descendez pas dans le noir, c’est un coup à se tuer, attendez que j’allume ma
torche. Voilà, attention à la tête, et prenez garde aux marches, aussi, il
faudra que je les brique un jour, voire que je les fasse retailler. Nous y
sommes, bienvenue dans mon humble échoppe.
- Bitechaton ! S’exclama Vertu.
- Ton ton ton... fit l’écho.
- Oh, une chaîne de combat Vansonienne !
- Notez le travail de la boule, qui dénote d’une fabrication
soignée. Elle a servi quelques semaines seulement à l’entraînement d’une
compagnie de gladiateurs qui plus tard a fait faillite, j’ai eu la chance d’en
faire l’acquisition lors de la vente aux enchères. Sept ducats, le prix d’une
arme d’occasion pour un matériel quasi-neuf.
- Et celle-là...
- Vous avez l’œil, c’est un espadon fort ancien qui a
appartenu à une noble famille de la région, qui a malheureusement subi quelques
revers de fortune et s’en est dessaisie à condition que je ne révèle pas son
origine. Ce sont des choses qui arrivent. Une arme alliant puissance,
efficacité et beauté, comme vous le voyez à l’éclat particulier de l’acier. Je
la vends à quarante-cinq ducats en raison de sa valeur historique, toutefois je
ne vous la conseillerai pas pour votre affaire, c’est plus, si je puis me
permettre, l’arme d’un robuste chevalier que celle d’une femme élégante.
- Tout à fait, tout à fait, je me contentais d’admirer. Et
ce petit bouclier, c’est quoi ?
- Une targe légère en bois recouvert d’acier fort, de forme
démodée mais en excellent état. Elle a appartenu à un aventurier qui a trouvé
la mort non loin d’ici, le paysan qui l’a trouvé lui a payé des funérailles
dignes et religieuses, il s’est donc senti en droit de réclamer le produit de
la vente de l’équipement à titre de compensation. Notez comme sa forme bombée
et sa faible surface permettent à un défenseur habile de parer un coup de
taille ou d’estoc, voire une flèche, tout en permettant le maniement d’une pique,
d’un bâton, d’un arc ou de tout autre arme nécessitant d’avoir ses deux mains.
Deux ducats pour ce petit article bien pratique.
- Ce truc m’intéresse bien. A propos d’arc...
- C’est dans cette allée, là. On m’a raconté l’histoire
d’une troupe de jeunes aventuriers qui étaient partis occire je ne sais quel
troupe de brigands, et qui se sont fait massacrer sans avoir seulement blessé
un seul de leurs ennemis. Ils avaient fait l’erreur de n’emporter aucune arme de
jet, les sots, et ils étaient tombés dans une embuscade tendue par des gens
qui, eux, avaient des arcs. Un seul guerrier avait survécu à la mésaventure,
tellement criblé de flèches que par la suite on l’a appelé « le poreux
chevalier ». Mais je vois que vous n’êtes pas de cette trempe. Cet arc
vous tente ? Trois cent vingt ducats.
- Combien ?
- Trois cent vingt, et ce n’est pas cher en vérité, car il
s’agit d’un arc elfique taillé dans la branche d’un chêne sacré. Ces armes
étaient – et sont peut-être toujours – utilisées par les sentinelles gardant les
cités sylvestres des elfes. Leur conception particulière permet à quiconque en
a l’habitude de tirer avec une précision accrue et avec une vitesse
stupéfiante.
- Umm... si c’est vrai, le prix est justifié, mais c’est pour
l’instant hors de notre portée.
- Celui-ci peut-être... Il ne coûte que huit ducats et c’est
une arme neuve. Comme manifestement vous connaissez les armes, vous aurez noté
la facture très particulière de cet arc, composé de multiples couches de
plusieurs bois différents assemblées avec art de manière à accroître la
puissance du tir, et donc la portée, sans sacrifier la précision. Ce type
d’armes est très en vogue dans le sud, mais malgré sa supériorité sur l’arc
classique, il a du mal à s’imposer dans nos contrées car beaucoup de gens d’armes
ont une vision traditionaliste, voire rétrograde de leur métier. D’où la
promotion.
- Ah oui, c’est plus dans mes cordes, si j’ose dire. Je
crois que je vais le prendre.
- Et un carquois, je suppose, d’une douzaine de flèches...
deux douzaines, sage précaution. On arrive à onze ducats pour l’archerie.
- J’aimerais assez qu’on revienne aux épées, c’est par là je
crois...
- Exactement. Je vois que vous vous intéressez aux rapières,
qui sont à mon sens des armes plus adaptées au sport, aux duels courtois et aux
escarmouches citadines qu’au combat en plein air, mais chacun a sa religion sur
ces choses. Celle que vous regardez est toutefois une arme efficace, mise en
gage chez moi par un aventurier qui venait de la trouver dieu seul sait où.
Elle est équipée d’un enchantement qui la fait luire dans l’obscurité, comme
vous voyez, et qui lui confère sans doute diverses propriétés dont, pour tout
vous dire, j’ignore le détail. Je la mets en vente pour deux cent ducats, elle
vaut peut-être plus, peut-être moins, allez savoir...
- De toute façon, ce n’est pas dans nos moyens. Peut-être,
dans l’avenir... Non, ce qu’il me faut, c’est une bonne épée classique. Tiens,
mais quel drôle de bâton courbe ! Je l’avais pris pour un arc, mais il a
une sorte de garde...
- Houlà, oui, je l’avais oublié celui-là. Et bien, ça ne
nous rajeunit pas ! Oui, si mes souvenirs sont bons, c’est une arme qu’un
client portait lorsqu’il est venu dans mon auberge, un vieil ivrogne qui
radotait des histoires bizarres. Il avait, à ce qu’il disait, voyagé vers
l’est, par delà les monts du Shegann, dans les lointaines contrées situées
par-delà le mythique Shedung, et y avait vécu des aventures totalement
loufoques. En tout cas, il est mort une nuit dans son sommeil, et je me suis
dit que la vente de ce bâton me rembourserait de son ardoise. Et puis je l’ai
oublié dans ce coin.
- Il me plaît bien. Un demi-ducat ? Le prix est encore
valable ? Je pense que je vais le prendre, il me servira de sabre de bois,
pour m’entraîner. Et puis je prendrai aussi cette épée là, qui convient à
l’usage que je veux en faire.
- Excellent choix, c’est une épée Pygienne, de l’armée de la
condottiere Malvina. Une arme de soldat ayant un peu servi, que je vous propose
donc à cinq ducats.
- Cochon qui s’en dédit. Et... ah, où avais-je la tête, il me
faut aussi une armure.
- Nous avons un lot de cottes de mailles...
- Trop lourd, trop bruyant, et sûrement trop cher. Non, je
pensais plutôt à ce pourpoint matelassé. Ce n’est pas donné dites-moi,
vingt-cinq ducats.
- Ah, mais ce n’est pas un pourpoint matelassé ordinaire.
L’intérieur est doublé en cuir d’auroch rouge, matière très résistante au
percement qui protège donc des coups d’estoc. L’extérieur est quant à lui
recouvert d’un velours noir et mat, et vous voyez que ce vêtement dispose d’une
ample cagoule et d’une sorte de longue jupe faite de la même matière, et qui se
déploient en un tournemain. Je n’ai nul besoin de vous expliquer plus avant
l’intérêt de cette particularité, ni celle des multiples et discrètes poches
intérieures que vous voyez ici, ici, ici... En outre, et je suis sûr que cet
argument emportera votre adhésion, cette armure a été conçue pour une anatomie
féminine.
- Ah ! Effectivement, c’est bon marché dans ces
conditions. Je le prends. Il nous faudra aussi une dague pour le jeune homme,
ainsi que du petit matériel, des sacs à dos, torches, cordes...
- Je vous arrête tout de suite pour attirer votre attention
sur le pack « premier donjon » que voici. Pour cinq ducats pièce,
vous aurez un attirail complet et de qualité, un matériel sans fioriture, mais
fiable.
- Comme c’est astucieux. Décidément votre établissement est
plein d’attraits. Donc vous nous en mettrez deux, ce qui nous met l’affaire à...
- Alors, deux packs nous font donc dix ducats, plus le
pourpoint nous font trente-cinq, plus l’épée ce qui nous fait quarante, et le
bâton, quarante et demie.
- Et la targe.
- Et la targe, en effet, quarante deux ducats et demie. Eh
bien, ça fait quand même une somme, n’est-ce pas...
- Bah, sachons vivre.
Et tandis que Morgoth peinait à ramener tout l’attirail à la
surface, Vertu paya son compte à l’aubergiste médusé, tirant pléthores de
monnaies d’une bourse bien lourde.
- Suis-je bête, j’allais oublier les trois chevaux.
- Trois ?
- Si nous sommes suivis, nous pourrons toujours épargner une
bête sur les trois, ce qui nous permettra de distancer un cavalier n’ayant pas
pris ce genre de précaution.
- C’est bien vu. Je vous propose les trois montures que vous
voyez sous la tonnelle pour trente ducats, avec selles et fontes.
- Quoi, ces canassons agonisants ? Vous plaisantez je
suppose.
- Certes, certes, ce ne sont pas des étalons de l’année, je
suis prêt à descendre jusqu’à huit par tête...
- Je ne vois pas ce que j’en ferai, j’ai besoin de montures
robustes et fiables, peu m’importe le prix que je paye ces rosse grisâtres,
elles ne me seront d’aucune utilité. Et pourquoi ne me proposez-vous pas ces
autres chevaux que vous cachez dans l’écurie, là ?
- Je ne les cache pas, je les préserve des intempéries, car
ils sont plus chers. Pas moins de quinze ducats chacun.
- Vendu.
Et derechef, Vertu tira sa bourse et aligna quarante-cinq
ducats sur le comptoir.
- Mais c’est un plaisir de faire des affaires avec vous,
ajouta Olipar en s’empressant d’encaisser.
- Pensez-vous, c’est si rare de pouvoir commercer avec
d’honnêtes gens de nos jours. Allons à l’écurie choisir nos bêtes, le temps
nous presse quelque peu.
- Quoi ? S’étonna Morgoth. Tu veux partir tout de
suite ?
- Séance tenante, en effet. Plus vite nous partirons, plus
vite nous arriverons, et plus vite nous toucherons notre argent.
- Si tu le dis...
- Allez, hardi, l’aventure nous appelle !
Et joignant le geste à la parole, Vertu revêtit son
pourpoint noir.
- Puisque tu m’as demandé de t’apprendre un peu la vie et de
t’instruire du métier d’aventurier, as-tu retenu quelque chose d’utile de nos
petites affaires matinales à l’auberge ?
- Oui, tout à fait. J’ai remarqué que tu avais dépensé près
de quatre-vingt dix ducats pour accomplir un travail qui doit nous en
rapporter, si tout se passe bien, cent quarante. Outre le fait que le bénéfice
de l’opération est assez médiocre, j’ignorais que la quête avait rapporté de
telles sommes.
- Ce n’est pas à ça que je pensais mais tu as néanmoins
raison de soulever ce point. Il est vrai que les dépenses que j’ai effectuées
sont démesurées par rapport à la solde qui nous a été proposée, mais il s’agit
d’un investissement qui nous servira, je l’espère, longtemps et en de multiples
occasions. En outre, ces sommes sont importantes en soi, mais ridicules
comparées aux gains que j’espère tirer de toute cette histoire.
- Je ne te suis pas.
- La somme offerte par un commanditaire pour partir à
l’aventure est rarement une justification suffisante pour les risques pris. A
telle enseigne que bien souvent, il n’y a pas besoin du tout de commanditaire
pour partir arpenter les contrées sauvages, car d’habitude, l’essentiel du bénéfice
se fait au cours même de l’aventure, en récupérant l’équipement, les armes et
les richesses des ennemis tués, ou bien en s’emparant des trésors qui traînent.
Qu’importe dans ces conditions de dépenser cent pièces d’or pour une histoire
qui peut nous en rapporter mille ?
- Tu as parlé d’ennemis ? Mais de quels
ennemis parles-tu ? Tu sais quelque chose que j’ignore ?
- Le terme « ennemis » recouvre tout ce qui est
susceptible de se mettre sur notre chemin pour nous empêcher de réussir notre
coup. Il peut s’agir de bandits de grands chemins, de bestioles malfaisantes
qui vivent dans la forêt, de quelqu’un qui aurait une vieille rancune contre
l’un de nous, d’hommes de mains d’un quelconque ennemi de notre commanditaire,
voire de notre commanditaire lui-même, ce qui en l’occurrence ne m’étonnerait
pas plus que ça.
- Il m’a pourtant eu l’air sincère.
- C’est à ça qu’on reconnaît les bons menteurs. Je vais te
raconter une histoire : voici plus de trois siècles, dans le lointain pays
de Khôrn, vivait Noobir le Chanceux, un aventurier qui louait sa lame à qui
pouvait la payer. Un beau jour, un homme mystérieux et pressé vint à lui, et
lui promit de l’or s’il accomplissait une mission qui consistait à délivrer une
jeune fille enlevée par des marchands d’esclaves. Noobir accepta, il courut par
monts et par vaux à la poursuite des esclavagistes, leur expliqua sa façon de
voir les choses, délivra la jeune fille, et la ramena à son commanditaire, qui
le paya.
- Et alors ?
- Et alors ce fut à ma connaissance la dernière fois qu’un
commanditaire a donné à un aventurier une mission sans malhonnêteté, sans
arrière-pensées, sans mensonges ni tromperie sur la personne. Un commanditaire
a toujours quelque chose à cacher, toujours.
- Oh, je suis sûr que tu exagères. Peut-être pas celui-là,
son histoire se tenait...
- Oui, son histoire se tenait, sauf que manque de bol, je
connais un peu les Gougiers de Banvars, et je sais pertinemment qu’il n’y a pas
de Second Nautonier nommé Arcelor Niucco, et quand bien même, un Second Nautonier,
c’est un personnage important, un notable, pas un croquant qui se risquerait
sans escorte dans un pays hostile. Et puis, pour un haut dirigeant de guilde
marchande, je ne l’ai pas trouvé très dur en affaires. Son physique, sa manière
de se déplacer et de se comporter, tout trahit au contraire une éducation
militaire. Bref ce type est aussi marchand que je suis moniale de Miaris.
- Alors là tu m’impressionnes.
- Tout ça pour dire que notre mission ne sera pas de tout
repos, qu’elle risque de nous apporter beaucoup d’or, mais aussi beaucoup de
combats. Ce qui me fait penser que sommes bien faibles et que si on nous
attaque par surprise, ta magie sera aussi inefficace que mon baratin. L’idéal
pour être protégés, ce serait de recruter un guerrier.
- Un guerrier ?
- Une espèce de malabar sans cervelle et qui aime la
bagarre.
- Oui, je vois bien le concept de guerrier, mais où est-ce
qu’on va bien pouvoir trouver ça ?
- La région grouille de mercenaires si avides d’aventure
qu’ils chargeraient le dragon sabre au clair contre la promesse d’une part de
butin. La providence y pourvoira, sois sans crainte. Quoiqu’il en soit, ce
n’est pas de ça que je voulais te parler, mais de nos achats d’armes et de
matériels divers. Tu n’as rien remarqué ?
- Et bien, hormis le fait que la modeste échoppe d’Olipar
aurait pu équiper une armée, tout m’a semblé à peu près normal, mais je t’avoue
que je n’ai pas ton expérience des armes.
- Tu me flattes, je n’y connais pas grand chose en fait,
j’ai juste vu certains de mes compagnons se battre, jadis, et j’ai un peu
essayé de les imiter, en fait si j’ai pris toutes ces armes, c’est surtout pour
impressionner d’éventuels brigands, comme ces paysans que nous avons croisés et
qui nous auraient détroussés sans coup férir si nous avions eu moins d’allure.
Crois-moi, le gueux a beau crever de faim, il reculera toujours devant un
cavalier fer-vêtu portant flamberge et gonfanon, c’est sûrement un instinct
hérité de la sélection naturelle.
- Ah, donc c’est pour ça que tu as pris l’épée et l’arc.
- Non, l’arc je sais m’en servir, un peu. Et l’armure est
réellement une très belle pièce. Mais tout ça ne vaut pas l’excellente affaire
que j’ai faite avec ceci !
Et elle brandit fièrement le bâton encore poussiéreux,
qu’elle essuya avec minutie et respect.
- Ah, le pauvre Olipar, le brave, le gentil, l’innocent
Olipar.
- Quel tour lui as-tu donc joué pour être de si riante
humeur ?
- Si cet honnête benêt avait eu deux sous de culture, ou ne
serait-ce que deux sous de curiosité, il aurait défait le nœud de cette
cordelette, ici, près de la garde, vois-tu ?
- Je vois.
- Et en tirant là comme je le fais, il aurait pu ainsi
découvrir que cette lame en bois dur n’est en réalité qu’un fourreau de bois
pour une lame en bel acier.
Swish, fit la lame en tranchant l’air vespéral. Même le
rougeoiement du couchant ne parvenait à altérer sa profonde teinte bleue
étincelante. Même Vertu resta, un instant, muette devant le spectacle irréel de
cet exemple parfait de travail du métal, cet engin de mort si simple, et beau.
- Et voici comment on achète pour un demi-ducat un
authentique katana oriental dont aucun marchand sensé ne se débarrasserait à
moins de deux-cent. Décidément, il faudra que je retourne dans cette boutique,
ah ah ah !
- Quoi ? Tu as escroqué ce pauvre Olipar ? Mais tu
n’as donc aucune honte de ce que tu as fait ? Tu savais la valeur d’un
bien que tu achetais et pourtant tu l’as eu à vil prix, c’est proprement
scandaleux, c’est...
Vertu sortit de sa fonte un rouleau de papier.
- Tu sais ce qu’il y a marqué là ? Il y a marqué que le
dénommé Olipar m’a cédé, librement, de son plein gré, et moyennant un paiement
qui lui a été intégralement crédité, un objet que voici. Et le dénommé Olipar a
apposé son sceau ici en bas, là.
- Mais c’est immoral !
- En tant que commerçant, il est tenu de connaître la
qualité des marchandises qu’il vend. S’il l’ignore, il fait mal son travail,
c’est tout. Suppose que la situation soit inversée et qu’au lieu de me vendre
un article supérieur à vil prix, il m’ait vendu très cher une camelote, il
serait évidemment coupable de négligence criminelle, car une telle erreur
pourrait m’être fatale au moment du combat. Et bien dans le cas qui nous
intéresse, il est tout aussi coupable.
- On ne m’ôtera pas de l’idée que tu aurais pu le détromper,
puisqu’apparemment, tu as vu du premier coup d’œil à quoi tu avais affaire.
Moi, c’est ce que j’aurais fait.
- Et tu aurais eu grand tort ! Ce n’est pas à toi,
client, de déterminer la qualité d’un bien, c’est au marchand. S’il n’a pas les
compétences requises, il doit mander les service d’un expert qui se fera payer
pour cela. Or expert, c’est un métier ! En donnant gratuitement ta science
à un marchand, non seulement tu vas à l’encontre de tes intérêts – ce qui est
ton affaire – mais en plus tu ôtes le pain de la bouche d’un honnête
professionnel ! Et c’est ainsi qu’en croyant te comporter comme un homme
de bien, tu réduis à la famine et à la mendicité une famille de braves gens.
C’est ça ta conception du bien ?
- Aeuhhh... ben non évidemment. Je n’avais pas envisagé
les choses sous cet angle.
- Bien sûr, et c’est normal, tu es encore jeune et ignorant.
Le monde est complexe, les individus sont multiples, leurs intérêts et leurs
aspirations sont aussi divers qu’entremêlés au sein de la société. Voici
pourquoi, avant d’agir, il convient toujours de peser le pour et le contre,
savoir à qui on va bénéficier et à qui on va faire du tort, et surtout, il faut
se méfier de ses élans naturels. Les bonnes volontés des gens malavisés sont
sympathiques, mais font plus de mal que de bien. Bien sûr, à ton âge, on rêve
de soulager l’humanité souffrante, de guérir les plaies du monde, d’apaiser les
conflits des nations et toutes ces belles utopies, mais après quelques années
passées à se frotter aux rudesses de l’existence, on en vient à réduire ses
ambitions altruistes à ses amis et à sa famille, dans le meilleur des cas.
Sachant que celui qui réduit encore ses ambitions altruistes à faire prospérer
sa seule personne n’est pas forcément un mauvais bougre.
- Décidément, tu as des conceptions étranges.
- Ah, nous arrivons.
- Où ? Ce village ?
- Si j’en crois les indications qu’on m’a données, c’est le
bourg de Brantemort, où nous pourrons faire étape.
- Aaaaah ! Et c’est pour arriver ici avant la nuit que
tu nous a fait presser l’allure.
- Exactement. Je n’avais aucune envie de dormir à la belle
étoile. Mais c’est curieux, on dirait qu’il y a une certaine agitation, je
n’aime pas ça. Tâchons de nous approcher discrètement pour voir ce qui se
passe.
- Sans doute une fête folklorique.
- Espérons-le.
Dissimulés derrière une meule de foin, Vertu et Morgoth ne
perdaient rien du spectacle.
- Mais, par le gonfanon sanglant de Nyshra, je ne me trompe
pas, c’est bien Mark que ces gueux s’apprêtent à pendre !
- Tu connais ce malfaiteur ?
- Mais oui, c’est un mien compagnon, Marken-Willnar Von
Drakenströhm. Oh le pauvre, il faut le secourir avant qu’il ne se fasse clocher
par ces crotteux. Tu as quoi comme sorts ?
- Ben... ce que j’avais préparé pour la représentation de ce
soir. Nous sommes partis si vite que je n’ai pas eu le temps de préparer des
sorts de combat.
- Illusions, invisibilité, bruitages divers, c’est bien
ça ?
- Oui, mais...
- Parfait, ça suffira. Donne moi cet instrument, là...
- Attends, une minute, dans quoi m’entraînes-tu encore
? Tu voudrais que nous soustrayions un criminel à la justice du
pays ? Je suppose que si on s’apprête à le pendre, c’est qu’il y a de
bonnes raisons.
- Allons allons, je te croyais au-dessus de ces jugements
hâtifs. Tu sais comme moi que la justice en ces contrées est des plus
expéditives, généralement rendue au seul bénéfice de l’oligarchie locale, je ne
doute pas que le Chevalier soit innocent et de bonne foi, et que seules ses
origines ethniques ou religieuses l’ont fait condamner par ces paysans
grossiers, sur la foi de lois idiotes et de témoignages inspirés par l’alcool.
Crois-moi, c’est un bon camarade, un solide combattant respectant l’honneur des
soldats et, même s’il lui arrive d’être un peu impulsif, c’est un joyeux
compagnon sur lequel on peut compter. Sans doute aura-t-il contrevenu à quelque
coutume grotesque et obscure qui aura cours ici, voilà tout. Est-il juste, dans
ces conditions, de le laisser périr pour quelque peccadille ?
- TA GROSSE PUTE DE MERE A PRIS SON PIED A ME TETER LE NOEUD
SALE BATARD DEGEmoumpf mouphouf mouhoumouf mouf...
- Bien. Bourreau, fais ton office. »
Mais alors que l’auxiliaire de justice s’avançait, sinistre,
pour gagner son pain quotidien, la porte des enfers sembla s’ouvrir dans un
fracas de fin du monde, et d’une brume insidieuse et méphitique qui avait
envahi le chemin, la Mort surgit au triple galop, montée sur un destrier aux
yeux flamboyants et aux naseaux fumants. Les manants de Brantemort s’écartèrent
vivement en hurlant des imprécations et en implorant leurs dieux, les femmes
sombrant dans l’inconscience ou protégeant leurs enfants, laissant place au
spectre noir et à sa sinistre faux. Chevauchant droit vers le gibet, sans
prêter attention au destin des petites gens, le quatrième cavalier de
l’apocalypse venait en personne prendre l’âme de son serviteur. La faux siffla
dans l’air, tranchant la corde et libérant le Chevalier Noir qui, frappé de
stupeur, resta coi et immobile face à la forme drapée de noir qui le dominait.
Mais le bourreau, homme courageux de par les nécessités de sa profession, ne
comptait pas laisser ainsi sa proie s’échapper avant qu’il ne l’ait lui-même
expédiée. Il s’avança, empoigna le tissu qui drapait la faucheuse, et le tira
vers lui, découvrant ce qui était dessous.
Or il n’y avait rien.
Sous le noir capuchon, il ne vit ni le visage d’un
imposteur, ni le crâne grimaçant du passeur des âmes. Il n’y avait rien. Et la mort partit d’un rire glacial qui eut
raison de la santé mentale du bourreau, qui s’effondra, puis s’enfuit à quatre
pattes, bavant et hurlant des propos sans suites.
Alors, de sa main invisible, la mort empoigna le Chevalier
Noir par la corde qui lui serrait le col, et l’emporta au trot vers les noirs
abîmes de l’enfer, sous les yeux horrifiés des quelques spectateurs qui avaient
eu la force d’âme d’assister jusqu’au bout à ce spectacle de cauchemar.
- Ah oui, j’oubliais. Morgoth, fais la dissipation avant que
notre ami ne meure de saisissement.
Et Morgoth lança son sort de dissipation des illusions. Le
cheval retrouva son regard chevalin et son haleine de ruminant imbécile, Vertu
redevint visible à qui voulait la voir, et elle retrouva sa voix habituelle.
- ... sssssshhhhhh fsssssss... Fit Marken, gêné qu’il était
par le rétrécissement de ses voies respiratoires.
- Monte, tu reprendras ton souffle à cheval. Il faut faire
vite, des fois que les bouseux ne se doutent de quelque chose.
- ... rrrrrrthh ... eeeeerthu...
- Eh oui, c’est moi. Heureusement qu’on est arrivés pas
vrai ?
Le chevalier noir se débarrassa de sa corde avec dégoût, puis
se massa le cou et fit quelques exercices respiratoires et phonatoires avant de
pouvoir mener une conversation intelligible.
- Vertu ! Ma vieille salope, qu’est-ce que je suis
content de te voir...
- J’imagine. Tout vas bien, tu as l’air tout rouge ?
- J’aimerais bien t’y voir, avec la corde au cou. J’ai bien
cru que cette fois, j’allais y passer. Et comment va la Guèpe Ecarlate ?
- Gentiment, gentiment.
- Quelle Guèpe Ecarlate ? S’enquit Morgoth.
- Ben, elle...
- C’est un surnom qu’on m’avait donné quand j’étais plus
jeune, je ne sais plus trop pourquoi. Sans doute à cause de ma taille fine.
- C’était pas plutôt à cause de tes dagues empoiAÏEUH
putain !
- Mais suis-je distraite, je ne vous ai pas présentés.
Morgoth, voici donc Marken-Willnar Von Drakenströhm, dit « Le Chevalier
Noir ». Mark, voici Morgoth l’Empaleur, nécromancien, dont les illusions
m’ont bien aidé à te sauver la vie.
- Bouducon !
Le Chevalier Noir, bien que de nature téméraire et peu
impressionnable, ne put s’empêcher de s’essuyer la main avant de serrer celle
d’un quidam aussi considérablement intitulé.
- Bien, ajouta Vertu, à l’avenir, nous songerons à éviter
cette localité si peu accueillante. Pour l’instant, tâchons de trouver un
endroit tranquille et isolé pour y dormir.
- Mais dis moi, je ne vois pas ta belle armure noire qui
t’avait rendu si célèbre et t’avait valu ton surnom. Tu te l’es faite voler, ou
les villageois l’ont-ils confisquée ? Demanda Vertu à son vieux camarade.
- Ni l’un ni l’autre, sois sans crainte, je l’ai simplement
cachée dans un endroit de confiance. Il se trouve que, comme tu l’as remarqué,
cette armure m’avait rendu très célèbre, mais pas forcément très populaire.
Pour plus de discrétion, j’ai préféré voyager léger.
- La méthode ne m’a pas eu l’air très efficace.
- Oui, ils m’ont reconnu quand même. C’est ballot tout de
même. Et me voilà donc misérable et démuni de tous mes biens, à l’exception
notable de ma vie, ce qui suffit toutefois à me contenter.
- Au fait, demanda Morgoth, pour quels motifs vous
avaient-ils passé la corde au cou ?
- Allons Morgoth, s’offusqua Vertu, c’est une question
inconvenante...
- Mais non, mais non, sa curiosité est bien légitime. Je
vais répondre, sorcier. Cette région, comme tu le sais peut-être, est le lieu
d’une lutte âpre autant que discrète entre plusieurs religions. Le culte de
Hegan, l’austère dieu de la Loi, est par ici fort développé, et risque fort
dans les années à venir de supplanter les autres religions et de les faire
interdire, comme le fait toujours le clergé de Hegan lorsqu’il obtient la
suprématie sur un territoire. Toujours est-il que certains temples de Hegan
commencent à exercer un pouvoir considérable sur ces territoires sauvages dont
ils sont, bien souvent, la seule autorité crédible. Ils ne se privent pas, dans
ces conditions, de rançonner les manants sous forme de taille, dîme, corvée et
autres contributions volontaires mais fortement encouragées, pour la plus
grande gloire du dieu, ça va de soi. Pour cette raison, il y a dans les parages
nombre de temples ayant accumulé beaucoup de richesses très mal défendues. Et
donc, j’ai été arrêté lorsque je pillais un de ces temples. Voilà, tu sais
tout.
- Tu... tu as pillé un temple ?
- Je suppose que c’était dans le but de redistribuer l’or
aux gueux injustement spoliés du fruit de leur labeur par un clergé repu et...
Mais Marken poursuivit, insensible aux clins d’œil et coups
de coude de Vertu.
- Ben non, quelle drôle d’idée, l’or était pour moi.
Qu’est-ce qui t’arrive, Vertu ?
- Ah, ça y est, j’ai compris ! Tu as attaqué le temple
de Hegan afin de rétablir l’équilibre et de préserver la liberté de pratiquer
la religion de son choix ! Quelle noble cause, quelle courageuse...
- Mais ma parole, tu as bu ! C’est pas vrai, qu’est-ce
qui t’est arrivé, tu as fumé un truc pas clair ou... aaaaah, oui oui oui, la
liberté de culte, j’ai compris, d’accord. Oui, en effet, j’ai décidé de
combattre pour un monde meilleur, toutes ces choses. Ah ah ah, elle est bien
bonne celle-là. Donc, voici ce qui m’a conduit à la potence. Et sinon, quel
heureux hasard vous a donc mis sur ma route ?
- Une noble quête en
vérité ! Enfin, une quête. Mais j’y songe, si tu es sans engagement, tu
pourrais te joindre à nous ! C’est médiocrement payé, car une fois déduits
les frais engagés, il reste dix-sept ducats et demie pour chacun, mais ce sera
sans doute vite fait, et il y aura peut-être des à-côtés sympathiques, sans
compter qu’il y aura assurément de la bagarre. Je ne te cacherai pas que nous
avons grand besoin d’une épée supplémentaire à nos côtés pour nous seconder.
- Mon épée vous serait acquise si j’en avais une,
malheureusement...
- Nous en avons justement une en sus !
Et Vertu sortit la lame Pygienne pour la donner à Marken.
Toutefois, ce faisant, elle pâlit, poussa un soupir aigu et tomba à la
renverse, laissant choir l’épée dans poussière.
- Oh, mais, que t’arrive-t-il ?
- Je... oh, j’ai eu un vertige...
- Tu n’es pas malade ? Demanda Morgoth inquiet.
- Non, non, c’est passé aussi vite que c’était venu. C’est
étrange, c’était comme si... je ne sais pas, comme si j’étais soudain aussi
faible et maladroite qu’une enfant. Regardez, j’en tremble encore.
- Hum... fit Marken d’un air sombre, c’est arrivé lorsque tu
as touché cette épée, peut-être est-elle maudite ! Dis-moi, nécromant,
connais-tu ce charme si utile qui permet de faire dire aux objets enchantés ce
qui se cache dans leurs tréfonds ?
- C’est sans doute du sort d’identification qu’il est
question. Oui, je peux en lancer un, et un seul ce soir, car je suis fatigué.
Si vous le souhaitez, je peux le lancer sur l’épée, quoique j’avais plutôt
pensé à identifier le parchemin remis par notre commanditaire.
- Le parchemin, nous aurons tout le temps de l’identifier,
mais l’épée, nous en aurons peut-être besoin demain, ou même cette nuit si on
nous surprend. Non, lance-le sur l’arme.
- C’est sage en effet.
Morgoth portait autour du cou un collier d’argent fin se
terminant par un prisme de pur cristal de roche. C’était un legs de son maître
Hégésippe Ciremolle, un bijou sans grande valeur pécuniaire, mais le cristal
était de taille et de qualité tout à fait adéquates au lancement du sortilège
d’identification. Le mage tint donc le prisme entre ses index et avec la plus
grande application, prononça la formule très ancienne, et promena le minéral à
moins d’un pouce de la lame suspecte. Il n’y eut pas de grand effet visible, si
ce n’est que la biréfringence du prisme se brouilla, s’ajusta, et les yeux de
Morgoth eurent alors accès aux dimensions secrètes, aux subtils canaux et aux
forces mystérieuses qui régissent la magie. Et ainsi, pendant des instants
interminables, le sorcier scruta l’arme dans les moindres replis de sa matière,
de sa substance, tandis que ses compagnons se tenaient cois et attentifs à tout
ce qui pourrait survenir.
- C’est une arme tout à fait ordinaire, trancha soudain
Morgoth, faisant sursauter ses camarades.
- Tu es sûr, sorcier ?
- Certain.
- Est-il possible qu’un charme secret soit à l’œuvre,
dissimulant le maléfice de l’arme l’expertise des sorciers ? J’ai déjà été
témoin de fourberies de ce genre.
- De tels charmes existent en effet, ils auraient pu
m’empêcher de connaître précisément les pouvoirs de l’épée, mais ces charmes,
en eux-mêmes, j’aurais détecté leur présence. Or là, rien.
- Tu m’as l’air bien sûr de toi pour un si jeune sorcier.
Pour toute réponse, Morgoth empoigna l’épée pour la brandir
au-dessus du feu.
- Vois par toi-même, je ne sens rien. Je ne connais rien à
l’escrime, mais il me semble bien qu’aucune autre force que le poids du fer ne
fait plier mon bras.
Et, d’un geste volontaire, il planta l’épée en terre devant
le Chevalier Noir.
- Elle est tienne, si tu oses la prendre.
- Ah ah, tonna le guerrier en saisissant l’arme, il y a de
la force en toi, gamin. La bonne fortune t’a doté d’une nature hardie, suis-la
sans hésiter. Tu as en toi les qualités pour devenir autre chose qu’un de ces
mages asthmatiques et timorés qui fuient le champ de bataille dès que les
glaives sont sortis du fourreau. Eh, Vertu, c’est un bon élément que tu nous as
ramené là... Vertu ?
Mais lasse de ces démonstrations de fierté virile, Vertu
s’était couchée dans un coin et y avait trouvé le sommeil, ce en quoi Morgoth
et Marken l’imitèrent bien vite.
Ces humanoïdes contrefaits et boiteux à la peau jaune et
grasse s’organisaient en tribus pouvant compter une centaine d’individus, leur
intelligence limitée leur interdisant de constituer des colonies plus étendues.
Parler de culture à leur propos serait un peu exagéré, mais ils avaient un
langage, le gnörtchling, qu’ils partageaient du reste avec plusieurs autres
races d’humanoïdes sauvages, ils vénéraient une déesse mère cruelle du nom de
Bymeyay ou Byneyay, et certains étaient assez instruits pour que l’or ait de la
valeur à leurs yeux. Aucune tribu de mourbellings n’avait jamais maîtrisé la
moindre technique métallurgique, aussi les artisans de ce peuple se
contentaient-ils de confectionner des épieux, des lances et des coutelas à
pointes de pierre taillée, avec dans certains cas une habileté indéniable.
Toutefois, les mourbellings eux-mêmes reconnaissaient la supériorité du fer sur
le silex, raison pour laquelle ils faisaient grand cas de toutes les armes et
outils en métal, qu’ils convoitaient plus que toute autre chose. Cette passion
les amenait parfois à côtoyer l’humanité, soit à l’occasion de razzias, soit
pour louer leurs services en tant que mercenaires, seule profession que leur
tempérament et leurs aptitudes leur permettait d’exercer. Quelques tribus avaient
abandonné la pénombre propice des forêts pour vivre dans les égouts et
décharges des villes humaines, où ils étaient rarement bienvenus et où misère
et maladies les plongeaient vite dans une déchéance encore pire que leur
condition d’origine. Bref, les mourbellings étaient des créatures veules et
méprisables, honnies de tous.
- Rititititi !
- Dagobaï ! Znithra dagobaï !
- Et merde, y’a des mourbs’, lâcha Marken en tirant son
épée, contrarié.
- Vite, s’écria Vertu, à couvert derrière ce muret !
Et tandis qu’une douzaine de créatures grimaçantes et
tatouées surgissaient des taillis, brandissant gourdins et javelots et
vociférant des dagobaïeries sans suite, les aventuriers se jetèrent à l’abri
derrière un empilement vaguement rectiligne de blocs moussus, découvrant au
dernier moment le buisson de ronce qu’il dissimulait.
Il faut savoir que les mourbellings, pour sots qu’ils
puissent être, n’en sont pas moins dotés d’assez de bon sens pour fomenter des
embuscades retorses, car étant craintifs et pas particulièrement costauds, ils
ne pouvaient compter que sur la ruse pour triompher de leurs ennemis. Donc, à
peine nos héros s’étaient-ils mis à couvert que des cris stridents retentirent
depuis les frondaisons des frênes alentours, tandis que des mourbellings dissimulés
dans les basses branches arbres sautaient sur leurs malheureuses victimes,
tenant entre leurs mains et leurs pieds des épieux dont ils espéraient bien
transpercer Morgoth, Vertu et Marken.
Or ce dernier n’était pas homme à rester pétrifié de stupeur
devant ce genre d’attaque, et avant même que le premier mourbelling se fut
planté en terre à ses pieds, il avait repoussé ses compagnons hors de la
trajectoire mortelle des humanoïdes, fait un bond pour éviter celui qui lui
était destiné et d’un geste sûr et rapide l’avait décapité. Deux autres
venaient de toucher terre et, un peu sonnés par le choc, tiraient l’un son
gourdin, l’autre son glaive rouillé pour en découdre, mais Marken s’interposait
et faisait mine de prendre à lui seul ses deux adversaires, ce dont il se
savait tout à fait capable. Vertu ne se faisait pas non plus de soucis pour son
guerrier, et décida de se concentrer sur les autres mourbellings, qui
arrivaient maintenant en sautillant au-dessus des buissons. Elle tira alors son
arc tout neuf, encocha une flèche et visa l’une des créature. Ce fut à cet
instant que ses forces la trahirent. Une lassitude soudaine envahit ses bras,
ses mains se mirent à trembler, ses doigts se relâchèrent et tandis que la
flèche partait sans force dans une direction quelconque, elle s’écroula en
poussant une plainte aiguë. Morgoth eut le réflexe de lui porter secours, mais
se retint, voyant que l’ennemi était maintenant tout près. Remettant à plus
tard ses velléités humanitaires, il se leva donc de toute sa taille et de sa
voix la plus grave entonna une conjuration de protection qui, il l’espérait,
lui offrirait quelque répit.
A la surprise, et à la grande satisfaction, de Morgoth,
l’effet fut plus important qu’il ne l’avait espéré. Pris de terreur, les
mourbellings s’arrêtèrent, et avant même que le sortilège n’ait fait son effet,
ils reculèrent avec effroi avant de fuir à toutes jambes, à grands renforts de
« dagobaïs » stridents. Constatant que Marken en avait fini avec ses
clients et qu’il essuyait maintenant le sang qui maculait son arme, le jeune
sorcier se pencha sur Vertu qui, assise, les bras ballants, reprenait son
souffle. Elle était pâle et choquée, mais semblait indemne.
- Par chance, ces stupides créatures craignent la magie plus
que tout. Nous n’aurons plus d’ennuis avec eux maintenant, tous les
mourbellings de la région vont se passer le mot et nous fuiront comme la peste.
Mais, que lui est-il arrivé ? Elle est blessée ? Je n’ai rien vu...
- Non... je... Tout est devenu si... Comme hier soir, un accès de
faiblesse, ça va déjà mieux.
- Ah, encore une diablerie. Morgoth, fais donc quelque
chose, c’est pas normal !
- Je pense que c’est une malédiction quelconque qui
s’attache à ta personne. Hier tu as ressenti cela lorsque tu as touché le
glaive, mais le glaive n’était pas ensorcelé. Aujourd’hui, ça t’es arrivé au
moment de tirer avec ton arc. Cette malédiction semble t’empêcher de porter une
arme...
- Mais oui, j’ai déjà vu un cas semblable, un malheureux qui
avait trouvé une lance maudite qui non seulement le rendait maladroit, mais en
plus l’empêchait de se battre avec quoique ce soit d’autre, il a fallu le faire
exorciser par un prêtre.
- Ah, quelle sotte j’ai donc été, ce coquin d’Olipar devait
savoir ce qu’il me vendait.
- Tu as été punie par là...
- Oui oui, je sais. Au lieu d’aligner des platitudes, tu
ferais mieux de trouver un moyen de me délivrer de cette malédiction,
j’aimerais pouvoir me servir de mon arc. J’aurais dû me méfier de cette arme si
peu chère chez un marchand réputé à des lieues à la ronde...
- Mais de quoi parlez-vous donc ? Demanda Marken.
- Et bien il s’agit de ce sabre que vous voyez ici dans son
fourreau. Vertu pensait profiter de la naïveté du marchand en achetant pour
presque rien une arme dont il ignorait la qualité, mais c’est elle qui aura été
roulée en achetant une arme maudite. Ainsi, la rouerie est punie par...
- Dis, au lieu de tenir une conférence de morale, si tu me
désenvoutais ?
- Hélas, ça ne peut pas se faire comme ça. Il faut tout
d’abord que je connaisse exactement les propriétés de l’arme maudite, ce qui
requiert un rituel plus élaboré que l’identification ordinaire, et qui
nécessite d’avoir pas mal de matériel, ce que nous ne trouverons pas dans les
parages. Une fois ceci fait, nous ne serions pas plus avancés, car seul un sortilège
de délivrance permettrait de te libérer définitivement, et ce sortilège, je
rougis de le confesser, est un peu hors de ma portée, je crois... Mais Marken a
évoqué à juste titre l’action d’un prêtre, ce serait une bonne solution, je
crois savoir en effet que la magie cléricale est plus habile que la mienne dans
ce domaine particulier. L’idéal serait à mon avis de trouver rapidement un
saint homme qui te bénirait de la manière appropriée.
- Mais les prêtres, ce n’est pas ce qui court les rues dans
la région.
- Ah ça...
- Notre choix est donc le suivant : soit nous faisons
demi-tour et regagnons la civilisation afin de rechercher le secours d’un
prêtre, soit nous poursuivons notre route tant bien que mal vers ce fameux
poste de Valcambray, quitte à nous mettre en quête plus tard. Je vous avouerai
que la première solution aurait ma préférence, car ma malédiction est peut-être
de celles qui s’aggravent avec le temps, et je ne tiens pas à me désagréger en
cours de route, alors le plus tôt serait le mieux.
- Je comprends ton inquiétude, intervint Morgoth, mais la
mission est urgente.
- Il y a moyen de transiger, proposa Marken. Il se trouve
que je connais un monastère non loin d’ici, derrière les collines. Nous
pourrions y faire une halte, cela nous dévierait un peu de notre route, mais ne
rallongerait notre voyage que de quelques heures.
- Si cela ne nous empêche pas de faire notre devoir, je
serais ravi d’aller visiter ce cloître. Allons voir ce que ces bons moines ont
à nous proposer.
La présence d’une construction si massive dans ces contrées
maudites ne pouvait s’expliquer que par l’opiniâtreté du clergé de Hegan – car
c’était le dieu qu’on priait en ces lieux – à s’implanter dans la région, pour
quelque mystérieuse raison ayant sans doute trait à la doctrine sacrée ou à
l’enrichissement de l’église (lesquels coïncidaient souvent, il faut bien
l’admettre). Comme ils étaient arrivés par la crête qui surplombe la vallée,
nos trois compères avaient eu le loisir de la détailler l’agencement du
complexe. Il s’agissait d’une véritable forteresse aux murailles hautes et
épaisses, flanquée de six tours de garde monumentales et d’une imposante
barbacane. Bien que le chemin de ronde fut exempt de crénelure, Marken avait
fait remarquer les trous carrés pratiqués à intervalles réguliers permettant en
quelques heures de monter des hourds qui, sans doute, dormaient bien à l’abri
dans quelque réserve. L’intérieur s’organisait autour d’une vaste cour
délimitée par deux longs corps de bâtiments à deux étages aux toits en croupe
recouverts d’ardoise sombre, et débouchait sur un temple typique du culte de
Hegan, un large et austère rectangle dont le seul ornement était la colonnade
frontale surmontée d’un chapiteau d’albâtre. Il lui était accolé, et la chose
était étrange car contraire aux usages couramment admis, un grand beffroi
faisant deux fois la hauteur du temple lui-même, et qui devait aussi servir de
tour de guet. La place centrale était organisée autour d’un déambulatoire
matérialisé par deux rangées de colonnes, qui était présentement parcouru par
une petite troupe de moines en rangs par deux. Adossés aux murailles, bien à
l’écart du lieu sacré, des bâtiments plus bas servaient sans doute aux tâches
viles et matérielles telles que l’entretien du linge, l’accueil des animaux de
bât, le secours aux malades et aux blessés, le stockage des victuailles et du
matériel indispensable à la vie de la communauté.
Bien qu’une poterne latérale fut encore ouverte, par où les
moines continuaient à circuler, Vertu trouva plus correct de se présenter
devant le lourd portail de fer. Elle descendit de cheval et frappa l’anneau
large comme une tête de bœuf contre le heurtoir. Il ne se fallut pas trois
secondes pour qu’une petite trappe s’ouvre, par laquelle on pouvait distinguer
l’œil inquisiteur de quelque garde austère.
- Qui vive ?
- Je suis Verité Lechenu, et voici mes compagnons Morath
l’Enchanteur et Malik le Vaillant. Nous sommes trois aventuriers en quête,
recrus de fatigue et rudement frappés par la perfidie de monstres impies et de
noirs sortilèges. Nous désespérions de quitter vivants ces terres désolées
lorsque votre monastère nous apparut tel un roc au milieu de la tempête, et
c’est avec humilité et recueillement que nous venons quémander, pour nous et
nos montures, l’hospitalité du temple de Hegan et les bons soins de son clergé.
- Umpf, répondit mécaniquement le factotum avec mauvaise
volonté. Le devoir de Hegan est dû à tous les défenseurs de la Loi.
Un bruit de ferraille se fit entendre, et un battant du
grand portail s’ouvrit. Ils entrèrent sous un large porche éclairé par un
simple lanterne suspendue au sommet d’une voûte en plein cintre. Une deuxième
porte monumentale, en bois épais, barrait l’autre issue. Aucune porte dans les
murs latéraux, juste un guichet fermé par un quadrillage de barreaux de fers
obliques, derrière lequel s’agitait un petit moine rougeaud, et deux rangées de
meurtrières du plus sinistre effet.
- Entrez dans le vestibule, et déposez vos armes et vos sacs
auprès du frère armurier.
- C’est que précisément, releva Vertu en se débarrassant de
son arc, l’une de ces armes est la cause de nos maux.
- Ah, une malédiction sans doute ?
- Exactement, nous pensons qu’il s’agit de ce sabre.
- Bien, confiez-le moi, je vais vous introduire auprès du
père exorciste dès que vous aurez posé vos autres armes et mis vos chevaux à
l’écurie.
Le moine gardien, dont le visage long et sévère cadrait fort
bien avec sa fonction, détailla nos trois amis avec la plus extrême attention,
s’assurant d’un regard expert du désarmement complet du parti, ce dont nul ne
s’offusqua tant ces précautions étaient justifiées dans des contrées infestées
de pillards. Lorsque ce fut fait et que l’armurier eut disparu dans sa tanière,
le gardien frappa à la porte en bois, un deuxième gardien ouvrit un œilleton
pour s’assurer que tout allait bien, et ils purent enfin pénétrer dans le
monastère.
Ils se dirigèrent, à la suite du gardien, vers le bâtiment
situé à gauche lorsque le carillon du grand beffroi emplit la cour d’une
mélodie aussi joyeuse que le permettaient les canons sacerdotaux. Leur guide
s’arrêta alors, se tourna vers le temple dont le blanc frontispice se teintait
maintenant de violet au jour déclinant, et s’inclina durant tout l’appel, de
même que tous les moines présents dans la cour à ce moment. Lorsque les cloches
se furent tues, il se retourna vers Vertu.
- Je suis confus, je ne pensais pas qu’il était si tard,
c’est déjà l’heure du petit coucher. Vous assisterez à l’office, bien
sûr ?
- Ben... fit Vertu.
- Euh... fit Marken.
Nos compagnons n’avaient pas prévu ça, car d’ordinaire, il
était strictement interdit que des infidèles, ou en tout cas des gens n’ayant
pas été dûment oints et initiés dans les mystères heganites, n’entrent dans
l’enceinte consacrée d’un temple. Apparemment, sur ce point précis, la
discipline était quelque point relâchée au prieuré de Noorag. Mais Morgoth,
intéressé par la chose religieuse, réagit avec enthousiasme.
- Partager la quête spirituelle de votre sainte communauté
sera un honneur et un privilège insigne, et je vous remercie de nous en considérer
comme dignes, c’est avec joie que nous acceptons votre invitation. Hélas, j’ai
passé mon enfance cloîtré dans une école où ne se trouvait aucun adepte de
Hegan, je ne connais donc votre dieu que par ouï-dire, et les rites me sont
étrangers, je dois bien l’avouer. Mais peut-être avons-nous le temps, avant le
début de l’office, d’en discuter un peu ? Il me fâcherait de contrevenir,
fut-ce par ignorance, à un usage quelconque au cours de la cérémonie.
- Tu peux calmer tes craintes, jeune homme, l’office du
Petit Coucher ne requiert rien d’autre de la part du fidèle que l’écoute, la
méditation et l’attitude simple et franche du repentant. Mais je constate avec
plaisir que la fréquentation des mages athées ne t’a pas privé de tout esprit
religieux et que tu es animé par une juste curiosité spirituelle. Trop de
sorciers sont des païens prompts à déranger le repos des trépassés et à évoquer
le démon dans je ne sais quel rituel blasphématoire et contre-nature, ce qui
déplaît à Hegan. Il est heureusement d’honorables théurgistes, trop rares
hélas, qui mettent leurs talents magiques au service de l’ordre et de la
justice, qui défendent la civilisation et soutiennent la mission évangélique
que nous menons. Je prierai pour que tu suives toi-même cette voie, puisque ton
inspiration semble t’y conduire, et je vais t’instruire quelque peu de la
Doctrine, en attendant que les frères se rassemblent.
Le gardien s’arrêta un instant et reprit son souffle, il
semblait tout d’un coup fatigué tant était grande son exaltation. Il sembla à
Morgoth que jamais il n’avait vu un homme aussi sincère dans ses convictions,
et il en fut très frappé.
- Telle est, en vérité, la Sainte Doctrine de Hegan. A toi
maintenant de me dire, quel est ton sentiment là-dessus, jeune homme ?
- Et bien, mais tout ceci me convient ! Que n’ai-je
entendu plus tôt ces bonnes paroles. Votre philosophie est empreinte de sagesse
et de bon sens, et j’y souscris sans réserve. J’ai peu d’expérience de la vie,
le monde jusqu’ici m’avait semblé confus, et j’avais peiné à y trouver un sens
quelconque, mais en vous écoutant, voici que tout s’est éclairci ! Toutes
les vilenies dont j’ai été témoin ou victime, toutes ces rencontres fâcheuses,
toute cette imperfection vérolant la face de la Terre, vous venez de m’en
indiquer tout à la fois la cause et le remède. Ah, quel heureux hasard a
conduit mes pas jusqu’à votre monastère, quelle bonne fortune, dire que
j’aurais pu vieillir sans que jamais ces choses ne me viennent à l’idée... Vite,
hâtons-nous vers le temple, il me tarde d’assister à cet office !
Tandis que Vertu et Marken échangeaient un regard bien
compris, le gardien fit part de sa satisfaction.
- Bravo, quelle fougue, quel entrain ! A mon âge, il
est doux de constater que la jeune génération est prête à reprendre le flambeau
et à poursuivre la lutte ancestrale. Mais hâtons-nous vers le temple, voilà que
nous sommes en retard.
- Et ainsi qu’il était écrit parmi les tables de Pod, le
troisième fils prit le chemin de la montagne...
Les rangs près de la porte étant occupés par des fidèles
très serrés, nos amis s’avancèrent aussi discrètement que possible dans
l’allée, à la suite du gardien. Certains frères leur lancèrent des regards
irrités avant de reprendre la méditation.
- Or donc il adressa ses malédictions à la face des idoles
assemblées et admonesta les mécréants...
Tandis qu’un souffle de vent frais du soir pénétrait dans le
temple par la grand-porte encore ouverte, le gardien désigna à ses invités un
espace situé quelques rangs plus loin, où ils pourraient tenir en se serrant un
peu. A ce moment, un inquiétant craquement se fit entendre.
- Et sa plainte monta aux cieux : « Hegan,
juste Seigneur, éclaire mon chemin, désigne l’esprit maléfique, que justice
s’accomplisse par mon bras »...
Le craquement s’amplifia, interrompant le sermon du prêtre,
des gravats tombèrent devant la porte du temple en pluie ininterrompue, et les
fidèles horrifiés virent que la base de la statue de Hegan s’était fissurée. Et
voici maintenant qu’elle basculait vers l’avant, dans l’axe exact de l’allée,
provoquant des cris de terreur et, chez ceux qui étaient le plus doté
d’instinct de survie, une fuite éperdue vers le fond. Dans un fracas de
cauchemar, le colosse s’écroula de tout son long et se brisa, soulevant un
nuage de poussière d’albâtre.
Le silence retomba, à peine troublé par les génuflexions
tremblotantes et les prières marmonnées. Lorsque la poussière se fut un peu
dissipée, tous purent constater que les tronçons de la statue s’étalaient
maintenant sur la moitié de la longueur de l’allée, heureusement sans blesser
quiconque, mais le plus étrange est que le morceau le plus avancé de la statue,
qui avait glissé sur les dalles, était l’avant-bras du dieu Hegan, jadis dirigé
vers le ciel, pointant maintenant un index accusateur vers Marken, le Chevalier
Noir, à quelques centimètres seulement de ses pieds. Une voix juvénile se fit
alors entendre dans l’assistance.
- Ma parole, mais c’est bien lui, je le reconnais
maintenant, c’est bien le sinistre guerrier qui a pillé sans vergogne
l’oratoire de Saint-Moras à Benoles ! C’est lui qui a égorgé le prêtre et
le bedeau avant de prendre la fuite, j’étais parmi ceux qui l’ont dérangé dans
son sacrilège.
Un homme de haute stature sortit des rangs du fond et tira
une grande épée de sa robe. Il ressemblait à Marken par son aspect, sa blondeur
et la mâchoire volontaire, mais son regard était empli d’honneur, de rigueur et
de compassion là où celui du Chevalier Noir n’exprimait que calcul et
brutalité. Sa prestance et sa carrure le désignaient comme un homme d’arme plus
que de prière, et le saint flamboiement de sa lame polie comme un miroir
témoignaient de sa qualité de héros Hegan.
- Pitainpitainpitain, fit Marken entre ses dents serrées.
Mais tandis que Morgoth restait bouche bée, jetant des
regards affolés autour de lui, Vertu s’était signalée par la promptitude de ses
réactions. Profitant de la stupeur qui avait frappé le gardien, elle lui avait
arraché le sabre maudit des mains, puis avait sauté d’un bond souple autant que
silencieux vers le lutrin et, tirant le Père Abbé par la chasuble, elle lui
avait glissé la redoutable lame sous la gorge.
- Tout doux les petits-gris, la prochaine tonsure que je
vois bouger, ‘faudra vous trouver un autre patron.
Aussitôt, le héros de Hegan s’arrêta dans son œuvre de
justice, paralysé qu’il était par le cruel dilemme qui était le sien. Marken ne
fit ni une ni deux et recula jusqu’à Vertu, tirant par la manche un Morgoth
toujours béant. Tandis que la voleuse tenait en respect l’assemblée
scandalisée, il se dirigea d’instinct vers une porte latérale autant que
providentielle qu’il ouvrit avant d’y expédier son compère sorcier. Vertu, reculant
prudemment avec son prêtre à la main, fut la dernière à se mettre à l’abri, et
relâcha son encombrant otage avant de refermer la porte. Elle réussit à la
barrer juste avant que ne s’abattent les premiers coups de poing et de bâton.
Ils étaient maintenant revenus dans la cour, Marken, traînant toujours Morgoth,
était déjà en train de courir vers l’écurie, et elle le suivit dans cette voie.
Ils croisèrent quelques moines retardataires étonnés de tant d’agitation, mais
qui ne firent pas mine de s’interposer, et étaient presque arrivés à l’écurie
lorsque les premiers fidèles du temple, s’extrayant des décombres de la porte
que la statue avait écrasée, donnèrent l’alerte et se mirent à leur courir sus.
Nos pauvres compères débouchèrent dans l’écurie, présentement
occupée par un maréchal-ferrand qui fut promptement éjecté avant que Marken ne
barricade les portes à l’aide d’un grand tonneau d’eau et d’une enclume. Bien
qu’en bois, la bâtisse paraissait suffisamment forte pour résister quelques
minutes à la furie des hommes en bure, il faut dire qu’elle avait été assez
solidement charpentée pour résister quelques temps à la chute de boulets de
catapulte. Vertu secoua Morgoth, encore choqué par la violence des événements.
- Eh, sorcier, sors-nous d’ici !
- Mais...
- Allez quoi, ne reste pas les bras ballants, tu as bien
quelque chose à nous proposer.
- Saperlipopette, mais, c’est impossible voyons. Comment
comptez-vous aller contre la volonté divine ? J’y vois clair maintenant,
Marken a pêché gravement, et il doit être châtié pour ses méfaits.
- Ne me dis pas que tu as gobé toutes les sornettes du
moine, pas toi, tout de même, allons... Entends les cris de haine de ces hommes
qui s’assemblent dehors, appellent-ils à la justice, appellent-ils à la
tempérance ? Non, ils appellent à monter un bûcher pour nous rôtir tout
vifs.
- Je... mais la justice...
- Te sens-tu coupable de quelque chose ? Non, tu es
innocent. Mais le simple fait d’être en compagnie de quelqu’un qu’on accuse de
ressembler à un assassin suffit à les convaincre que tu mérites la mort, ce
seul fait devrait te faire douter de la qualité de leur jugement. Ne te fais
pas d’illusion, s’ils nous prennent, il n’y aura ni avocat ni procès, nous
périrons tous trois dans les flammes, sur l’heure.
- Mais la statue... nous sommes maudits par le plus grand des
dieux, ne comprenez-vous pas ?
- Si nous sortons d’ici, nous t’expliquerons deux ou trois
choses à propos des dieux, de ceux qui s’en réclament, et du cas particulier de
Hegan. En attendant, trouve un moyen de
nous extraire de ce bourbier infâme.
On frappa alors trois coups vigoureux à la porte.
- Ouvrez, maudits païens, fit une forte voix à l’entrée
(probablement celle du chevalier à la belle épée).
- Je ne pense pas que ce serait à notre avantage, rétorqua
Marken. Il est dehors des gens qui prétendent m’occire, peut-être les avez-vous
croisés en chemin.
- Je suis Jehan de Garofalo, chevalier au service de la
Vraie Foi, et si vous sortez de votre propre chef, je vous donne ma parole
d’honneur que vous serez charitablement étranglés avant d’être brûlés.
- Ah, mais c’est que ça m’intéresse tout à fait d’être
étranglé, j’y pensais déjà ce matin... Et avant d’accepter votre offre si
généreuse, j’aimerais savoir, par pure curiosité, quel est le sort que vous me
réservez si nous ne sortons pas ?
- Vous périrez de male mort dans les flammes de l’écurie,
que nous comptons bien incendier. Il nous serait pénible de perdre nos bons
chevaux pour châtier de vils fripons de votre espèce, mais nous n’hésiterons
pas si telle est la volonté de Hegan.
- Et si je vous proposais un duel qui déciderait de mon sort
et de celui de mes compagnons ? Si je vous terrasse, vous nous laisserez...
- Souiller mon honneur et ma flamberge à combattre un lâche
assassin ? Je ne vois pas ce qui m’y force. Aucun de vous ne sortira
vivant de ce saint lieu que vous avez sali de vos empreintes diaboliques, et
d’une manière ou d’une autre, c’est le feu qui purifiera le monastère.
- Finement observé, messire, vous parlez non seulement en
preux, mais aussi en sage. En vérité, j’ai sous-estimé votre esprit et votre
force de caractère, et je suis confus de vous avoir insulté en vous proposant
un marché si sot. Si vous le permettez, je vais me concerter quelques instants
avec mes camarades afin que nous choisissions la mort la plus appropriée.
Puisque maintenant nous connaissons le caractère de Marken,
nous aurons compris que son verbiage et sa flatterie n’avaient d’autre usage
que gagner quelques minutes afin que Vertu et Morgoth puissent mettre sur pied
un plan d’évasion.
- Mais je ne puis lancer ce sort sans préparation !
- Tu n’as pas les ingrédients ?
- C’est pas la question, c’est surtout que c’est une magie
trop puissante pour que je la lance comme ça, au débotté...
- Essaie quand même, je suis sûre que la gravité de la situation
décuplera tes talents.
- Soit, de toute façon, nous n’avons rien à perdre.
Morgoth s’accroupit alors en tailleur face à la muraille du
monastère, contre laquelle était adossée l’écurie, et marmonna une incantation.
La dernière fois qu’il avait lancé ce sort, il lui avait fallu deux jours de
rituel et une sérieuse préparation mentale, là, le temps lui manquait. Bien
sûr, il savait que des sorciers particulièrement doués parvenaient à lancer à
l’improviste des sorts aussi élaborés, il savait aussi qu’une bonne partie de
la préparation de tels sorts était constituée de précautions parfois
excessives, et qui n’étaient pas de mise dans l’immédiat. Mais quand même, il
ne se sentait pas de taille. Pourtant, le fluide magique commença à irriguer
son corps, à parcourir ses nerfs jusqu’à ses doigts qui s’agitaient selon les
complexes enchaînements qu’il avait appris longuement quelques années plus tôt.
Il n’avait pas la puissance d’un sorcier expérimenté, mais il savait d’instinct
trouver les points de moindre résistance, les chemins privilégiés des énergies
mystiques, et faisant fi de toutes les habitudes qu’on lui avait enseignées,
omit tous les garde-fous qui lui étaient pourtant une seconde nature, et pour
la première fois, donna libre cours à sa magie.
Et la pierre fut prise d’un spasme. Une onde molle la
parcourut sur quelques dizaines de centimètres, et lentement, un petit cratère
se creusa, tandis que par terre suintait une boue grise et liquide. Et le flot
se fit plus abondant tandis que se creusait un hémisphère, la pierre se
changeait en boue, répondant à quelque ancien pacte élémentaire. Ainsi, Morgoth
perça en quelques secondes dans l’épaisse muraille du prieuré de Noorag un
tunnel cylindrique large d’une main et qui la transperçait de part en part. Il
concentra ses efforts pour élargir le boyau, qui bientôt atteignit deux mains,
trois, quatre... il fut alors pris d’un hoquet violent et prit sa tête dans ses
mains, ses forces étaient à bout. Il contempla alors son œuvre entre deux
gémissements, et vit que le tunnel était maintenant large de cinq paumes.
- Je suis un misérable, j’ai échoué, mon sort...
- Que dis-tu ? Il a très bien fonctionné ton sort,
partons vite d’ici.
- Mais les chevaux ? Comment les sortir ?
- C’est bien le moment de se préoccuper du bétail. Profitons
de la nuit pour courir la colline, demain matin nous serons loin. Oh mais
attends... as-tu encore tout prêt ce sortilège de bruitage que tu avais préparé
pour le spectacle de l’auberge ?
- Oui, il m’en reste un...
- Parfait, prépare-toi à le lancer.
Vertu se dirigea vers la porte, et de sa voix la plus
décidée, lança aux moines assemblés dehors :
- Holà, les fidèles de Hegan, nous avons réfléchi, pesé le
pour et le contre, et nous avons décidé de périr en martyrs pour notre foi. Peu
nous chaut que vous nous enfumiez dans cette écurie, vous ne nous empêcherez
pas de chanter les louanges de Nyshra notre déesse. Allez mes compagnons, tous
ensemble :
Nyshra on t’aime
Nyshra tu es joli-ieu
Déesse de la vengea-an-ce
Tu guides nos pas
Par monts z’et par
vaaaaaaaux
Nyshra déesse du
Chaoooooos
Et tandis que les moines défaillaient devant l’énormité du
blasphème (Nyshra n’était guère populaire en terres Heganiennes, c’est le moins
qu’on puisse dire) et couraient partout quérir fagots et bottes de paille pour
incinérer convenablement ces horribles païens, Morgoth lançait son sortilège en
boucle pour que la chanson dure le plus longtemps possible.
Ainsi donc, après avoir emprunté le boyau, ils coururent à
perdre haleine dans la campagne, bien heureux d’être en vie, et c’est avec un
plaisir non dissimulé qu’ils virent, depuis le haut des collines, l’écurie qui
flambait de la plus belle façon. Vertu se plut à penser que le sortilège était
encore actif et que depuis le brasier s’élevait encore et toujours l’ode
blasphématoire, frappant de saisissement ces moinillons stupides et bigots.
Le soleil occupait une position assez quelconque au-dessus
de l’horizon lorsqu’ils s’éveillèrent, tout courbatus et couverts de fourmis.
Aucun petit déjeuner ne s’annonçait, aucune ablution matinale n’était
envisageable dans l’immédiat, et aucun linge de corps fraîchement lavé et
repassé ne vivait dans le voisinage. Le baroud reprenait, impitoyable, là où
les baroudeurs l’avaient laissé. Vertu entama la journée par un petit point de
la situation.
- OK les gars, je ne vais pas vous mentir, l’affaire est mal
engagée. On n’a plus de chevaux, on n’a quasiment plus d’or, et on a perdu
notre équipement et toutes nos armes, sauf celle-ci qui est maudite.
- Sans compter qu’on a les crocs, compléta Marken.
- Exact. A l’heure qu’il est, notre évasion a été
découverte, et il y a gros à parier que les moines sont déjà sur nos traces.
Ils connaissent le pays, nous pas. Heureusement, ils ne savent pas dans quelle
direction nous allons. Le fait que nous soyons pourchassés implique que nous
nous méfions des paysans du coin, qui vendraient père et mère pour deux pièces
de cuivre. Impensable de leur acheter une poule ou un cochon par exemple. Je
pense que notre meilleure chance de sortir de ce merdier est la suivante :
on progresse tout doucement jusqu’à trouver un abri sûr, comme une grotte. Là
on se repose, Morgoth prépare quelques sortilèges de bataille et d’illusion en
attendant la nuit. Et la nuit, on court comme des possédés en direction de
Valcambray. On dépose le colis, on prend l’or, on l’échange sur place contre
des armes, des vivres et des chevaux, et de là on quitte à tout jamais ce pays
de sauvages.
Marken acquiesça silencieusement devant la prudence de son
amie. Morgoth intervint.
- Si Marken est meilleur bretteur que Vertu, je pense qu’il
aurait avantage à prendre l’épée, qui serait plus efficace entre ses mains.
- Meilleur bretteur que la Lame du Désespoir ? Tu me
flattes, sorcier. De toute façon, il y a bien assez d’un maudit dans l’équipe
sans que j’aie besoin de m’y mettre. Songe que lorsque nous aurons trouvé une
autre arme, moi seul serais en mesure de m’en servir, puisque Vertu a perdu
cette faculté. Si à ce moment nous sommes deux à devoir nous battre
exclusivement avec un seul sabre oriental, où est l’efficacité ?
- C’est vrai, j’ai parlé sans réfléchir assez. Mais qui est
la Lame du Désespoir ?
- Et bien c’est elle. Elle ne t’a jamais parlé du pillage de...
Eê-euh tu me marches dessus!
- Excuse-moi, je suis toujours un peu maladroite au réveil.
Oui, on m’avait surnommée « Lame du Désespoir » dans mon jeune
temps, sûrement parce que je faisais le désespoir de mes maîtres d’armes. Hein Marken ?
- Ah bon ? Aaaaaaah
ah oui, ah ouiouioui, c’est ça, les maîtres d’armes, parfaitement. Bon, c’est
pas tout ça, mais je vais me confectionner un épieu. Un homme de ressources
trouve toujours de quoi se défendre. ‘maîtres d’armes...
- Un de ces jours, il faudra que vous me racontiez
l’histoire de vos vies, ce doit être passionnant et enrichissant. Eh, mais j’y
songe...
- Oui ?
- Ummmmm... ce serait trop beau si ça marchait... Je pensais à
l’épée, là, il y a peut-être un moyen détourné pour en apprendre plus sur la
malédiction.
- Oh ?
- Oui, il se trouve que je connais un sortilège assez simple
qui permet de faire parler les objets inanimés. C’est un sortilège inutile en
règle générale, car la faculté de parler n’est rien si elle n’est pas en
relation avec la faculté de penser, et les objets inanimés n’ont pas d’âme, ça
se saurait. Or il se trouve que nombre d’épées magiques sont douées d’une forme
de pensée, d’un fragment de l’âme de leur créateur. Si ton épée est du nombre,
et si elle est bien disposée à notre égard, peut-être nous révélera-t-elle le
fin mot de l’histoire, la nature exacte de la malédiction, et peut-être même un
moyen de la lever !
- Oui, ça vaut le coup d’essayer. Si seulement tu pouvais
avoir raison.
Marken fit alors irruption, tout sourire.
- Holà, les filles, vous allez rire, je cherchais un bâton
derrière le petit bosquet quand je suis tombé sur une sorte de cabane de berger
en pierre, perdue dans un taillis, et qui semble abandonnée depuis belle
lurette bien qu’elle soit en bon état. Il faudra sans doute déloger quelques
vipères, mais comme la bicoque est quasiment invisible à moins d’avoir le nez
dessus, je pense que ça nous tiendra lieu d’abri sûr.
- Bien joué, nous pourrons, l’esprit en paix, y faire
chanter cette épée du diable.
Après quelques minutes, l’atmosphère s’emplit
indubitablement de magie, et l’épée s’éleva toute seule dans les airs,
lentement, la pointe de la lame à quelques doigts de la terre. L’index de
Morgoth traça alors rapidement deux signes à quelques centimètres de l’acier,
et chose surprenante, deux lèvres d’une petite bouche se matérialisèrent,
surmontées par le pavillon d’une oreille parfaitement formée. Et les lèvres
s’agitèrent, commençant par un murmure qui se mua rapidement en cacophonie.
On entendit de prime abord un bruit de fond d’acier
résonnant, fort désagréable, puis des voix, des dizaines de voix qui s’apostrophaient,
se répondaient, se faisaient écho dans quelque pugilat verbal particulièrement
véhément, dont le sujet était malheureusement incompréhensible. Or en tendant
l’oreille, on pouvait discerner que seules deux voix distinctes se faisaient
entendre, mais par quelque prodige, chaque voix prononçait simultanément
plusieurs phrases, tant et si bien qu’on avait l’impression d’une foule agitée.
Puis, Morgoth crut entendre l’une des voix prononcer un
« Silence, on nous écoute », et progressivement, les discussions
cessèrent, ne laissant que les bruits d’acier.
- Qui donc ose espionner les éternels tourments de
Ryunotamago, la lame déchue ?
La voix qui parlait était neutre, sexuellement et
émotionnellement, il en émanait comme une force hautaine.
- Je suis Morgoth, sorcier en quête de réponses.
- Nous attendons tes questions, sorcier Morgoth, sois bref et
pré...
Tout d’un coup, un rugissement interrompit le dialogue, une
deuxième voix, basse et cassée, se fit entendre.
- Raaaaaah ! Qu’il aille donc se faire pendre, cet
étranger. Il ne nous est rien, qu’il se taise donc à jamais.
- Paix, Maripans, conserve ton calme quelques instants,
voici que se présente une rare occasion d’oublier quelques temps nos
contentieux et de nous distraire.
- C’est indigne de nous, pourquoi nous adresser à des
paysans incultes ? Mais puisque tu y tiens, vas-y.
- Merci, pose tes questions, sorcier.
- Qui est l’autre voix ?
- Le noble Maripans est un démon enfermé par sa faute dans
cette lame.
- PAR MA FAUTE ? Par traîtrise oui, par une honteuse
traîtrise...
- Mais noble Maripans, n’était-ce pas cette même traîtrise
que tu voulais répandre de par le monde en me flétrissant de la sorte ?
Pourquoi t’étonnes-tu d’être victime de tes propres actes ?
- Sois maudit, Ryunotamago.
- Oui. Sorcier, tu veux savoir autre chose ?
- Tout ceci est un peu confus à mes yeux, racontez-moi donc
votre histoire, s’il vous plaît.
- C’est une histoire longue et douloureuse, je vais
toutefois vous la narrer. Dans les lointaines terres de l’Orient se trouve le
pays de Danka, dirigé de toute éternité par de puissantes familles de nobles
guerriers. Il est d’usage que les valeurs de probité, de courage et de
sacrifice de ces familles soient matérialisées par un sabre, la lame d’honneur,
une arme parfaite à tous points de vue...
- On aura tout entendu, fit la voix du démon.
- ... forgée par le meilleur artisan du moment. L’une des
familles les plus nobles et des plus anciennes était la maison de Kado, dont
j’ai été durant quatre-cent trente-sept ans la lame d’honneur. Grâce aux
pouvoirs magiques que m’avaient conféré les prêtres qui m’avaient forgé, celui
qui me brandissait voyait sa force et son agilité décuplés, et sur le champ de
bataille, il faisait la fierté de ses hommes par ses actions d’éclat. Or, les
Kado avaient dans la montagne des ennemis héréditaires, les Swaki, une famille
fourbe et déshonorée, qu’ils avaient chassés des siècles auparavant.
- Chassés par traîtrise, là encore, rugit l’autre voix.
- Peu importe pour notre histoire de savoir qui a brisé les
chaînes de l’honneur le premier. Toujours est-il que les Swaki, réduits à la
misère dans leurs terres ingrates, avaient conçu envers les Kado une haine
inextinguible, qui leur fit perdre tout sens de la mesure, et qu’ils
s’allièrent avec les Onis de la montagne, une race de cruels démons. A mesure
que se nouaient les unions contre-nature entre humains et Onis, les Swaki
acquirent les attributs des démons, ainsi que leur maléfique force magique.
- Et pas qu’un peu, larbin, pas qu’un peu... commenta la voix
cassée, toujours attentive.
- Donc, reprit la voix calme, les Swaki, ayant gagné en
puissance et en ruse, ourdirent un complot pour perdre les Kado. Un filou à
leur solde du nom de Watanabe, mais peu importe, parvint un jour à se glisser
dans l’entourage du seigneur Kado et, à la faveur de la nuit, me subtilisa pour
m’emporter. Aussitôt que le vol fut découvert, les meilleurs guerriers des Kado
furent mis sur la trace de Watanabe, mais il semblait s’être volatilisé. Les
enquêteurs fouillèrent les moindres recoins du fief, les Kado demandèrent à
leurs voisins de rechercher eux aussi la précieuse épée, mais rien n’y fit,
Watanabe restait introuvable. Les Kado avaient presque perdu tout espoir
lorsqu’un paysan leur dit avoir vu Watanabe s’enivrer dans une taverne, non loin
des montagnes des Swaki. Aussitôt, Buntaro, fils cadet de Kado, prit la tête de
deux-cent chevaliers, ils sautèrent sur leurs montures et arrivèrent juste à
temps pour voir le voleur s’enfuir avec le sabre. Ils le traquèrent quelques
temps, puis un archer l’abattit d’une flèche dans le dos, juste punition pour
un traître. Ainsi revins-je à la place d’honneur dans le donjon de la famille
Kado.
- Mais ce qu’il ne savait pas, le vieux Kado, eh eh eh...
- Certes. Veux-tu raconter la suite, l’histoire m’est encore
douloureuse.
- Et surtout ça évitera à ce sorcier d’entendre trop de
sornettes mielleuses. Voilà comment ça s’est passé : en fait, une fois son
larcin accompli, Watanabe était venu directement à la forteresse des Swaki, et
nous avait apporté Ryunotamago. Et c’est moi, Maripans, le meilleur sorcier
parmi les Swaki, qui ai perverti l’épée. J’ai inséré entre les couches d’acier
intimement mêlées l’esprit d’un renard magique, une créature maléfique et
sournoise. Puis je l’ai rendue à Watanabe, qui était bien surpris. Sous ma
forme humaine, je l’ai ensuite accompagné à la taverne et nous avons bu de
conserve jusqu’à ce qu’il soit fin saoul. C’est moi qui avais prévenu les Kado
qu’ils le trouveraient là, et c’est encore moi qui ai prévenu ce chien de
Watanabe quand les cavaliers sont arrivés, il n’a jamais compris ce qui lui
arrivait, il est mort comme il avait vécu, en courant ventre à terre et le
pantalon sale, ah ah ah ! Donc, le sabre retourna en possession de la
famille Kado, ils se réjouirent à grands bruits de cette heureuse nouvelle,
mais déjà le mal progressait en Buntaro, le fils Kado qui avait récupéré la
lame. L’esprit du renard avait flairé sa proie, et le renard magique ne lâche
jamais prise. Au cours des semaines qui suivirent, Buntaro le cadet obéissant
fut pris de jalousie et d’ambition, tant et si bien qu’il tua son aîné en le
frappant dans le dos à la chasse, puis complota contre son père pour prendre la
tête du clan. Mais ses plans furent découverts au moment où il venait
d’empoisonner le vieux seigneur Kado, qui avant de mourir, le maudit et le
déshérita. La guerre de succession qui s’ensuivit déshonora de la maison de
Kado, qui perdit tout crédit, et les maisons rivales eurent beau jeu de se
disputer les terres et les châteaux. Voici quelle fut la vengeance des Swaki.
- Et pourquoi ne lui racontes-tu pas la suite ?
- C’est sans intérêt.
- Alors je vais m’en charger, le sorcier saura notamment
comment tu en es venu là. Or donc, durant la bataille qui vit la chute
définitive de la maison de Kado, Maripans s’introduisit dans leur forteresse,
qui n’était pas gardée car tous les guerriers étaient mobilisés. Il me ramena
dans sa forteresse cachée et me conserva là, au cas où il aurait encore besoin
de la malédiction hideuse dont il m’avait affligé. Il advint que treize ans
plus tard, sept prêtres de Songpa, de saints hommes instruits dans tous les
arts de la guerre et ayant vocation d’éliminer les présences démoniaques,
s’introduisirent par ruse dans la forteresse des Swaki et tuèrent ceux-ci l’un
après l’autre. Voyant la puissance de ces adversaires, et sachant qu’il n’avait
aucune échappatoire, Maripans utilisa un stratagème désespéré : il activa
une dernière fois sa magie et échangea son esprit avec celui du renard magique
qui était dans l’épée. Ainsi, lorsque les moines pénétrèrent dans le
laboratoire, ils virent un Oni très désorienté, car l’esprit du renard n’avait
pas encore pris la mesure de son nouveau corps, et l’abattirent sans peine.
Leur mission terminée, ils emportèrent l’épée jusqu’à leur monastère. Mais les
moines de Songpa font vœu de ne jamais porter d’arme, et de ne jamais en
toucher, voici pourquoi aucun d’eux ne fut frappé par la malédiction. Ce n’est
que trois générations plus tard que le monastère de Songpa fut pillé et que je
fus emporté, de fourberie en trahison, jusqu’en Occident. Voici toute
l’histoire.
- Hébé, c’est pas gai tout ça.
- Qui parle ?
- Je suis Vertu, c’est moi qui suis présentement maudite.
- J’en suis sincèrement désolé.
- Et moi donc. Existe-t-il un moyen de me désenvoûter ?
- Je n’en connais aucun. Nul possesseur de la lame maudite
ne fut jamais libéré de son triste sort autrement que par la mort.
- On m’a dit qu’un prêtre assez puissant pouvait...
- Cela a été tenté par d’autres avant toi, sans succès. Les
malédictions ordinaires sont animées par une fraction de la force de celui qui
maudit, mais ici, c’est toute la puissance de Maripans qui donne son pouvoir à
l’envoûtement.
- C’est exact, mortelle, confirma Maripans. Gaspille ton or
auprès de prêtres cupides, ça ne changera rien au sort qui t’est réservé.
- Ne puis-je accomplir une quête quelconque pour te
complaire et me libérer de toi ?
- Rien de ce qui me fait envie ne peut m’atteindre
maintenant que je suis emprisonné. De toute façon, le sort est jeté, la malédiction
est sur toi, je ne peux plus l’annuler, à peine pourrais-je en infléchir le
cours quelque peu si l’envie m’en prenait. Et je n’en ai pas envie, alors
oublie. Subis ton destin avec résignation.
- Quelle est-elle au juste, cette malédiction, que je sache
au moins à quoi m’attendre.
- Oh, elle est terrible, terrible, reprit la voix de
Ryunotamago. Sache que celui qui en est frappé, quelle que puisse être sa
probité ou sa force d’âme, est condamné à voir flétrir son caractère, à sombrer
dans la corruption. Il devient fourbe, frappe ses ennemis dans le dos, et tout
le monde le considère avec mépris. Son nom est traîné dans la boue et il perd
ce qu’il a de plus précieux, son honneur.
- Oh, je vois. Hum. Et sinon, il m’est arrivé une chose
curieuse tantôt, lorsque j’ai voulu me servir de mon arc ce matin, j’ai été
prise de faiblesse...
- Oui, femelle sotte, reprit la voix maléfique de Maripans,
tu ne pourras jamais plus te servir d’aucune autre arme que celle-ci. Afin que
la déchéance des Kado soit complète, je me suis arrangé pour que leur sabre
d’honneur, le symbole même de leur vertu, soit à jamais associé à des actes
vils et méprisables. Voici pourquoi ce sabre est maintenant appelé
« Ryunotamago, la lame du déshonneur ».
- D’accord, je comprends tout. Mais j’ai quand même eu de la
chance dans mon malheur. Ce matin, poussée par la nécessité, j’allais
m’abaisser à frapper mes ennemis à distance et par surprise avec l’arme
sournoise qu’est l’arc, mais c’est la malédiction du sabre qui m’a rappelée à
l’ordre et m’a évité de flétrir ma réputation de loyale combattante. Je t’en
remercie donc, bien que tes intentions aient été autres.
- Quoi ? Tu aurais sauvegardé ton honneur grâce à ma
malédiction ? Mais ça ne peut pas être, c’est impossible ! Non, il
n’en sera pas ainsi, c’est la dernière fois que cela se produit, je te le jure
chienne. Même si je dois y consacrer toutes mes forces, la malédiction est
encore fraîche, il est encore temps de l’altérer. Ainsi, tu seras frappée de
faiblesse et de maladresse lorsque tu voudras user d’une autre arme que
celle-ci, sauf dans le cas des armes à distance. Ta malédiction est maintenant
complète, porteuse de Ryunotamago, et ne prendra fin qu’à ta mort.
- Soit, puisque je n’ai pas le choix, j’accepte mon destin.
- Ta résignation à ton sort est le lot des faibles dans ton
genre. Tu me dégoûtes, toi comme tous les mollusques de ton espèce. Adieu.
Vertu fit signe à Morgoth d’interrompre le sortilège, et les
voix se firent de plus en plus faibles, distantes, et le silence enfin retomba.
- Peuvent-ils encore entendre ?
- Non, leurs sens sont différents des nôtres, sans le
sortilège ils ne peuvent plus nous comprendre.
- Bien, bien.
Alors Vertu prit l’épée, contempla une seconde la funeste
lame de sa damnation, puis rejeta brusquement la tête en arrière et laissa
libre cours à son fou-rire, bientôt rejointe par Marken.
- Mais Vertu, tu es folle, pourquoi prendre à la légère les
paroles du démon ? Ne l’as-tu pas entendu, tu es perdue !
- Ton démon, Morgoth, est un brave couillon, voilà tout !
Je m’en suis joué avec facilité, et il m’a donné ce que je voulais de lui. Je
ne peux pas utiliser d’autre arme ? La belle affaire, celle-ci est la
meilleure qu’il m’ait été donné de voir, je m’en contenterai bien. Comme l’a
dit Ryunotamago lui-même, elle augmente mes forces et tranche mieux que le
meilleur des rasoirs. Tout ce qui m’ennuyait, c’était de ne pouvoir utiliser
l’arc, mais ce minable sans cervelle a lui-même levé ce pan de la malédiction,
me voici donc libre ! Il faudra songer à fêter ça un de ces jours, on
s’est vraiment bien débrouillés sur ce coup, oui vraiment, merci Morgoth pour
l’excellence de ton sortilège, qui était si à propos.
- Mais enfin tu n’as pas compris quelle était le pouvoir de
la lame maudite ? Elle va te dépouiller de ton honneur !
- J’avais déjà entendu dire, et j’en ai la confirmation
aujourd’hui, que les gens de Danka prisaient leur honneur plus que leur vie, et
que toute leur société était basée sur ce curieux concept. Qui perd son honneur
perd non seulement sa vie, mais aussi celle de ses parents, alliés et
descendants, c’est la pire chose qui puisse arriver à quelqu’un. La malédiction
est donc très efficace au Danka, mais nous autres en Occident avons une toute
autre conception des choses, sache-le. Toute cette histoire n’est donc pas très
grave, en fin de compte.
- HEIN ?
- Bon, je vais étrenner mon épée sur quelque lapin ou
perdreau qui croisera ma route, car j’ai grand-faim. A tout à l’heure les
hommes.
- Beuh... ? ? ?
Et donc, poussée par l’impérieux besoin de se défouler,
Vertu quitta la place à grands moulinets de son épée maudite.
- Elle est folle, elle ne réalise pas...
- Bah tu sais, les bonnes femmes.
- Mais comment peut-elle se réjouir du sort qui
l’attend ? Elle va se muer en être maléfique et répandre le malheur autour
d’elle, tu l’as entendu comme moi.
- Oui oui, j’ai entendu. Dis moi, ça fait longtemps que tu
la connais, la Vertu ?
- Ben... non, pas vraiment. Nous nous sommes rencontrés dans
une ville de l’est, où elle était le jouet d’une bande de voleurs.
- Une bande de voleurs, hein ?
- Parfaitement, et je l’ai délivrée de cette sinistre
coterie. Nous avons pu nous enfuir, et depuis nous tentons de regagner la
civilisation.
- Tu ne te souviens pas du nom de cette ville, des
fois ?
- Galleda, il me semble.
- Ummm... Et donc ça fait combien de temps que vous êtes
ensemble ?
- Un mois... mettons une quarantaine de jours.
- Ah, alors ça explique tout.
- Quoi donc ?
- L’opinion que tu as de Vertu. Tu sais Morgoth, tu es bien
brave.
- Merci, j’essaie de faire de mon mieux dans les...
- Ouiouioui. Bon, je vais finir mon épieu, moi. Si tu as des
sortilèges à préparer fais-le, les moments de calme sont rares lorsqu’on part
en aventure, il faut savoir en profiter utilement.
- Voilà qui me paraît sage, je vais suivre ton conseil.
Tandis que le soleil disparaissait entre deux montagnes
lointaines aux flancs arrondis, ils reprirent leur activité, firent disparaître
les reliefs de leurs agapes et se mirent en route avant la venue des étoiles.
Ils progressèrent en silence et à marche soutenue durant quelques heures,
profitant d’une clarté lunaire persistante. Quelque sens mystérieux semblait
indiquer à Vertu l’itinéraire le plus direct pour éviter les obstacles du
terrain. Ils croisèrent à plusieurs reprises des chemins campagnards, sans
jamais les emprunter plus de quelques mètres. Ils eurent aussi le loisir de
passer non loin d’un village, dont quelques lumières jaunes indiquaient encore
une activité domestique, mais fidèles à leur résolution, ne s’arrêtèrent pas
pour profiter de l’hospitalité douteuse de leurs frères humains. Puis, le pâle
luminaire céleste disparut derrière un nuage importun, qui de surcroît
entreprit de se délester de son humidité sur les têtes de nos aventuriers
démunis. Comme la nuit précédente, ils se trouvèrent un pauvre abri, en bas
d’une falaise d’une dizaine de mètres qui faisait, à un endroit, comme un
surplomb. Le vent parfois rabattait bien sur eux un pan de bruine, mais ils
parvinrent néanmoins à s’endormir, blottis les uns contre les autres. Peut-être
auraient-ils dû instaurer un tour de garde.
- Holà les voyageurs, réveillez-vous, et pas de gestes
brusques !
Marken fut le premier à ouvrir les yeux, et à constater
d’une part qu’il faisait jour, d’autre part qu’une pique était pointée sur sa
gorge. Une bande de cinq jeunes pouilleux d’une quinzaine d’années, sans doute
des gens du coin, les tenait en respect. Bien que leurs faces soient sales et
plutôt contrefaites, ils étaient relativement bien vêtus, et surtout
convenablement armés. L’un avait donc une pique, deux autres tenaient le groupe
en joue avec des arcs, un quatrième maniait une masse imposante et le dernier
portait épée, bouclier et cotte de maille, son équipement et le fait qu’il
parlait au nom des autres le désignaient naturellement comme le chef de la
troupe.
- On ne voudrait pas qu’il vous arrive malheur, poursuivit
le présumé chef, on préférerait que vous nous donniez ce que vous possédez
plutôt que de devoir le prendre sur vos cadavres.
- Bâtard, tu vas...
- Du calme Marken, intervint Vertu, nous ne sommes pas en
position de discuter. Vous êtes des bandits alors ? Je vois à vos armes
que votre industrie prospère, vous devez être bien habiles.
- Fais gaffe Panterne, souffla un des archers, elle va
sûrement essayer de t’entortiller.
- Ouais, Gros-Pol, j’avais compris, fit le chef. Donne donc
ton épée, mignonne, lentement.
- Elle est maudite, prévint charitablement la voleuse en
s’exécutant.
- C’est ce qu’on verra. Et toi le malabar, cesse de rouler
des yeux de roquet enragé. L’or maintenant.
- Mais nous n’avons rien, nous ne sommes que des
pèlerins qui avons fait vœu de pauvreté et nous nous sommes mis en quête...
- Des pèlerins vous dites ? A vous voir, j’aurais juré
que vous étiez les pilleurs de temples recherchés par le prieuré de Noorag. On
promet une belle récompense à quiconque vous ramènera, un travail facile et de
l’or vite gagné. Allez, envoyez la monnaie.
- Hélas monsieur, je disais vrai, nous n’avons rien, sinon
nous pourquoi irions-nous à pied et dormirions-nous à la belle étoile ?
Vous pouvez nous fouiller, vous ne trouverez rien qui vaille d’être volé.
- Ouais ouais, si j’ai pas entendu ça cent fois... Allez, à
poil tout le monde, et toi Legris, fouille ces messieurs-dames.
Le dénommé Legris, le plus costaud de la bande, fit jouer sa
masse devant Marken qui, furieux, se retint à grand peine de commettre une
imprudence. Ils s’exécutèrent à contrecœur. Morgoth, empreint de sa dignité de
sorcier, répugnait fort à se dévêtir ainsi, mais d’un autre côté, il se surprit
à trouver quelque agrément à cette mésaventure qui lui permettait de découvrir
l’anatomie de Vertu, qui de son côté ne faisait pas trop de manières. Puis il
se reprit et chassa cette pensée indigne de lui. Il s’aperçut alors qu’il
n’était pas le seul à se passionner pour le physique de sa collègue, les
malandrins se réjouissaient en effet les yeux de ce spectacle qui devait leur
être rare dans ces contrées, car même si le corps mince et discrètement musclé
de la jeune femme n’était pas forcément au goût rustique des indigènes, faute
de grive, hein... Alors il vint à Morgoth l’idée que ces tristes sires, portés
par leurs instincts bestiaux, allaient peut-être profiter de la situation pour
attenter à l’honneur de Vertu, pensée qui lui était insupportable. Il ne
pouvait certes pas laisser perpétrer une telle infamie sans rien faire, c’était
contraire à l’idée qu’il se faisait du rôle d’un homme. Il se devait d’agir avec
détermination et caractère, profitant que l’attention des bandits était attirée
ailleurs.
- Fermez les yeux, dit-il calmement à ses compagnons, et il
porta la main ouverte devant lui.
Comme nombre de sorciers, Morgoth avait coutume de conserver en permanence un sortilège
d’illumination prêt à l’emploi, car c’est un des plus utiles qui soit.
D’ordinaire, il sert à éclairer d’une douce lueur un lieu obscur pendant
quelques dizaines de minutes, mais cette fois-ci, il en altéra le déclenchement
par une technique que ses maîtres lui avaient déconseillé d’utiliser, et le
lança de telle sorte que toute la puissance s’échappe en une seule seconde, en
un éclair aveuglant. Et de fait, les marauds en furent aveuglés et surpris
durant un bref instant, que Vertu et Marken, combattants aguerris, mirent à
profit. La première se jeta à une vitesse surnaturelle devant le chef Panterne,
ramassa son sabre maudit qu’elle avait jeté à ses pieds et l’en pourfendit
aussitôt, puis s’empara de l’épée que le mourant venait de lâcher et la
lança à Marken. Celui-ci avait mis Legris hors d’état de nuire d’un coup de
genou dans le bas-ventre, et d’un même mouvement avait empoigné la lance qui le
menaçait pour la détourner de son cou. Il reçut l’épée avec gratitude avant
d’en tuer le lancier d’un coup inélégant mais efficace à la poitrine. Il
s’enquit alors des deux archers, qui se tenaient en retrait et s’apprêtaient à
tirer. L’épée du chef des malandrins vola une nouvelle fois dans l’air et se
planta avec une précision diabolique entre les deux hémisphères cérébraux d’un
des archers, dont la flèche partit dans quelque trajectoire lointaine. Le
deuxième, jugeant la situation difficile, prit le parti de fuir à toutes
jambes. Sans doute aurait-il mieux fait de prendre avec lui son arc, Vertu,
sans se presser cette fois, ramassa l’arme abandonnée ainsi qu’une flèche, se
posta sur un monticule voisin, droite, jambes écartées, elle prit une ample
respiration, tendit son arc d’un geste précis. Le projectile se perdit entre
les arbres. Morgoth crut impossible qu’on puisse atteindre sa cible dans de
telles conditions, mais un cri étouffé émanant du bosquet lui apprit que Vertu
était plus qu’habile à ce sport. Le combat n’avait pas duré dix secondes.
Pendant ce temps, Marken avait récupéré son épée dans le
crâne de l’autre archer, puis était retourné auprès du brigand agenouillé qui
se tenait les parties, le souffle coupé.
- Patience, coquin, j’arrive pour te soulager.
Mais tandis que le Chevalier Noir s’apprêtait, avec la force
de l’habitude, à décapiter le dernier des malandrins, il sentit de nouveau
contre sa glotte la désagréable pression d’un acier aiguisé et couvert de sang.
- Laisse le, dit simplement Vertu. La voleuse ne semblait
pas d’humeur à négocier, Marken préféra lui laisser sa victime et recula hors
de portée du sabre maudit.
- Merci Mark. Et toi aussi Morgoth, bel esprit d’initiative.
Eh toi là, comment t’appelles-tu ?
- uuuuuuh...
- Fais un effort, que diable, tu ne sais pas que la douleur
n’est qu’illusion ? Ton nom ou je t’étête.
- Piété.
- Quoi Piété ?
- Mon nom... uuuh...
- J’ai entendu les autres t’appeler Legris...
- Piété... prénom... Legris c’est ma famille.
- Ah d’accord. Legris, c’est un nom courant dans la
région ?
-.Y’a que moi... que j’connais.
- Tu n’as pas des parents ?
- ...morts... famine y’a quelques années.
- J’en suis désolée.
- Y’a pas de quoi, ces bâtards m’avaient abandonné dès que
le pain avait commencé à manquer.
- Tu as survécu, et eux pas, c’est ça ? C’était
où ?
- On vivait dans un bled miteux, Bûchefendre, il y avait une
tripotée d’autres gosses à la maison, et les vieux ne s’étaient jamais trop
demandé comment les nourrir, ils sont sûrement tous morts à l’heure qu’il est.
D’ailleurs, je peux m’estimer heureux de n’avoir pas fini dans la marmite cette
année là. Après m’être retrouvé dehors, je suis tombé sur d’autres gamins qui
vivaient dans les bois. On était nombreux à l’époque, mais le froid, les
maladies, et puis les bêtes... c’est pas facile dans les bois. Maintenant, je
suis seul.
- Oh, le malheureux, minauda Marken, écoutez la triste
complainte du pauvre brigand poussé par la faim et la misère... Tu n’as que ce
que tu mérites, croquant, toi et la vermine de ta sor... euh, Vertu, s’il te
plaît, tu pourrais baisser ça ?
- On dit, commenta Vertu sans bouger sa lame d’un millimètre,
que la tête d’un décapité peut encore voir et entendre quelques instants après
l’exécution, juste assez pour se rendre compte de l’horreur de sa situation. Je
me suis souvent demandé si c’était vrai, pas toi ?
- OK, je ferme ma gueule.
- A la bonne heure. Donc, te voilà seul au monde. Dis moi,
si tu étais à notre place, comment ferais-tu pour rejoindre la route ?
- La route ? La grand-route de Misène ? Ben, vous
passez au village... Ah oui je vois, vous avez besoin de discrétion.
- Tout juste.
- Alors par la petite vallée qui part vers le nord-ouest
derrière cette colline, là. En cette saison, il n’y passe jamais personne, à
cause des araignées rouges. Bien sûr, il faut faire attention aux araignées
rouges, mais pour vous, ça ne sera sûrement pas un problème.
- Et après ?
- La forêt de Pouïn, vers le nord, assez sûre et peu
fréquentée. Normalement vous ne pouvez pas louper la route.
- Voici d’utiles renseignements, merci... Piété c’est
ça ?
- Vous allez me tuer, je crois.
- Ben, ça va te surprendre, mais non, on n’est pas des
sauvages. File.
Le garçon se releva, jetant des regards incrédules. Puis
sans un mot il détala.
- Eh, encore un détail !
Piété, qui avait bien fait vingt mètres, s’immobilisa. Il
avait vu ce que Vertu savait faire avec un arc, et espérait qu’elle le ferait
vite. Mais elle poursuivit.
- Voleur, c’est un métier comme un autre, et un métier ça
s’apprend. Comme tu n’as sûrement rien de mieux à faire, va donc à Banvars, et
trouve quelqu’un qui te l’enseignera proprement. Et attrape ça pour prix de ton
silence. Si on te questionne, tu ne nous as jamais vus.
Piété, toujours pétrifié, entendit un bruit de chute à ses
pieds. Parmi les feuilles mortes, il y avait une petite pièce d’or. Il s’en
empara, et reprit sa course folle sans un regard en arrière.
Marken, médusé par tant de mansuétude, et Morgoth, quelque
peu confus, considéraient Vertu avec des yeux ronds. Lorsqu’elle s’en aperçut,
elle les rabroua vertement.
- Quoi ? Au lieu de me mater le cul, remettez donc vos
zguègues dans vos chausses, on n’est pas dans un muflet. Mark, prends la maille
et le bouclier de ce type, et puis un arc, je garderai celui-là. Bon, Morgoth,
tu fais quoi là? Fouille donc les cadavres, ils ont sûrement un peu d'or.
Allez, on s'active, si ces bouseux nous ont trouvés, c'est que d'autres peuvent
le faire.
- Nous nous éloignons de la petite vallée que nous a indiqué
ce brigand, nota Morgoth après quelques centaines de pas.
- Et pour cause, notre but est toujours d’arriver à
Valcambray, ce qui nous éloigne de la route.
- Mais... Le brigand... Ah, je vois, tu lui as fait croire que
nous allions vers la route pour qu’éventuellement, il induise en erreur
quelqu’un qui l’interrogerait. Mais alors pourquoi avoir payé son
silence ?
- Pourquoi pas ? Nous avons trouvé dix-sept ducats d’or
et pas mal de monnaie sur les cadavres de ses compagnons, ainsi que des armes
et des provisions, ce n’est pas le moment de se montrer mesquins.
- En tout cas, ajouta Morgoth, son histoire de gamin
abandonné par des parents indignes me semble un peu trop larmoyante pour être
vraie. Je sais qu’il se passe parfois des choses pas très héganites dans ces
huttes, mais là, c’était peut-être exagéré.
- Finement observé, sorcier, ajouta Marken, je vois que tu
commences à ne plus prendre pour argent comptant tout ce que peuvent te dire
untel ou unetelle, la sagesse te vient rapidement. Sache que ces croquants sont
prêts à te faire gober n’importe quel conte aux gens de qualité pour leur
soutirer leur or durement gagné ou pour justifier toutes les malhonnêtetés
qu’ils commettent à notre endroit. Une fois qu’on a pris conscience de cette
réalité, on a une vision plus claire de la société et de la place qu’il est bon
d’y occuper.
- Le Chevalier Noir se plaint de la malhonnêteté des petites
gens ? Voilà qui est singulier. Et pour ce qui est des parents qui
abandonnent les enfants, je comprends votre incrédulité, car toi et Morgoth
n’êtes pas issus du même milieu social que moi. Pour ma part, ça ne m’étonne
pas plus que ça. La vie des gens du commun est dure, particulièrement dans ces
collines, et à choisir entre mourir soi-même et laisser mourir ses enfants,
bien des gens sacrifieraient leur progéniture, ne serait-ce que pour avoir
l’occasion d’en produire une nouvelle plus tard. De telles atrocités sont
courantes, hélas.
- Ce qui n’explique pas ta mansuétude envers ce maraud, qui
avait cent fois mérité que je lui tranche la tête. Je ne pense pas que ta
pauvre ruse éculée convainque nos poursuivants, et il y avait de toute façon
d’autres moyens de les divertir, tout en infligeant au pouilleux un juste
châtiment. Et non contente de le laisser partir avec notre or, voici qu’en plus
tu lui donnes des conseils utiles pour continuer à vivre et prospérer. Je ne te
connaissais pas cette vocation d’assistante sociale.
- Oui, ben ce qui est fait est fait. Pressons le pas, les
moines de Hegan sont sûrement sur nos traces. Nos têtes sont mises à prix, à ce
que j’ai compris.
- A propos, j’aimerais bien savoir pourquoi ils nous
pourchassent avec tellement de constance. Le moine avec lequel j’ai parlé
m’avait pourtant semblé un homme raisonnable et très bon, qu’en est-il,
n’était-il donc pas représentatif des membres de son ordre ? Si je me
souviens bien, vous m’aviez promis de m’expliquer votre point de vue sur le
culte de Hegan. Je serais heureux de savoir ce que vous en pensez.
- Hum... c’est un point important que tu soulèves. Sache que
la plupart des gens ont un but dans la vie, fonder une famille, amasser l’or,
se venger de quelque ennemi particulier, que sais-je encore. Certains de ces
buts sont triviaux, et visent à la satisfaction de l’individu, comme par
exemple la recherche de l’enrichissement personnel. Mais certaines autres
personnes ne se contentent pas de cela, il leur faut plus, il leur faut donner
un sens à leur vie, ils estiment devoir s’inscrire dans l’histoire du monde.
Ils se trouvent donc une doctrine à défendre, proposant une morale, des valeurs,
des modèles de grands hommes à suivre. Que ce soit dans un cadre religieux ou
politique, l’enchaînement est le même, on appelle cela avoir de nobles idéaux.
- Oui ? C’est curieux mais dans ta bouche, j’ai
l’impression que ça sonne comme une insulte.
- Ne vois-tu pas déjà le danger d’une telle attitude ?
Tu dois savoir qu’à partir du moment où tu te livres à un tel parti, tu en
viens naturellement à considérer que ta vie vaut moins que la survie de ce
parti, et tu en viens au point où tu considères comme normal et bon de mourir
pour tes idées. C’est l’esprit de sacrifice.
- Je ne vois là rien que de très admirable.
- Alors mets-toi à la place d’un de ces individus. Ayant
épousé la cause, quelle qu’elle soit, il s’en est pénétré, a forcé l’admiration
de ses confrères par sa piété et sa constance dans sa foi (puisque nous parlons
ici de religion), et l’âge venant, il se sera élevé en autorité et dignité. Sa
foi est intacte, et s’est même renforcée, en même temps que son esprit de
sacrifice. Maintenant, comment considère-t-il les manants, le commun des
hommes, les gens ordinaires qui n’ont pas son abnégation ?
- Je ne vois pas...
- Il les considère avec le plus grand mépris, comme des
bêtes. Pis que des bêtes même, car les bêtes n’ont aucun choix moral, alors que
les hommes sont sensés l’avoir. Et voici notre saint homme qui va se conduire
avec morgue et dédain envers ses contemporains. Sache enfin que tout homme
accorde plus de prix à son existence qu’à celle d’autrui, c’est humain et bien
naturel. Alors, lorsqu’on accorde peu de prix à sa vie, combien en accorde-t-on
à celle d’autrui ? De tels fanatiques sont prêts à faire mourir des
innocents par milliers s’ils estiment que la cause l’exige. Ne me regarde pas
ainsi, le cas s’est déjà produit plus de fois qu’il n’est possible de compter.
L’esprit de sacrifice se traduit généralement par le sacrifice des autres. Et
encore, je me place là dans l’hypothèse d’un personnage sincèrement convaincu
de la justesse de sa foi, mais que dire des hypocrites, des manipulateurs, des
fraudeurs, des fainéants, des lâches et des profiteurs que ces causes attirent
aussi sûrement que la charogne attire les mouches. Que reste-t-il alors des
idéaux rancis qui fondaient l’Ordre ? Bien peu de chose, en vérité. Mais
tel un poulet qu’on décapite, un tel parti peut galoper encore un bon moment
avant de s’effondrer.
- Bouh... que tu as une vision noire du monde.
- Pas du tout, je t’explique comment les choses évoluent
naturellement. Mark te le confirmera.
- Vertu n’a pas tort, opina le guerrier. J’ai moi-même été
témoin direct de telles perversions de l’esprit du bien. Je parle moins bien
qu’elle et je ne suis pas philosophe, mais pour abonder dans son sens, je me contenterais de te compter quelques
vérités issues de mon observation du culte de Hegan, que j’ai souvent côtoyé.
Tout d’abord, le monastère que nous avons visité m’a semblé particulièrement
bien tenu et en ordre. J’en ai personnellement fréquenté d’autres où la règle
monastique était bien plus relâchée. Parfois, à l’abri de ces murs, les bons
moines se livrent entre eux à ces mêmes jeux qu’ils interdisent formellement
aux laïcs sous peine de subir les tourments de l’enfer. On dit que dans ces
communautés, on recrute les novices pour l’innocence de leur visage, la finesse
de leur peau et la juvénile rondeur de leur croupe, je te laisse imaginer à
quoi ces qualités peuvent bien être utiles, ce n’est certes pas à la prière.
- Quoi ? Saperlotte, tu veux dire qu’ils se livrent à
la pédérastie ?
- C’est cela. Mais tous n’ont pas ces goûts, heureusement.
- Tu me rassures.
- D’autres font sciemment entrer des femmes vénales dans
l’enceinte sacrée, la nuit, et échangent des nuits d’amour contre les fruits de
leurs vignes et vergers. D’ailleurs, dans les campagnes, tu en trouveras plus
d’un pour se dire fils ou fille de moine, alors que bien sûr, le célibat est
une règle impérative dans ces ordres. Certains monastères sont si corrompus
qu’ils enlèvent de jeunes filles de basse extraction et, après en avoir usé de
toutes les façons possibles, étranglent ces malheureuses et se débarrassent des
cadavres en les jetant dans la rivière. Je vois à ton visage que tu ne me crois
pas, mais une telle affaire a éclaté au grand jour voici quelques années en
Setrapie, et si le prieur et ses moines ont échappé au lynchage, c’est
uniquement parce que le clergé de Hegan, soucieux du scandale plus que de la
justice, avait fait le ménage avant, par le fer et par le feu. Peut-être
faut-il aussi que j’évoque les congrégations féminines, où bien souvent les
familles bigotes se débarrassent des filles-mères et autres hontes de familles
afin d’étouffer les scandales. Ces couvents sont souvent de véritables prisons,
entièrement fermées, voire pour certaines, closes, si tu vois ce que je veux
dire.
- Pas vraiment.
- Et bien, comme apparemment vous allez à Banvars, si tu
souhaites en apprendre plus sur l’art et la manière dont un homme doit se
comporter en toutes circonstances, je t’invite à rendre visite au couvent des
Sœurs Flagellées de la Génuflexion, dans l’Ile-Rousse, muni d’un peu d’argent.
Tu pourras y faire la connaissance de jeunes novices qui, à vrai dire, ne le
sont pas, ah ah ah, pas du tout !
- Je ne vois pas ce que... Mais... tu veux dire qu’elles se
prostituent ?
- Et elles le font avec une remarquable conscience et une
organisation des plus efficaces. Une très bonne maison, réputée jusqu’à
Baentcher, dit-on. A ce qu’on dit, le petit cimetière qui jouxte le couvent
voit certains soirs de bien étranges manèges durant lesquels des ombres en
bure, avec la furtivité coupable des assassins, enterrent les minuscules
cadavres des nouveaux-nés étranglés dès leur venue au monde, les fruits de ce
commerce peu reluisant. On dit d’ailleurs la même chose à propos de bien des
couvents.
- Je tombe des nues.
- Il faudrait aussi que je te parle des ordres guerriers qui
se réclament de Hegan et qui en son nom pillent, massacrent, violent et
torturent tout leur saoul et avec bonne conscience, puisque c’est pour la plus
grande gloire de leur dieu. Et puis il y a la « Congrégation pour l’étude
de la Doctrine de la Foi », qui étudie la Doctrine de la Foi en
suppliciant et brûlant les vieilles folles sous prétexte de sorcellerie aux
quatre coins de l’occident. Quand au clergé séculier, il ne vaut mieux pas
parler de sa corruption et de sa sotte obstination à faire respecter des règles
obscures et contradictoires, je t’ai empli la tête avec assez d’horreurs pour
alimenter tes cauchemars de la semaine.
- Quelle iniquité, quelle duplicité, j’ai du mal à croire
qu’on les laisse faire !
- Mais ces coquins savent avancer masqués ! Lorsqu’ils
arrivent dans un nouveau territoire à évangéliser, ils sont tout miel et
chattemite, ils distribuent les indulgences ici, soignent les galeux là, font
régner l’ordre et soutiennent le pouvoir légal. Ainsi, d’année en année, leur
influence et leur popularité grandissent dans la contrée, jusqu'au jour où le
Hiérarque de Boon, le chef spirituel de ces fripons, estime que la comédie a
assez duré. Alors le clergé de Hegan se dévoile dans toute sa brutalité, le roi
du pays est contraint à la conversion ou à l’exil, les autres cultes sont
bannis et leurs fidèles pourchassés s’ils ne se prosternent pas devant leurs
nouveaux maîtres, le peuple est contraint de subir toutes sortes d’interdits et
de brimades, sans compter les impôts sacerdotaux écrasants que le culte lève
pour construire ses temples innombrables et entretenir pléthore de bureaucrates
paresseux. Heureusement, ceci dure depuis des siècles, et les autres cultes,
ainsi que les seigneurs des nations qu’ils convoitent, sont maintenant au
courant de ces procédés et combattent donc les prêtres de Hegan dès que ceux-ci
deviennent trop puissants et leur font de l’ombre. C’est peut-être pour cette
raison que notre prieuré s’est installé dans une région désolée et sans loi
comme celle-ci, il n’y a rien par ici qui puisse s’opposer à leurs tristes
desseins.
- Quelle déception... Moi qui croyais avoir trouvé une voie
sûre pavée de solide moralité, voici qu’elle se dérobe sous mes pas. Mais
êtes-vous sûrs de ce que vous dites, puis-je le croire, ou bien est-ce encore
une cruelle plaisanterie ?
Vertu reprit, un peu lasse :
- Tu n’es pas forcé de me croire, Morgoth, ni moi ni Marken.
Mais lorsque tu voyageras dans les contrées dominées par ces gens, tu pourras
voir par toi-même dans quelle servitude vivent les manants sous la coupe de
Hegan, et dans quelle opulence vivent ses clercs. Si tu gardes l’esprit alerte
et les yeux ouverts, tu comprendras à quel point nous avons raison de nous
défier de ces gens, et combien nous te rendons service en te mettant en garde
contre eux. Sur ce, je pense qu’il serait intelligent de remettre les leçons de
théologie à plus tard et de presser le pas en économisant notre souffle.
Le Chevalier Noir était un homme d’expérience, que la
fatigue ne privait jamais de ses sens ni de son aptitude à la survie. Ainsi, à
la mi-journée, il fut éveillé par un courant d’air froid provenant du fond de
la caverne et glissant sur sa nuque. Ce détail éveilla sa curiosité, car plus
tôt, il s’était assuré que la grotte était en cul-de-sac. La circulation
continue de ce flux était suspecte, l’air devait bien venir de quelque part. Il
alluma une des torches et examina plus attentivement les parois. Vers le fond,
le plafond s’abaissait rapidement jusqu’à ce qu’il faille se courber fortement
pour progresser. Là, un éboulis attira son attention. Des blocs de petite
taille s’entassaient en effet en un monticule irrégulier, leurs arêtes aiguës
attestaient que l’éboulement n’était pas très ancien. Or le plafond de la
grotte, au-dessus de l’éboulis, était couvert de concrétions lissées par le
temps, probablement plus que centenaires, d’où provenaient donc ces
cailloux ? Sans doute un homme ou une bête les avaient amenés là dans un
but quelconque. Il approcha la torche de l’éboulis, et constata ainsi que le
courant d’air provenait bien de sous le tas de pierres. Pour une raison mystérieuse,
quelqu’un avait cherché à dissimuler un boyau.
Intéressant.
Il éveilla Vertu, qui dormait comme une bienheureuse, la
joue gauche enfoncée dans la terre molle et rouge qui recouvrait le sol de la
caverne.
- Vertu ?
- Mmmmmmmm...
- Vertu, réveille-toi...
- Mmmmm... Ta cruauté est donc sans bornes ?
- Chuis connu pour ça. Sinon je pense que j’ai trouvé
un passage secret.
- HEIN ? Eh, mais c’est génial, il est où, hein,
où ?
Il lui montra, et elle parut vivement intéressée. Tandis que
Marken déblayait le tas avec les plus grandes précautions, elle réveilla à son
tour Morgoth pour lui faire part de leur découverte. Celui-ci ne parut pas
particulièrement enthousiaste.
- Et alors ? Il y a peut-être un passage, peut-être
pas, quelle importance ?
- Comprends donc, jeune sorcier, que si quelqu’un s’est
donné la peine de boucher cet orifice et de le dissimuler, c’est qu’il y a
certainement quelque chose à cacher dessous. Quelque chose qui mérite d’être
caché, donc quelque chose qui mérite d’être découvert.
- Oui, ou alors c’est un berger précautionneux qui aura
scellé un précipice pour éviter qu’à l’avenir, un de ses moutons n’y tombe.
Auquel cas nous ne gagnerons rien à risquer de nous rompre le cou là-dedans, à
part peut-être des vieux os de mouton.
- Et bien, on ne peut pas dire que la hardiesse t’étouffe.
Techniquement, tu as raison, on ne trouvera peut-être rien là dessous, mais il
est aussi possible que ces quelques pierres dissimulent l’entrée d’un
donjon ! Mais oui, plein de joyaux, de secrets, de reliques magiques et
d’or.
- Mais tout ceci, je pense, n’a qu’un très lointain rapport
avec le but de notre mission. Vous vous souvenez, Valcambray, le parchemin...
- Tsss... Morgoth, que t’ai-je expliqué au début de notre
chevauchée ? L’or qui doit nous être payé en fin de mission n’est qu’une
partie des revenus que j’attends de cette entreprise. Nous avons déjà perdu
beaucoup au monastère, gagné un peu en dépouillant les mourbellings et les
croquants de l’autre jour, cela devrait te convaincre qu’au cours d’une
aventure, l’or va et vient dans notre bourse à un rythme qui n’a rien à voir
avec celui de la vie ordinaire. Il y a toujours, dans ces affaires, des petits
à-côtés qu’il faut savoir apprécier, et il faut saisir les opportunités
lorsqu’elles se présentent. Et puis sois honnête, si nous ne descendons pas
là-dedans, tu vas te demander toute ta vie si tu es passé à deux doigts de la
richesse et de la gloire, ou alors d’une pile de carcasses de moutons. Autant
en avoir le cœur net.
- Tu as peut-être raison, mais tu noteras que nous ne sommes
que trois, peu armés, peu équipés. Il ne nous reste que deux torches et demie,
nous n’avons pas de corde, et pire que tout, nous ignorons ce qui nous attend
en bas. N’est-il pas d’usage, lorsqu’on part en campagne, de préparer un plan
de bataille tenant compte des points forts et des points faibles de
l’ennemi ?
Vertu béa un instant, cherchant ses mots, mais pour une
fois, elle resta coite.
- Muf. Je dois avouer que tu n’as pas tout à fait tort. La
perspective d’une fortune rapide m’a peut-être fait perdre le sens des
réalités. Mais d’un autre côté, tu dois comprendre que nous sommes bien
impécunieux, et qu’un apport d’argent frais serait le bienvenu, ne serait-ce
que pour semer ceux qui nous poursuivent. On pourrait peut-être trouver un compromis.
Je te propose que nous descendions là-dedans, et que s’il y a un monstre, ou un
groupe de monstre, nous le combattions pour nous approprier les richesses qu’il
garde. Une fois la victoire obtenue, et quoiqu’il puisse y avoir d’autre dans
le donjon, nous remonterons à la surface pour reprendre notre route. Un seul
combat, ça me semble raisonnable. Et si le parti adverse est trop fort, nous
éviterons le combat et tournerons les talons. Tu as raison de nous rappeler à
la prudence, nous ne sommes pas équipés pour une expédition au long cours, mais
on peut toujours jeter un oeil. Hein Mark ?
- Au lieu de papoter, si vous m’aidiez à décoincer cette
dalle...
Sous le tas de cailloux se trouvait en effet un boyau aux
parois polies par quelque ancien courant d’eau, mais qui pour l’instant était
obturé par une pierre large manifestement taillée aux dimensions de l’orifice,
dans laquelle on l’avait enfoncée de force. Sur la partie la plus plate, on
avait gravé sans grand souci artistique un glyphe représentant un cercle et une
sorte de coupe, l’un au-dessus de l’autre. Par les interstices laissés de part
et d’autre s’écoulait un vigoureux flux d’air frais.
- On dirait le symbole sacré de Miaris. Sans doute tracé par
un prêtre ou un paladin qui aura voulu sceller le passage. Je crois que ça se
confirme, c’est sûrement un donjon là-dessous.
- Miaris ?
- Déesse de la charité, et de tous ces trucs. Mais j’y
songe, les prêtres gravent souvent des pièges magiques pour interdire l’accès à
certains lieux, pourrais-tu détecter de tels pièges ?
- Je ne sais pas, répondit Morgoth, je vais essayer.
Il utilisa son cristal et lança son sortilège, mais sans
rien déceler.
- Bon, à l’attaque.
Le Chevalier Noir avait gardé son épieu, et il s’en servit
comme levier afin de dégager l’obstacle. Vertu avait reculé et encoché une
flèche au cas où quelque chose sortirait brutalement des entrailles de la
terre, et Morgoth, dont la curiosité avait eu raison de la crainte, se
demandait déjà quels sortilèges il pourrait employer.
Pourtant, rien ne sortit du trou ovale large de deux pieds,
si l’on excepte des remugles désagréables de matière en décomposition, de
champignons et de poussière humide.
- Hum... ça sent bon le donjon. Qui passe en premier ?
- Ben c’est toi la vol... la... euh... enfin, qui détecte les
pièges quoi.
- Ouais, comme d’habitude, les sales boulots c’est pour les
femmes. Allez poussez-vous, pleutres, que je m’y mette.
Et sans plus tergiverser, Vertu, laissant son sac derrière
elle mais sans se départir de son épée, se glissa dans le boyau, la tête la
première. Morgoth s’émerveilla de son adresse à se faufiler rapidement dans ce
passage peu engageant, sans faire plus de bruit qu’un renard ou une taupe.
Bientôt, la rusée voleuse fut hors de vue et d’ouïe, et l’attente commença. De
longues minutes, les deux compagnons attendirent, le cœur battant, Morgoth se
morigénant d’avoir laissé partir son amie. Marken, voyant sa mine déconfite,
lui chuchota à mi-voix des paroles rassurantes.
- Elle doit être tapie quelque part, attendant que sa vue
s’adapte à l’obscurité. Elle connaît son métier, tu peux lui faire confiance.
Morgoth acquiesça d’un hochement de tête grave. Quelques
minutes passèrent encore, avant qu’un grattement ne se fasse entendre. Marken
porta la main à son sabre et fit signe à Morgoth de reculer. Mais ce fut bien
la main de Vertu, aux doigts fins et habiles, qui émergea du trou, suivie par
le reste de sa personne qui était fort boueuse. Elle leur fit part de sa
découverte.
- La boule creuse gentil jusqu’à un petit boldo, genre
fumette. Sûrement une mélane. J’ai louché un tas-d’moure, deux ballantes et
queue de strige. Y’a d’la sauge jusqu’à là, ça fait gris qu’la place est morte.
- Eh ? Béa Morgoth, interdit.
- Toi, faudra qu’on t’affranchisse un peu sur le patois
d’aventure, sinon tu vas passer pour un béjaune toute ta vie. Je disais donc
que ce tunnel descend en pente assez raide jusqu’à une petite pièce, une sorte
de cuisine. C’était apparemment un conduit de cheminée. J’ai vu tout un
bric-à-brac, deux portes, et rien qui vive. Vu la poussière accumulée, ça fait
belle lurette que tout ça n’a pas été utilisé.
- Oui, commenta Marken, ça se confirme, c’est bien un
donjon. Des objets de valeur ?
- Difficile à dire, il n’y avait pas de lumière. Je n’ai
rien touché, de peur de me faire entendre par des fâcheux.
- Bien bien. Alors je vous propose un plan de marche
classique, Vertu d’abord, moi ensuite, Morgoth fermant la marche.
- Allons, s’emporta Morgoth, je ne suis pas un lâche, que ma
jeunesse ne te trompe pas. Je suis tout disposé à passer devant si c’est mon
tour.
- Ralalalala, mais on ne t’a donc jamais rien dit des
donjons ?
- Euh... non, pas grand chose mais...
- Bon, Vertu, explique-lui au moins le début du commencement
du métier.
- Ton courage ne fait pas de doute dans notre esprit, Morgoth,
et si Mark t’a proposé de fermer la marche, ce n’est pas par fierté virile,
mais par souci d’efficacité. En effet, tu n’es pas un combattant, tu n’as pas
d’armure, peu d’armes et tu ne saurais de toute façon pas t’en servir, et tu
n’as pas la vigueur d’un guerrier qui s’est entraîné toute sa vie, c’est
l’évidence même. Si tu passais devant, en cas de danger, tu serais en première
ligne, et tu succomberais tout de suite. Or sache que malgré ses faiblesses, le
sorcier est souvent le membre le plus redouté des compagnies d’aventuriers, il
peut à lui seul transformer une défaite certaine en victoire éclatante ou
trouver une échappatoire aux situations les plus désespérées, comme tu nous en
as d’ailleurs donné l’illustration au monastère. C’est donc le sorcier, plus
que tout autre membre du groupe, qu’il faut protéger, pour le bien de tous. Je
pensais qu’on apprenait ces choses là dans ton école.
- Dit ainsi, ça paraît logique. On apprenait beaucoup de
théorie, dans mon école. Je vois maintenant qu’il y a un monde que je n’ai pas
exploré, celui de la pratique.
- Sois sans crainte, tu apprendras vite. En tout cas, ne te
formalise pas si on te fait passer dans les derniers, c’est une mesure de
prudence, non une brimade.
- Bien, tu me rassures. Tu as fait remarquer, à juste titre,
que je ne savais pas me battre. Penses-tu que je pourrais apprendre cela
aussi ?
- Tu es raisonnablement bien bâti, avec de l’entraînement tu
pourrais faire un combattant honorable, mais je ne peux pas te conseiller de
t’y consacrer à plein temps. Tu dois savoir que la science des armes est un
métier complexe, peut-être autant que celui de la magie. Devenir un guerrier,
c’est long et difficile, tu aurais avantage à privilégier le développement de
tes dons de sorcier. Mais nous reparlerons de tout ça. Au travail, la richesse
nous attend.
Fort heureusement, Marken et Vertu avaient anticipé la chute
de leur compagnon inexpérimenté, et l’avaient saisi avant qu’il ne se fende le
crâne par terre.
- Merci...
- Tshhhhh... pas un bruit malheureux.
Il faisait noir comme dans une to... comme dans un four, se
dit Morgoth. Au moins n’était-il plus gêné aux entournures, mais il n’osait
bouger, ni tâtonner, de peur que sa main ne rencontre la fourrure sale ou la
griffe gluante de poison de quelque monstre tapi dans l’obscurité. Lorsque
Vertu était descendu en éclaireur, elle n’avait emporté aucun moyen
d’éclairage, et il se demandait comment elle avait fait pour voir que la place
était sûre, sans doute y avait-il encore un mince filet de lumière qui filtrait
par le boyau. En levant la tête, il lui sembla en effet entrevoir une lueur
blafarde et fantomatique, mais peut-être s’illusionnait-il. Par souci de
discrétion, Marken avait éteint sa torche, mais Vertu avait conservé, dans un
petit brasero portatif en cuivre, quelques braises qui en étaient tombées et
les avait alimentées en combustible. Elle brandissait maintenant le modeste
luminaire, qui était suffisant pour leur dévoiler les contours de la pièce et
son mobilier, tout en restant assez discret pour qu’un observateur situé dans
une pièce voisine ne remarque pas le rai de lumière filtrant sous la porte.
Tout en prenant connaissance de ce qui l’entourait, Morgoth se félicita d’avoir
des compagnons aussi expérimentés.
Il se trouvait dans une grande cheminée, les pieds dans un
tas de gravats qui étaient logiquement le reste charbonneux d’un feu éteinte
depuis des lustres. Du manteau de la cheminée, en bois fort, il ne restait
qu’un madrier achevant de pourrir sur le sol et quelques clous de bronze
ouvragés, qui avaient eu une vertu décorative. La cheminée occupait un coin de
cette pièce creusée à même la rocher, et qui mesurait trois pas de large sur
cinq de long environ. Les débris d’une table gisaient contre le plus long mur,
on aurait dit de prime abord qu’elle avait été brisée en son milieu par le coup
de poing de quelque colosse, mais un examen plus attentif montrait que le bois
était tordu et mangé, indiquant que le meuble n’avait cédé qu’au passage du
temps et à la force de son propre poids. Entre les deux pans de la table qui
maintenant formaient un V s’étaient amoncelés des restes de bouteilles et de
fioles de contenances et de formes variées, pour la plupart brisées, que la poussière
avait fédéré en un amas indistinct. De tels restes de verre, encore plus
fragmentés, jonchaient le sol sous le mur situé en face de la table, trois
marques horizontales à hauteur d’homme étaient tout ce qui restait des trois
étagères superposées qui, elles aussi, avaient succombé à l’humidité et aux
larves xylophages. Le mur du fond était occupé par une porte de bois toujours
en état, barrée d’un épais madrier, et contre laquelle on avait glissé un lourd
coffre ferré qui semblait encore solide. Une deuxième porte, sans madrier ni
coffre mais de conception semblable, trônait juste en face de Morgoth. Sur la
portion de mur latéral laissée libre par la cheminée, divers instruments de fer
rouillaient, sinistres, encore accrochés à leurs clous, d’autres étaient déjà
tombés dans la poussière. Morgoth reconnut les instruments en question, et en
informa Vertu, qui déjà s’intéressait aux débris de verre par terre.
- Ce n’est pas une cuisine, murmura le sorcier, c’est le
laboratoire d’un sorcier ou d’un alchimiste.
- Tu es sûr ? C’est excellent, nous trouverons sans
doute des potions et des parchemins à foison.
- Dans ce coffre peut-être ?
- Je le garde pour la fin. Reste bien calmement ici, ne
touche à rien, et observe comme nous nous y prenons pour déceler les pièges
cachés.
Et tel un apprenti, Morgoth observa, attentif aux gestes de
ses maîtres. Mark et Vertu progressaient très lentement, l’arme au poing,
piquant soigneusement le sol meuble du bout de leur lame là où ils comptaient
poser le pied. Ils se gardaient de toucher quoique ce soit, s’accroupissant
pour examiner à courte distance ce qui attirait leur attention. A un moment,
Vertu tira un linge d’une de ses multiples poches et en entoura sa main gauche,
qu’elle utilisa pour ôter, un à un, quelques uns des tessons tombés de la table
et les déposer à proximité, triés en deux petits tas bien propres. Elle y
parvint sans jamais faire tinter le moindre morceau de verre, et bientôt, les
fragments non recouverts par la poussière grise furent mis à jour, reflétant
par intermittence les clins d’œil des brandons écarlates. Morgoth nota que l’un
des tas regroupait les quelques fioles et cornues qui étaient restées intactes
après leur glissade, l’autre les rebuts. De son côté, Marken avait fini de
sonder le sol et examinait maintenant les murs avec minutie. Parfois, il
pressait le bout de son épée contre quelque irrégularité de la roche qui avait
attiré son attention, parfois il tâchait de suivre sur le plafond le
cheminement d’une veine minérale, à la recherche d’une imperfection trahissant
la présence d’une éventuelle chausse-trappe.
Mais alors qu’il passait devant Morgoth, qui commençait à
s’ennuyer ferme, le Chevalier Noir s’arrêta brusquement. Il examina une portion
du mur latéral située à hauteur de hanches, près des instruments suspendus,
puis un petit monticule de terre adossé à la paroi rocheuse, juste en dessous.
Il tourna alors les talons pour faire signe à Vertu de le suivre, et lui montra
le mur. Morgoth s’étant approché, il put voir ce qui avait attiré l’attention
du guerrier, une série de marques discrètes, des rainures qu’un observateur peu
attentif aurait pu prendre pour de simples coups de burin mal portés.
Toutefois, à la lumière du brasero, il voyait maintenant qu’on avait sciemment
gravé deux signes avec une pointe quelconque. Le premier figurait un polygone
ou un cercle grossier, dont le côté gauche se prolongeait par un long segment
de droite vers le haut. Le deuxième hiéroglyphe avait la forme d’un angle
droit, au fond duquel était blotti un petit quart de cercle qui en marquait
l’ouverture. Tandis que Vertu examinait plus attentivement le mur et le
monticule, Marken expliqua sa trouvaille.
- Les aventuriers ont un langage par signes, une écriture
secrète et très ancienne qu’ils utilisent généralement pour annoter les cartes
et les plans. Le signe de droite signifie une recommandation, un conseil,
probablement laissé par un de ceux qui nous ont précédé. Peut-être même celui
qui avait fait le tas de pierre, bouché l’entrée et gravé le signe de Miaris.
Le signe de gauche nous parle d’un recoin, d’un angle, comme il n’y a pas
d’autre précision, nous pensons qu’il s’agit de l’angle le plus proche, celui
que fait le mur avec le sol. Regarde le petit tas de terre juste dessous, c’est
sûrement ça.
Morgoth opina, jugeant que décidément, il avait bien des
choses à apprendre. Vertu estima, pour quelques raisons qui échappèrent au
sorcier, que l’éminence ne recelait pas de piège, et elle se mit en devoir de
creuser, utilisant pour ce faire une sorte de spatule qu’elle avait décroché du
mur. L’objet qu’elle déterra n’était pas profondément enfoncé dans la couche de
terre meuble, tout juste quelques centimètres. De prime abord, c’était long
comme un avant-bras, large comme une main les doigts joints, épais d’un pouce,
et emmailloté dans un linge noir d’aspect répugnant, et Morgoth craignit un
instant qu’il ne recèle quelque macabre relique. Aussi fut-il soulagé
lorsqu’elle dévoila une plaque de cuivre courbe. Celui qui avait caché la
plaque à leur attention avait pris le soin louable de l’oindre d’huile avant de
l’envelopper un tissus naphteux, ce qui l’avait plutôt bien protégé de la
corrosion, même si ça et là pointaient quelques traces de vert-de-gris. Il
devait s’agir d’une pièce ornementale d’armure, dont la face externe
représentait un lion rampant, mais c’est l’avers qui intéressa nos héros, une
surface polie sur laquelle une bonne âme avait inscrit, en caractères anguleux
et sans fioritures calligraphiques, l’avertissement suivant :
Suivaient deux initiales, C.S., et un nombre en vieux
numéraire Stangien, 733.
- C.S. est sûrement l’auteur de ces mots, commenta Vertu à
mi-voix, et 733 l’année. Probablement 733 selon le calendrier Miariste, qui n’a
plus cours dans ces régions, ça fait donc cent quarante ans environ. A
l’époque, la contrée était un peu plus civilisée que maintenant, et le clergé
de Miaris était florissant.
- Et ça veut dire quoi ?
- Apparemment, un truc appelé « Secret des Dieux »
est caché quelque part dans ce donjon, et c’est sensé attirer les aventuriers.
Je crois qu’on est sur un gros coup. C’est quoi à votre avis, le Secret des
Dieux ?
- Si je le savais, intervint Mark, je me prélasserai dans
l’Olympe avec une nymphe à gros nichons de chaque côté et une coupe d’hydromel
à la main(2),
je ne me ferai pas chier à ramper dans ce trou merdeux. Moi ce qui m’inquiète,
c’est surtout cette histoire de « Divisé ».
- C’était peut-être un compagnon de celui qui a laissé ce
mot, ou bien le constructeur du donjon... on trouvera sûrement d’autres indices
plus loin, rangeons ceci et poursuivons les fouilles. Viens voir ce que j’ai
trouvé et dis moi ce que tu en penses.
Tandis que Mark reprenait silencieusement son inspection,
Morgoth suivit Vertu jusqu’au petit tas d’objets qu’elle avait constitué. Elle
prit un flacon de verre constitué d’un bulbe surmonté d’un long col, bouché par
de la cire noire, et à demi rempli d’une huile sombre. Avec peine, le sorcier
descella la cire, prenant grand soin de n’en faire tomber aucun fragment à
l’intérieur du flacon. Puis il huma, sans trop en respirer cependant, l’odeur
qui s’échappait, qu’il reconnut immédiatement. Par précaution, il en fit tomber
deux gouttes sur le plat de sa main gauche et dessina de son index droit une
rune simple qui, miracle, s’évanouit aussitôt qu’elle fut achevée.
- De la Nullencre, utile à confectionner certains parchemins.
- Combien ça vaut ?
- Cher, c’est importé des Iles Boréales. Je dirais dix
ducats, vu la quantité.
- Splendide, et ceci ?
Mark, qui avait achevé son inspection, vint bientôt en
renfort, ce qui permit de travailler à la chaîne. Il avait déchiré des lanières
de sa chemise, et confectionnait des bouchons pour clore les récipients que
Vertu ouvrait et que Morgoth examinait. Au total, ils mirent à jour sept
fioles, la nullencre donc, du soufre un peu déliquescent « mais c’est pas
grave », de la poudre d’argent très fine que Vertu évalua à cinq ducats,
un goudron assez liquide dont le Chevalier Noir enduisit ses bouchons
(peut-être le même qui avait servi à empaqueter la plaque de cuivre gravée),
des petites graines de mellifère, une plante magique à laquelle Morgoth
semblait accorder une certaine valeur, un liquide iridescent sur lequel il ne
se prononça pas, préférant attendre de le voir à la lumière du jour, enfin
qu’une sorte de liqueur translucide qui embauma toute la pièce de sa senteur
entêtante dès que la fiole fut ouverte, et qui lui était inconnue.
- Pas de potion de guérison ?
- Je ne pense pas, mais il y a plusieurs formules de potion
de guérison , je ne les connais pas toutes. Ah, si j’avais su, j’aurais
été plus attentif aux cours d’alchimie.
- Peu importe, c’est déjà bien. Tu vois bien, je disais
vrai, ces pauvres richesses nous remboursent déjà près du tiers des dépenses
engagées pour l’aventure, et nous n’avons pas fini d’explorer une unique petite
pièce sans monstre aucun.
- Tu as raison, l’affaire est d’un très bon rapport. Je
commence à saisir l’intérêt des donjons.
- Examinons ce coffre maintenant. C’est ma responsabilité,
car je suis entraînée à trouver les pièges et à les désactiver.
- Ben heureusement, commenta le Chevalier Noir, c’est pas
mon boulot de trigonder les boudines...
- J’expliquais pour Morgoth. Restez en retrait, et couvrez
moi.
Mark encocha son arc, comme si un ennemi pouvait jaillir de
ce coffre où un enfant aurait eu du mal à se glisser. Après l’avoir inspecté
sous tous les angles, Vertu sortit de ses poches intérieures plusieurs petits
instruments aux formes complexes dont Morgoth ignorait l’existence, et
entreprit de crocheter la serrure. Mais là aussi, le temps avait fait son
œuvre, et les délicats mécanismes de cette serrure, chef-d’œuvre d’un artisan
du temps passé, s’étaient grippés. La voleuse fut donc contrainte de forcer sur
ses outils, tant et si bien qu’elle finit par déraper et par donner un violent
coup de coude dans le bois. C’en était trop pour la structure fatiguée du
meuble, qui céda dans un craquement mou. Vertu se redressa d’un bond, l’arme à
la main, mais rien ne vint, et au bout de quelques minutes, elle se résolut à
fouiller dans le tas de ferrures oxydées et d’échardes pourries, à la recherche
du contenu du coffre. Hélas, la bibliothèque de parchemins de l’ancien occupant
des lieux présentait le triste spectacle d’un tas de fragments de rouleaux
jaunis et de tomes savants troués par les vers, auxquels l’irruption de Vertu
avait donné le coup de grâce.
Elle se retourna alors vers ses compagnons, et haussa les
épaules.
- Bah, tant pis. Je crois qu’on a fait le tour de cette
pièce, elle est franche, ça nous fera une bonne base d’opération pour la suite
de l’exploration. Je suggère qu’on commence par la porte non barrée.
- Une raison particulière ? S’enquit Marken.
- Simple affaire de logique : celui qui a
laissé le mot à notre intention nous a mis en garde contre un danger. Tu
noteras qu’une seule des deux portes est barrée, et qu’en outre, la position du
coffre indique qu’il l’a probablement tiré là pour bloquer la porte. C’est donc
de là que le danger en question était sensé venir. Comme il a dû passer un
certain temps dans cette pièce pour écrire son avertissement, il ne s’est pas
enfui en hâte, s’il avait eu le moindre doute sur ce qu’il y a derrière l’autre
porte, il aurait pris la précaution de la condamner d’une manière ou d’une
autre. On peut logiquement supposer que le danger est moindre derrière la
deuxième porte, c’est donc par là qu’il faut commencer. Nous y trouverons
peut-être des indices sur la nature de la menace, ou un moyen de nous en
protéger, que sais-je.
- A moins, ajouta Morgoth, qu’il soit tout simplement sorti
par cette porte, il ne pouvait donc pas la barrer de l’extérieur.
- Mais alors qui a mis la pierre gravée en haut du
boyau ?
- Effectivement, très juste, tout ça se tient.
- Mettez-vous contre le mur, Mark devant, puis Morgoth. Je
reculerai dans la cheminée dès que j’aurai ouvert la porte, si un monstre
bondit pour m’attaquer, il se retrouvera pris entre deux feux, et sous la
menace des sortilèges.
- Mauvaise idée, critiqua Mark. S’il te lance un projectile
depuis le fond, tu fais quoi ?
- Bien vu, alors j’ouvre, et je me place aux côtés de toi.
Allons-y.
Vertu s’approcha de la porte et l’examina avec le soin
habituel, cherchant une irrégularité du bois qui pourrait trahir un piège
magique, ou une spécificité du verrou. Mais elle ne trouva rien de tel. Elle
sortit de sa manche un petit appareil métallique biscornu qu’elle inséra dans la
serrure, apparemment pour la fermer, puis emmaillota sa main gauche dans
d’épaisses couches de tissus. Elle la posa sur le bouton de la porte, un bouton
de cuivre bien rond, ses nerfs tendus, attentifs au moindre signe de danger, et
tenta de tourner. Le mécanisme était bien sûr grippé, et elle dut forcer
progressivement, de telle sorte que la résistance céda d’un coup, produisant un
bruit sec. La discrétion n’était plus de mise, car s’il y avait quelqu’un ou
quelque chose à l’affût derrière la porte, il était maintenant au courant qu’on
allait pénétrer dans son domaine. La voleuse tira donc la porte vers elle d’un
coup, tira son sabre, la planta dans l’ouverture noire d’un mouvement
foudroyant, espérant surprendre un fâcheux qui se serait tenu derrière, puis
bondit vers l’arrière jusqu’à la place qu’elle avait prévu d’occuper.
Silence.
Elle jeta un œil, puis deux, puis s’avança. Elle posa le
brasero sur le seuil de la pièce sans le franchir, puis se contorsionna pour en
voir le maximum sans entrer. La nouvelle pièce était plus petite encore, et
constituait un cul-de-sac. Divers débris jonchaient le sol, des traces sombres
et indistinctes étaient visibles sur les murs. D’un bond, Vertu progressa
jusqu’à ce que son pied soit presque à l’intérieur, elle planta son épée
verticalement, espérant embrocher un ennemi qui se serait dissimulé au-dessus
de la porte, puis elle opéra un ample moulinet, faisant décrire à son arme un
cercle complet qui aurait blessé quiconque se serait caché derrière
l’embrasure. Mais une fois encore, le fer ne trouva à trancher que l’air humide
du donjon. Elle risqua une tête, puis du bout de son arme piqua le sol devant
elle, avant de sauter prestement à l’endroit qu’elle avait examiné.
La pièce était plus ou moins carrée, les murs taillés dans
la pierre avaient été chaulés, mais des traces d’humidité suintante aient
souillé le revêtement de coulures bariolées, formant des motifs étranges mais
entièrement naturels. Le principal ornement de la pièce était un lit de bois
précieux, mais hélas vermoulu, dont le baldaquin s’était écroulé depuis
longtemps. Le matelas avait disparu, et les planches de bois faisant sommier
avaient été fracturées, apparemment à coups de hache, indiquant que l’endroit
avait déjà été visité. Un tabouret près du lit avait dû tenir lieu de table de
nuit, et dans l’angle opposé au lit, un grand secrétaire à multiples tiroirs
avait subi les outrages du temps et des pillards. Voyant l’état de l’endroit,
Vertu se détendit, gageant que si piège il y avait eu, leurs prédécesseurs les
avaient déclenchés ou désamorcés voici des lustres. Elle fit venir ses
compagnons.
- L’endroit a été fouillé.
- Ils ont peut-être laissé quelque chose, murmura Morgoth,
qui commençait à se prendre au jeu.
- Ce serait étonnant, mais on ne sait jamais. Refermons la
porte, nous pourrons enfin allumer une torche et y voir plus clair.
Ainsi fut fait, et une clarté plus vive baigna vite toute la
zone, éloignant quelque peu les terreurs nées de l’obscurité. Toujours avec
prudence, ils se mirent en quête de quelque objet de valeur parmi les débris,
avec toutefois plus d’assurance. Morgoth découvrit alors un détail curieux, et
demanda l’avis de ses collègues.
- Voyez, derrière la tête du lit, une zone de mur large d’un
pied et haute de la moitié, elle présente un aspect différent du reste. Sa
forme m’a semblé trop régulière pour être naturelle.
- Tu as raison, opina Mark, on dirait que l’humidité a rongé
la chaux différemment à cet endroit.
- Belle trouvaille, renchérit Vertu. Je suppose que si les
pillards qui nous ont précédé ne l’ont pas trouvée, c’est parce qu’à l’époque,
le mur était neuf et présentait un aspect uni. Tirons vite le lit pour voir
quelles surprises nous attendent.
Ils s’attelèrent donc à tirer le lit loin de la paroi, à
leur surprise celui-ci ne s’effondra pas sous l’effort et glissa sagement sur
la terre meuble. Une fois dégagée, la portion de mur n’en paraissait que plus
suspecte. Vertu s’agenouilla devant, porta longuement son oreille contre le
mur, palpa l’endroit, toqua alternativement dans le rectangle et au-dehors et
parvint à se convaincre que les deux zones rendaient des bruits différents. Du
bout de sa lame, elle piqua le centre du rectangle, qui était dur, puis le
pourtour, qui était friable. Elle en déduisit qu’une pierre rapportée avait été
scellée dans le mur avec du mortier. Mark et Vertu la descellèrent
laborieusement, utilisant leurs épées en guise d’outils de carrier, et bientôt
elle tomba toute seule, se révélant être une simple plaque de pierre épaisse
d’un pouce. Elle cachait une cavité profonde, protégée de l’humidité, dans
laquelle un paquet de cuir attendait depuis des générations qu’on vienne le
chercher.
- Méfiance, prévint Vertu, qui était au fait de ces choses.
C’est sûrement un objet de valeur sinon on ne se serait pas donné la peine de
le dissimuler, mais on a du le protéger d’une manière ou d’une autre. Pas
question que je mette la main là-dedans.
Sur ces constatations, elle se releva, regarda autour
d’elle, puis avisa une mince planche issue du secrétaire dont elle éprouva la
solidité. Elle ramassa ensuite un clou de fer qui traînait, et l’enfonça
perpendiculairement à une extrémité de la planche en se servant d’un mur. Elle
s’assura que son ouvrage était solide, puis fit signe à ses compagnons de
reculer. D’une main assurée, elle glissa la mince planche à l’intérieur de la
fente, puis positionna le clou à faible distance d’une des lanières de cuir qui
entourait le paquet, sans jamais toucher les parois du réduit de pierre.
Retenant son souffle, elle passa le clou sous la lanière, puis s’écarta de
devant le trou, et d’un coup sec, tira vers elle l’objet de sa convoitise.
Aussitôt, le roulement d’une lourde mécanique bien huilée se fit entendre, en
même temps qu’un sifflement bref suivi d’un petit choc sourd dans la porte,
derrière eux.
Le silence revint, le parti aux aguets se détendit. Par
terre gisait le petit paquet de cuir. Vertu risqua un œil de professionnelle
curieuse dans l’orifice, et commenta :
- Incroyable, ce système a fonctionné après être resté si
longtemps sans entretien. C’est vraiment un très beau travail ! Voyez,
d’épais barreaux de fer sont descendus brutalement d’un logement qui nous était
invisible, si je n’avais pas tiré très rapidement le butin en dehors du trou,
on aurait été bien en peine de le sortir de là. Et ici, vous pouvez voir une
fléchette, probablement empoisonnée, qui a jailli d’un logement du fond. Un
piège superbement réalisé, vraiment.
- Le paquet, fit Mark, impatient.
- Oui, voyons le fruit de nos efforts. Ces lanières ont
durci avec le temps on dirait, il vaudrait mieux les couper. Voilà, alors,
qu’avons-nous là ?
Il y avait maintenant, sur le sol de terre battue, un livre,
une bague et une bourse.
- Sapristi ! Le Tome d’Argent du Codex Incubus
d’Alizabel !
- C’est quoi ça ? S’enquit Mark.
- Le Grand Alizabel était un sombre nécromant, qui fut
dit-on apprenti de Skelos l’Innommable avant de se retourner contre lui au
cours de la fameuse bataille qui...
- Non, je ne parle pas du bouquin, je parle du juron. Tu
crois que tu vas te faire respecter avec un langage pareil ? Sapristi,
saperlipopette... Merde alors, c’est pas un langage pour un aventurier. Je ne
sais pas moi, trouve toi des formules bien saignantes, des blasphèmes
orduriers. Si tu continues, tu vas nous faire tous passer pour des béjaunes.
- Bon, intervint Vertu, ce n’est pas le moment de se
quereller sur ces questions. Combien ça peut valoir ce bouquin ?
- En tout cas c’est très précieux et très rare. Il y en
avait un exemplaire dans la bibliothèque de mon école du Cygne Anémique, dans
la salle réservée aux ouvrages précieux. Seuls les maîtres avaient l’autorisation
de le consulter. Je pense que ça vaut au moins cent ou deux cent ducats d’or.
Vois la qualité de ces illustrations, c’est le travail d’un copiste de première
force.
- Bon, on verra bien. La suite maintenant.
Elle prit la bourse dans sa main. Et se figea. Le clair
tintement de cailloux qu’on entrechoque avait brutalement fait monter son
rythme cardiaque. Elle ouvrit de grands yeux et regarda le Chevalier Noir qui,
ayant lui aussi reconnu ce son si doux, lui rendit un regard du même genre.
Elle s’assit par terre en tailleur, déploya sur la terre un des pans de tissus
noir qui faisaient partie de son armure, et vida dessus le contenu du petit
sac.
Cinq, dix, quinze, dix-sept, dix-huit.
Dix-huit gemmes, sur le velours noir.
Leurs tailles variaient du simple au triple, leurs formes
allaient du brut à la taille grand-elfique à angulaire de double table, leurs
natures étaient fort diverses, et bien qu’à la lumière de la torche il soit
impossible de déterminer leur qualité exacte, il ne faisait aucun doute qu’il
s’agissait de pierres précieuses ou fines, de grand prix. Vertu sourit de
toutes ses dents, plissa le nez et émit un petit « Hî ! »,
prenant une expression infantile que Morgoth ne se souvenait pas de l’avoir vue
arborer auparavant. Elle en sautilla sur ses fesses, et le Chevalier Noir ne
cacha pas non plus sa satisfaction devant ce spectacle, qui émut même Morgoth.
- Palsembleu, combien cela peut-il valoir ?
- Sûrement plus que ton livre tout pourri, ah ah ! Hum...
je vous ferai une estimation plus précise lorsque nous serons revenus à la
lumière. Cette aventure était mal engagée, mais la fortune nous sourit
finalement ! Comme je te l’avais promis, mon jeune ami, les petits
« hors-sujets » de notre mission nous ont déjà rapporté bien plus que
les dépenses engagées.
- Hors-sujet ? Je n’en suis pas si sûr, fit Morgoth en
faisant rouler la bague entre ses doigts d’un air songeur.
- Comment cela ?
- Observe la bague maintenant, tu ne lui trouves rien de
particulier ?
- Non, c’est une bague sigillaire à la mode ancienne. Un
anneau magique peut-être, il faudrait... Ah c’est curieux, maintenant que tu me
le fais remarquer, le dessin m’en est familier. Mais où diable ai-je vu un
anneau pareil ?
- A ton doigt.
- Mais qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Comment
est-ce possible ?
- Il y a un rapport quelconque entre notre commanditaire et
ce donjon, constata Morgoth, mais lequel... Une chose est claire, il ne nous a
pas dit toute la vérité, et cette bague est bien autre chose qu’un simple signe
de reconnaissance. Tu avais sans doute raison de te méfier de lui, finalement.
- Oui, et il a bien manigancé son coup ce brigand. Je t’ai
fait identifier le parchemin qu’il nous avait confié, mais j’avais complètement
perdu de vue qu’il nous avait aussi fait transporter cette bague, qui est
probablement la seule raison de notre mission. Peux-tu vérifier si ces anneaux
sont magiques ?
- J’allais le faire.
Morgoth se mit au travail, et inspecta magiquement ces
curieux anneaux, à l’aide du sortilège habituel d’identification.
- Ils sont bien magiques, confirma le sorcier après quelques
passes, et parfaitement similaires, mais je n’ai décelé qu’une faible puissance
en eux. Pourtant leur enchantement est très pur, très propre, c’est le travail
d’un sorcier habile et non d’un apprenti.
- Bien, soupira Mark en se relevant, ça ne nous avance à
rien on dirait. Il reste l’autre porte à ouvrir, on en apprendra peut-être plus
sur tout ça.
Alors, ils rangèrent leurs nouvelles possessions,
éteignirent la torche, ranimèrent le brasero et se dirigèrent vers la dernière
porte, avec le sourd pressentiment que la suite des événements serait moins
plaisante.
Vertu colla son oreille à la porte, pour déceler un ennemi
qui aurait été alerté par le bruit qu’ils avaient fait, ou par un système
d’alarme déclenché par le piège du mur, mais encore une fois elle n’entendit
pas un bruit. Elle glissa son épée sous un des tenons de fer qui supportaient
le madrier de bois, et indiqua à Mark de faire de même sous l’autre tenon. Ils
firent levier de conserve, et décollèrent sans trop de difficulté la poutre
pourrie et incrustée dans la ferraille, qu’ils purent alors soulever dans un
relatif silence, et déposer à côté. La porte n’avait pas de serrure, mais ses
gonds étaient rouillés et grippés d’une épaisse couche de poussière, Mark
trouva donc avantageux de se munir d’un morceau de ferrure tiré du coffre, de
forme recourbée et encore assez résistant, qu’il glissa sous l’embrasure pour
faire levier. Un craquement grave résonna, puis un second, il était impossible
d’ouvrir sans faire de bruit. Ils prirent donc le parti d’écarter sèchement le
vantail, comme Vertu l’avaient déjà fait précédemment. De nouveau, elle employa
sa technique pour surprendre les ennemis tapis derrière les portes, avec le
même résultat, tout restait d’un calme inquiétant. Un bref coup d’œil lui avait
suffi pour voir que la pièce était bien plus grande que la précédente, elle
n’était d’ailleurs pas parvenue à apercevoir le mur d’en face. Elle ramassa un
petit caillou sur le sol, et le jeta droit devant sans trop de force, un petit
son mou et quasiment inaudible répondit. Elle lança un deuxième caillou dans la
même direction, mais plus fort, qui cette fois rendit un bruit sec et lointain
assorti d’un bref écho. Du bout de son épée, elle éprouva le sol situé
immédiatement de l’autre côté de la porte, un plancher de bois peu fiable, puis
revint dans le laboratoire, ralluma d’une main assurée la torche qu’ils
venaient pourtant d’éteindre, et franchit le seuil de la grande caverne.
- Waoh, fit Mark, ça doit être vachement long à décrire une
pièce comme ça.
- Je ne pense pas qu’on ait pu dissimuler des pièges sur ces
pontons branlants, prévint Vertu, mais prenez garde aux murs et ne touchez pas
à ces flambeaux.
Elle progressa sur le ponton vers la gauche, ouvrant la
marche avec précaution de peur de passer la jambe au travers d’une planche
pourrie. Certaines étaient, il est vrai, en très mauvais état. Elle emprunta la
première passerelle radiale, l’arme au poing, aux aguets, puis fit signe à ses
compagnons de la suivre à quelque distance, l’un après l’autre afin de répartir
la charge de leurs poids. Arrivée à mi-chemin de la plate-forme centrale, elle
s’arrêta un long moment pour examiner l’un des grands coffres suspendus, puis
continua son chemin. Elle parvint jusqu’à un ensemble de cadrans et de leviers
regroupés, qui formaient comme un tableau de bord. Sans effleurer la machine
une seule seconde, elle l’examina sous toutes les coutures. Etonnée, elle
interrogea Morgoth du regard, le sorcier s’approcha des cadrans, en fit le
tour, leva le nez en se grattant la tête d’un air perplexe. Puis il se pencha
par-dessus le grand trou béant dans le plancher, et désigna les débris de la
machine et les deux coffres qui gisaient par terre, trois mètres en contrebas.
Ne voyant rien de mieux à faire sur la plate-forme, Vertu acquiesça et fit
signe à Mark de rester là, en arrière-garde. Une échelle de bois permettait de
descendre jusqu’au niveau du sol, mais elle l’estima peu sûre, et préféra
descendre le long de la machine, dont les aspérités permettaient de nombreuses
prises. Elle posa finalement le pied sur le sol comme sur une terre étrangère,
courbée, l’épée à l’horizontale, prête à bondir. Elle prêtait particulièrement
attention aux deux coffres qui pouvaient donner asile à un monstre, et se
dirigea vers celui qui était entrouvert, et qui donc présentait le plus de
danger. Elle fit une rapide inspection des alentours, puis d’un geste vif
pointa sa torche vers le bâillement du panneau de métal percé – elle le
découvrit soudain – d’une vitre bombée large d’un pied et que la poussière
avait opacifiée. Cependant, l’ouverture n’était pas assez large pour qu’elle
puisse deviner ce qui se trouvait dedans, elle se résolut donc à prendre un
robuste madrier tombé de la plate-forme, et s’en servit pour ouvrir le
récipient à distance respectueuse.
Un crissement, un mouvement, une forme se précipitant hors
du caisson.
Les nerfs de Vertu étaient si tendus qu’elle réagit avec une
vitesse ahurissante, et porta une attaque foudroyante, clouant le monstre sur
place avant qu’il ne sorte de son hébétude.
Elle se rendit toutefois rapidement compte qu’elle n’avait
pas eu grand mérite à cette victoire, elle venait d’embrocher un rat, un simple
rat. Elle dégagea sa lame du muridé malchanceux, et se dit que sa présence
était réconfortante : les rats sont suffisamment intelligents pour ne pas
nicher à proximité des monstres, et s’il y avait eu des pièges dans le caisson,
depuis le temps, les allées et venues de la gent trotte-menue les auraient
déclenchés. Néanmoins, c’est du bout de son sabre qu’elle acheva d’ouvrir le
couvercle. Elle ne fut guère surprise de ce qu’elle y trouva, et fit signe à
Morgoth de la suivre.
- Quelle horreur !
- Allons, reprends-toi, tu es nécromancien, ce n’est
sûrement pas la première fois que tu vois un squelette. Ce qui m’étonne, c’est
la forme et la taille de ces restes, regarde, ces membres contrefaits, ce crâne
difforme et allongé, cette mâchoire grossière... quel genre de traîtement cet
homme a-t-il subi pour prendre un tel aspect ?
- Rassure-toi Vertu, il ne s’agit pas là d’une expérience
contre-nature d’altération d’un être humain, ces restes sont ceux d’un troll.
- Un troll ? Mais oui, tu as raison, je reconnais
maintenant le faciès répugnant de cette vermine. C’est sans doute l’atmosphère
de ce lieu qui trouble mon jugement. Mais les trolls sont bien difficiles à
tuer, leurs chairs régénèrent de leurs blessures à un rythme surnaturel, on dit
que même décapité, un troll peut faire repousser une nouvelle tête en quelques
minutes et ne pas s’en porter plus mal.
- C’est exact, on m’a dit que seul le feu ou l’eau-forte
sont de quelque aide pour occire le troll.
- Mais ce squelette est entier et en bon état. Aucune trace
de brûlure, vois...
- Tu as raison. Quelqu’un a utilisé un autre moyen pour tuer
celui-là. Sans doute est-ce l’effet de la machine.
- As-tu une idée de sa fonction ?
- Non, il faudrait que je l’étudie plus en détail. Par
contre, ce caisson m’est familier : ces mécaniques sont généralement utilisées
pour emprisonner des créatures et les maintenir dans une sorte de sommeil
magique pour de longues périodes, ce sont des coffrets de stase. Ceux-ci sont
très perfectionnés, je pense qu’ils ont d’autres fonctionnalités, mais à la
base, c’est ça. Regarde ces curieux mécanismes qui tendent vers les deux
caissons restant, il y avait sans doute un rayon qui en partait pour faire quelque chose aux occupants.
- Voilà qui est intéressant, que se passe-t-il lorsqu’un
coffret s’ouvre brutalement ?
- La stase cesse, et la créature se réveille.
- Mais ça n’a pas été le cas pour celui-ci, donc, le troll
était mort avant l’ouverture de son coffret.
- Tu as raison, ta logique est impressionnante... et
comme il n’y a aucun besoin d’un champ de stase pour maintenir un troll mort,
c’est qu’il était vivant lorsqu’on l’a mis là. Il y a de bonnes chances que ce
soit la machine qui l’ait tué, que ce soit
intentionnellement ou par accident.
- Tout ceci est du dernier suspect. Oh mais regarde
cette inscription, sur le couvercle, j’ai failli la manquer.
« Ghongor » ou « Ghungor », quelque chose comme ça, ça a
une signification pour toi ?
- Um... non, je ne vois pas. C’était peut-être son
nom ?
- J’ignorais que les trolls avaient un nom. Voyons
l’autre coffret tombé à terre.
Tout comme la première fois, elle s’approcha du
second coffret, qui était intact, tenant Morgoth à distance respectueuse. Après
une inspection tout aussi minutieuse, elle essuya la vitre et se pencha pour
observer le contenu. Ce qu’elle vit sembla l’intriguer beaucoup, et le sorcier
la rejoignit bien vite.
- La saaaaalloooooope ! Sortez-la de là que je
l’attrape et que je te la...
Vertu se retourna vivement en direction de la plate-forme
d’où Mark émettait ces commentaires d’un goût discutable. Elle lui lança un
regard assassin. Morgoth, que l’apparition soudaine de la jeune femme avait
bouleversé, se sentit poussé par un instinct homicide qui lui était inconnu et
aurait sans doute agoni le Chevalier Noir de ses malédictions les plus
honteuses et les plus blasphématoires si la voleuse n’avait pas retenu son bras
d’une main ferme.
- Dis donc, au lieu de mater les cadavres, si tu retournais
faire le guet ?
- Holà, tout de suite... Mais que je ne vous prenne pas à
empalmer les cailloux dans mon dos, on ne me la fait pas à moi.
Il retourna à son poste en bougonnant. Vertu se pencha à
l’oreille de Morgoth et chuchota :
- Dis, tu te souviens quand je t’ai parlé de Mark la première
fois...
- Bon camarade, joyeux compagnon, honneur des soldats ?
- Oui, c’est cela. Et bien, il est possible que les années
ayant passé, j’ai un peu enjolivé les souvenirs que j’en avais.
- Oh, sans blague ?
- Bon, d’accord, c’est une sombre brute. Mais on a besoin de
lui, tu comprends...
- Umph. Oui, je comprends. Et plus ça va, plus je comprends.
- Parfait, la souplesse d’esprit est le plus grand
profit que l’on puisse tirer de l’expérience. Revenons à notre elfe, là. Qu’en
penses-tu ?
- Une elfe ?
- Une telle beauté n’est hélas pas le fait de notre
race, et observe ses oreilles, tu vois qu’elles sont pointues. Les elfes ont
les oreilles pointues.
- Les elfes ont les oreilles pointues ? C’est
étrange, un de mes professeurs m’a au contraire enseigné que les elfes avaient
des oreilles ordinaires, il avait bien insisté sur ce point. Il est vrai que ce
n’était pas le professeur le plus instruit ni le plus intelligent de l’école.
Pour tout dire, il buvait. Il souffrait aussi d’une hygiène corporelle déficiente.
- Les elfes ont les oreilles pointues, et aucun
interlocuteur sérieux ne met en doute ce point. Il est vrai que quelques
hurluberlus professent une croyance inverse, dans un but qui m’a toujours
échappé, mais ce sont en général des gens de peu de jugement et qui parlent de
ce qu’ils ignorent. Vois par toi-même, cette elfe a les oreilles pointue, tous
les elfes ont les oreilles pointues, ils ont toujours eu les oreilles pointues
et jusqu’à ce que cette race s’éteigne, ils auront toujours les oreilles pointues,
c’est une vérité première et immuable, quasiment une loi universelle.
Elle reprit sa respiration, elle avait pris une
jolie teinte rouge après cette diatribe.
- Bref, qu’en dis-tu ?
- Et bien, je pense que le coffret de stase est
toujours intact, ce qui a préservé ses... euh... chairs. Toutefois, je pense
qu’elle est morte, ce genre d’équipement ne peut maintenir quelqu’un en vie
aussi longtemps, hélas, il n’y a plus rien à faire. Mais s’il est encore
possible de venger cette divine créature et de châtier celui qui s’est rendu
coupable d’un crime aussi épouvantable, je jure que je m’en chargerai.
- Des sentiments qui t’honorent. Je pense que
c’était une prêtresse de Melki, ou Yeshmilaï comme l’appellent les elfes, vois
son médaillon, c’est le symbole sacré de cette déesse.
- Je... oui, si tu le dis. Tu peux me rafraîchir la
mémoire sur Melki ?
- Décidément la religion, c’est pas ton fort. Melki
est la plus douce et la plus pacifique des déesses, protectrice des arts et de
la beauté. C’est une des faces de Hima, c’est pourquoi on l’appelle aussi
Hima-Melki.
- Le crime n’en est que plus grand !
- Je suis d’accord avec toi. Comment fait-on pour
ouvrir le caisson de stase ?
- Ouvrir ? Tu veux profaner ce
sarcophage ?
- Hélas, ce caisson cessera de fonctionner un jour
ou l’autre, et la nature fera son œuvre de destruction, tu le sais bien. Par
ailleurs, il y a peut-être une chance pour qu’on puisse la ranimer. Tu l’as dit
toi-même, ces caissons semblent avoir des fonctions que tu ne connais pas,
celui-ci permet peut-être de préserver la vie plus longtemps qu’à l’accoutumée...
- Si tu pouvais dire vrai. Et puis je suis un
nécromancien après tout ! Oui, tu as raison, il faut ouvrir. Attends, que
je me repère dans ce fatras de boutons et de leviers... Voici le compensateur de
fluide igné, l’interrupteur doit suivre, juste là, c’est ça... ce cadran indique
la charge proximale de désengagement, et celui-ci... non, c’est ici... Alors ce
bouton, je le tourne dans le sens des aiguilles d’une montre...et arrivé à la
marque rouge... à la marque rouge... et... clac ! Reste plus qu’à déverrouiller
ici...
Une plainte sourde émana de la machine, qui
s’éteignit progressivement. Le couvercle tressauta et une brume lourde à
l’odeur âcre s’en échappa. Vertu ouvrit le sarcophage et balaya la fumée d’un
revers de main. Sans l’écran de la vitre sale, l’elfe paraissait encore plus
lointaine, splendide et fragile.
- Je ne sens pas son pouls, fit Morgoth, qui s’était
précipité pour le prendre. Je ne sens rien... Mais attends, elle est encore... oui,
sens, elle est encore tiède, c’est étrange, la chaleur de la vie ne l’a pas
encore quittée.
- Alors en bas, qu’est-ce que vous foutez ? Moi
on me reproche de mater, mais vous vous tripotez vous n’avez pas honte ?
- Fais le guet, te dis-je !
- Et pour surveiller quoi ? Y’a rien dans cette
pièce ! Là y’a rien, là y’a rien, là y’a...
Et tandis qu’il désignait le côté sombre de la
caverne où s’ouvrait une autre grotte, Marken-Willnar Von Drakenströhm
s’immobilisa, blêmit, puis tira une flèche de son carquois et l’encocha dans son
arc.
- On a un gros problème les mecs.
- Tu ?
- ?
Nouuuuuus
- Ah ah ah... Ooooooh...
- Je vois
- Nous voyons...
De multiples voix émanaient des multiples bouches, des voix
déformées, mais qui semblaient avoir, à la base, le même timbre. De multiples
voix qui exprimaient la folie, l’horreur d’une conscience éclatée, l’abominable
négation de l’identité humaine. Cet être avait été éclaté, multiplié, fondu en
une sorte de magma répugnant. Telle avait sans doute été la vision hallucinée
de cet aventurier anonyme qui, cent-quarante ans plus tôt, avait mis en garde
ceux qui suivraient ses traces. Morgoth et ses compagnons comprenaient
maintenant pourquoi il avait appelé cette monstrueuse entité « le
Divisé ».
Vertu, qui avait mécaniquement tiré son arc, affronta
l’abomination du regard, et l’interrogea.
- Qui es-tu ? Que veux-tu ?
Tout en continuant à progresser, le Divisé répondit
- La belle ?
- Tu as ouvert... oui, tu l’as fait
- Ne le nie pas !
- Nourik va être très mécontent
- Je le suis ?
- Nous le sommes
- Nourik ? C’était ton nom ? Mais que veux-tu,
créature ?
- Te manger
- Vous manger
- Nous manger
-
Et la belle, manger aussi, enfin
Vertu en savait assez pour comprendre qu’il n’y avait pas
lieu de raisonner le Divisé, il était fou, plus fou qu’aucun homme ne le
deviendrait jamais. Sa flèche partit, suivie par celle de Mark. L’une toucha un
œil surdimensionné, l’autre se ficha dans une bouche. Le Divisé ne sembla même
pas s’apercevoir de ses blessures. Une autre flèche partit, puis une autre,
puis une autre, toujours aussi précises, toujours aussi inefficaces. Un
tentacule osseux à la forme irrégulière, incroyablement long sortit du sol
devant Vertu, qui jeta son arc et brandit son épée maudite. Un éclair empourpra
l’air, la remarquable épée se glissa entre deux cartilages et trancha net le
membre répugnant qui tomba au sol, sans toutefois causer grand tort. Un
deuxième plus rapide venait déjà à sa rencontre, elle le coupa net. Elle
s’aperçut alors avec horreur que le fragment tranché du premier tentacule se
débattait encore, et qu’il lui avait poussé des pattes, qui ressemblaient
horriblement à des doigts humains. Il progressait tant bien que mal vers
l’horrible moignon, et s’y colla avec un bruit mouillé. Les flèches que Mark
continuait à lui envoyer s’enfonçaient dans les profondeurs de sa chair qui se
refermait tout aussi vite.
- Merde, ça régénère !
- J’ai vu... Morgoth, bordel, tu fous qu...
Morgoth, après un instant de flottement, avait pris la
mesure du péril qui menaçait, et avait compris que ni les flèches, ni les lames
ne viendraient à bout du Divisé. Il était monté rejoindre le Chevalier Noir sur
la plate-forme, puis avait cherché dans ses souvenirs quel sortilège
conviendrait le mieux. Maintenant, les bras croisés devant lui, les yeux clos,
il marmonnait une conjuration que, si on lui avait posé la question cinq
minutes plus tôt, il aurait affirmé être hors de portée de sa science. Mais il
avait vu son maître la lancer, et il pensait connaître les tenants et les
aboutissants du sortilège et maîtriser le risque dans des limites raisonnables.
L’énergie monta de ses pieds jusqu’à sa tête, hérissant ses cheveux, des
éclairs bleuirent sa robe de sorcier, et l’espace d’une seconde, il sembla à
ses compagnons qu’il était le plus terrible magicien de la Terre. Il ouvrit
alors ses yeux, étendit son bras, index pointé sans peur vers le monstre, le
visage impassible, et un éclair aveuglant partit droit vers le Divisé. Durant
un bref instant, la lumière crue éclaira l’infâme physionomie de l’abomination,
avant que l’énergie ne la pénètre, ne la traverse, lui infligeant des tourments
épouvantables qui se traduisirent par des spasmes brutaux accompagnés d’une
multitude de hurlements à glacer le sang. Morgoth éprouva un vif plaisir à
soumettre la créature infecte au supplice, un vif plaisir qui dura environ deux
dixièmes de secondes.
Dans la lumière qui accompagnait l’éclair, le sorcier avait
en effet vu que la caverne, derrière le monstre, était de dimensions fort
réduites, et que l’éclair, en traversant le monstre, risquait de...
- REBONDIR, PLANQUEZ-VOUS !!!
Le flux d’énergie bleuté parcourut le monstre de part en part,
ressortit de l’autre côté, s’écrasa contre le mur d’obsidienne puis, comme le
sorcier l’avait prévu – mais trop tard – fit demi-tour avant de re-traverser le
Divisé, qui derechef se mit à hurler à la mort et à battre l’air de ses
appendices. Le flux était encore assez vigoureux pour poursuivre sa course
folle en direction de Mark et Morgoth, qui n’eurent que le temps de sauter à
terre avant que la puissante décharge ne les frôle. Alors, elle s’abattit sur
la colonne de bronze et de fer, se divisa, parcourant les anciens canaux à
énergie morts depuis des générations, jaillissant en courants désordonnés par
les pétales de la structure qui explosa, après avoir dissipé une énergie
considérable par les câbles qui couraient le long du plafond et du sol. Dans le
réduit d’où était sorti le monstre, quelque chose explosa avec une force
démoniaque, projetant des débris de chair calcinée, la chair profanée du
Divisé. Et pour parachever cette apocalypse, la machine infernale se brisa en
son milieu, et s’effondra sur elle-même, entraînant dans sa chute la
plate-forme entière, les passerelles vermoulues et les deux sarcophages encore
suspendus au plafond.
Le silence retomba. La succession d’explosion avait laissé
dans l’air une odeur âcre de brûlé et d’ozone mélangés. Vertu ralluma sa torche
éteinte à un foyer qui avait pris non loin d’elle, puis entreprit de retrouver
ses compagnons. Mark fut le plus facile à trouver, il jurait comme un
charretier en se tenant la jambe droite, qui était apparemment brisée. Il s’en
tirait bien. Morgoth gisait non loin, inconscient mais encore en vie. Elle le
secoua par l’épaule, il se releva en sursaut, l’œil fou, et chercha du regard
son ennemi en s’écriant :
- Il est où cet enfant de salaud, que je le finisse à
la boule de feu ?
- Calme toi, lui dit Vertu en le ceinturant fermement.
Inutile d’en rajouter, il est mort, tu vois, il est mort.
Et faisant écho à ses paroles, des lumières surnaturelles
l’épanchèrent par les multiples plaies béantes du Divisé, des volutes magiques,
fragiles mais indestructibles, qui se mêlèrent, se condensèrent au-dessus du
répugnant cadavre. L’espace d’un instant, Morgoth crut reconnaître des
silhouettes humaines, des formes fantomatiques, il lui sembla même, mais il ne
l’avoua jamais à quiconque, que l’une d’elle, avant de disparaître dans le
néant, se retourna et lui fit de la main un signe d’amitié. Le Divisé, quelles
qu’aient pu être son histoire et sa nature, s’était nourri non seulement des
corps, mais aussi des âmes des malheureux qui avaient pénétré dans la caverne,
et qui maintenant pouvaient reprendre leur chemin vers l’au-delà. Morgoth,
Vertu, et même Marken (quoique avec mauvaise conscience) ressentirent alors la
satisfaction profonde d’avoir accompli le bien, complètement et sans partage.
Alors s’éleva dans l’air de la grotte un son cristallin, si
aigu qu’il était presque inaudible. Une nouvelle lueur venait de naître du
fumier infect qu’était maintenant le Divisé, une étoile d’or entourée d’azur.
Une seconde s’y joignit bientôt, et une autre, et maintenant beaucoup d’autres,
des lumières belles à pleurer qui répandaient une sainte clarté dans toute
cette caverne maudite, et dont le chant s’élevait si haut qu’à travers la roche
grossière et l’air souillé de la Terre, il atteignait les cieux.
Soudain, les voix se turent, et les lumières se déversèrent
en un torrent jusque dans le sarcophage où gisait l’elfe. Morgoth et Vertu,
conscients qu’ils allaient assister à un miracle, s’approchèrent du catafalque
de métal. Elle rayonnait maintenant de puissance et de vie, ses chairs
commençaient déjà à frémir, à rosir sous l’afflux de sang dans ses veines si
longtemps inertes. Ses lèvres s’entrouvrirent sur une rangée de dents sans
défaut aucun, un souffle gonfla sa poitrine, un soupir.
Les yeux s’ouvrirent, immenses, d’un vert si profond
qu’aucune feuille ne parvint jamais à l’égaler.
Elle ne semblait pas en douter, elle ne semblait d’ailleurs
pas avoir peur. Morgoth avait dit ça parce que c’était selon lui le genre de
chose à dire dans ces cas là. Elle porta son regard sur Morgoth, Vertu, Mark
qui gémissait plus loin, puis sur les diverses choses qui l’entouraient. Elle
n’avait pas l’air étonnée, ni inquiète, pour tout dire, la situation ne
paraissait pas la toucher particulièrement.
- Quel est ton nom ? Tu me comprends ?
Elle sembla un peu désarçonnée. Ses sourcils se plissèrent,
elle chercha autour d’elle, puis plongea son regard dans celui du sorcier.
- Je te comprends.
- Bien, bien. Et comment t’appelles-tu ?
- Je... ça va sûrement me revenir. C’est sot, je devrais le
savoir.
- Comment es-tu arrivée ici ? Demanda Vertu.
Haussement d’épaules – jolies épaules – impuissant.
- Tu ne sais pas qui tu es, ni ce que tu fais là. Que
sais-tu de Xyixiant’h ?
- Xyixiant’h... oui, un souvenir... petit, loin. Je connais
Xyixiant’h. Qui est-ce ?
- Sais-tu lire ? C’est le nom marqué sur cette plaque
sur le couvercle du sarcophage, juste derrière ta tête. Je pense que c’est
peut-être ton nom.
- Peut-être. Si vous le souhaitez, vous pouvez m’appeler
Xyixiant’h. Je pense que c’est un nom approprié.
Elle porta son doigt (petit et gracieux) contre la plaque,
et la lut. Elle hocha la tête.
- Tu peux marcher ?
Elle se leva sans peine. Ses muscles avaient conservé toute
leur force, ses articulations toute leur souplesse. Elle posa son pied (mignon)
dans l’indigne poussière de ce lieu de mort et se leva de toute sa hauteur, qui
n’était d’ailleurs pas très élevée. Elle contempla de nouveau le vaste chaos
autour d’elle, ainsi que les trois aventuriers couverts de boue, de suie et de
sueur qui l’environnaient. Elle dévisagea longuement Morgoth, qui ne savait pas
quel parti prendre mais trouvait cela agréable, puis passa à Vertu, qui fut à
la fois irritée et curieuse de cette attention, puis elle fit quelques pas et
enjamba divers débris pour observer Mark avec la même attention.
- Au moins, fit celui-ci entre deux halètements, il y a
quelqu’un ici qui s’intéresse un peu à moi. Vous savez, ça se fait dans
certaines compagnies d’aider les compagnons blessés.
- Que t’es-t-il arrivé exactement ? Demanda Morgoth.
- En suivant TES conseils, j’ai sauté pour éviter TON
sortilège, et je me suis mal reçu sur MON tibia, qui est cassé. Et ça fait un
mal de chien, outre le fait que je ne peux plus me déplacer et encore moins me
battre.
- Ah oui, voyons ça (il déchira de sa dague le pantalon du
Chevalier, et considéra sa cuisse tuméfiée et déjà bleuissante). Oh, en effet,
ton diagnostic était le bon, c’est bien une fracture du tibia. Mes maîtres m'avaient enseigné que certains hommes originaires de la lointaine Khneb avaient un tibia dans la cuisse au lieu de la jambe, et ça m'avait bien étonné sur le coup, mais je constate que c'était vrai! Curiosités de la nature... Tu jouis en tout cas de
remarquables connaissances en anatomie !
- C’est nécessaire pour un combattant qui veut frapper là où
ça fait mal. Peux-tu quelque chose pour moi ? Tu es nécromancien, il
paraît.
- Je connais un charme appelé « Emperlement de
l’Ame » qui pourrait t’endormir pendant trente jours et trente nuits, le
temps que tes os se ressoudent. Maintenant que j’y pense c’est totalement
idiot, tu mourrais de faim et de soif. Voyons que je réfléchisse... La Noire
Conjonction d’Aznaboth... non, ça c’est pour ressouder les squelettes des gens
déjà morts. Ah, j’y songe, il y a la Florescence Coruscative de Joÿlaraht, qui
te ferait pousser une troisième jambe, il suffirait alors d’amputer celle qui
est cassée... Quoi ? Je cherche, je cherche. Attends, il y a sûrement
quelque chose d’intéressant à ce sujet dans le Codex Incubus... Flétrissement,
Perversion, Putraillification oculaire...
- Si c’est tout ce que tu as à me proposer, ton bouquin, tu
peux te le...
- Ah, fit Vertu, nous avons étés imprudents de nous
aventurer là-dedans sans le secours d’un prêtre.
Puis elle se tourna vivement vers celle qu’il convenait
d’appeler Xyixiant’h.
- Mais dis donc toi, si tu es une prêtresse de Melki, tu
pourrais nous aider.
Xyixiant’h se retourna, cherchant derrière elle la
personne à qui on s’adressait, puis désigna sa poitrine d’un doigt perplexe.
- Oui, tu portes le symbole sacré de Melki, et il est en or,
comme celui des prêtres de cette déesse, et contrairement à ceux des adeptes
qui sont d’argent et généralement de facture plus grossière. Tu n’as aucun
souvenir là-dessus ?
- Pas vraiment. Qui est Melki ?
- Il faut donc que je passe ma vie à enseigner la
théologie ? Melki, comme je l’ai déjà appris à Morgoth pas plus tard que
tout à l’heure, est la déesse protectrice des arts et de la beauté. Sa doctrine
est que la faculté de discerner le beau du laid est la manière que les dieux
créateurs ont inculqué aux hommes de distinguer le bien du mal.
- Est-ce vrai ?
- C’est en tout cas la doctrine de Melki. Il s’agit d’une
déesse bienfaisante et pacifique, dont les prêtres sont partout bien
accueillis. Ils répandent la joie, la paix et la compréhension entre les races
grâce aux arts qu’ils promeuvent. Tu la connais peut-être mieux sous le nom elfique
de Yeshmilaï.
- Oh, comme ça m’a l’air digne d’intérêt !
- Oui, enfin tout ça c’est la théorie. Attends, je vais
t’enseigner quelques conjurations cléricales simples, tu pourras ainsi, en te
concentrant sur l’image que tu te fais de Melki et en t’aidant de ton symbole
sacré, soulager notre pauvre compagnon, qu’en dis-tu ?
- Tu penses vraiment que je pourrais faire une chose
pareille ? J’aimerais tant pouvoir aider... euh... machin là...
- Mark. Allez, prends ton symbole dans ta main.
- Oh, comme il est joli. C’est le visage de Melki ?
- C’est en tout cas son symbole, Melki est supposée être
d’une beauté incompréhensible aux mortels. Tu tiens ton symbole en direction de
la blessure. Dans l’autre sens. Et c’est l’autre jambe.
- Euh, fit Mark un peu inquiet de servir de cobaye,
finalement, je crois qu’une bonne vieille attelle...
- Ne prête aucune attention aux protestations de ton patient
et concentre-toi sur ta foi en Melki. Laisse-toi envahir par la douce quiétude
de l’amour divin.
- D’accord.
- A mesure que tu t’élèves dans la transe, tu te rapproches
de la frontière qui sépare le monde physique et grossier du monde mystique, à
ce stade, l’énergie vitale doit commencer à irradier de ton symbole, et tu peux
la sentir dans tes mains.
- Oui, tu as raison, regarde, ça brille !
- Ne te laisse pas distraire et reste à ce que tu fais.
Maintenant, tu vas chanter une ancienne prière pour invoquer l’action
purificatrice de la déesse et conjurer les force destructrices. Répète après
moi :
Vertu se mit à entonner un chant aux tonalités inconnues,
empreint de mystère. Bien qu’il soit dans une langue inconnue, que peu d’elfes
comprenaient encore, on devinait qu’il évoquait avec nostalgie un paradis
perdu, un temps ancien que l’homme n’avait pas connu, où la noble race avait vécu
en paix avec le monde. La voleuse n’était certes pas la plus mauvaise chanteuse
qui soit, et malgré la difficulté des accents et de la rythmique, Xyixiant’h
fut bientôt en mesure de le reprendre.
Quels que fussent les talents vocaux de Vertu, ils faisaient
pitié en comparaison de ceux dont Xyixiant’h fit montre. Les trois auditeurs
furent frappés par ce chant pur, qui les transporta l’espace d’un instant loin
de la grotte fétide, loin des maléfices déliquescents du Divisé, dans les
terres du rêve.
Puis la voix se tut comme une feuille morte touchant le sol,
obligeant les âmes de nos compagnons à regagner le monde lourd des mortels.
- C’est un truc comme ça ?
- Je... hum... oui, plus ou moins, acquiesça Vertu après s’être
éclairci la gorge. Oui, c’est tout à fait ça. Regarde, la jambe est guérie, ta
magie a réussi !
- Oooooh !
Elle tâta de ses petits doigts la cuisse musculeuse, qui ne
présentait plus aucun signe de blessure.
- Bravo fillette, se réjouit le Chevalier Noir, je ne
ressens plus aucune douleur.
Il se releva et fit quelques pas prudents avant de reprendre
une démarche normale. Très satisfaite d’elle-même, Xyixiant’h s’adressa à
Vertu.
- Pendant que je chantais, j’ai senti que c’était quelque
chose que je savais faire, c’est curieux non ?
- Sans doute un souvenir de ta vie passée. J’espère que
d’autres te reviendront à mesure que tu prendras des forces, et j’espère aussi
que tu nous en feras part, nous pourrons alors t’aider dans ta recherche.
- Moi aussi je l’espère, je suis curieuse de savoir qui je
suis.
- Et moi donc. Bon, maintenant que la place est nette,
finissons d’explorer cette salle.
Ils fouillèrent les restes de la machine infernale, sans
rien y trouver qui vaille la peine de s’en encombrer, puis remontèrent avec
précaution jusqu’au recoin ténébreux d’où le Divisé avait fait irruption. Ils
pataugèrent avec dégoût dans son cadavre, qui semblait disposé à se décomposer
à une vitesse surnaturelle, comme si la mort réclamait son dû avec d’autant
plus d’ardeur qu’il lui avait échappé longtemps. Ils parvinrent enfin dans le
réduit, une chambre circulaire de cinq pas de diamètre et juste assez haute
pour qu’on n’ait pas besoin de se baisser pour progresser, creusé avec une
régularité surprenante dans une obsidienne aux reflets roux (mais peut-être
était-ce dû aux torches). Le centre était occupé par une autre machine, ou bien
une autre pièce de la machine, à laquelle convergeaient les deux faisceaux de
câbles encore fumants. Ils découvrirent avec horreur que le Divisé n’était pas
seulement un magma humain, mais qu’il s’était aussi fondu intimement dans cette
mécanique dont jadis, la partie centrale avait dû être un siège. Morgoth
l’étudia, et y trouva la confirmation d’une théorie qu’il élaborait depuis
quelques temps déjà.
- Le secret des dieux, l’immortalité, bien sûr. Telle était
la quête du Divisé. Cette machine qu’il avait construite, ou fait construire,
n’avait qu’un seul but, lui conférer cette immortalité. Pour cela, il avait
emprisonné quatre créatures, un vampire immortel parce qu’il est déjà mort, un
lycanthrope immortel par sa malédiction, un troll immortel par sa faculté de
régénération, et enfin une elfe, dont la longévité est proverbiale. Cette
mécanique devait soutirer l’essence vitale de chacun des quatre captifs, les
fondre, puis les transmettre à celui qui occupait ce siège. Mais quelque chose
n’a pas fonctionné, ou a trop bien fonctionné, peut-être a-t-il présumé de sa
science, toujours est-il qu’au lieu de devenir l’égal d’un dieu, il s’est
métamorphosé en cette chose hideuse. Oui, il l’a eu, l’immortalité, et il a dû
la chercher longtemps, mais je ne pense pas qu’il était prêt à payer ce
prix-là.
- Triste destin.
Ils méditèrent quelques secondes, puis reprirent leurs
recherches. Le seul autre point d’intérêt était un couloir de section
parfaitement circulaire qui continuait à s’enfoncer dans la montagne, en légère
montée. Vertu s’y aventura en premier, comme à son habitude, mais estima que si
monstre il y avait, le raffut qu’ils avaient fait était suffisant pour les
ameuter. La nature des parois ne permettait pas de dissimuler un piège, aussi
fut-elle assez rapide. Arrivée à un obstacle, elle fit signe à ses compagnons
qui, pressés d’en finir, arrivèrent au pas de course.
C’était une porte ronde, énorme, dont l’embrasure était alésée
afin de s’adapter au mur avec la plus grande précision. Le battant présentait
une forêt de pistons et de crémaillères, actionnées par une roue au centre de
laquelle trônait un petit loquet à l’air sournois. L’ensemble était entièrement
métallique, de l’acier le plus solide, paraissait fort lourd et ne présentait
aucune trace de corrosion.
Comme de coutume, Vertu s’agenouilla devant la porte,
examina tout ce qu’il y avait à examiner avant d’effleurer quoique ce soit, et
ne trouva rien de notable. Elle porta son oreille et n’entendit pas plus, mais
il est vrai que l’obstacle semblait si massif qu’on aurait pu faire fonctionner
une forge naine de l’autre côté sans qu’un bruit ne passe.
- Bel ouvrage, commenta Mark, impressionné. Je me demande
comment on a fait pour l’amener là.
- Probablement en morceaux, et on l’aura montée ici. Bon,
poussez vous, je vais actionner le loquet.
Ils s’écartèrent du passage, aux aguets, et Vertu poussa la
petite pièce métallique du bout de son arme. Elle dut forcer un peu, mais il
pivota finalement, dévoilant un mécanisme circulaire long comme le pouce, fait
d’un alliage doré, au centre duquel était aménagé un minuscule motif en relief.
Vertu sourit.
- Un griffon issant entouré de pointes. Et je parie que la
bague d’Arcelor s’y adapte parfaitement. Voilà le mystère éclairci : la
bague est une clé !
- Une clé, fit Morgoth, tu veux dire qu’on nous a payés
uniquement pour que notre destinataire puisse ouvrir cette porte ? Oui, ça
se tient, la bague a des relents magiques qui pourraient tout à fait servir à
identifier une clé. Hmm... Dis-moi, vu l’épaisseur et vu la façon, je suppose que
ce qui est derrière est de grand prix, il me tarde de savoir ce que c’est.
- Tu raisonnes à l’envers, Morgoth. Réfléchis, le Divisé
gardait la porte, comment ceux qui nous payent auraient-ils pu être au courant
qu’il y avait une serrure et une clé à trouver sans le combattre et le
tuer ? Non, je pense que personne n’est venu ici depuis ces sombres
expériences. Notre commanditaire ne souhaite pas ouvrir cette porte pour aller
de l’autre côté, mais pour venir ici ! C’est lui que nous trouverons si
nous ouvrons la porte, attendant impatiemment sa bague. Il ignore sans doute
l’existence de l’entrée que nous avons empruntée.
- Mais oui, tu as sans doute raison, opina le magicien.
Encore une fois, ta logique est frappante.
- Sa logique est sotte, objecta Marken. Si notre
commanditaire souhaite tant pénétrer dans cette grotte, pourquoi ouvrir la
porte ? Il n’a qu’à payer une demi-douzaine de piocheurs et creuser un
tunnel pour la contourner. C’est l’affaire d’une journée de boulot, pas plus.
- Je vois que malheureusement tu n’es pas très
familier de la géologie. La roche sombre que nous voyons ici n’est pas une
pierre vulgaire, c’est de l’obsidienne rubanée. Essaie d’en détacher un
fragment, ou simplement d’en rayer la surface de ton épée, tu auras beau
essayer, tu n’y parviendras pas. C’est le plus dur des minéraux, et seule une
magie puissante a permis de façonner ce couloir et la salle là-bas. Il est
impossible de creuser, et je gage qu’il est impossible de défoncer la porte de
quelque manière. Comme Morgoth l’a fait remarquer, cette porte est bien
épaisse, et ne peut que garder quelque chose de très précieux, comme le secret
de l’immortalité. Voilà ce que recherche notre commanditaire, et il est
visiblement prêt à y mettre le prix. Maintenant que j’y réfléchis, si ce
couloir continue droit dans la même direction, il doit ressortir de l’autre
côté de la montagne, ce qui, si mon sens de l’orientation ne me fait pas défaut
et si Arcelor a dit vrai, nous mène droit à Valcambray. Il a évoqué une falaise
surmontée de grottes, si tu te souviens bien, Morgoth, ce passage doit
déboucher dans l’une d’entre elles.
- Excusez-moi, intervint Xyixiant’h, est-il normal
que je ne comprenne pas un traître mot à ce que vous dites ?
- Nous t’expliquerons les tenants et les
aboutissants de toute cette affaire, sois sans crainte. En attendant, il faut
songer à ce que nous allons faire.
- Et je suppose que tu as déjà une idée ?
- Et bien en fait, il y a deux solutions. La
première consiste à ouvrir cette porte pour en avoir le cœur net. Mais comme je
vous l’ai expliqué, il est très possible qu’on tombe sur notre commanditaire,
ou sur des hommes à sa solde. Ils se demanderont ce qu’on fait ici, pourquoi on
a détruit la machine, et toutes ces choses, et... enfin bref, la situation risque
de devenir embarrassante. Voici pourquoi ma préférence va à l’attitude
suivante : on ressort tranquillement par là d’où on vient, on fait le
détour par la vallée pour rejoindre Valcambray, on donne l’anneau et le
parchemin comme prévu, on achète ce qui nous manque pour voyager, et de là, on
galope à bride abattue jusqu’à Banvars. Si comme je l’espère ils mettent
longtemps à ouvrir la porte, à explorer la pièce, à comprendre que le saccage
est récent – s’ils le comprennent – et à faire le rapprochement avec nous, il
n’y a aucune chance qu’ils nous retrouvent. Et quand bien même, nous avons
accompli notre mission, il n’y a pas tromperie de notre part non ?
La proposition reçut l’assentiment général, en
partie parce qu’elle impliquait de ressortir au plus tôt de cet endroit pesant.
La petite troupe prit donc le chemin du retour.
Pour changer, ils jetèrent leur dévolu sur un châtaignier
aux branches hautes, qui étaient néanmoins accessibles à un grimpeur du fait
qu’il poussait au flanc d’un gros rocher blanc, qu’il était facile d’escalader.
Tant bien que mal, ils y trouvèrent un repos bienvenu, hormis Xyixiant’h qui
fit le guet, car d’une part elle jouissait du pouvoir d’infravision ce qui en
faisait la meilleure sentinelle, et d’autre part elle sortait de cent quarante
ans de torpeur, elle n’avait donc pas sommeil.
Le reste du plan de Vertu se déroula sans accroc. Le
lendemain, ils se mirent en route dès potron-minet et poursuivirent leur chemin
à travers le pays hostile, sans rencontrer d’autre opposition qu’un ours qu’ils
évitèrent de froisser. Ils trouvèrent un ruisseau dans lequel ils se
baignèrent, car ils étaient tous fort sales. Il plut un peu, aussi. Et ils
virent de loin, assis sur un rocher, un loup blanc qui les regardait avec
insistance. Hormis cela, ce fut une randonnée paisible de quelques heures, à
l’issue de laquelle ils aperçurent la falaise en demi-lune que leur avait
décrite Arcelor Niucco, et repérèrent tout de suite le fortin de Valcambray. Il
s’agissait d’un espace carré large de deux-cent pas de long enclos d’une
palissade solide haute comme deux hommes, plantée dans une assise de pierre.
Par deux larges portails défendus par des miradors de bois, des bûcherons
s’activaient à rentrer des rondins jusqu’à une zone de stockage, d’autres
abrités sous des auvents les débitaient en planches, poutres et cannes plus
faciles à transporter, avant de les charger sur de larges gabares qui
descendaient ensuite la rivière en direction du sud. La seule habitation
semblait être le donjon, vaste bâtiment de bois bâti en retrait, aux pieds d’un
éboulis impressionnant descendant de la falaise.
Ils se présentèrent aux hommes d’armes qui gardaient une des
entrées, et demandèrent à voir le chevalier d’Olanza (Après toutes ces
péripéties, Vertu avait failli oublier son nom). On les fit pénétrer, sous
bonne escorte, dans le vaste donjon de bois. Ils attendirent quelques temps
dans une antichambre austère, avant de pouvoir rencontrer le fameux chevalier,
qui était un homme bientôt âgé mais dont la vigueur martiale transparaissait
encore sous son allure élégante. Vertu lui remit le parchemin avec cérémonie,
et comme elle l’avait prévu, il ne jeta qu’un regard poli au rouleau.
- Et qui me prouve que vous êtes bien envoyés par
Arcelor ? Demanda le chevalier, soudain nerveux.
- Et bien... fit Vertu, faussement embarrassée... Ah, mais
attendez, il nous avait remis – ah, où l’ai-je mise...
Le chevalier blêmit tandis qu’elle faisait mine de chercher
la chevalière dans toutes ses poches.
- Ah, voilà ! Il nous avait remis cette bague en
témoignage de son identité.
- Merci, donnez-la moi, je la lui rendrai lorsque l’occasion
s’en présentera.
- Mais bien sûr, avec plaisir.
Le maître du fort s’empara de l’anneau, tentant de camoufler
son impatience, mais nul doute que l’art de la comédie n’avait pas fait partie
de sa formation professionnelle.
- Ah, nous voici bien aise d’avoir accompli notre mission.
Nous l’avons accomplie de façon satisfaisante, je l’espère ?
- Hein ? Ah, oui, je pensais à autre chose. Allez
trouver maître Anobar, mon comptable, dans l’aile ouest. Il est au courant et
vous baillera votre dû.
Et sans plus de cérémonie, le chevalier courut à
des affaires qui avaient l’air bien urgentes. Ils trouvèrent donc le dénommé
Anobar qui s’acquitta en bon or du montant exact qui était prévu, montant dont
ils dépensèrent une bonne partie pour s’offrir quatre chevaux, des provisions,
quelques flèches et du menu matériel qui leur faisait défaut, ainsi que des
vêtements décents pour Xyixiant’h, qui avait attiré bien des regards en
déambulant en bikini dans ce lieu habituellement si peu visité par les femmes.
Ils ne se pressèrent pas trop, car Vertu avait calculé, à la vue de la
montagne, qu’il devait y avoir deux bons kilomètres de couloir, c’est à dire
qu’au pire, en comprenant tout de suite et en se pressant beaucoup, il aurait
fallu quatre heures à un homme très intelligent et très bon coureur pour faire
l’aller-retour entre le fortin et la caverne. Ainsi quittèrent-ils
l’exploitation forestière au petit pas du voyageur qui ménage sa monture,
heureux, pour une fois, de conclure une affaire sans avoir à tirer l’épée.
Une fois qu’ils eurent quitté les abords du fort,
ils pressèrent le pas en coupant à travers champs, pour perdre leurs éventuels
poursuivants. Ils virent un deuxième loup blanc (peut-être était-ce le même que
le matin), assis sur un autre rocher, qu’ils purent détailler plus avant, car
il était plus près. C’était une belle bête, d’une taille exceptionnelle. Son
comportement était un peu curieux, mais après les horreurs dont ils avaient été
témoins dans la caverne, ils n’y firent pas trop attention.
Le soir venant, ils trouvèrent une clairière
abritée du vent dans un vallon, près d’un ruisseau, et y firent leur feu. Ils
devisèrent joyeusement, se racontèrent des histoires pour la plupart inventées,
et songèrent tout haut à ce que chacun comptait faire de sa part du butin, dont
Vertu avait évalué le montant à huit-cent ducats par personne. Elle enseigna
aussi à Xyixiant’h quelques prières supplémentaires à adresser à Melki pour
attirer ses faveurs, lui parla longuement des rites, des mythes et des temples.
Elle avait de ces choses une grande science, qui étonna ses amis, lesquels ne
lui savaient pas tant d’intérêt pour la religion, mais ils ne lui en dirent
rien.
Ils allaient se coucher pour profiter d’un repos
bien mérité, lorsque Xyixiant’h poussa un cri. A l’orée du bois, assis, se
trouvait le grand loup blanc. L’apparition fantômatique ne manifestait aucune
peur, aucune agitation, il se contentait de considérer le groupe d’humains qui
lui faisait face avec des yeux d’un bleu profond. Puis il rejeta la tête en
arrière et émit un hurlement glacial, faisant taire tous les autres bruits de
la forêt. Morgoth sentit alors ses membres s’engourdir, et il s’aperçut avec
horreur que, malgré tous ses efforts, il ne pouvait plus faire le moindre
mouvement. Un deuxième hurlement, ce fut à Vertu de se pétrifier, un troisième
et Xyixiant’h se figea à son tour. A ce moment, une cavalcade se fit entendre,
un cavalier déboula dans la clairière au triple galop. Sa mise était splendide,
son armure de fer plein rutilait d’argent, son heaume au blanc cimier s’ouvrait
sur son visage sévère et déterminé, que Marken reconnut : c’était le paladin
qu’ils avaient croisé dans le prieuré de Noorag, celui qui se faisait appeler
Jehan de Garofalo. Il démonta avec vigueur à une vingtaine de pas du Chevalier
Noir, et tira sa grande épée étincelante, sur la lame de laquelle perlaient des
éclairs de puissance. Ses intentions étaient évidentes, aussi Mark ne
s’embarrassa pas de paroles, et dégaina à son tour son épée.
Le choc des armes explosa dans la nuit. Les deux
combattants, sans s’être jamais fréquentés, se connaissaient pourtant
intimement. Ils étaient tous deux de noble extraction, avaient le même âge,
avaient eu la même formation aux armes, peut-être avaient-ils même fréquenté
les mêmes maîtres, les mêmes champs de bataille. Chacun avait cultivé sa force
et sa souplesse, pris soin de ses armes et fourbi ses bottes secrètes, chacun
avait passé ses nuits à combattre ses ennemis imaginaires. Leurs fureurs de
vaincre étaient égales. Seule différence entre eux deux, l’un agissait par soif
d’or et de domination, l’autre cherchait la gloire et la sagesse. Etait-ce
réellement si important ?
Le duel dura une éternité. Le paladin et le brigand
portèrent chacun maint coups, et en reçurent autant. Le Chevalier Noir était en
armure légère et son arme était quelconque, les chances étaient donc contre
lui. Mais nul combat n’est gagné d’avance lorsque deux hommes se battent qui
sont de force égale, et c’est ainsi qu’il triompha : le justicier abattit sa
lame de toute la force que son bras contenait encore, et Mark para de la
sienne, posant sa paume gauche sur le plat de son fer, à l’extrémité. Son arme
était vaillante, mais elle n’était pas faite pour supporter ce genre de coups,
une fissure se propagea, s’élargit, et la lame se brisa dans une gerbe de
fragments d’acier. Le paladin eut un instant d’hésitation devant le
développement de l’affaire, qui le favorisait soudain. Mais le Chevalier Noir
n’était pas désarmé pour autant, car l’épée avait cédé en biseau, formant une
sorte de long stylet. Les deux combattants étaient proches, trop proches, Mark
n’hésita pas, lui, et jetant toutes ses forces dans ce coup qu’il savait être
décisif, il enfonça ce qu’il lui restait de fer sous le plastron immaculé de
son ennemi, perfora les mailles et le tricot de peau, et remonta jusqu’au cœur.
Combattant expérimenté, il recula pour se mettre à
l’abri des derniers coups du paladin, qui resta debout un instant, luttant pour
conserver l’équilibre, puis finalement, tomba dans l’herbe, bras en croix, sans
lâcher son épée.
Mark
considéra avec respect le corps de son adversaire, puis toisa le loup blanc qui
attendait toujours, à la lisière de la forêt. Il était las, et souhaitait plus
que tout en finir. Une chouette blanche sortit du bois derrière le grand
canidé, et se dirigea dans le silence le plus complet vers le combattant
épuisé. Arrivée à peu de distance, elle étendit ses ailes, et se transforma en
un homme de grande taille, jeune et bien bâti, d’une beauté si stupéfiante que
Mark, s’il n’avait été si fatigué et malgré son goût pour les femmes, en aurait
été ému. Ses longs cheveux noirs et bouclés tombaient sur sa poitrine blanche
en torrents, ses yeux noirs dégageaient une puissance et une chaleur propre à
susciter l’adoration. Il portait, dans le dos, deux grandes ailes blanches, et
il émanait de toute sa personne une lumière crue qui éclairait la clairière
comme en plein jour. D’une voix douce, venue de nulle part, l’ange s’adressa au
Chevalier Noir.
- Ton règne de terreur touche à sa fin, créature
malfaisante. Hegan le vengeur m’envoie, moi, Azymaël, pour te prendre, ta
noirceur d’âme te vaudra les tourments d’une éternelle agonie.
- Alors si tu me prends, il te faudra aussi prendre ce grand
coquin qui te sert de maître, ce Hegan qui t’a envoyé.
Le sens de la diplomatie n’était pas la qualité la plus
éminente de Marken-Willnar Von Drakenströhm. Du reste, il savait bien que la
diplomatie ne lui servirait à rien dans cette affaire.
- Tu ajoutes ainsi le blasphème au sacrilège, rétorqua
Azymaël après un instant de surprise. Tu n’améliores pas ton cas.
- Blasphémer ? Je dis ce qui est. Regarde moi, bougre
d’âne emplumé, j’ai pillé, brûlé, massacré tout mon saoul des années durant,
j’ai bu et mangé à foison, j’ai pris le pain dans la bouche d’enfants qui
criaient famine, violé nonnes et moinillons, passé au fil de mon épée plus de
manants que je n’en peux compter, simplement pour le plaisir d’entendre les
cris des veuves, j’ai mis à la question ceux qui n’avaient rien à me dire, j’ai
brûlé des villages, des cités même, j’ai menti, trahi et assassiné ceux qui me
faisaient confiance, et ça a duré des années comme ça. Et je n’ai guère été
puni de ma vie de pêcheur, puisque durant toutes ces années de vilenie, j’ai
joui des plus grandes richesses et des plus belles femmes, j’ai vécu dans l’or
et la soie, j’ai connu toutes sortes de pays dont souvent j’ai côtoyé les
princes, je ne me suis pas ennuyé un seul jour, et par dessus tout j’ai
toujours été mon propre maître. Et qu’a-t-il fait, ton noble dieu, pour arrêter
mes ravages ? Où était-il lorsque je crevais les yeux des vestales de
Miaris, quand j’empalais les bourgeois de Kunob ? Pourquoi t’a-t-il envoyé
maintenant pour mettre fin à mes actions, alors qu’il aurait été si simple à
ton tout-puissant seigneur de me faire occire par un quelconque de ses
serviteurs voici bien des années ? Il n’a rien fait, voilà tout ce que je
vois, il m’a laissé agir à ma guise. Et à l’instar d’un quelconque marchand de
tapis, il ne s’est réveillé jusqu’au jour où j’ai touché à ses précieuses
reliques pleines d’or et de diamants. Retourne donc voir ton maître, laquais,
rapporte-lui mes paroles, et demande-lui pourquoi il n’a envoyé personne pour
m’arrêter avant ce jour, je suis curieux de savoir ce qu’il a à dire pour sa
défense.
Penaud devant tant de verve, l’ange disparut. Quelques
instants plus tard, il revint se poser au même endroit, et resta coi. Un homme
sortit du bois à sa suite, et le grand loup blanc le suivit. C’était un
vieillard au port haut et à l’air peu commode, marchant avec un bâton alors
qu’il n’en avait nul besoin, et portant sur son épaule un aigle blanc. Bien
qu’il fut plus discret que l’ange, bien qu’il n’émit aucune aura céleste, Mark
comprit immédiatement à qui il avait affaire.
- Est-ce toi, le mortel qui met en cause ma divinité ?
Répond !
- C’est moi, déité bouffie d’orgueil, rétorqua Marken qui
savait que le temps n’était pas à la pusillanimité.
- Mes actions à ton endroit te déplaisent, m’a-t-on dit.
Quels sont tes griefs ? Parle !
- Je trouve, Hegan, que tu es mal placé pour me donner des
leçons de morale, toi qui n’es intervenu en rien pour m’arrêter. Moi, ainsi que
tous les scélérats de mon espèce, sommes laissés libres de répandre la douleur
et la ruine sur le monde, sans que tu ne fasses rien pour nous en empêcher, car
vous autres dieux êtes bien trop absorbés par vos querelles sottes pour vous
préoccuper de rendre le monde meilleur. On peut trancher, écraser, éviscérer de
toutes les façons sans que ça ne vous émeuve le moins du monde. Par contre, dès
qu’on défonce la porte d’une église ou qu’on pisse dans un bénitier, houlalà,
sacrilège, lèse-divinité, c’est ange de la vengeance, loup blanc, tempête
d’éclairs et malédiction jusqu’à la septième génération. Pourriture céleste,
dieu fainéant, je t’aurai peut-être respecté, je t’aurai donné le droit de
juger mes actions si tu m’avais envoyé un adversaire pour arrêter mon bras,
mais en vérité, toi et les tiens, vous n’êtes que des bouffons inutiles, des
fantasmes, des profiteurs de crédulité. Retourne donc au néant avec tes lois
imbéciles, je te renie !
- J’ai rarement entendu tenir des propos aussi
blasphématoires, et jamais on ne me les avait crachés au visage comme tu viens
de le faire. Tu mérites un châtiment exemplaire.
Soudain, Marken perdit pied et s’aperçut qu’il était soulevé
dans les airs par la puissance du dieu. Il entendit, derrière lui, un
craquement végétal, un arbre qui tout à l’heure n’était qu’un hêtre paisible se
tordait pour se hérisser d’épines. Et lentement, il dériva, sans rien pouvoir
faire pour l’empêcher, se rapprochant lentement de l’arbre torturé, jusqu’à ce
que les branches en pointe ne déchirent sa peau. Et il fut transpercé par les
membres, le torse et l’abdomen, ses hurlements se couvrirent de hoquets
sanglants, et son corps martyrisé fut agité de spasmes telle une poupée de
chair.
- Sais-tu, mortel, combien de temps je puis t’infliger ce
supplice ? Mon pouvoir est sans limite, et je puis te faire renaître à la
vie, puis t’empaler longuement sur cet arbre, et soigner de nouveau tes
blessures, et t’empaler encore, et ainsi de suite jusqu’à la consommation des siècles,
pour l’édification des fidèles et ma plus grande gloire.
Et le corps, plus mort que vif, du Chevalier Noir
s’éloigna lentement du tronc ensanglanté.
- Sache aussi, mortel, que la douleur que tu viens
d’éprouver est bien peu de chose en regard de ce que je puis t’infliger si, par
caprice, il me venait l’idée de te rendre plus sensible à la souffrance. Une
telle sorcellerie n’est pas dans mes attributs habituels, mais je la connais
toutefois. Pour l’instant, je vais te redonner vie.
Une lumière céleste nimba alors Marken, et miraculeusement,
ses blessures se refermèrent aussi vite qu’elles étaient apparues. L’étreinte
du dieu se desserra, et le Chevalier Noir roula dans la poussière aux pieds de
Hegan, haletant, blême, son corps encore perclus de douleur.
- Songe à cette souffrance, subie sans cesse, durant mille
fois mille siècles, c’est cette damnation qui est promise aux gens de ta sorte.
Marken, frappé par la puissance divine, ne pouvait plus que
gémir et pleurer sur son sort.
- Toutefois, tes paroles emplies de haine m’ont troublées,
et il ne sera pas dit que je n’y aurai pas répondu. Peut-être ai-je par trop
abandonné les hommes au mal et au chaos. Tu me reproches de ne pas avoir envoyé
de justicier pour réparer les plaies du monde, peut-être as-tu raison. Je vais
donc accéder à ta supplique, et envoyer sur cette terre maudite un justicier,
un défenseur du bien et du beau, un noble guerrier qui montrera l’exemple par
son courage et sa compassion, et qui traquera et combattra sans répit ceux que
tu nommes les scélérats. Marken-Willnar Von Drakenströhm, de ce jour, tu es mon
paladin. Va, répands la justice et l’amour partout où tes pas te conduiront.
Marken, dans un effort surhumain, releva la tête et
interrogea le dieu du regard. Pourquoi, demandait-il, pourquoi me choisir pour
cette tâche ?
- Sache, Marken, que ceci est la dernière chance qui te sera
offerte d’échapper à ce juste châtiment dont tu viens d’avoir un aperçu. Te
voici maintenant mon paladin, et pour le rester, il te faudra agir comme un
paladin. Mais gare à toi si d’aventure, par des actes indignes, tu perdais
cette qualité, car tu serais alors sans attendre précipité dans la Géhenne.
- Je... je...
- N’oublie pas que désormais, Marken, l’ange Azymaël
t’accompagnera en tous lieux. Va sans crainte pourfendre le mal, car toujours
je serai avec toi. J’ai l’œil sur toi, Marken, oh oui, j’ai l’œil sur toi.
Et Hegan, dieu de la Loi, disparut progressivement du monde
des mortels, ne laissant derrière lui qu’un rire, et l’ange Azymaël,
impassible.
Aussitôt que le dieu eut quitté la clairière,
Vertu, Morgoth et Xyixiant’h retrouvèrent leur liberté de mouvement, et se
portèrent au secours du Chevalier Noir, plus mort que vif. Ils le
réconfortèrent, le soignèrent, on eut dit que son âme avait été brisée. Bien
que paralysés, ils n’avaient rien perdu ni du combat, ni de l’intervention
divine, et comprenaient que leur compagnon vivait une expérience des plus
difficiles. Il finit par sombrer dans le sommeil.
Lorsqu’ils se retournèrent, l’ange avait disparu, sans
un bruit. Un hibou blanc, perché sur une branche au-dessus du camp, les
contemplait fixement. Bien qu’ils fussent à bon droit suspicieux, ils
retournèrent à leurs couvertures et rejoignirent Mark au pays des songes.
Ils dormirent fort longtemps, et lorsqu’ils
s’éveillèrent, une brume épaisse voilait les collines alentours, donnant à la
scène un air de rêve. Seul le cadavre du paladin allongé dans l’herbe attestait
que la scène de la veille n’était pas un cauchemar. Lorsque Mark se leva, sa
mine était grise, et il n’avait nulle intention de faire des discours. Un
canari blanc se posa sur son épaule, et sembla lui murmurer quelque chose à
l’oreille. Il se retourna vers ses compagnons et, entre ses dents serrées, avec
dans la voix des accents meurtriers, leur dit :
- Donnons à ce fier combattant de la loi une digne
sépulture, gnagnagna.
Comprenant que c’était un commandement divin, ils
s’exécutèrent, et enterrèrent Jehan de Garofalo, en armure, au bord du
ruisseau, avec une belle pierre dessus. Vertu jugea utile de faire réciter à
Xyixiant’h une prière des morts. Mark allait planter l’épée à la tête de la
tombe, comme le voulait l’ancienne coutume des guerriers, lorsqu’un gazouillis
du petit oiseau retint son bras.
- Quoi ?!?
- Cuicui !
- Oh non, merde, quand même pas la
Holy Avenger !
- Cui !
Et obéissant à l’injonction, le Chevalier noir prit
l’épée de justice, la glissa dans son fourreau, s’assit lourdement les pieds
dans l’eau, prit son visage dans ses mains, et sanglota sans retenue. Morgoth,
tendant l’oreille aux borborygmes qui émanait du guerrier abattu, crut
entendre :
- Jusqu’à la lie ! Jusqu’à la lie !
Lorsqu’il fut remis, ils reprirent la route. Ils
franchirent cols et vaux, bois et rivières, parvinrent sans encombres jusqu’à
la route, qu’ils ne quittèrent plus jusqu’à Banvars, capitale et principal
attrait du royaume de Misène.