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Morgoth II
Morgoth, jeune sorcier sans expérience aucune de la vie, se retrouve en pays hostile, accompagné d'une personne ayant bien plus d'expérience de la vie, mais apparemment bien moins de scrupules moraux. Les voici donc sur les routes, fort démunis, tâchant de gagner la cité de Banvars, capitale du royaume de Misène.


SUR LA ROUTE DE MISENE

Ou

Une randonnée sans histoire



I ) Au Basilic-de-Guingois

Entre les royaumes Gunt et de Misène s’étendait une contrée vallonnée, venteuse et peu fertile nommée Thalassie, et qui était livrée au chaos. Un épais tapis de forêt infesté de brigands et de diverses créatures pas plus amicales recouvrait le pays, troué ça et là par des villages fortifiés peuplés de paysans apeurés et souvent dégénérés. Jadis, un puissant royaume y avait étendu son administration, son commerce, sa glorieuse civilisation. Ces hommes étaient d’une race fière, des bâtisseurs, des entrepreneurs, des ingénieurs opiniâtres et décidés à tirer de leur terre le meilleur de ce qu’elle pouvait donner, mais hélas le temps avait fait son œuvre, les forces du mal étaient venues à bout des anciens souverains dont les noms s’étaient perdus dans les brumes de l’histoire. Bien peu de choses subsistaient de cette époque, quelques ruines perdues au loin parmi les chênes centenaires, quelques malédictions ancestrales et maintenant sans objet, des monuments incompréhensibles élevés à des dieux oubliés, lieux de sabbats naïfs pour de vieilles radoteuses, quelques proverbes, des légendes, des chansons.
Et la route.
La route avait résisté à tout. Le temps n’avait pas de prise sur elle. Ni les rigueurs du climat, ni les roues cerclées de fer n’avaient jamais entamé le parement de calcaire blanc, plat et poli qui la recouvraient. Si les coulées de boues, le limon des inondations ou les immondices déversées par les voyageurs indélicats la recouvraient parfois par endroit, quelques jours suffisaient pour que toute trace de souillure disparaisse de sa chaussée. Elle était bien assez large pour que deux quadriges se croisent sans ralentir, sa chaussée surplombait la lande environnante de près d’un demi-mètre, et son tracé courait dans la campagne droit comme un I, sans se soucier le moins du monde du relief. On ignorait, bien sûr, quelle étrange magie présidait à la préservation d’une telle perfection de génie civil que les indigènes n’avaient ni l’envie ni les moyens d’entretenir, mais les voyageurs de toutes les contrées ne pouvaient que se réjouir de ce merveilleux legs des anciens, seule voie de communication de la région. Le long de la route, quelques baronnies s’étaient constituées, tâchant de survivre à la misère et aux multiples périls qui les assiégeaient, imposant un semblant d’ordre sur un territoire plus ou moins étendu autour du castel seigneurial. En dehors de ces zones de relative sécurité, à intervalle régulier correspondant à une demi-journée de marche, des étapes étaient aménagées sous forme d’auberges sans grâce et lourdement fortifiées.
Or le jour déclinait, et nos héros n’étaient pas téméraires, voici pourquoi, bien qu’ils eussent pu poursuivre leur périple quelques heures, ils avaient préféré goûter à la chaleur d’un de ces providentiels établissements, « le Basilic-de-guingois ». Nos héros consistaient en :
1 ) Morgoth l’Empaleur, nécromancien de sexe masculin âgé de 15 ans, 1m93, 78kg, sans domicile connu.
2 ) Vertu Lancyent, « personne qui sait se débrouiller, enfin on s’comprend » de sexe féminin, 1m74, 61kg , plus âgée mais guère plus domiciliée que le précédent.
Et c’est tout.
Donc ils avaient passé le grand portail sous le regard soupçonneux d’un homme d’armes, traversé la cour où hennissaient quelques montures au regard soupçonneux, fait un salut amical quoiqu’un peu forcé au forgeron qui les dévisageait d’un œil soupçonneux, passé la porte du bâtiment principal et affronté les mines soupçonneuses des clients, ainsi que du patron.
Celui-ci était un homme osseux aux pommettes saillantes d’une quarantaine d’années, nommé Olipar. Il arborait une impressionnante moustache noire comme le jais, ainsi qu’une longue cicatrice qui courait sur la moitié droite de son visage et se perdait dans son cuir chevelu en un sillon glabre. Il avait gagné cette virile distinction, ainsi que quelques autres, lors de ses jeunes années où, embrassant un temps la prestigieuse carrière d’aventurier, il avait couru la région accompagné de quelques compagnons afin d’occire monstres et fourbes sorciers. L’affaire s’était du reste mal terminée face à un grand basilic qui, avant de rendre l’âme, avait eu le temps de pétrifier et de briser en petits graviers deux des compagnons d’Olipar. Le choc causé par cette tragique mésaventure lui fit perdre ses illusions et gagner en sagesse, et comme il avait eu le temps d’amasser quelques richesses, il se retira de la carrière et racheta le relais, dont il décora l’entrée avec la tête du basilic sus-cité.
- Et donc ce sera pour ces messieurs-dames ?
- Bonsoir à vous, industrieux aubergistes, et que ma bénédiction accompagne vos entreprises. Mais je vois que mes bénédictions vous sont inutiles, car à dire vrai, vous avez là un établissement de tout premier ordre, situé par ailleurs sur un excellent emplacement, et l’abondance de votre clientèle suffit à m’indiquer quelle bonne fortune est la vôtre.
- Muf, ‘peut pas s’plaindre. Ce sera ?
- Et bien, le couvert et le gîte pour la nuit, tout bonnement. Et en outre, il m’a semblé voir dans votre cour quelques chevaux, je suppose que nous pourrions arriver à un arrangement...
- Oui ?
- Je suis Vertu Lancevent et voici Morgoth l’Enchanteur. Mon jeune collègue et moi-même sommes des baladins actuellement sans emploi, et suite à quelques revers de fortune, nous voilà quelque peu désargentés. Rassurez-vous, nous avons de quoi payer notre passage dans ces murs, mais pas assez toutefois pour vous acheter une paire de montures, et comme le pays est peu sûr pour des piétons, la situation n’est pas à notre avantage. Ce que nous vous proposons est un marché dont vous comprendrez tout de suite le grand intérêt. Nous envisageons de produire devant vos clients notre spectacle, qui est rare et de qualité, car il s’agit d’un spectacle de sorcellerie d’une grande tenue morale. Attirés par le surcroît de renommée de votre établissement, un plus grand nombre de clients viendra s’y abriter, et passeront en notre compagnie une soirée agréable durant laquelle ils ripailleront et boiront à merci, oublieux de toute économie. Votre commerce s’en trouverait ainsi considérablement renforcé, votre bourse bien remplie et, vos concurrents à la fois envieux et penauds.
- Ah ? Et vous allez sûrement me demander le gîte et le couvert gratuits, c’est ça ?
- Même pas ! Nous nous faisons forts de nous acquitter honnêtement de ce que nous vous devrons durant la semaine que durera notre entreprise. Pour tout paiement, nous vous demandons, vous allez rire, deux de ces pauvres rosses qui encombrent votre écurie, afin de poursuivre notre chemin. Voyez comme tout ce marché est raisonnable et honnête, et contentera les deux parties...
- Vous voulez que je vous offre deux chevaux contre une semaine de singeries ? Effectivement, c’est risible. Je ne sais pas si votre spectacle est comique, mais vous vous l’êtes assurément.
- J’ai dit une semaine ? Je plaisantais bien sûr, je voulais dire deux semaines, deux semaines complètes d’enchantement et de joie quotidienne qui...
- La durée de votre escroquerie, madame, m’importe peu, vous n’aurez pas mes chevaux avant de les avoir payés en bel et bon argent.
- Quoi ? Quelle goujaterie, moi qui pensais avoir affaire à un ami des arts... Peut-être ferions-nous mieux d’aller proposer nos service à un autre aubergiste mieux disposé à notre endroit et sachant discerner son intérêt.
- Et bien bonne chance. Mon collègue le plus proche est le vieux Nuriel, de l’Antre des Sept Rocs Rouges, que vous trouverez douze lieues plus loin. Tel que je le connais, il vous dira comme moi, et en plus, comme il n’est pas homme de cœur comme moi-même, il vous mettra dehors à coups de bâtons. Mais je ne suis pas un tel sauvage, alors voici mon offre : vous pourrez faire vos tours chez moi aussi longtemps que vous pourrez payer votre chambre et votre pitance, je vous offre en effet, et gratuitement, l’usufruit de ma salle. Si votre spectacle est aussi bon que vous le dites et si les clients sont généreux avec vous, vous réunirez bientôt assez d’argent pour m’acheter les chevaux qui vous font envie, aux honnêtes conditions que je vous offrirai. Attention, si les clients sont mécontents et s’il y a de la casse, ce sera pour vous.
- Ah, monsieur, je suis bien déçue de tant de défiance, mais comme nous n’avons guère le choix, je suis contrainte d’accepter votre proposition. Viens Morgoth, allons nous installer.
L’installation fut rapide, car ni l’un ni l’autre ne transportaient des tonnes de bagages. En effet, leur départ de Galleda avait été un peu précipité suite à une méchante affaire, qui leur avait valu une condamnation à la peine capitale dans cette province, qu’ils avaient fuie dans le plus grand dénuement. Depuis, ils avaient erré à travers monts et vaux, la ruse de Vertu et les sortilèges de Morgoth leur ayant permis d’échapper à divers périls dont l’énumération ne présenterait aucun intérêt pour la bonne intelligence du récit, avant d’arriver enfin à la fameuse route menant à Misène, leur destination, où mademoiselle Lancyent se vantait de connaître du monde. Toujours est-il qu’en route, ils n’avaient guère eu l’occasion d’amasser des fortunes. Et peu après, assis au coin du feu dans un coin de la salle, Morgoth fit part de son désappointement à Vertu, qui s’occupait à dévisager discrètement chacun des convives.
- Et bien, nous voilà coincés ici pour un bout de temps dirait-on. Quel vilain grippe-sou que cet aubergiste.
- Ne médis donc pas de lui, c’est au contraire un homme avisé. Regarde la clientèle, crois-tu que ces gens soient venus ici par agrément, pour la cuisine ou pour la bonne mine du serveur? Bien sûr que non, ils sont ici parce que c’est la seule auberge à des lieues à la ronde, sur la seule route de la région. On ne passe dans les parages que contraint et forcé, et on ne fait qu’y passer. Dans ces conditions, qu’on y donne ou non un spectacle n’aurait rien changé à la fréquentation de l’auberge, et ce croquant le sait très bien, il a donc eu raison de refuser mon offre.
- Ah ? Oui, ça semble logique, mais dans ce cas pourquoi faire cette proposition ?
- Qui demande beaucoup reçoit peu, qui demande peu reçoit quedalle. Comme tu l’as entendu, il nous donne sa salle pour rien, alors qu’il aurait été légitimement fondé à se faire payer, c’était tout ce que j’espérais. Et puis on ne sait jamais, des fois on tombe sur des imbéciles qui boivent vos belles paroles.
- Mais c’est malhonnête de profiter ainsi de l’infériorité des gens crédules !
- Au contraire, je dirais que c’est pédagogique. Explique cent fois une mauvais tour à un bourgeois, il n’en retiendra rien. Gruge le une fois, même de peu, et jamais plus on ne l’y reprendra. L’expérience est toujours la meilleure des écoles, dont le filou est le professeur. N’est-il pas légitime, dans ces conditions, de faire payer son enseignement ?
- Euh... si tu le dis. Tu as vraiment une curieuse vision des choses.
- Pour en revenir à notre situation qui semble t’inquiéter, elle est moins mauvaise qu’il n’y paraît. Nous sommes ici au chaud, en relative sécurité et avec un moyen de subsistance. En outre, il y a beaucoup de passage par ici, beaucoup de gens qui circulent, et donc beaucoup d’occasions de s’enrichir. Il suffit d’attendre notre heure.

2 ) L’affaire se conclut

C’était maintenant le quatrième soir que les comédiens de fortune passaient à l’auberge, qui s’était révélée une halte agréable. Ils avaient pris l’habitude de donner deux représentations par soir, une pour les lève-tôt, une pour les couche-tard, et ils avaient noté que certains voyageurs donnaient aux deux représentations. Cependant, la modicité de la quête ne leur permettrait pas de quitter les lieux avant longtemps, d’autant que Vertu s’était mise en tête d’acheter tout un bric-à-brac de sacs, selles, vêtements de rechange, cordes, armes et armures qu’elle estimait indispensables à leur voyage, mais qui se rajoutait au prix des canassons. Le spectacle qu’ils présentaient était une version allégée de Lansquenets&Fariboles, la pièce qui leur avait valu leurs ennuis à Galleda. La sorcellerie étant éprouvante pour celui qui la pratique, Morgoth terminait la deuxième séance bien fatigué, il allait se coucher tout de suite après, laissant seule Vertu, qui était plus nocturne. Nous en étions précisément à ce stade de la soirée quand, alors qu’elle discutait ses affaires avec un négociant en poteries Balnais, Olipar vint la trouver.
- Très intéressante représentation, comme d’habitude, Vertu. On ne s’en lasse pas.
- Mais tout le mérite en revient à Morgoth.
- On dirait que c’est un sorcier fort capable, malgré son jeune âge.
- Oh oui, certainement.
- J’ai moi-même fait un peu la route, dans mon jeune temps, l’épée à la main, et en ces temps-là j’ai pu apprécier tous les bienfaits que l’on peut tirer de la présence d’un mage à ses côtés. Nous étions jeunes alors... Et vous-même, je n’ai pas l’impression que vous soyez guerrière, et encore moins prêtresse, mais il est possible que je me trompe...
Vertu se raidit. Olipar venait implicitement de la traiter de voleuse, ce qui dans l’absolu n’était pas faux, bien sûr, mais quand même.
- Je ne suis qu’une femme célibataire qui essaie de survivre dans ce monde âpre et barbare.
- Oui, on va dire ça. Bon, puisqu’on est entre aventuriers je vais être franc, il y a cet après-midi un homme qui est venu à l’auberge, et qui cherchait des personnes capables de remplir une mission délicate contre « une certaine somme ». Alors j’ai pensé à vous, comme vous êtes apparemment en manque de fonds.
- Mais, c’est très intéressant ce que vous me dites là. Et que s’agissait-il de faire au juste ?
- Il m’a parlé de convoyer un certain objet à un certain endroit, mais sans plus de précisions.
- Et... la somme ?
- J’ignore le montant, je ne suis qu’un intermédiaire. Il n’avait pas l’air dans le besoin, c’est tout ce que je peux vous dire, il m’a réglé ma commission en bel or tiré d’une bourse bien pleine.
- Et cet homme, de quoi avait-il l’air ?
- Oh, le donneur d’ordre typique, taille moyenne, cheveux gris et barbe du même poil, âgé mais encore vigoureux, sévère, plutôt sec, pas bien aimable. Et bien sûr, revêtu d’un grand manteau noir, comme le veut la coutume.
- Comme le veut la coutume. Tout ça m’a l’air conforme aux usages et aux Normes, je vais en parler à mon camarade.

Morgoth n’avait pas d’objection majeure à quitter le Basilic, pressé qu’il était de regagner des contrées plus civilisées, et par conséquent il accueillit avec un certain plaisir la perspective d’un prochain engagement lorsqu’au réveil, Vertu lui en fit part. Le commanditaire se montra à l’heure où le coq commençait à fatiguer, et vint s’attabler avec Olipar et nos deux compagnons, à l’abri d’oreilles indiscrètes qui n’étaient pas là, vu que la salle était vide en cette heure matinale.
L’homme présentait, en effet, toutes les apparences d’un commanditaire d’aventuriers des plus ordinaires, en tout point semblable à la description qu’en avait donné l’aubergiste. On aurait pu ajouter au tableau une légère claudication, une voix cassée et, si l’on prêtait attention à ce qui se cachait sous le noir manteau, des effets luxueux sous lesquels jouait une musculature qui n’avait rien de sénile.
- Je suis Arcelor Niucco, Second Nautonier des Gougiers de Banvars, et j’ai besoin de l’aide de gens décidés et habiles pour transporter rapidement un certain objet jusqu’à un certain lieu.
- Mon nom est Vertu Lancette, aventurière en quête de reconnaissance, et mon jeune compagnon Morgoth, qui est mage, est dans le même cas. Je connais un peu, de réputation, votre guilde marchande et ce serait pour nous un honneur que de vous venir en aide.
- Si vous connaissez les Gougiers, vous savez quels bienfaits on peut tirer de notre alliance. Vous savez aussi, je pense, que nous émargeons à l’Honorable Société de Banvars.
- Une sage précaution par les temps qui courent.
- En effet. Maintenant que les choses sont claires, passons à la mission.
- Avant de poursuivre plus avant dans les pourparlers, je souhaiterai tout d’abord connaître les aspects légaux de l’affaire. Nous sommes étrangers dans la région, et nous ne souhaiterions pas contrevenir à quelque loi, fut-ce à notre insu. Nous sommes des aventuriers honnêtes.
- Vous avez raison de soulever ce point, et vous pouvez apaiser vos légitimes inquiétudes, je ne vous demande rien qui ne soit contraire ni à la loi, ni à l’usage, ni à la moralité. En revanche, pour des raisons que vous comprendrez bien vite, je devrai vous demander, avant de vous exposer l’affaire, une totale discrétion, et ce même si vous n’acceptez pas mon offre.
- Excellente chose, vous pouvez compter sur notre silence.
- Alors voici l’affaire. Nous avons un comptoir dans les collines de Tibasri, une sorte de fortin perdu au milieu de la forêt, dans un lieu-dit « Valcambray ». Cette place sert de base à l’exploitation forestière, car la région regorge de bois précieux. Je devais me rendre à Valcambray pour donner des instructions au chef de l’exploitation, mais des événements imprévus m’appellent ailleurs, voici pourquoi j’ai besoin de messagers de confiance pour porter là-bas un parchemin contenant des informations importantes. Je ne vous cacherai pas que ces informations sont recherchées par plusieurs de nos concurrents, c’est pourquoi vous devrez faire preuve de rapidité et de discrétion dans votre voyage. En outre, la contrée n’est pas des plus calmes, vous le savez bien, voici pourquoi j’ai besoin de gens de votre sorte, à la fois peu voyants et capables de se sortir de situations imprévues.
- Jusque là, c’est dans nos cordes. Est-il loin, ce Valcambray ?
- Trois jours de cheval, peut-être plus en cas d’intempérie. Vous suivrez la Route vers l’est pendant cinq heures jusqu’à croiser une rivière large de dix pas nommée Cipangre, longée par un chemin de peu d’importance. Vous remonterez à travers les collines et la forêt de Pringeois jusqu’à une vallée qui ira en se rétrécissant. Lorsque vous verrez, au nord, une falaise blanche en demi-lune percée de quelques grottes, quittez la route, le fortin est juste aux pieds des éboulis. Ce n’est pas bien loin à vol d’oiseau, mais la route est mauvaise. En ce qui concerne votre rémunération, vous serez payés cent vingt ducats d’or par le chevalier d’Olanza, qui est le chef du camp et qui sera au courant de l’arrangement...
- Cent-vingt ducats, c’est une somme honnête. Toutefois, nous sommes actuellement sans équipement adéquat. Nous avons amassé de quoi acheter des armes, des provisions et des vêtements adaptés à ces randonnées, toutefois il nous manque encore de quoi faire l’acquisition de deux montures, soient une vingtaine de ducats, si je ne m’abuse. Voici pourquoi nous avons besoin, en sus, d’une petite avance pour remplir cette mission, avance sans laquelle, hélas, nous ne pourrons quitter cette auberge.
- Cet arrangement me semble approprié. Soit, je vous compterai vos vingt ducats. L’affaire est faite ?
- Pour moi l’affaire est faite, si Morgoth n’y trouve rien à redire.
- Hein ? Pardon ? Ah, euh, oui, comme bon vous semble.
- Splendide (l’homme tira de sa bourse, qui faisait un joli bruit, vingt pièces d’or toutes neuves). Voici donc pour vos chevaux. Je vous confie aussi ma chevalière, que vous montrerez à Olanza pour prouver l’identité de celui qui vous envoie. J’aurais aimé trinquer avec vous à la réussite de notre affaire, mais je dois vous quitter sans plus attendre. Que Hegan vous guide et couronne votre voyage de succès.
Et il partit aussitôt. Olipar, satisfait, retourna à son comptoir, mais Vertu le suivit, imitée par Morgoth.
- Dites-moi, Olipar, vous m’avez bien dit avoir été aventurier, avant que ne vous vienne la vocation de bistrotier. Peut-être vous reste-t-il deux ou trois choses utiles dont vous désireriez vous dessaisir...
- Ah ah ah ! Vous savez, ça fait treize ans que je tiens cette auberge, et il y a longtemps que ma vieille épée, mon écu de guerre et ma cotte de maille se sont couverts de rouille et de sang sur le dos d’un autre à qui je les avais vendus. Voyez-vous, cet établissement est ainsi placé qu’il est une halte quasiment obligée pour quiconque désir partir à l’aventure vers le sud, qui est riche d’or et de périls de toutes sortes. C’est d’ailleurs pour cette raison que je tiens aussi, en plus de mon activité d’aubergiste, un modeste dépôt d’armes et de matériels divers, pour dépanner, le cas échéant, voyez-vous.
- Tiens donc. Et peut-on voir ce que vous avez dans votre modeste dépôt ?
- Mais bien sûr, aidez-moi à soulever la trappe là... oui, ne descendez pas dans le noir, c’est un coup à se tuer, attendez que j’allume ma torche. Voilà, attention à la tête, et prenez garde aux marches, aussi, il faudra que je les brique un jour, voire que je les fasse retailler. Nous y sommes, bienvenue dans mon humble échoppe.
- Bitechaton ! S’exclama Vertu.
- Ton ton ton... fit l’écho.

3 ) Les préparatifs de l’aventure

- Voilà, je vous laisse regarder ce qui est à votre goût et dans vos moyens. Notez comme tous les articles sont étiquetés et soigneusement décrits. Les prix indiqués sont fermes et d’ailleurs si modiques que ce serait déshonorant de vouloir les marchander. Tous ces articles ont été acquis légalement, la maison vous fournira du reste des certificats qui en attesteront auprès des autorités, si d’aventure on vous en faisait reproche. Si vous avez des questions, je suis là pour y répondre.
- Oh, une chaîne de combat Vansonienne !
- Notez le travail de la boule, qui dénote d’une fabrication soignée. Elle a servi quelques semaines seulement à l’entraînement d’une compagnie de gladiateurs qui plus tard a fait faillite, j’ai eu la chance d’en faire l’acquisition lors de la vente aux enchères. Sept ducats, le prix d’une arme d’occasion pour un matériel quasi-neuf.
- Et celle-là...
- Vous avez l’œil, c’est un espadon fort ancien qui a appartenu à une noble famille de la région, qui a malheureusement subi quelques revers de fortune et s’en est dessaisie à condition que je ne révèle pas son origine. Ce sont des choses qui arrivent. Une arme alliant puissance, efficacité et beauté, comme vous le voyez à l’éclat particulier de l’acier. Je la vends à quarante-cinq ducats en raison de sa valeur historique, toutefois je ne vous la conseillerai pas pour votre affaire, c’est plus, si je puis me permettre, l’arme d’un robuste chevalier que celle d’une femme élégante.
- Tout à fait, tout à fait, je me contentais d’admirer. Et ce petit bouclier, c’est quoi ?
- Une targe légère en bois recouvert d’acier fort, de forme démodée mais en excellent état. Elle a appartenu à un aventurier qui a trouvé la mort non loin d’ici, le paysan qui l’a trouvé lui a payé des funérailles dignes et religieuses, il s’est donc senti en droit de réclamer le produit de la vente de l’équipement à titre de compensation. Notez comme sa forme bombée et sa faible surface permettent à un défenseur habile de parer un coup de taille ou d’estoc, voire une flèche, tout en permettant le maniement d’une pique, d’un bâton, d’un arc ou de tout autre arme nécessitant d’avoir ses deux mains. Deux ducats pour ce petit article bien pratique.
- Ce truc m’intéresse bien. A propos d’arc...
- C’est dans cette allée, là. On m’a raconté l’histoire d’une troupe de jeunes aventuriers qui étaient partis occire je ne sais quel troupe de brigands, et qui se sont fait massacrer sans avoir seulement blessé un seul de leurs ennemis. Ils avaient fait l’erreur de n’emporter aucune arme de jet, les sots, et ils étaient tombés dans une embuscade tendue par des gens qui, eux, avaient des arcs. Un seul guerrier avait survécu à la mésaventure, tellement criblé de flèches que par la suite on l’a appelé « le poreux chevalier ». Mais je vois que vous n’êtes pas de cette trempe. Cet arc vous tente ? Trois cent vingt ducats.
- Combien ?
- Trois cent vingt, et ce n’est pas cher en vérité, car il s’agit d’un arc elfique taillé dans la branche d’un chêne sacré. Ces armes étaient – et sont peut-être toujours – utilisées par les sentinelles gardant les cités sylvestres des elfes. Leur conception particulière permet à quiconque en a l’habitude de tirer avec une précision accrue et avec une vitesse stupéfiante.
- Umm... si c’est vrai, le prix est justifié, mais c’est pour l’instant hors de notre portée.
- Celui-ci peut-être... Il ne coûte que huit ducats et c’est une arme neuve. Comme manifestement vous connaissez les armes, vous aurez noté la facture très particulière de cet arc, composé de multiples couches de plusieurs bois différents assemblées avec art de manière à accroître la puissance du tir, et donc la portée, sans sacrifier la précision. Ce type d’armes est très en vogue dans le sud, mais malgré sa supériorité sur l’arc classique, il a du mal à s’imposer dans nos contrées car beaucoup de gens d’armes ont une vision traditionaliste, voire rétrograde de leur métier. D’où la promotion.
- Ah oui, c’est plus dans mes cordes, si j’ose dire. Je crois que je vais le prendre.
- Et un carquois, je suppose, d’une douzaine de flèches... deux douzaines, sage précaution. On arrive à onze ducats pour l’archerie.
- J’aimerais assez qu’on revienne aux épées, c’est par là je crois...
- Exactement. Je vois que vous vous intéressez aux rapières, qui sont à mon sens des armes plus adaptées au sport, aux duels courtois et aux escarmouches citadines qu’au combat en plein air, mais chacun a sa religion sur ces choses. Celle que vous regardez est toutefois une arme efficace, mise en gage chez moi par un aventurier qui venait de la trouver dieu seul sait où. Elle est équipée d’un enchantement qui la fait luire dans l’obscurité, comme vous voyez, et qui lui confère sans doute diverses propriétés dont, pour tout vous dire, j’ignore le détail. Je la mets en vente pour deux cent ducats, elle vaut peut-être plus, peut-être moins, allez savoir...
- De toute façon, ce n’est pas dans nos moyens. Peut-être, dans l’avenir... Non, ce qu’il me faut, c’est une bonne épée classique. Tiens, mais quel drôle de bâton courbe ! Je l’avais pris pour un arc, mais il a une sorte de garde...
- Houlà, oui, je l’avais oublié celui-là. Et bien, ça ne nous rajeunit pas ! Oui, si mes souvenirs sont bons, c’est une arme qu’un client portait lorsqu’il est venu dans mon auberge, un vieil ivrogne qui radotait des histoires bizarres. Il avait, à ce qu’il disait, voyagé vers l’est, par delà les monts du Shegann, dans les lointaines contrées situées par-delà le mythique Shedung, et y avait vécu des aventures totalement loufoques. En tout cas, il est mort une nuit dans son sommeil, et je me suis dit que la vente de ce bâton me rembourserait de son ardoise. Et puis je l’ai oublié dans ce coin.
- Il me plaît bien. Un demi-ducat ? Le prix est encore valable ? Je pense que je vais le prendre, il me servira de sabre de bois, pour m’entraîner. Et puis je prendrai aussi cette épée là, qui convient à l’usage que je veux en faire.
- Excellent choix, c’est une épée Pygienne, de l’armée de la condottiere Malvina. Une arme de soldat ayant un peu servi, que je vous propose donc à cinq ducats.
- Cochon qui s’en dédit. Et... ah, où avais-je la tête, il me faut aussi une armure.
- Nous avons un lot de cottes de mailles...
- Trop lourd, trop bruyant, et sûrement trop cher. Non, je pensais plutôt à ce pourpoint matelassé. Ce n’est pas donné dites-moi, vingt-cinq ducats.
- Ah, mais ce n’est pas un pourpoint matelassé ordinaire. L’intérieur est doublé en cuir d’auroch rouge, matière très résistante au percement qui protège donc des coups d’estoc. L’extérieur est quant à lui recouvert d’un velours noir et mat, et vous voyez que ce vêtement dispose d’une ample cagoule et d’une sorte de longue jupe faite de la même matière, et qui se déploient en un tournemain. Je n’ai nul besoin de vous expliquer plus avant l’intérêt de cette particularité, ni celle des multiples et discrètes poches intérieures que vous voyez ici, ici, ici... En outre, et je suis sûr que cet argument emportera votre adhésion, cette armure a été conçue pour une anatomie féminine.
- Ah ! Effectivement, c’est bon marché dans ces conditions. Je le prends. Il nous faudra aussi une dague pour le jeune homme, ainsi que du petit matériel, des sacs à dos, torches, cordes...
- Je vous arrête tout de suite pour attirer votre attention sur le pack « premier donjon » que voici. Pour cinq ducats pièce, vous aurez un attirail complet et de qualité, un matériel sans fioriture, mais fiable.
- Comme c’est astucieux. Décidément votre établissement est plein d’attraits. Donc vous nous en mettrez deux, ce qui nous met l’affaire à...
- Alors, deux packs nous font donc dix ducats, plus le pourpoint nous font trente-cinq, plus l’épée ce qui nous fait quarante, et le bâton, quarante et demie.
- Et la targe.
- Et la targe, en effet, quarante deux ducats et demie. Eh bien, ça fait quand même une somme, n’est-ce pas...
- Bah, sachons vivre.
Et tandis que Morgoth peinait à ramener tout l’attirail à la surface, Vertu paya son compte à l’aubergiste médusé, tirant pléthores de monnaies d’une bourse bien lourde.
- Suis-je bête, j’allais oublier les trois chevaux.
- Trois ?
- Si nous sommes suivis, nous pourrons toujours épargner une bête sur les trois, ce qui nous permettra de distancer un cavalier n’ayant pas pris ce genre de précaution.
- C’est bien vu. Je vous propose les trois montures que vous voyez sous la tonnelle pour trente ducats, avec selles et fontes.
- Quoi, ces canassons agonisants ? Vous plaisantez je suppose.
- Certes, certes, ce ne sont pas des étalons de l’année, je suis prêt à descendre jusqu’à huit par tête...
- Je ne vois pas ce que j’en ferai, j’ai besoin de montures robustes et fiables, peu m’importe le prix que je paye ces rosse grisâtres, elles ne me seront d’aucune utilité. Et pourquoi ne me proposez-vous pas ces autres chevaux que vous cachez dans l’écurie, là ?
- Je ne les cache pas, je les préserve des intempéries, car ils sont plus chers. Pas moins de quinze ducats chacun.
- Vendu.
Et derechef, Vertu tira sa bourse et aligna quarante-cinq ducats sur le comptoir.
- Mais c’est un plaisir de faire des affaires avec vous, ajouta Olipar en s’empressant d’encaisser.
- Pensez-vous, c’est si rare de pouvoir commercer avec d’honnêtes gens de nos jours. Allons à l’écurie choisir nos bêtes, le temps nous presse quelque peu.
- Quoi ? S’étonna Morgoth. Tu veux partir tout de suite ?
- Séance tenante, en effet. Plus vite nous partirons, plus vite nous arriverons, et plus vite nous toucherons notre argent.
- Si tu le dis...
- Allez, hardi, l’aventure nous appelle !
Et joignant le geste à la parole, Vertu revêtit son pourpoint noir.

4 ) La sagesse particulière de Vertu

La voleuse se retourna à plusieurs reprises pour voir l’auberge diminuer de taille, au loin. Morgoth ne s’en aperçut pas, tout occupé qu’il était à rester en selle(1). Une fois que l’édifice eut définitivement disparu derrière une colline, Vertu vint deviser gaiement avec son compagnon, et chanta quelques chansons héroïques. Ils déjeunèrent sans démonter, un peu avant le pont enjambant la rivière Cipangre, et suivirent l’itinéraire prescrit, cheminant au creux d’une sente bucolique. Parfois, ils croisaient quelque groupe de paysans vaquant à leurs occupations, toujours armés et peu amènes, mais qui leur indiquèrent néanmoins le chemin, confirmant les dires du mystérieux Arcelor Niucco. A plusieurs reprises, comme Vertu l’avait expliqué, ils avaient changé de chevaux pour les ménager, sans prendre la moindre halte pour ce faire, tant et si bien qu’ils progressaient à vive allure. Lentement, les ombres s’allongèrent, et le ciel s’assombrit, en même temps que l’humeur de Morgoth, qui souffrait l’embarrassant martyre du cavalier novice. Lorsque le crépuscule eut commencé à s’installer, Vertu vint donc le voir pour lui changer les idées.
- Puisque tu m’as demandé de t’apprendre un peu la vie et de t’instruire du métier d’aventurier, as-tu retenu quelque chose d’utile de nos petites affaires matinales à l’auberge ?
- Oui, tout à fait. J’ai remarqué que tu avais dépensé près de quatre-vingt dix ducats pour accomplir un travail qui doit nous en rapporter, si tout se passe bien, cent quarante. Outre le fait que le bénéfice de l’opération est assez médiocre, j’ignorais que la quête avait rapporté de telles sommes.
- Ce n’est pas à ça que je pensais mais tu as néanmoins raison de soulever ce point. Il est vrai que les dépenses que j’ai effectuées sont démesurées par rapport à la solde qui nous a été proposée, mais il s’agit d’un investissement qui nous servira, je l’espère, longtemps et en de multiples occasions. En outre, ces sommes sont importantes en soi, mais ridicules comparées aux gains que j’espère tirer de toute cette histoire.
- Je ne te suis pas.
- La somme offerte par un commanditaire pour partir à l’aventure est rarement une justification suffisante pour les risques pris. A telle enseigne que bien souvent, il n’y a pas besoin du tout de commanditaire pour partir arpenter les contrées sauvages, car d’habitude, l’essentiel du bénéfice se fait au cours même de l’aventure, en récupérant l’équipement, les armes et les richesses des ennemis tués, ou bien en s’emparant des trésors qui traînent. Qu’importe dans ces conditions de dépenser cent pièces d’or pour une histoire qui peut nous en rapporter mille ?
- Tu as parlé d’ennemis ? Mais de quels ennemis parles-tu ? Tu sais quelque chose que j’ignore ?
- Le terme « ennemis » recouvre tout ce qui est susceptible de se mettre sur notre chemin pour nous empêcher de réussir notre coup. Il peut s’agir de bandits de grands chemins, de bestioles malfaisantes qui vivent dans la forêt, de quelqu’un qui aurait une vieille rancune contre l’un de nous, d’hommes de mains d’un quelconque ennemi de notre commanditaire, voire de notre commanditaire lui-même, ce qui en l’occurrence ne m’étonnerait pas plus que ça.
- Il m’a pourtant eu l’air sincère.
- C’est à ça qu’on reconnaît les bons menteurs. Je vais te raconter une histoire : voici plus de trois siècles, dans le lointain pays de Khôrn, vivait Noobir le Chanceux, un aventurier qui louait sa lame à qui pouvait la payer. Un beau jour, un homme mystérieux et pressé vint à lui, et lui promit de l’or s’il accomplissait une mission qui consistait à délivrer une jeune fille enlevée par des marchands d’esclaves. Noobir accepta, il courut par monts et par vaux à la poursuite des esclavagistes, leur expliqua sa façon de voir les choses, délivra la jeune fille, et la ramena à son commanditaire, qui le paya.
- Et alors ?
- Et alors ce fut à ma connaissance la dernière fois qu’un commanditaire a donné à un aventurier une mission sans malhonnêteté, sans arrière-pensées, sans mensonges ni tromperie sur la personne. Un commanditaire a toujours quelque chose à cacher, toujours.
- Oh, je suis sûr que tu exagères. Peut-être pas celui-là, son histoire se tenait...
- Oui, son histoire se tenait, sauf que manque de bol, je connais un peu les Gougiers de Banvars, et je sais pertinemment qu’il n’y a pas de Second Nautonier nommé Arcelor Niucco, et quand bien même, un Second Nautonier, c’est un personnage important, un notable, pas un croquant qui se risquerait sans escorte dans un pays hostile. Et puis, pour un haut dirigeant de guilde marchande, je ne l’ai pas trouvé très dur en affaires. Son physique, sa manière de se déplacer et de se comporter, tout trahit au contraire une éducation militaire. Bref ce type est aussi marchand que je suis moniale de Miaris.
- Alors là tu m’impressionnes.
- Tout ça pour dire que notre mission ne sera pas de tout repos, qu’elle risque de nous apporter beaucoup d’or, mais aussi beaucoup de combats. Ce qui me fait penser que sommes bien faibles et que si on nous attaque par surprise, ta magie sera aussi inefficace que mon baratin. L’idéal pour être protégés, ce serait de recruter un guerrier.
- Un guerrier ?
- Une espèce de malabar sans cervelle et qui aime la bagarre.
- Oui, je vois bien le concept de guerrier, mais où est-ce qu’on va bien pouvoir trouver ça ?
- La région grouille de mercenaires si avides d’aventure qu’ils chargeraient le dragon sabre au clair contre la promesse d’une part de butin. La providence y pourvoira, sois sans crainte. Quoiqu’il en soit, ce n’est pas de ça que je voulais te parler, mais de nos achats d’armes et de matériels divers. Tu n’as rien remarqué ?
- Et bien, hormis le fait que la modeste échoppe d’Olipar aurait pu équiper une armée, tout m’a semblé à peu près normal, mais je t’avoue que je n’ai pas ton expérience des armes.
- Tu me flattes, je n’y connais pas grand chose en fait, j’ai juste vu certains de mes compagnons se battre, jadis, et j’ai un peu essayé de les imiter, en fait si j’ai pris toutes ces armes, c’est surtout pour impressionner d’éventuels brigands, comme ces paysans que nous avons croisés et qui nous auraient détroussés sans coup férir si nous avions eu moins d’allure. Crois-moi, le gueux a beau crever de faim, il reculera toujours devant un cavalier fer-vêtu portant flamberge et gonfanon, c’est sûrement un instinct hérité de la sélection naturelle.
- Ah, donc c’est pour ça que tu as pris l’épée et l’arc.
- Non, l’arc je sais m’en servir, un peu. Et l’armure est réellement une très belle pièce. Mais tout ça ne vaut pas l’excellente affaire que j’ai faite avec ceci !
Et elle brandit fièrement le bâton encore poussiéreux, qu’elle essuya avec minutie et respect.
- Ah, le pauvre Olipar, le brave, le gentil, l’innocent Olipar.
- Quel tour lui as-tu donc joué pour être de si riante humeur ?
- Si cet honnête benêt avait eu deux sous de culture, ou ne serait-ce que deux sous de curiosité, il aurait défait le nœud de cette cordelette, ici, près de la garde, vois-tu ?
- Je vois.
- Et en tirant là comme je le fais, il aurait pu ainsi découvrir que cette lame en bois dur n’est en réalité qu’un fourreau de bois pour une lame en bel acier.
Swish, fit la lame en tranchant l’air vespéral. Même le rougeoiement du couchant ne parvenait à altérer sa profonde teinte bleue étincelante. Même Vertu resta, un instant, muette devant le spectacle irréel de cet exemple parfait de travail du métal, cet engin de mort si simple, et beau.
- Et voici comment on achète pour un demi-ducat un authentique katana oriental dont aucun marchand sensé ne se débarrasserait à moins de deux-cent. Décidément, il faudra que je retourne dans cette boutique, ah ah ah !
- Quoi ? Tu as escroqué ce pauvre Olipar ? Mais tu n’as donc aucune honte de ce que tu as fait ? Tu savais la valeur d’un bien que tu achetais et pourtant tu l’as eu à vil prix, c’est proprement scandaleux, c’est...
Vertu sortit de sa fonte un rouleau de papier.
- Tu sais ce qu’il y a marqué là ? Il y a marqué que le dénommé Olipar m’a cédé, librement, de son plein gré, et moyennant un paiement qui lui a été intégralement crédité, un objet que voici. Et le dénommé Olipar a apposé son sceau ici en bas, là.
- Mais c’est immoral !
- En tant que commerçant, il est tenu de connaître la qualité des marchandises qu’il vend. S’il l’ignore, il fait mal son travail, c’est tout. Suppose que la situation soit inversée et qu’au lieu de me vendre un article supérieur à vil prix, il m’ait vendu très cher une camelote, il serait évidemment coupable de négligence criminelle, car une telle erreur pourrait m’être fatale au moment du combat. Et bien dans le cas qui nous intéresse, il est tout aussi coupable.
- On ne m’ôtera pas de l’idée que tu aurais pu le détromper, puisqu’apparemment, tu as vu du premier coup d’œil à quoi tu avais affaire. Moi, c’est ce que j’aurais fait.
- Et tu aurais eu grand tort ! Ce n’est pas à toi, client, de déterminer la qualité d’un bien, c’est au marchand. S’il n’a pas les compétences requises, il doit mander les service d’un expert qui se fera payer pour cela. Or expert, c’est un métier ! En donnant gratuitement ta science à un marchand, non seulement tu vas à l’encontre de tes intérêts – ce qui est ton affaire – mais en plus tu ôtes le pain de la bouche d’un honnête professionnel ! Et c’est ainsi qu’en croyant te comporter comme un homme de bien, tu réduis à la famine et à la mendicité une famille de braves gens. C’est ça ta conception du bien ?
- Aeuhhh... ben non évidemment. Je n’avais pas envisagé les choses sous cet angle.
- Bien sûr, et c’est normal, tu es encore jeune et ignorant. Le monde est complexe, les individus sont multiples, leurs intérêts et leurs aspirations sont aussi divers qu’entremêlés au sein de la société. Voici pourquoi, avant d’agir, il convient toujours de peser le pour et le contre, savoir à qui on va bénéficier et à qui on va faire du tort, et surtout, il faut se méfier de ses élans naturels. Les bonnes volontés des gens malavisés sont sympathiques, mais font plus de mal que de bien. Bien sûr, à ton âge, on rêve de soulager l’humanité souffrante, de guérir les plaies du monde, d’apaiser les conflits des nations et toutes ces belles utopies, mais après quelques années passées à se frotter aux rudesses de l’existence, on en vient à réduire ses ambitions altruistes à ses amis et à sa famille, dans le meilleur des cas. Sachant que celui qui réduit encore ses ambitions altruistes à faire prospérer sa seule personne n’est pas forcément un mauvais bougre.
- Décidément, tu as des conceptions étranges.
- Ah, nous arrivons.
- Où ? Ce village ?
- Si j’en crois les indications qu’on m’a données, c’est le bourg de Brantemort, où nous pourrons faire étape.
- Aaaaah ! Et c’est pour arriver ici avant la nuit que tu nous a fait presser l’allure.
- Exactement. Je n’avais aucune envie de dormir à la belle étoile. Mais c’est curieux, on dirait qu’il y a une certaine agitation, je n’aime pas ça. Tâchons de nous approcher discrètement pour voir ce qui se passe.
- Sans doute une fête folklorique.
- Espérons-le.

5 ) Le spectre et le pendu

A moins que les traditions locales ne nécessitent l’utilisation d’un gibet et d’une corde, il ne s’agissait pas d’une fête folklorique. Toute la population de Brantemort était assemblée, et aussi probablement celle des hameaux environnants, pour assister à une pendaison. Le supplicié était un gaillard fort bien bâti d’une trentaine d’années, blond comme les blés, dont le visage aux traits fins étaient actuellement chargés d’une irritation bien compréhensible. Comme de juste, on lui avait passé la corde au cou et entravé les mains dans le dos. Il y avait aussi, comme toujours dans ce genre de scène, un grand bourreau bien gras avec une jolie cagoule de velours rouge, ainsi qu’un noble vieillard en robe noire, qui devait être une quelconque autorité, et qui lisait un parchemin à la foule.
Dissimulés derrière une meule de foin, Vertu et Morgoth ne perdaient rien du spectacle.
- Mais, par le gonfanon sanglant de Nyshra, je ne me trompe pas, c’est bien Mark que ces gueux s’apprêtent à pendre !
- Tu connais ce malfaiteur ?
- Mais oui, c’est un mien compagnon, Marken-Willnar Von Drakenströhm. Oh le pauvre, il faut le secourir avant qu’il ne se fasse clocher par ces crotteux. Tu as quoi comme sorts ?
- Ben... ce que j’avais préparé pour la représentation de ce soir. Nous sommes partis si vite que je n’ai pas eu le temps de préparer des sorts de combat.
- Illusions, invisibilité, bruitages divers, c’est bien ça ?
- Oui, mais...
- Parfait, ça suffira. Donne moi cet instrument, là...
- Attends, une minute, dans quoi m’entraînes-tu encore ? Tu voudrais que nous soustrayions un criminel à la justice du pays ? Je suppose que si on s’apprête à le pendre, c’est qu’il y a de bonnes raisons.
- Allons allons, je te croyais au-dessus de ces jugements hâtifs. Tu sais comme moi que la justice en ces contrées est des plus expéditives, généralement rendue au seul bénéfice de l’oligarchie locale, je ne doute pas que le Chevalier soit innocent et de bonne foi, et que seules ses origines ethniques ou religieuses l’ont fait condamner par ces paysans grossiers, sur la foi de lois idiotes et de témoignages inspirés par l’alcool. Crois-moi, c’est un bon camarade, un solide combattant respectant l’honneur des soldats et, même s’il lui arrive d’être un peu impulsif, c’est un joyeux compagnon sur lequel on peut compter. Sans doute aura-t-il contrevenu à quelque coutume grotesque et obscure qui aura cours ici, voilà tout. Est-il juste, dans ces conditions, de le laisser périr pour quelque peccadille ?

- Chevalier noir, vous avez été reconnu coupable de brigandage, vol à main armée, enlèvement et séquestration, homicide au premier et au deuxième degré, viol avec actes de barbarie, usurpation d’identité, de décoration, de qualité et de grade militaire, parjure, blasphème, vol et destruction de matériel religieux, saccage d’édifice religieux, pratiques obscènes et scatologiques dans une enceinte consacrée, injure publique, subornation de témoin, corruption active et passive, tapage nocturne, coups et blessures volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner, braconnage, exhibition publique d’organes génitaux, exercice illégal des professions de médecin, avocat et banquier, contrefaçon de monnaie royale, contrebande d’or, de sel, d’alcool, d’armes, de matériel agricole et de substances stupéfiantes, pratique de la nécromancie, commerce avec le démon, pratique de culte illicite, détournement de mineurs, pédérastie, cruautés envers les animaux, délit de grivèlerie, commercialisation d’aliments avariés, stationnement illicite de véhicule devant un bâtiment officiel, association de malfaiteurs, complot visant à l’évasion de prisonniers, possession et recel d’esclaves, complot contre la sûreté de l’état, tentative de régicide, apologie du suicide, incitation à la haine raciale, port d’armes prohibées, insultes à agents de la force publique dans l’exercice de leurs fonctions, outrage à la cour, atteintes aux bonnes mœurs, fraude fiscale, forfaiture, haute trahison et dégradation de mobilier urbain. C’est donc avec une satisfaction et un soulagement comme j’en ai peu connus au cours de mes vingt-deux ans de magistrature que je prononce céans votre ordre d’exécution. Avez-vous quelque chose à ajouter ?
- TA GROSSE PUTE DE MERE A PRIS SON PIED A ME TETER LE NOEUD SALE BATARD DEGEmoumpf mouphouf mouhoumouf mouf...
- Bien. Bourreau, fais ton office. »
Mais alors que l’auxiliaire de justice s’avançait, sinistre, pour gagner son pain quotidien, la porte des enfers sembla s’ouvrir dans un fracas de fin du monde, et d’une brume insidieuse et méphitique qui avait envahi le chemin, la Mort surgit au triple galop, montée sur un destrier aux yeux flamboyants et aux naseaux fumants. Les manants de Brantemort s’écartèrent vivement en hurlant des imprécations et en implorant leurs dieux, les femmes sombrant dans l’inconscience ou protégeant leurs enfants, laissant place au spectre noir et à sa sinistre faux. Chevauchant droit vers le gibet, sans prêter attention au destin des petites gens, le quatrième cavalier de l’apocalypse venait en personne prendre l’âme de son serviteur. La faux siffla dans l’air, tranchant la corde et libérant le Chevalier Noir qui, frappé de stupeur, resta coi et immobile face à la forme drapée de noir qui le dominait. Mais le bourreau, homme courageux de par les nécessités de sa profession, ne comptait pas laisser ainsi sa proie s’échapper avant qu’il ne l’ait lui-même expédiée. Il s’avança, empoigna le tissu qui drapait la faucheuse, et le tira vers lui, découvrant ce qui était dessous.
Or il n’y avait rien.
Sous le noir capuchon, il ne vit ni le visage d’un imposteur, ni le crâne grimaçant du passeur des âmes.  Il n’y avait rien. Et la mort partit d’un rire glacial qui eut raison de la santé mentale du bourreau, qui s’effondra, puis s’enfuit à quatre pattes, bavant et hurlant des propos sans suites.
Alors, de sa main invisible, la mort empoigna le Chevalier Noir par la corde qui lui serrait le col, et l’emporta au trot vers les noirs abîmes de l’enfer, sous les yeux horrifiés des quelques spectateurs qui avaient eu la force d’âme d’assister jusqu’au bout à ce spectacle de cauchemar.

6 ) Présentations et identifications

Après quelques centaines de mètres de course chaotique, le Chevalier Noir sentit l’étreinte glaciale de la Mort se desserrer, ce qui lui permit de choir à l’envi dans l’herbe haute. Il tenta de reprendre son souffle tout en se tortillant dans un effort futile pour échapper à la grande forme noire. Il nota aussi, non loin, la présence d’un autre individu, et d’un nombre indéterminé de chevaux, mais ce point n’éveilla qu’un intérêt limité dans son esprit. D’un pied vigoureux, la Mort le retourna sur le ventre, puis coupa ses liens de sa lame courbe. Il put alors se remettre sur le dos, mais sa situation n’était guère plus enviable, face au serviteur du néant qui, d’une voix sépulcrale, s’adressa à la forme humaine derrière elle.
- Ah oui, j’oubliais. Morgoth, fais la dissipation avant que notre ami ne meure de saisissement.
Et Morgoth lança son sort de dissipation des illusions. Le cheval retrouva son regard chevalin et son haleine de ruminant imbécile, Vertu redevint visible à qui voulait la voir, et elle retrouva sa voix habituelle.
- ... sssssshhhhhh fsssssss... Fit Marken, gêné qu’il était par le rétrécissement de ses voies respiratoires.
- Monte, tu reprendras ton souffle à cheval. Il faut faire vite, des fois que les bouseux ne se doutent de quelque chose.
- ... rrrrrrthh ... eeeeerthu...
- Eh oui, c’est moi. Heureusement qu’on est arrivés pas vrai ?
Le chevalier noir se débarrassa de sa corde avec dégoût, puis se massa le cou et fit quelques exercices respiratoires et phonatoires avant de pouvoir mener une conversation intelligible.
- Vertu ! Ma vieille salope, qu’est-ce que je suis content de te voir...
- J’imagine. Tout vas bien, tu as l’air tout rouge ?
- J’aimerais bien t’y voir, avec la corde au cou. J’ai bien cru que cette fois, j’allais y passer. Et comment va la Guèpe Ecarlate ?
- Gentiment, gentiment.
- Quelle Guèpe Ecarlate ? S’enquit Morgoth.
- Ben, elle...
- C’est un surnom qu’on m’avait donné quand j’étais plus jeune, je ne sais plus trop pourquoi. Sans doute à cause de ma taille fine.
- C’était pas plutôt à cause de tes dagues empoiAÏEUH putain !
- Mais suis-je distraite, je ne vous ai pas présentés. Morgoth, voici donc Marken-Willnar Von Drakenströhm, dit « Le Chevalier Noir ». Mark, voici Morgoth l’Empaleur, nécromancien, dont les illusions m’ont bien aidé à te sauver la vie.
- Bouducon !
Le Chevalier Noir, bien que de nature téméraire et peu impressionnable, ne put s’empêcher de s’essuyer la main avant de serrer celle d’un quidam aussi considérablement intitulé.
- Bien, ajouta Vertu, à l’avenir, nous songerons à éviter cette localité si peu accueillante. Pour l’instant, tâchons de trouver un endroit tranquille et isolé pour y dormir.

Coupant donc par les champs afin d’éviter le village, nos cavaliers trouvèrent vite, à la lueur d’une lune complice, les ruines de quelque chaumine en bordure d’un petit bois. Désertée depuis au moins une génération, le toit n’était plus qu’un souvenir, mais les murs de grosses pierres faisaient encore barrage au vent et dissimuleraient bien encore un feu de camp aux yeux des villageois.
- Mais dis moi, je ne vois pas ta belle armure noire qui t’avait rendu si célèbre et t’avait valu ton surnom. Tu te l’es faite voler, ou les villageois l’ont-ils confisquée ? Demanda Vertu à son vieux camarade.
- Ni l’un ni l’autre, sois sans crainte, je l’ai simplement cachée dans un endroit de confiance. Il se trouve que, comme tu l’as remarqué, cette armure m’avait rendu très célèbre, mais pas forcément très populaire. Pour plus de discrétion, j’ai préféré voyager léger.
- La méthode ne m’a pas eu l’air très efficace.
- Oui, ils m’ont reconnu quand même. C’est ballot tout de même. Et me voilà donc misérable et démuni de tous mes biens, à l’exception notable de ma vie, ce qui suffit toutefois à me contenter.
- Au fait, demanda Morgoth, pour quels motifs vous avaient-ils passé la corde au cou ?
- Allons Morgoth, s’offusqua Vertu, c’est une question inconvenante...
- Mais non, mais non, sa curiosité est bien légitime. Je vais répondre, sorcier. Cette région, comme tu le sais peut-être, est le lieu d’une lutte âpre autant que discrète entre plusieurs religions. Le culte de Hegan, l’austère dieu de la Loi, est par ici fort développé, et risque fort dans les années à venir de supplanter les autres religions et de les faire interdire, comme le fait toujours le clergé de Hegan lorsqu’il obtient la suprématie sur un territoire. Toujours est-il que certains temples de Hegan commencent à exercer un pouvoir considérable sur ces territoires sauvages dont ils sont, bien souvent, la seule autorité crédible. Ils ne se privent pas, dans ces conditions, de rançonner les manants sous forme de taille, dîme, corvée et autres contributions volontaires mais fortement encouragées, pour la plus grande gloire du dieu, ça va de soi. Pour cette raison, il y a dans les parages nombre de temples ayant accumulé beaucoup de richesses très mal défendues. Et donc, j’ai été arrêté lorsque je pillais un de ces temples. Voilà, tu sais tout.
- Tu... tu as pillé un temple ?
- Je suppose que c’était dans le but de redistribuer l’or aux gueux injustement spoliés du fruit de leur labeur par un clergé repu et...
Mais Marken poursuivit, insensible aux clins d’œil et coups de coude de Vertu.
- Ben non, quelle drôle d’idée, l’or était pour moi. Qu’est-ce qui t’arrive, Vertu ?
- Ah, ça y est, j’ai compris ! Tu as attaqué le temple de Hegan afin de rétablir l’équilibre et de préserver la liberté de pratiquer la religion de son choix ! Quelle noble cause, quelle courageuse...
- Mais ma parole, tu as bu ! C’est pas vrai, qu’est-ce qui t’est arrivé, tu as fumé un truc pas clair ou... aaaaah, oui oui oui, la liberté de culte, j’ai compris, d’accord. Oui, en effet, j’ai décidé de combattre pour un monde meilleur, toutes ces choses. Ah ah ah, elle est bien bonne celle-là. Donc, voici ce qui m’a conduit à la potence. Et sinon, quel heureux hasard vous a donc mis sur ma route ?
 - Une noble quête en vérité ! Enfin, une quête. Mais j’y songe, si tu es sans engagement, tu pourrais te joindre à nous ! C’est médiocrement payé, car une fois déduits les frais engagés, il reste dix-sept ducats et demie pour chacun, mais ce sera sans doute vite fait, et il y aura peut-être des à-côtés sympathiques, sans compter qu’il y aura assurément de la bagarre. Je ne te cacherai pas que nous avons grand besoin d’une épée supplémentaire à nos côtés pour nous seconder.
- Mon épée vous serait acquise si j’en avais une, malheureusement...
- Nous en avons justement une en sus !
Et Vertu sortit la lame Pygienne pour la donner à Marken. Toutefois, ce faisant, elle pâlit, poussa un soupir aigu et tomba à la renverse, laissant choir l’épée dans poussière.
- Oh, mais, que t’arrive-t-il ?
- Je... oh, j’ai eu un vertige...
- Tu n’es pas malade ? Demanda Morgoth inquiet.
- Non, non, c’est passé aussi vite que c’était venu. C’est étrange, c’était comme si... je ne sais pas, comme si j’étais soudain aussi faible et maladroite qu’une enfant. Regardez, j’en tremble encore.
- Hum... fit Marken d’un air sombre, c’est arrivé lorsque tu as touché cette épée, peut-être est-elle maudite ! Dis-moi, nécromant, connais-tu ce charme si utile qui permet de faire dire aux objets enchantés ce qui se cache dans leurs tréfonds ?
- C’est sans doute du sort d’identification qu’il est question. Oui, je peux en lancer un, et un seul ce soir, car je suis fatigué. Si vous le souhaitez, je peux le lancer sur l’épée, quoique j’avais plutôt pensé à identifier le parchemin remis par notre commanditaire.
- Le parchemin, nous aurons tout le temps de l’identifier, mais l’épée, nous en aurons peut-être besoin demain, ou même cette nuit si on nous surprend. Non, lance-le sur l’arme.
- C’est sage en effet.
Morgoth portait autour du cou un collier d’argent fin se terminant par un prisme de pur cristal de roche. C’était un legs de son maître Hégésippe Ciremolle, un bijou sans grande valeur pécuniaire, mais le cristal était de taille et de qualité tout à fait adéquates au lancement du sortilège d’identification. Le mage tint donc le prisme entre ses index et avec la plus grande application, prononça la formule très ancienne, et promena le minéral à moins d’un pouce de la lame suspecte. Il n’y eut pas de grand effet visible, si ce n’est que la biréfringence du prisme se brouilla, s’ajusta, et les yeux de Morgoth eurent alors accès aux dimensions secrètes, aux subtils canaux et aux forces mystérieuses qui régissent la magie. Et ainsi, pendant des instants interminables, le sorcier scruta l’arme dans les moindres replis de sa matière, de sa substance, tandis que ses compagnons se tenaient cois et attentifs à tout ce qui pourrait survenir.
- C’est une arme tout à fait ordinaire, trancha soudain Morgoth, faisant sursauter ses camarades.
- Tu es sûr, sorcier ?
- Certain.
- Est-il possible qu’un charme secret soit à l’œuvre, dissimulant le maléfice de l’arme l’expertise des sorciers ? J’ai déjà été témoin de fourberies de ce genre.
- De tels charmes existent en effet, ils auraient pu m’empêcher de connaître précisément les pouvoirs de l’épée, mais ces charmes, en eux-mêmes, j’aurais détecté leur présence. Or là, rien.
- Tu m’as l’air bien sûr de toi pour un si jeune sorcier.
Pour toute réponse, Morgoth empoigna l’épée pour la brandir au-dessus du feu.
- Vois par toi-même, je ne sens rien. Je ne connais rien à l’escrime, mais il me semble bien qu’aucune autre force que le poids du fer ne fait plier mon bras.
Et, d’un geste volontaire, il planta l’épée en terre devant le Chevalier Noir.
- Elle est tienne, si tu oses la prendre.
- Ah ah, tonna le guerrier en saisissant l’arme, il y a de la force en toi, gamin. La bonne fortune t’a doté d’une nature hardie, suis-la sans hésiter. Tu as en toi les qualités pour devenir autre chose qu’un de ces mages asthmatiques et timorés qui fuient le champ de bataille dès que les glaives sont sortis du fourreau. Eh, Vertu, c’est un bon élément que tu nous as ramené là... Vertu ?
Mais lasse de ces démonstrations de fierté virile, Vertu s’était couchée dans un coin et y avait trouvé le sommeil, ce en quoi Morgoth et Marken l’imitèrent bien vite.

7 ) Les mourbellings

Glissons sur une nuit sans histoires et retrouvons nos aventuriers le lendemain matin. Afin de ne pas se faire trop remarquer des indigènes, ils avaient coupé à travers champs et longeaient la route sur les crêtes, ayant observé que les paysans du cru évitaient de trop s’éloigner du fond de la vallée. Or si les locaux évitaient de fréquenter les collines, ce n’était pas parce que la paresse leur interdisait de faire l’ascension, mais par crainte des mourbellings.
Ces humanoïdes contrefaits et boiteux à la peau jaune et grasse s’organisaient en tribus pouvant compter une centaine d’individus, leur intelligence limitée leur interdisant de constituer des colonies plus étendues. Parler de culture à leur propos serait un peu exagéré, mais ils avaient un langage, le gnörtchling, qu’ils partageaient du reste avec plusieurs autres races d’humanoïdes sauvages, ils vénéraient une déesse mère cruelle du nom de Bymeyay ou Byneyay, et certains étaient assez instruits pour que l’or ait de la valeur à leurs yeux. Aucune tribu de mourbellings n’avait jamais maîtrisé la moindre technique métallurgique, aussi les artisans de ce peuple se contentaient-ils de confectionner des épieux, des lances et des coutelas à pointes de pierre taillée, avec dans certains cas une habileté indéniable. Toutefois, les mourbellings eux-mêmes reconnaissaient la supériorité du fer sur le silex, raison pour laquelle ils faisaient grand cas de toutes les armes et outils en métal, qu’ils convoitaient plus que toute autre chose. Cette passion les amenait parfois à côtoyer l’humanité, soit à l’occasion de razzias, soit pour louer leurs services en tant que mercenaires, seule profession que leur tempérament et leurs aptitudes leur permettait d’exercer. Quelques tribus avaient abandonné la pénombre propice des forêts pour vivre dans les égouts et décharges des villes humaines, où ils étaient rarement bienvenus et où misère et maladies les plongeaient vite dans une déchéance encore pire que leur condition d’origine. Bref, les mourbellings étaient des créatures veules et méprisables, honnies de tous.
- Rititititi !
- Dagobaï ! Znithra dagobaï !
- Et merde, y’a des mourbs’, lâcha Marken en tirant son épée, contrarié.
- Vite, s’écria Vertu, à couvert derrière ce muret !
Et tandis qu’une douzaine de créatures grimaçantes et tatouées surgissaient des taillis, brandissant gourdins et javelots et vociférant des dagobaïeries sans suite, les aventuriers se jetèrent à l’abri derrière un empilement vaguement rectiligne de blocs moussus, découvrant au dernier moment le buisson de ronce qu’il dissimulait.
Il faut savoir que les mourbellings, pour sots qu’ils puissent être, n’en sont pas moins dotés d’assez de bon sens pour fomenter des embuscades retorses, car étant craintifs et pas particulièrement costauds, ils ne pouvaient compter que sur la ruse pour triompher de leurs ennemis. Donc, à peine nos héros s’étaient-ils mis à couvert que des cris stridents retentirent depuis les frondaisons des frênes alentours, tandis que des mourbellings dissimulés dans les basses branches arbres sautaient sur leurs malheureuses victimes, tenant entre leurs mains et leurs pieds des épieux dont ils espéraient bien transpercer Morgoth, Vertu et Marken.
Or ce dernier n’était pas homme à rester pétrifié de stupeur devant ce genre d’attaque, et avant même que le premier mourbelling se fut planté en terre à ses pieds, il avait repoussé ses compagnons hors de la trajectoire mortelle des humanoïdes, fait un bond pour éviter celui qui lui était destiné et d’un geste sûr et rapide l’avait décapité. Deux autres venaient de toucher terre et, un peu sonnés par le choc, tiraient l’un son gourdin, l’autre son glaive rouillé pour en découdre, mais Marken s’interposait et faisait mine de prendre à lui seul ses deux adversaires, ce dont il se savait tout à fait capable. Vertu ne se faisait pas non plus de soucis pour son guerrier, et décida de se concentrer sur les autres mourbellings, qui arrivaient maintenant en sautillant au-dessus des buissons. Elle tira alors son arc tout neuf, encocha une flèche et visa l’une des créature. Ce fut à cet instant que ses forces la trahirent. Une lassitude soudaine envahit ses bras, ses mains se mirent à trembler, ses doigts se relâchèrent et tandis que la flèche partait sans force dans une direction quelconque, elle s’écroula en poussant une plainte aiguë. Morgoth eut le réflexe de lui porter secours, mais se retint, voyant que l’ennemi était maintenant tout près. Remettant à plus tard ses velléités humanitaires, il se leva donc de toute sa taille et de sa voix la plus grave entonna une conjuration de protection qui, il l’espérait, lui offrirait quelque répit.
A la surprise, et à la grande satisfaction, de Morgoth, l’effet fut plus important qu’il ne l’avait espéré. Pris de terreur, les mourbellings s’arrêtèrent, et avant même que le sortilège n’ait fait son effet, ils reculèrent avec effroi avant de fuir à toutes jambes, à grands renforts de « dagobaïs » stridents. Constatant que Marken en avait fini avec ses clients et qu’il essuyait maintenant le sang qui maculait son arme, le jeune sorcier se pencha sur Vertu qui, assise, les bras ballants, reprenait son souffle. Elle était pâle et choquée, mais semblait indemne.
- Par chance, ces stupides créatures craignent la magie plus que tout. Nous n’aurons plus d’ennuis avec eux maintenant, tous les mourbellings de la région vont se passer le mot et nous fuiront comme la peste. Mais, que lui est-il arrivé ? Elle est blessée ? Je n’ai rien vu...
- Non... je... Tout est devenu si... Comme hier soir, un accès de faiblesse, ça va déjà mieux.
- Ah, encore une diablerie. Morgoth, fais donc quelque chose, c’est pas normal !
- Je pense que c’est une malédiction quelconque qui s’attache à ta personne. Hier tu as ressenti cela lorsque tu as touché le glaive, mais le glaive n’était pas ensorcelé. Aujourd’hui, ça t’es arrivé au moment de tirer avec ton arc. Cette malédiction semble t’empêcher de porter une arme...
- Mais oui, j’ai déjà vu un cas semblable, un malheureux qui avait trouvé une lance maudite qui non seulement le rendait maladroit, mais en plus l’empêchait de se battre avec quoique ce soit d’autre, il a fallu le faire exorciser par un prêtre.
- Ah, quelle sotte j’ai donc été, ce coquin d’Olipar devait savoir ce qu’il me vendait.
- Tu as été punie par là...
- Oui oui, je sais. Au lieu d’aligner des platitudes, tu ferais mieux de trouver un moyen de me délivrer de cette malédiction, j’aimerais pouvoir me servir de mon arc. J’aurais dû me méfier de cette arme si peu chère chez un marchand réputé à des lieues à la ronde...
- Mais de quoi parlez-vous donc ? Demanda Marken.
- Et bien il s’agit de ce sabre que vous voyez ici dans son fourreau. Vertu pensait profiter de la naïveté du marchand en achetant pour presque rien une arme dont il ignorait la qualité, mais c’est elle qui aura été roulée en achetant une arme maudite. Ainsi, la rouerie est punie par...
- Dis, au lieu de tenir une conférence de morale, si tu me désenvoutais ?
- Hélas, ça ne peut pas se faire comme ça. Il faut tout d’abord que je connaisse exactement les propriétés de l’arme maudite, ce qui requiert un rituel plus élaboré que l’identification ordinaire, et qui nécessite d’avoir pas mal de matériel, ce que nous ne trouverons pas dans les parages. Une fois ceci fait, nous ne serions pas plus avancés, car seul un sortilège de délivrance permettrait de te libérer définitivement, et ce sortilège, je rougis de le confesser, est un peu hors de ma portée, je crois... Mais Marken a évoqué à juste titre l’action d’un prêtre, ce serait une bonne solution, je crois savoir en effet que la magie cléricale est plus habile que la mienne dans ce domaine particulier. L’idéal serait à mon avis de trouver rapidement un saint homme qui te bénirait de la manière appropriée.
- Mais les prêtres, ce n’est pas ce qui court les rues dans la région.
- Ah ça...
- Notre choix est donc le suivant : soit nous faisons demi-tour et regagnons la civilisation afin de rechercher le secours d’un prêtre, soit nous poursuivons notre route tant bien que mal vers ce fameux poste de Valcambray, quitte à nous mettre en quête plus tard. Je vous avouerai que la première solution aurait ma préférence, car ma malédiction est peut-être de celles qui s’aggravent avec le temps, et je ne tiens pas à me désagréger en cours de route, alors le plus tôt serait le mieux.
- Je comprends ton inquiétude, intervint Morgoth, mais la mission est urgente.
- Il y a moyen de transiger, proposa Marken. Il se trouve que je connais un monastère non loin d’ici, derrière les collines. Nous pourrions y faire une halte, cela nous dévierait un peu de notre route, mais ne rallongerait notre voyage que de quelques heures.
- Si cela ne nous empêche pas de faire notre devoir, je serais ravi d’aller visiter ce cloître. Allons voir ce que ces bons moines ont à nous proposer.

Et après avoir fouillé les pauvres dépouilles des mourbellings tombés, sans en tirer grand chose on s’en doute, ils obliquèrent donc, en quête du secours de la religion.

8 ) A l’abri d’un cloître accueillant

Un petit val ombragé abritait des cultures gérées avec ordre et méthode par des moines en bure grise, dont quelques uns s’affairaient encore dans les vergers en cette heure tardive, profitant des derniers rayons du soleil. Le chemin bien entretenu empruntait un petit mais solide pont de bois qui enjambait une rivière calme large de trente pas, avant de déboucher sur une chaussée de pierre qui tout de suite obliquait pour gravir en pente praticable une forte colline surplombant le domaine. C’est en haut qu’était bâti le prieuré de Noorag.
La présence d’une construction si massive dans ces contrées maudites ne pouvait s’expliquer que par l’opiniâtreté du clergé de Hegan – car c’était le dieu qu’on priait en ces lieux – à s’implanter dans la région, pour quelque mystérieuse raison ayant sans doute trait à la doctrine sacrée ou à l’enrichissement de l’église (lesquels coïncidaient souvent, il faut bien l’admettre). Comme ils étaient arrivés par la crête qui surplombe la vallée, nos trois compères avaient eu le loisir de la détailler l’agencement du complexe. Il s’agissait d’une véritable forteresse aux murailles hautes et épaisses, flanquée de six tours de garde monumentales et d’une imposante barbacane. Bien que le chemin de ronde fut exempt de crénelure, Marken avait fait remarquer les trous carrés pratiqués à intervalles réguliers permettant en quelques heures de monter des hourds qui, sans doute, dormaient bien à l’abri dans quelque réserve. L’intérieur s’organisait autour d’une vaste cour délimitée par deux longs corps de bâtiments à deux étages aux toits en croupe recouverts d’ardoise sombre, et débouchait sur un temple typique du culte de Hegan, un large et austère rectangle dont le seul ornement était la colonnade frontale surmontée d’un chapiteau d’albâtre. Il lui était accolé, et la chose était étrange car contraire aux usages couramment admis, un grand beffroi faisant deux fois la hauteur du temple lui-même, et qui devait aussi servir de tour de guet. La place centrale était organisée autour d’un déambulatoire matérialisé par deux rangées de colonnes, qui était présentement parcouru par une petite troupe de moines en rangs par deux. Adossés aux murailles, bien à l’écart du lieu sacré, des bâtiments plus bas servaient sans doute aux tâches viles et matérielles telles que l’entretien du linge, l’accueil des animaux de bât, le secours aux malades et aux blessés, le stockage des victuailles et du matériel indispensable à la vie de la communauté.
Bien qu’une poterne latérale fut encore ouverte, par où les moines continuaient à circuler, Vertu trouva plus correct de se présenter devant le lourd portail de fer. Elle descendit de cheval et frappa l’anneau large comme une tête de bœuf contre le heurtoir. Il ne se fallut pas trois secondes pour qu’une petite trappe s’ouvre, par laquelle on pouvait distinguer l’œil inquisiteur de quelque garde austère.
- Qui vive ?
- Je suis Verité Lechenu, et voici mes compagnons Morath l’Enchanteur et Malik le Vaillant. Nous sommes trois aventuriers en quête, recrus de fatigue et rudement frappés par la perfidie de monstres impies et de noirs sortilèges. Nous désespérions de quitter vivants ces terres désolées lorsque votre monastère nous apparut tel un roc au milieu de la tempête, et c’est avec humilité et recueillement que nous venons quémander, pour nous et nos montures, l’hospitalité du temple de Hegan et les bons soins de son clergé.
- Umpf, répondit mécaniquement le factotum avec mauvaise volonté. Le devoir de Hegan est dû à tous les défenseurs de la Loi.
Un bruit de ferraille se fit entendre, et un battant du grand portail s’ouvrit. Ils entrèrent sous un large porche éclairé par un simple lanterne suspendue au sommet d’une voûte en plein cintre. Une deuxième porte monumentale, en bois épais, barrait l’autre issue. Aucune porte dans les murs latéraux, juste un guichet fermé par un quadrillage de barreaux de fers obliques, derrière lequel s’agitait un petit moine rougeaud, et deux rangées de meurtrières du plus sinistre effet.
- Entrez dans le vestibule, et déposez vos armes et vos sacs auprès du frère armurier.
- C’est que précisément, releva Vertu en se débarrassant de son arc, l’une de ces armes est la cause de nos maux.
- Ah, une malédiction sans doute ?
- Exactement, nous pensons qu’il s’agit de ce sabre.
- Bien, confiez-le moi, je vais vous introduire auprès du père exorciste dès que vous aurez posé vos autres armes et mis vos chevaux à l’écurie.
Le moine gardien, dont le visage long et sévère cadrait fort bien avec sa fonction, détailla nos trois amis avec la plus extrême attention, s’assurant d’un regard expert du désarmement complet du parti, ce dont nul ne s’offusqua tant ces précautions étaient justifiées dans des contrées infestées de pillards. Lorsque ce fut fait et que l’armurier eut disparu dans sa tanière, le gardien frappa à la porte en bois, un deuxième gardien ouvrit un œilleton pour s’assurer que tout allait bien, et ils purent enfin pénétrer dans le monastère.
Ils se dirigèrent, à la suite du gardien, vers le bâtiment situé à gauche lorsque le carillon du grand beffroi emplit la cour d’une mélodie aussi joyeuse que le permettaient les canons sacerdotaux. Leur guide s’arrêta alors, se tourna vers le temple dont le blanc frontispice se teintait maintenant de violet au jour déclinant, et s’inclina durant tout l’appel, de même que tous les moines présents dans la cour à ce moment. Lorsque les cloches se furent tues, il se retourna vers Vertu.
- Je suis confus, je ne pensais pas qu’il était si tard, c’est déjà l’heure du petit coucher. Vous assisterez à l’office, bien sûr ?
- Ben... fit Vertu.
- Euh... fit Marken.
Nos compagnons n’avaient pas prévu ça, car d’ordinaire, il était strictement interdit que des infidèles, ou en tout cas des gens n’ayant pas été dûment oints et initiés dans les mystères heganites, n’entrent dans l’enceinte consacrée d’un temple. Apparemment, sur ce point précis, la discipline était quelque point relâchée au prieuré de Noorag. Mais Morgoth, intéressé par la chose religieuse, réagit avec enthousiasme.
- Partager la quête spirituelle de votre sainte communauté sera un honneur et un privilège insigne, et je vous remercie de nous en considérer comme dignes, c’est avec joie que nous acceptons votre invitation. Hélas, j’ai passé mon enfance cloîtré dans une école où ne se trouvait aucun adepte de Hegan, je ne connais donc votre dieu que par ouï-dire, et les rites me sont étrangers, je dois bien l’avouer. Mais peut-être avons-nous le temps, avant le début de l’office, d’en discuter un peu ? Il me fâcherait de contrevenir, fut-ce par ignorance, à un usage quelconque au cours de la cérémonie.
- Tu peux calmer tes craintes, jeune homme, l’office du Petit Coucher ne requiert rien d’autre de la part du fidèle que l’écoute, la méditation et l’attitude simple et franche du repentant. Mais je constate avec plaisir que la fréquentation des mages athées ne t’a pas privé de tout esprit religieux et que tu es animé par une juste curiosité spirituelle. Trop de sorciers sont des païens prompts à déranger le repos des trépassés et à évoquer le démon dans je ne sais quel rituel blasphématoire et contre-nature, ce qui déplaît à Hegan. Il est heureusement d’honorables théurgistes, trop rares hélas, qui mettent leurs talents magiques au service de l’ordre et de la justice, qui défendent la civilisation et soutiennent la mission évangélique que nous menons. Je prierai pour que tu suives toi-même cette voie, puisque ton inspiration semble t’y conduire, et je vais t’instruire quelque peu de la Doctrine, en attendant que les frères se rassemblent.

9 ) La Sainte Doctrine de Hegan

- Or donc, Hegan est le plus grand, le plus noble et le plus puissant des dieux. D’aucuns l’appellent le Dieu de la Loi, ce qui n’est pas faux, mais réducteur. Hegan aime les hommes, et par dessus tout, il aime les merveilleuses réalisations du génie humain. Il est comme un père veillant sur ses enfants, avec bonté et sévérité, et s’il arrive qu’il punisse les mortels, c’est pour leur propre édification, pour leur bien, ou pour le bien de la communauté. Car si la bonté, l’équité et le souci de justice sont des aspirations naturelles du genre humain, il est dans l’univers nombre de forces maléfiques qui complotent, par ambition ou par jalousie, pour abattre l’œuvre conjointe des hommes et des dieux, et faire plonger notre race dans la barbarie. Ainsi égaré par l’esprit malin sur les chemins tortueux du pêché, nombre de mortels finissent emportés dans les tréfonds abyssaux des enfers pour y être tourmentés d’atroce façon. Le devoir du fidèle de Hegan est d’être toujours attentif aux manifestations du mal, qui peuvent prendre bien des formes, à les débusquer, à les pourchasser. Les prêtres, ensuite, se feront un devoir d’abattre la menace au nom du Vrai Dieu, en employant les moyens appropriés et les pouvoirs mystiques conférés par le Dieu. Comme tu es aventurier, tu as sans doute déjà été confronté à certaines de ces manifestations du mal, les plus évidentes, que sont les monstres et autres aberrations de la nature. Ils font peser sur l’humanité de graves périls, mais ces périls existent depuis l’aube des temps, et nous y avons toujours survécu, grâce au courage, à l’obstination, à la vertu, qui sont des qualités inspirées par les dieux protecteurs. En revanche, d’autres périls existent, plus secrets et, par là, plus dangereux. Au cœur même des sociétés humaines, dans le cœur même de certains hommes, de noires pulsions sont à l’œuvre, inspirées par le démon. Partout l’hérésie, le complot, la déchéance des mœurs menacent les royaumes en apparence les plus prospères ! Ces atteintes sournoises doivent être contrées par tous les moyens. Pour combattre ces visées néfastes, les solutions existent, tu les connais sûrement déjà d’ailleurs, mais c’est le devoir sacré des fidèles de Hegan que de répéter encore et toujours ces vérités simples et pourtant si méconnues. Respecte le roi, les lois, l’Eglise, et ta parole donnée, car ce n’est qu’ainsi que peut survivre une cité harmonieuse. Honore tes parents et tes professeurs, car tu leur dois ce que tu as de plus précieux au monde, ce que tu es. Obéis à tes supérieurs car nul ne peut prétendre à être obéi s’il a lui même bafoué ses ordres. Voici ce qui plaît à Hegan.
Le gardien s’arrêta un instant et reprit son souffle, il semblait tout d’un coup fatigué tant était grande son exaltation. Il sembla à Morgoth que jamais il n’avait vu un homme aussi sincère dans ses convictions, et il en fut très frappé.
- Telle est, en vérité, la Sainte Doctrine de Hegan. A toi maintenant de me dire, quel est ton sentiment là-dessus, jeune homme ?
- Et bien, mais tout ceci me convient ! Que n’ai-je entendu plus tôt ces bonnes paroles. Votre philosophie est empreinte de sagesse et de bon sens, et j’y souscris sans réserve. J’ai peu d’expérience de la vie, le monde jusqu’ici m’avait semblé confus, et j’avais peiné à y trouver un sens quelconque, mais en vous écoutant, voici que tout s’est éclairci ! Toutes les vilenies dont j’ai été témoin ou victime, toutes ces rencontres fâcheuses, toute cette imperfection vérolant la face de la Terre, vous venez de m’en indiquer tout à la fois la cause et le remède. Ah, quel heureux hasard a conduit mes pas jusqu’à votre monastère, quelle bonne fortune, dire que j’aurais pu vieillir sans que jamais ces choses ne me viennent à l’idée... Vite, hâtons-nous vers le temple, il me tarde d’assister à cet office !
Tandis que Vertu et Marken échangeaient un regard bien compris, le gardien fit part de sa satisfaction.
- Bravo, quelle fougue, quel entrain ! A mon âge, il est doux de constater que la jeune génération est prête à reprendre le flambeau et à poursuivre la lutte ancestrale. Mais hâtons-nous vers le temple, voilà que nous sommes en retard.

10 ) Pieux recueillement et paix de l’âme

Nos aventuriers n’étaient pas les seuls laïcs de l’assistance, nombre de frères convers, fermiers et autres factotums partageaient l’office du soir avec la congrégation. Le culte de Hegan n’encourageait pas la fantaisie en matière de décoration, et l’intérieur du temple suivait ces consignes de sobriété. A l’entrée, une vasque permettait de se laver les mains et la face, comme le voulait l’usage. L’intérieur du temple, éclairé par des ouvertures sous la base du toit et deux rangées de torchères délimitant une allée centrale, ne présentait aucun siège, car il était de coutume chez les heganites de prier debout. A mi-hauteur de chacune des colonnes qui soutenaient l’édifice étaient placées, dans des niches idoines, les statues de saints et de héros que leurs attributs et postures hiératiques permettaient de reconnaître à coup sûr, pour peu que l’on soit instruit du culte. Il n’y avait pas d’autel dans ce genre de temple, cet attribut rappelant par trop les pratiques sacrificielles de certaines autres religions avec lesquelles les fidèles de la Vraie Foi ne voulaient en aucun cas être confondus. L’allée débouchait sur un lutrin massif et sans luxe superflu, où était posé le Codex, le livre saint, que le père abbé avait déjà commencé à psalmodier. L’ornement le plus remarquable du temple était, au-dessus de l’entrée, la statue colossale d’un noble vieillard debout, ayant sur son épaule un aigle et à ses pieds un loup, tenant dans sa main gauche un bâton et dressant son index vers les cieux en guise d’avertissement. Telle était la représentation traditionnelle de Hegan, dieu de la Loi. Avec le cliquetis des encensoirs agités par deux novices, la voix monocorde du Père Abbé récitant les écrits saints était le seul son que l’on pouvait entendre.
- Et ainsi qu’il était écrit parmi les tables de Pod, le troisième fils prit le chemin de la montagne...
Les rangs près de la porte étant occupés par des fidèles très serrés, nos amis s’avancèrent aussi discrètement que possible dans l’allée, à la suite du gardien. Certains frères leur lancèrent des regards irrités avant de reprendre la méditation.
- Or donc il adressa ses malédictions à la face des idoles assemblées et admonesta les mécréants...
Tandis qu’un souffle de vent frais du soir pénétrait dans le temple par la grand-porte encore ouverte, le gardien désigna à ses invités un espace situé quelques rangs plus loin, où ils pourraient tenir en se serrant un peu. A ce moment, un inquiétant craquement se fit entendre.
- Et sa plainte monta aux cieux : « Hegan, juste Seigneur, éclaire mon chemin, désigne l’esprit maléfique, que justice s’accomplisse par mon bras »...
Le craquement s’amplifia, interrompant le sermon du prêtre, des gravats tombèrent devant la porte du temple en pluie ininterrompue, et les fidèles horrifiés virent que la base de la statue de Hegan s’était fissurée. Et voici maintenant qu’elle basculait vers l’avant, dans l’axe exact de l’allée, provoquant des cris de terreur et, chez ceux qui étaient le plus doté d’instinct de survie, une fuite éperdue vers le fond. Dans un fracas de cauchemar, le colosse s’écroula de tout son long et se brisa, soulevant un nuage de poussière d’albâtre.
Le silence retomba, à peine troublé par les génuflexions tremblotantes et les prières marmonnées. Lorsque la poussière se fut un peu dissipée, tous purent constater que les tronçons de la statue s’étalaient maintenant sur la moitié de la longueur de l’allée, heureusement sans blesser quiconque, mais le plus étrange est que le morceau le plus avancé de la statue, qui avait glissé sur les dalles, était l’avant-bras du dieu Hegan, jadis dirigé vers le ciel, pointant maintenant un index accusateur vers Marken, le Chevalier Noir, à quelques centimètres seulement de ses pieds. Une voix juvénile se fit alors entendre dans l’assistance.
- Ma parole, mais c’est bien lui, je le reconnais maintenant, c’est bien le sinistre guerrier qui a pillé sans vergogne l’oratoire de Saint-Moras à Benoles ! C’est lui qui a égorgé le prêtre et le bedeau avant de prendre la fuite, j’étais parmi ceux qui l’ont dérangé dans son sacrilège.
Un homme de haute stature sortit des rangs du fond et tira une grande épée de sa robe. Il ressemblait à Marken par son aspect, sa blondeur et la mâchoire volontaire, mais son regard était empli d’honneur, de rigueur et de compassion là où celui du Chevalier Noir n’exprimait que calcul et brutalité. Sa prestance et sa carrure le désignaient comme un homme d’arme plus que de prière, et le saint flamboiement de sa lame polie comme un miroir témoignaient de sa qualité de héros Hegan.
- Pitainpitainpitain, fit Marken entre ses dents serrées.
Mais tandis que Morgoth restait bouche bée, jetant des regards affolés autour de lui, Vertu s’était signalée par la promptitude de ses réactions. Profitant de la stupeur qui avait frappé le gardien, elle lui avait arraché le sabre maudit des mains, puis avait sauté d’un bond souple autant que silencieux vers le lutrin et, tirant le Père Abbé par la chasuble, elle lui avait glissé la redoutable lame sous la gorge.
- Tout doux les petits-gris, la prochaine tonsure que je vois bouger, ‘faudra vous trouver un autre patron.
Aussitôt, le héros de Hegan s’arrêta dans son œuvre de justice, paralysé qu’il était par le cruel dilemme qui était le sien. Marken ne fit ni une ni deux et recula jusqu’à Vertu, tirant par la manche un Morgoth toujours béant. Tandis que la voleuse tenait en respect l’assemblée scandalisée, il se dirigea d’instinct vers une porte latérale autant que providentielle qu’il ouvrit avant d’y expédier son compère sorcier. Vertu, reculant prudemment avec son prêtre à la main, fut la dernière à se mettre à l’abri, et relâcha son encombrant otage avant de refermer la porte. Elle réussit à la barrer juste avant que ne s’abattent les premiers coups de poing et de bâton. Ils étaient maintenant revenus dans la cour, Marken, traînant toujours Morgoth, était déjà en train de courir vers l’écurie, et elle le suivit dans cette voie. Ils croisèrent quelques moines retardataires étonnés de tant d’agitation, mais qui ne firent pas mine de s’interposer, et étaient presque arrivés à l’écurie lorsque les premiers fidèles du temple, s’extrayant des décombres de la porte que la statue avait écrasée, donnèrent l’alerte et se mirent à leur courir sus.
Nos pauvres compères débouchèrent dans l’écurie, présentement occupée par un maréchal-ferrand qui fut promptement éjecté avant que Marken ne barricade les portes à l’aide d’un grand tonneau d’eau et d’une enclume. Bien qu’en bois, la bâtisse paraissait suffisamment forte pour résister quelques minutes à la furie des hommes en bure, il faut dire qu’elle avait été assez solidement charpentée pour résister quelques temps à la chute de boulets de catapulte. Vertu secoua Morgoth, encore choqué par la violence des événements.
- Eh, sorcier, sors-nous d’ici !
- Mais...
- Allez quoi, ne reste pas les bras ballants, tu as bien quelque chose à nous proposer.
- Saperlipopette, mais, c’est impossible voyons. Comment comptez-vous aller contre la volonté divine ? J’y vois clair maintenant, Marken a pêché gravement, et il doit être châtié pour ses méfaits.
- Ne me dis pas que tu as gobé toutes les sornettes du moine, pas toi, tout de même, allons... Entends les cris de haine de ces hommes qui s’assemblent dehors, appellent-ils à la justice, appellent-ils à la tempérance ? Non, ils appellent à monter un bûcher pour nous rôtir tout vifs.
- Je... mais la justice...
- Te sens-tu coupable de quelque chose ? Non, tu es innocent. Mais le simple fait d’être en compagnie de quelqu’un qu’on accuse de ressembler à un assassin suffit à les convaincre que tu mérites la mort, ce seul fait devrait te faire douter de la qualité de leur jugement. Ne te fais pas d’illusion, s’ils nous prennent, il n’y aura ni avocat ni procès, nous périrons tous trois dans les flammes, sur l’heure.
- Mais la statue... nous sommes maudits par le plus grand des dieux, ne comprenez-vous pas ?
- Si nous sortons d’ici, nous t’expliquerons deux ou trois choses à propos des dieux, de ceux qui s’en réclament, et du cas particulier de Hegan.  En attendant, trouve un moyen de nous extraire de ce bourbier infâme.
On frappa alors trois coups vigoureux à la porte.
- Ouvrez, maudits païens, fit une forte voix à l’entrée (probablement celle du chevalier à la belle épée).
- Je ne pense pas que ce serait à notre avantage, rétorqua Marken. Il est dehors des gens qui prétendent m’occire, peut-être les avez-vous croisés en chemin.
- Je suis Jehan de Garofalo, chevalier au service de la Vraie Foi, et si vous sortez de votre propre chef, je vous donne ma parole d’honneur que vous serez charitablement étranglés avant d’être brûlés.
- Ah, mais c’est que ça m’intéresse tout à fait d’être étranglé, j’y pensais déjà ce matin... Et avant d’accepter votre offre si généreuse, j’aimerais savoir, par pure curiosité, quel est le sort que vous me réservez si nous ne sortons pas ?
- Vous périrez de male mort dans les flammes de l’écurie, que nous comptons bien incendier. Il nous serait pénible de perdre nos bons chevaux pour châtier de vils fripons de votre espèce, mais nous n’hésiterons pas si telle est la volonté de Hegan.
- Et si je vous proposais un duel qui déciderait de mon sort et de celui de mes compagnons ? Si je vous terrasse, vous nous laisserez...
- Souiller mon honneur et ma flamberge à combattre un lâche assassin ? Je ne vois pas ce qui m’y force. Aucun de vous ne sortira vivant de ce saint lieu que vous avez sali de vos empreintes diaboliques, et d’une manière ou d’une autre, c’est le feu qui purifiera le monastère.
- Finement observé, messire, vous parlez non seulement en preux, mais aussi en sage. En vérité, j’ai sous-estimé votre esprit et votre force de caractère, et je suis confus de vous avoir insulté en vous proposant un marché si sot. Si vous le permettez, je vais me concerter quelques instants avec mes camarades afin que nous choisissions la mort la plus appropriée.
Puisque maintenant nous connaissons le caractère de Marken, nous aurons compris que son verbiage et sa flatterie n’avaient d’autre usage que gagner quelques minutes afin que Vertu et Morgoth puissent mettre sur pied un plan d’évasion.
- Mais je ne puis lancer ce sort sans préparation !
- Tu n’as pas les ingrédients ?
- C’est pas la question, c’est surtout que c’est une magie trop puissante pour que je la lance comme ça, au débotté...
- Essaie quand même, je suis sûre que la gravité de la situation décuplera tes talents.
- Soit, de toute façon, nous n’avons rien à perdre.
Morgoth s’accroupit alors en tailleur face à la muraille du monastère, contre laquelle était adossée l’écurie, et marmonna une incantation. La dernière fois qu’il avait lancé ce sort, il lui avait fallu deux jours de rituel et une sérieuse préparation mentale, là, le temps lui manquait. Bien sûr, il savait que des sorciers particulièrement doués parvenaient à lancer à l’improviste des sorts aussi élaborés, il savait aussi qu’une bonne partie de la préparation de tels sorts était constituée de précautions parfois excessives, et qui n’étaient pas de mise dans l’immédiat. Mais quand même, il ne se sentait pas de taille. Pourtant, le fluide magique commença à irriguer son corps, à parcourir ses nerfs jusqu’à ses doigts qui s’agitaient selon les complexes enchaînements qu’il avait appris longuement quelques années plus tôt. Il n’avait pas la puissance d’un sorcier expérimenté, mais il savait d’instinct trouver les points de moindre résistance, les chemins privilégiés des énergies mystiques, et faisant fi de toutes les habitudes qu’on lui avait enseignées, omit tous les garde-fous qui lui étaient pourtant une seconde nature, et pour la première fois, donna libre cours à sa magie.
Et la pierre fut prise d’un spasme. Une onde molle la parcourut sur quelques dizaines de centimètres, et lentement, un petit cratère se creusa, tandis que par terre suintait une boue grise et liquide. Et le flot se fit plus abondant tandis que se creusait un hémisphère, la pierre se changeait en boue, répondant à quelque ancien pacte élémentaire. Ainsi, Morgoth perça en quelques secondes dans l’épaisse muraille du prieuré de Noorag un tunnel cylindrique large d’une main et qui la transperçait de part en part. Il concentra ses efforts pour élargir le boyau, qui bientôt atteignit deux mains, trois, quatre... il fut alors pris d’un hoquet violent et prit sa tête dans ses mains, ses forces étaient à bout. Il contempla alors son œuvre entre deux gémissements, et vit que le tunnel était maintenant large de cinq paumes.
- Je suis un misérable, j’ai échoué, mon sort...
- Que dis-tu ? Il a très bien fonctionné ton sort, partons vite d’ici.
- Mais les chevaux ? Comment les sortir ?
- C’est bien le moment de se préoccuper du bétail. Profitons de la nuit pour courir la colline, demain matin nous serons loin. Oh mais attends... as-tu encore tout prêt ce sortilège de bruitage que tu avais préparé pour le spectacle de l’auberge ?
- Oui, il m’en reste un...
- Parfait, prépare-toi à le lancer.
Vertu se dirigea vers la porte, et de sa voix la plus décidée, lança aux moines assemblés dehors :
- Holà, les fidèles de Hegan, nous avons réfléchi, pesé le pour et le contre, et nous avons décidé de périr en martyrs pour notre foi. Peu nous chaut que vous nous enfumiez dans cette écurie, vous ne nous empêcherez pas de chanter les louanges de Nyshra notre déesse. Allez mes compagnons, tous ensemble :

Nyshra on t’aime
Nyshra tu es joli-ieu
Déesse de la vengea-an-ce
Tu guides nos pas
Par monts z’et par vaaaaaaaux
Nyshra déesse du Chaoooooos

- Allez, encore une fois !
Et tandis que les moines défaillaient devant l’énormité du blasphème (Nyshra n’était guère populaire en terres Heganiennes, c’est le moins qu’on puisse dire) et couraient partout quérir fagots et bottes de paille pour incinérer convenablement ces horribles païens, Morgoth lançait son sortilège en boucle pour que la chanson dure le plus longtemps possible.
Ainsi donc, après avoir emprunté le boyau, ils coururent à perdre haleine dans la campagne, bien heureux d’être en vie, et c’est avec un plaisir non dissimulé qu’ils virent, depuis le haut des collines, l’écurie qui flambait de la plus belle façon. Vertu se plut à penser que le sortilège était encore actif et que depuis le brasier s’élevait encore et toujours l’ode blasphématoire, frappant de saisissement ces moinillons stupides et bigots.

11 ) Les secrets du sabre maudit

Guidés par Vertu, ils s’éloignèrent de quelques lieues dans la campagne, utilisant les cours d’eau et diverses matières odorantes pour que d’éventuelles meutes de chiens perdent leur trace. Elle avait apparemment une certaine habitude de ces situations, et zigzaguant de bosquet en vallon, elle emmena sa troupe bien vite et bien loin du monastère. Une lune complice éclaira leur périple nocturne durant quelques heures avant de disparaître derrière l’horizon, les laissant sans autre choix que de s’abriter derrière un buisson pour reprendre des forces qui leur faisaient défaut, particulièrement à Morgoth, qui était épuisé. Sans prendre le risque d’allumer un feu ni prendre la précaution d’organiser un tour de garde, ils s’endormirent les uns contre les autres au pied d’un grand arbre.
Le soleil occupait une position assez quelconque au-dessus de l’horizon lorsqu’ils s’éveillèrent, tout courbatus et couverts de fourmis. Aucun petit déjeuner ne s’annonçait, aucune ablution matinale n’était envisageable dans l’immédiat, et aucun linge de corps fraîchement lavé et repassé ne vivait dans le voisinage. Le baroud reprenait, impitoyable, là où les baroudeurs l’avaient laissé. Vertu entama la journée par un petit point de la situation.
- OK les gars, je ne vais pas vous mentir, l’affaire est mal engagée. On n’a plus de chevaux, on n’a quasiment plus d’or, et on a perdu notre équipement et toutes nos armes, sauf celle-ci qui est maudite.
- Sans compter qu’on a les crocs, compléta Marken.
- Exact. A l’heure qu’il est, notre évasion a été découverte, et il y a gros à parier que les moines sont déjà sur nos traces. Ils connaissent le pays, nous pas. Heureusement, ils ne savent pas dans quelle direction nous allons. Le fait que nous soyons pourchassés implique que nous nous méfions des paysans du coin, qui vendraient père et mère pour deux pièces de cuivre. Impensable de leur acheter une poule ou un cochon par exemple. Je pense que notre meilleure chance de sortir de ce merdier est la suivante : on progresse tout doucement jusqu’à trouver un abri sûr, comme une grotte. Là on se repose, Morgoth prépare quelques sortilèges de bataille et d’illusion en attendant la nuit. Et la nuit, on court comme des possédés en direction de Valcambray. On dépose le colis, on prend l’or, on l’échange sur place contre des armes, des vivres et des chevaux, et de là on quitte à tout jamais ce pays de sauvages.
Marken acquiesça silencieusement devant la prudence de son amie. Morgoth intervint.
- Si Marken est meilleur bretteur que Vertu, je pense qu’il aurait avantage à prendre l’épée, qui serait plus efficace entre ses mains.
- Meilleur bretteur que la Lame du Désespoir ? Tu me flattes, sorcier. De toute façon, il y a bien assez d’un maudit dans l’équipe sans que j’aie besoin de m’y mettre. Songe que lorsque nous aurons trouvé une autre arme, moi seul serais en mesure de m’en servir, puisque Vertu a perdu cette faculté. Si à ce moment nous sommes deux à devoir nous battre exclusivement avec un seul sabre oriental, où est l’efficacité ?
- C’est vrai, j’ai parlé sans réfléchir assez. Mais qui est la Lame du Désespoir ?
- Et bien c’est elle. Elle ne t’a jamais parlé du pillage de... Eê-euh tu me marches dessus!
- Excuse-moi, je suis toujours un peu maladroite au réveil. Oui, on m’avait surnommée « Lame du Désespoir » dans mon jeune temps, sûrement parce que je faisais le désespoir de mes maîtres d’armes. Hein Marken ?
- Ah bon ? Aaaaaaah ah oui, ah ouiouioui, c’est ça, les maîtres d’armes, parfaitement. Bon, c’est pas tout ça, mais je vais me confectionner un épieu. Un homme de ressources trouve toujours de quoi se défendre. ‘maîtres d’armes...
- Un de ces jours, il faudra que vous me racontiez l’histoire de vos vies, ce doit être passionnant et enrichissant. Eh, mais j’y songe...
- Oui ?
- Ummmmm... ce serait trop beau si ça marchait... Je pensais à l’épée, là, il y a peut-être un moyen détourné pour en apprendre plus sur la malédiction.
- Oh ?
- Oui, il se trouve que je connais un sortilège assez simple qui permet de faire parler les objets inanimés. C’est un sortilège inutile en règle générale, car la faculté de parler n’est rien si elle n’est pas en relation avec la faculté de penser, et les objets inanimés n’ont pas d’âme, ça se saurait. Or il se trouve que nombre d’épées magiques sont douées d’une forme de pensée, d’un fragment de l’âme de leur créateur. Si ton épée est du nombre, et si elle est bien disposée à notre égard, peut-être nous révélera-t-elle le fin mot de l’histoire, la nature exacte de la malédiction, et peut-être même un moyen de la lever !
- Oui, ça vaut le coup d’essayer. Si seulement tu pouvais avoir raison.
Marken fit alors irruption, tout sourire.
- Holà, les filles, vous allez rire, je cherchais un bâton derrière le petit bosquet quand je suis tombé sur une sorte de cabane de berger en pierre, perdue dans un taillis, et qui semble abandonnée depuis belle lurette bien qu’elle soit en bon état. Il faudra sans doute déloger quelques vipères, mais comme la bicoque est quasiment invisible à moins d’avoir le nez dessus, je pense que ça nous tiendra lieu d’abri sûr.
- Bien joué, nous pourrons, l’esprit en paix, y faire chanter cette épée du diable.

Morgoth, assis en tailleur, avait demandé à Vertu de planter la lame verticalement dans la terre meuble de l’abri. Ses compagnons l’observèrent tandis qu’il préparait le rituel, sans se presser. Il confectionna trois semblants de bougies à l’aide de feuilles sèches roulées, et y mit le feu en prononçant la formule dans la langue gutturale de quelque peuplade sauvage oubliée depuis longtemps, et répéta les gestes qu’il savait.
Après quelques minutes, l’atmosphère s’emplit indubitablement de magie, et l’épée s’éleva toute seule dans les airs, lentement, la pointe de la lame à quelques doigts de la terre. L’index de Morgoth traça alors rapidement deux signes à quelques centimètres de l’acier, et chose surprenante, deux lèvres d’une petite bouche se matérialisèrent, surmontées par le pavillon d’une oreille parfaitement formée. Et les lèvres s’agitèrent, commençant par un murmure qui se mua rapidement en cacophonie.
On entendit de prime abord un bruit de fond d’acier résonnant, fort désagréable, puis des voix, des dizaines de voix qui s’apostrophaient, se répondaient, se faisaient écho dans quelque pugilat verbal particulièrement véhément, dont le sujet était malheureusement incompréhensible. Or en tendant l’oreille, on pouvait discerner que seules deux voix distinctes se faisaient entendre, mais par quelque prodige, chaque voix prononçait simultanément plusieurs phrases, tant et si bien qu’on avait l’impression d’une foule agitée.
Puis, Morgoth crut entendre l’une des voix prononcer un « Silence, on nous écoute », et progressivement, les discussions cessèrent, ne laissant que les bruits d’acier.
- Qui donc ose espionner les éternels tourments de Ryunotamago, la lame déchue ?
La voix qui parlait était neutre, sexuellement et émotionnellement, il en émanait comme une force hautaine.
- Je suis Morgoth, sorcier en quête de réponses.
- Nous attendons tes questions, sorcier Morgoth, sois bref et pré...
Tout d’un coup, un rugissement interrompit le dialogue, une deuxième voix, basse et cassée, se fit entendre.
- Raaaaaah ! Qu’il aille donc se faire pendre, cet étranger. Il ne nous est rien, qu’il se taise donc à jamais.
- Paix, Maripans, conserve ton calme quelques instants, voici que se présente une rare occasion d’oublier quelques temps nos contentieux et de nous distraire.
- C’est indigne de nous, pourquoi nous adresser à des paysans incultes ? Mais puisque tu y tiens, vas-y.
- Merci, pose tes questions, sorcier.
- Qui est l’autre voix ?
- Le noble Maripans est un démon enfermé par sa faute dans cette lame.
- PAR MA FAUTE ? Par traîtrise oui, par une honteuse traîtrise...
- Mais noble Maripans, n’était-ce pas cette même traîtrise que tu voulais répandre de par le monde en me flétrissant de la sorte ? Pourquoi t’étonnes-tu d’être victime de tes propres actes ?
- Sois maudit, Ryunotamago.
- Oui. Sorcier, tu veux savoir autre chose ?
- Tout ceci est un peu confus à mes yeux, racontez-moi donc votre histoire, s’il vous plaît.
- C’est une histoire longue et douloureuse, je vais toutefois vous la narrer. Dans les lointaines terres de l’Orient se trouve le pays de Danka, dirigé de toute éternité par de puissantes familles de nobles guerriers. Il est d’usage que les valeurs de probité, de courage et de sacrifice de ces familles soient matérialisées par un sabre, la lame d’honneur, une arme parfaite à tous points de vue...
- On aura tout entendu, fit la voix du démon.
- ... forgée par le meilleur artisan du moment. L’une des familles les plus nobles et des plus anciennes était la maison de Kado, dont j’ai été durant quatre-cent trente-sept ans la lame d’honneur. Grâce aux pouvoirs magiques que m’avaient conféré les prêtres qui m’avaient forgé, celui qui me brandissait voyait sa force et son agilité décuplés, et sur le champ de bataille, il faisait la fierté de ses hommes par ses actions d’éclat. Or, les Kado avaient dans la montagne des ennemis héréditaires, les Swaki, une famille fourbe et déshonorée, qu’ils avaient chassés des siècles auparavant.
- Chassés par traîtrise, là encore, rugit l’autre voix.
- Peu importe pour notre histoire de savoir qui a brisé les chaînes de l’honneur le premier. Toujours est-il que les Swaki, réduits à la misère dans leurs terres ingrates, avaient conçu envers les Kado une haine inextinguible, qui leur fit perdre tout sens de la mesure, et qu’ils s’allièrent avec les Onis de la montagne, une race de cruels démons. A mesure que se nouaient les unions contre-nature entre humains et Onis, les Swaki acquirent les attributs des démons, ainsi que leur maléfique force magique.
- Et pas qu’un peu, larbin, pas qu’un peu... commenta la voix cassée, toujours attentive.
- Donc, reprit la voix calme, les Swaki, ayant gagné en puissance et en ruse, ourdirent un complot pour perdre les Kado. Un filou à leur solde du nom de Watanabe, mais peu importe, parvint un jour à se glisser dans l’entourage du seigneur Kado et, à la faveur de la nuit, me subtilisa pour m’emporter. Aussitôt que le vol fut découvert, les meilleurs guerriers des Kado furent mis sur la trace de Watanabe, mais il semblait s’être volatilisé. Les enquêteurs fouillèrent les moindres recoins du fief, les Kado demandèrent à leurs voisins de rechercher eux aussi la précieuse épée, mais rien n’y fit, Watanabe restait introuvable. Les Kado avaient presque perdu tout espoir lorsqu’un paysan leur dit avoir vu Watanabe s’enivrer dans une taverne, non loin des montagnes des Swaki. Aussitôt, Buntaro, fils cadet de Kado, prit la tête de deux-cent chevaliers, ils sautèrent sur leurs montures et arrivèrent juste à temps pour voir le voleur s’enfuir avec le sabre. Ils le traquèrent quelques temps, puis un archer l’abattit d’une flèche dans le dos, juste punition pour un traître. Ainsi revins-je à la place d’honneur dans le donjon de la famille Kado.
- Mais ce qu’il ne savait pas, le vieux Kado, eh eh eh...
- Certes. Veux-tu raconter la suite, l’histoire m’est encore douloureuse.
- Et surtout ça évitera à ce sorcier d’entendre trop de sornettes mielleuses. Voilà comment ça s’est passé : en fait, une fois son larcin accompli, Watanabe était venu directement à la forteresse des Swaki, et nous avait apporté Ryunotamago. Et c’est moi, Maripans, le meilleur sorcier parmi les Swaki, qui ai perverti l’épée. J’ai inséré entre les couches d’acier intimement mêlées l’esprit d’un renard magique, une créature maléfique et sournoise. Puis je l’ai rendue à Watanabe, qui était bien surpris. Sous ma forme humaine, je l’ai ensuite accompagné à la taverne et nous avons bu de conserve jusqu’à ce qu’il soit fin saoul. C’est moi qui avais prévenu les Kado qu’ils le trouveraient là, et c’est encore moi qui ai prévenu ce chien de Watanabe quand les cavaliers sont arrivés, il n’a jamais compris ce qui lui arrivait, il est mort comme il avait vécu, en courant ventre à terre et le pantalon sale, ah ah ah ! Donc, le sabre retourna en possession de la famille Kado, ils se réjouirent à grands bruits de cette heureuse nouvelle, mais déjà le mal progressait en Buntaro, le fils Kado qui avait récupéré la lame. L’esprit du renard avait flairé sa proie, et le renard magique ne lâche jamais prise. Au cours des semaines qui suivirent, Buntaro le cadet obéissant fut pris de jalousie et d’ambition, tant et si bien qu’il tua son aîné en le frappant dans le dos à la chasse, puis complota contre son père pour prendre la tête du clan. Mais ses plans furent découverts au moment où il venait d’empoisonner le vieux seigneur Kado, qui avant de mourir, le maudit et le déshérita. La guerre de succession qui s’ensuivit déshonora de la maison de Kado, qui perdit tout crédit, et les maisons rivales eurent beau jeu de se disputer les terres et les châteaux. Voici quelle fut la vengeance des Swaki.
- Et pourquoi ne lui racontes-tu pas la suite ?
- C’est sans intérêt.
- Alors je vais m’en charger, le sorcier saura notamment comment tu en es venu là. Or donc, durant la bataille qui vit la chute définitive de la maison de Kado, Maripans s’introduisit dans leur forteresse, qui n’était pas gardée car tous les guerriers étaient mobilisés. Il me ramena dans sa forteresse cachée et me conserva là, au cas où il aurait encore besoin de la malédiction hideuse dont il m’avait affligé. Il advint que treize ans plus tard, sept prêtres de Songpa, de saints hommes instruits dans tous les arts de la guerre et ayant vocation d’éliminer les présences démoniaques, s’introduisirent par ruse dans la forteresse des Swaki et tuèrent ceux-ci l’un après l’autre. Voyant la puissance de ces adversaires, et sachant qu’il n’avait aucune échappatoire, Maripans utilisa un stratagème désespéré : il activa une dernière fois sa magie et échangea son esprit avec celui du renard magique qui était dans l’épée. Ainsi, lorsque les moines pénétrèrent dans le laboratoire, ils virent un Oni très désorienté, car l’esprit du renard n’avait pas encore pris la mesure de son nouveau corps, et l’abattirent sans peine. Leur mission terminée, ils emportèrent l’épée jusqu’à leur monastère. Mais les moines de Songpa font vœu de ne jamais porter d’arme, et de ne jamais en toucher, voici pourquoi aucun d’eux ne fut frappé par la malédiction. Ce n’est que trois générations plus tard que le monastère de Songpa fut pillé et que je fus emporté, de fourberie en trahison, jusqu’en Occident. Voici toute l’histoire.
- Hébé, c’est pas gai tout ça.
- Qui parle ?
- Je suis Vertu, c’est moi qui suis présentement maudite.
- J’en suis sincèrement désolé.
- Et moi donc. Existe-t-il un moyen de me désenvoûter ?
- Je n’en connais aucun. Nul possesseur de la lame maudite ne fut jamais libéré de son triste sort autrement que par la mort.
- On m’a dit qu’un prêtre assez puissant pouvait...
- Cela a été tenté par d’autres avant toi, sans succès. Les malédictions ordinaires sont animées par une fraction de la force de celui qui maudit, mais ici, c’est toute la puissance de Maripans qui donne son pouvoir à l’envoûtement.
- C’est exact, mortelle, confirma Maripans. Gaspille ton or auprès de prêtres cupides, ça ne changera rien au sort qui t’est réservé.
- Ne puis-je accomplir une quête quelconque pour te complaire et me libérer de toi ?
- Rien de ce qui me fait envie ne peut m’atteindre maintenant que je suis emprisonné. De toute façon, le sort est jeté, la malédiction est sur toi, je ne peux plus l’annuler, à peine pourrais-je en infléchir le cours quelque peu si l’envie m’en prenait. Et je n’en ai pas envie, alors oublie. Subis ton destin avec résignation.
- Quelle est-elle au juste, cette malédiction, que je sache au moins à quoi m’attendre.
- Oh, elle est terrible, terrible, reprit la voix de Ryunotamago. Sache que celui qui en est frappé, quelle que puisse être sa probité ou sa force d’âme, est condamné à voir flétrir son caractère, à sombrer dans la corruption. Il devient fourbe, frappe ses ennemis dans le dos, et tout le monde le considère avec mépris. Son nom est traîné dans la boue et il perd ce qu’il a de plus précieux, son honneur.
- Oh, je vois. Hum. Et sinon, il m’est arrivé une chose curieuse tantôt, lorsque j’ai voulu me servir de mon arc ce matin, j’ai été prise de faiblesse...
- Oui, femelle sotte, reprit la voix maléfique de Maripans, tu ne pourras jamais plus te servir d’aucune autre arme que celle-ci. Afin que la déchéance des Kado soit complète, je me suis arrangé pour que leur sabre d’honneur, le symbole même de leur vertu, soit à jamais associé à des actes vils et méprisables. Voici pourquoi ce sabre est maintenant appelé « Ryunotamago, la lame du déshonneur ».
- D’accord, je comprends tout. Mais j’ai quand même eu de la chance dans mon malheur. Ce matin, poussée par la nécessité, j’allais m’abaisser à frapper mes ennemis à distance et par surprise avec l’arme sournoise qu’est l’arc, mais c’est la malédiction du sabre qui m’a rappelée à l’ordre et m’a évité de flétrir ma réputation de loyale combattante. Je t’en remercie donc, bien que tes intentions aient été autres.
- Quoi ? Tu aurais sauvegardé ton honneur grâce à ma malédiction ? Mais ça ne peut pas être, c’est impossible ! Non, il n’en sera pas ainsi, c’est la dernière fois que cela se produit, je te le jure chienne. Même si je dois y consacrer toutes mes forces, la malédiction est encore fraîche, il est encore temps de l’altérer. Ainsi, tu seras frappée de faiblesse et de maladresse lorsque tu voudras user d’une autre arme que celle-ci, sauf dans le cas des armes à distance. Ta malédiction est maintenant complète, porteuse de Ryunotamago, et ne prendra fin qu’à ta mort.
- Soit, puisque je n’ai pas le choix, j’accepte mon destin.
- Ta résignation à ton sort est le lot des faibles dans ton genre. Tu me dégoûtes, toi comme tous les mollusques de ton espèce. Adieu.
Vertu fit signe à Morgoth d’interrompre le sortilège, et les voix se firent de plus en plus faibles, distantes, et le silence enfin retomba.
- Peuvent-ils encore entendre ?
- Non, leurs sens sont différents des nôtres, sans le sortilège ils ne peuvent plus nous comprendre.
- Bien, bien.
Alors Vertu prit l’épée, contempla une seconde la funeste lame de sa damnation, puis rejeta brusquement la tête en arrière et laissa libre cours à son fou-rire, bientôt rejointe par Marken.
- Mais Vertu, tu es folle, pourquoi prendre à la légère les paroles du démon ? Ne l’as-tu pas entendu, tu es perdue !
- Ton démon, Morgoth, est un brave couillon, voilà tout ! Je m’en suis joué avec facilité, et il m’a donné ce que je voulais de lui. Je ne peux pas utiliser d’autre arme ? La belle affaire, celle-ci est la meilleure qu’il m’ait été donné de voir, je m’en contenterai bien. Comme l’a dit Ryunotamago lui-même, elle augmente mes forces et tranche mieux que le meilleur des rasoirs. Tout ce qui m’ennuyait, c’était de ne pouvoir utiliser l’arc, mais ce minable sans cervelle a lui-même levé ce pan de la malédiction, me voici donc libre ! Il faudra songer à fêter ça un de ces jours, on s’est vraiment bien débrouillés sur ce coup, oui vraiment, merci Morgoth pour l’excellence de ton sortilège, qui était si à propos.
- Mais enfin tu n’as pas compris quelle était le pouvoir de la lame maudite ? Elle va te dépouiller de ton honneur !
- J’avais déjà entendu dire, et j’en ai la confirmation aujourd’hui, que les gens de Danka prisaient leur honneur plus que leur vie, et que toute leur société était basée sur ce curieux concept. Qui perd son honneur perd non seulement sa vie, mais aussi celle de ses parents, alliés et descendants, c’est la pire chose qui puisse arriver à quelqu’un. La malédiction est donc très efficace au Danka, mais nous autres en Occident avons une toute autre conception des choses, sache-le. Toute cette histoire n’est donc pas très grave, en fin de compte.
- HEIN ?
- Bon, je vais étrenner mon épée sur quelque lapin ou perdreau qui croisera ma route, car j’ai grand-faim. A tout à l’heure les hommes.
- Beuh... ? ? ?
Et donc, poussée par l’impérieux besoin de se défouler, Vertu quitta la place à grands moulinets de son épée maudite.
- Elle est folle, elle ne réalise pas...
- Bah tu sais, les bonnes femmes.
- Mais comment peut-elle se réjouir du sort qui l’attend ? Elle va se muer en être maléfique et répandre le malheur autour d’elle, tu l’as entendu comme moi.
- Oui oui, j’ai entendu. Dis moi, ça fait longtemps que tu la connais, la Vertu ?
- Ben... non, pas vraiment. Nous nous sommes rencontrés dans une ville de l’est, où elle était le jouet d’une bande de voleurs.
- Une bande de voleurs, hein ?
- Parfaitement, et je l’ai délivrée de cette sinistre coterie. Nous avons pu nous enfuir, et depuis nous tentons de regagner la civilisation.
- Tu ne te souviens pas du nom de cette ville, des fois ?
- Galleda, il me semble.
- Ummm... Et donc ça fait combien de temps que vous êtes ensemble ?
- Un mois... mettons une quarantaine de jours.
- Ah, alors ça explique tout.
- Quoi donc ?
- L’opinion que tu as de Vertu. Tu sais Morgoth, tu es bien brave.
- Merci, j’essaie de faire de mon mieux dans les...
- Ouiouioui. Bon, je vais finir mon épieu, moi. Si tu as des sortilèges à préparer fais-le, les moments de calme sont rares lorsqu’on part en aventure, il faut savoir en profiter utilement.
- Voilà qui me paraît sage, je vais suivre ton conseil.

12 ) Rencontre au coin d’un bois

Quelles que fussent ses qualités, le sabre oriental n’était pas l’arme idéale pour la chasse, c’est pourquoi Vertu s’en revint des bois sans gibier. Cependant, c’était une femme de ressources experte à reconnaître ce qui pouvait se manger sans risque, et elle rapportait dans un pan de son vêtement des champignons, des racines et des œufs de cailles qui servirent à confectionner une sorte d’omelette, qu’elle fit cuire sur une pierre plate chauffée sur un petit feu de bois très sec, pour éviter que la fumée ne se voie. La faim aidant, il parut à Morgoth et Marken que cette humble mixture était digne d’un festin céleste et en firent grand compliment à la voleuse, tandis qu’ils finissaient leur repas en consommant quelques graines et baies juteuses glanées dans les parages. Puis ils digérèrent avec contentement pendant l’après-midi, en faisant la sieste.
Tandis que le soleil disparaissait entre deux montagnes lointaines aux flancs arrondis, ils reprirent leur activité, firent disparaître les reliefs de leurs agapes et se mirent en route avant la venue des étoiles. Ils progressèrent en silence et à marche soutenue durant quelques heures, profitant d’une clarté lunaire persistante. Quelque sens mystérieux semblait indiquer à Vertu l’itinéraire le plus direct pour éviter les obstacles du terrain. Ils croisèrent à plusieurs reprises des chemins campagnards, sans jamais les emprunter plus de quelques mètres. Ils eurent aussi le loisir de passer non loin d’un village, dont quelques lumières jaunes indiquaient encore une activité domestique, mais fidèles à leur résolution, ne s’arrêtèrent pas pour profiter de l’hospitalité douteuse de leurs frères humains. Puis, le pâle luminaire céleste disparut derrière un nuage importun, qui de surcroît entreprit de se délester de son humidité sur les têtes de nos aventuriers démunis. Comme la nuit précédente, ils se trouvèrent un pauvre abri, en bas d’une falaise d’une dizaine de mètres qui faisait, à un endroit, comme un surplomb. Le vent parfois rabattait bien sur eux un pan de bruine, mais ils parvinrent néanmoins à s’endormir, blottis les uns contre les autres. Peut-être auraient-ils dû instaurer un tour de garde.
- Holà les voyageurs, réveillez-vous, et pas de gestes brusques !
Marken fut le premier à ouvrir les yeux, et à constater d’une part qu’il faisait jour, d’autre part qu’une pique était pointée sur sa gorge. Une bande de cinq jeunes pouilleux d’une quinzaine d’années, sans doute des gens du coin, les tenait en respect. Bien que leurs faces soient sales et plutôt contrefaites, ils étaient relativement bien vêtus, et surtout convenablement armés. L’un avait donc une pique, deux autres tenaient le groupe en joue avec des arcs, un quatrième maniait une masse imposante et le dernier portait épée, bouclier et cotte de maille, son équipement et le fait qu’il parlait au nom des autres le désignaient naturellement comme le chef de la troupe.
- On ne voudrait pas qu’il vous arrive malheur, poursuivit le présumé chef, on préférerait que vous nous donniez ce que vous possédez plutôt que de devoir le prendre sur vos cadavres.
- Bâtard, tu vas...
- Du calme Marken, intervint Vertu, nous ne sommes pas en position de discuter. Vous êtes des bandits alors ? Je vois à vos armes que votre industrie prospère, vous devez être bien habiles.
- Fais gaffe Panterne, souffla un des archers, elle va sûrement essayer de t’entortiller.
- Ouais, Gros-Pol, j’avais compris, fit le chef. Donne donc ton épée, mignonne, lentement.
- Elle est maudite, prévint charitablement la voleuse en s’exécutant.
- C’est ce qu’on verra. Et toi le malabar, cesse de rouler des yeux de roquet enragé. L’or maintenant.
- Mais nous n’avons rien, nous ne sommes que des pèlerins qui avons fait vœu de pauvreté et nous nous sommes mis en quête...
- Des pèlerins vous dites ? A vous voir, j’aurais juré que vous étiez les pilleurs de temples recherchés par le prieuré de Noorag. On promet une belle récompense à quiconque vous ramènera, un travail facile et de l’or vite gagné. Allez, envoyez la monnaie.
- Hélas monsieur, je disais vrai, nous n’avons rien, sinon nous pourquoi irions-nous à pied et dormirions-nous à la belle étoile ? Vous pouvez nous fouiller, vous ne trouverez rien qui vaille d’être volé.
- Ouais ouais, si j’ai pas entendu ça cent fois... Allez, à poil tout le monde, et toi Legris, fouille ces messieurs-dames.
Le dénommé Legris, le plus costaud de la bande, fit jouer sa masse devant Marken qui, furieux, se retint à grand peine de commettre une imprudence. Ils s’exécutèrent à contrecœur. Morgoth, empreint de sa dignité de sorcier, répugnait fort à se dévêtir ainsi, mais d’un autre côté, il se surprit à trouver quelque agrément à cette mésaventure qui lui permettait de découvrir l’anatomie de Vertu, qui de son côté ne faisait pas trop de manières. Puis il se reprit et chassa cette pensée indigne de lui. Il s’aperçut alors qu’il n’était pas le seul à se passionner pour le physique de sa collègue, les malandrins se réjouissaient en effet les yeux de ce spectacle qui devait leur être rare dans ces contrées, car même si le corps mince et discrètement musclé de la jeune femme n’était pas forcément au goût rustique des indigènes, faute de grive, hein... Alors il vint à Morgoth l’idée que ces tristes sires, portés par leurs instincts bestiaux, allaient peut-être profiter de la situation pour attenter à l’honneur de Vertu, pensée qui lui était insupportable. Il ne pouvait certes pas laisser perpétrer une telle infamie sans rien faire, c’était contraire à l’idée qu’il se faisait du rôle d’un homme. Il se devait d’agir avec détermination et caractère, profitant que l’attention des bandits était attirée ailleurs.
- Fermez les yeux, dit-il calmement à ses compagnons, et il porta la main ouverte devant lui.
Comme nombre de sorciers, Morgoth  avait coutume de conserver en permanence un sortilège d’illumination prêt à l’emploi, car c’est un des plus utiles qui soit. D’ordinaire, il sert à éclairer d’une douce lueur un lieu obscur pendant quelques dizaines de minutes, mais cette fois-ci, il en altéra le déclenchement par une technique que ses maîtres lui avaient déconseillé d’utiliser, et le lança de telle sorte que toute la puissance s’échappe en une seule seconde, en un éclair aveuglant. Et de fait, les marauds en furent aveuglés et surpris durant un bref instant, que Vertu et Marken, combattants aguerris, mirent à profit. La première se jeta à une vitesse surnaturelle devant le chef Panterne, ramassa son sabre maudit qu’elle avait jeté à ses pieds et l’en pourfendit aussitôt, puis s’empara de l’épée que le mourant venait de lâcher et la lança à Marken. Celui-ci avait mis Legris hors d’état de nuire d’un coup de genou dans le bas-ventre, et d’un même mouvement avait empoigné la lance qui le menaçait pour la détourner de son cou. Il reçut l’épée avec gratitude avant d’en tuer le lancier d’un coup inélégant mais efficace à la poitrine. Il s’enquit alors des deux archers, qui se tenaient en retrait et s’apprêtaient à tirer. L’épée du chef des malandrins vola une nouvelle fois dans l’air et se planta avec une précision diabolique entre les deux hémisphères cérébraux d’un des archers, dont la flèche partit dans quelque trajectoire lointaine. Le deuxième, jugeant la situation difficile, prit le parti de fuir à toutes jambes. Sans doute aurait-il mieux fait de prendre avec lui son arc, Vertu, sans se presser cette fois, ramassa l’arme abandonnée ainsi qu’une flèche, se posta sur un monticule voisin, droite, jambes écartées, elle prit une ample respiration, tendit son arc d’un geste précis. Le projectile se perdit entre les arbres. Morgoth crut impossible qu’on puisse atteindre sa cible dans de telles conditions, mais un cri étouffé émanant du bosquet lui apprit que Vertu était plus qu’habile à ce sport. Le combat n’avait pas duré dix secondes.
Pendant ce temps, Marken avait récupéré son épée dans le crâne de l’autre archer, puis était retourné auprès du brigand agenouillé qui se tenait les parties, le souffle coupé.
- Patience, coquin, j’arrive pour te soulager.
Mais tandis que le Chevalier Noir s’apprêtait, avec la force de l’habitude, à décapiter le dernier des malandrins, il sentit de nouveau contre sa glotte la désagréable pression d’un acier aiguisé et couvert de sang.
- Laisse le, dit simplement Vertu. La voleuse ne semblait pas d’humeur à négocier, Marken préféra lui laisser sa victime et recula hors de portée du sabre maudit.
- Merci Mark. Et toi aussi Morgoth, bel esprit d’initiative. Eh toi là, comment t’appelles-tu ?
- uuuuuuh...
- Fais un effort, que diable, tu ne sais pas que la douleur n’est qu’illusion ? Ton nom ou je t’étête.
- Piété.
- Quoi Piété ?
- Mon nom... uuuh...
- J’ai entendu les autres t’appeler Legris...
- Piété... prénom... Legris c’est ma famille.
- Ah d’accord. Legris, c’est un nom courant dans la région ?
-.Y’a que moi... que j’connais.
- Tu n’as pas des parents ?
- ...morts... famine y’a quelques années.
- J’en suis désolée.
- Y’a pas de quoi, ces bâtards m’avaient abandonné dès que le pain avait commencé à manquer.
- Tu as survécu, et eux pas, c’est ça ? C’était où ?
- On vivait dans un bled miteux, Bûchefendre, il y avait une tripotée d’autres gosses à la maison, et les vieux ne s’étaient jamais trop demandé comment les nourrir, ils sont sûrement tous morts à l’heure qu’il est. D’ailleurs, je peux m’estimer heureux de n’avoir pas fini dans la marmite cette année là. Après m’être retrouvé dehors, je suis tombé sur d’autres gamins qui vivaient dans les bois. On était nombreux à l’époque, mais le froid, les maladies, et puis les bêtes... c’est pas facile dans les bois. Maintenant, je suis seul.
- Oh, le malheureux, minauda Marken, écoutez la triste complainte du pauvre brigand poussé par la faim et la misère... Tu n’as que ce que tu mérites, croquant, toi et la vermine de ta sor... euh, Vertu, s’il te plaît, tu pourrais baisser ça ?
- On dit, commenta Vertu sans bouger sa lame d’un millimètre, que la tête d’un décapité peut encore voir et entendre quelques instants après l’exécution, juste assez pour se rendre compte de l’horreur de sa situation. Je me suis souvent demandé si c’était vrai, pas toi ?
- OK, je ferme ma gueule.
- A la bonne heure. Donc, te voilà seul au monde. Dis moi, si tu étais à notre place, comment ferais-tu pour rejoindre la route ?
- La route ? La grand-route de Misène ? Ben, vous passez au village... Ah oui je vois, vous avez besoin de discrétion.
- Tout juste.
- Alors par la petite vallée qui part vers le nord-ouest derrière cette colline, là. En cette saison, il n’y passe jamais personne, à cause des araignées rouges. Bien sûr, il faut faire attention aux araignées rouges, mais pour vous, ça ne sera sûrement pas un problème.
- Et après ?
- La forêt de Pouïn, vers le nord, assez sûre et peu fréquentée. Normalement vous ne pouvez pas louper la route.
- Voici d’utiles renseignements, merci... Piété c’est ça ?
- Vous allez me tuer, je crois.
- Ben, ça va te surprendre, mais non, on n’est pas des sauvages. File.
Le garçon se releva, jetant des regards incrédules. Puis sans un mot il détala.
- Eh, encore un détail !
Piété, qui avait bien fait vingt mètres, s’immobilisa. Il avait vu ce que Vertu savait faire avec un arc, et espérait qu’elle le ferait vite. Mais elle poursuivit.
- Voleur, c’est un métier comme un autre, et un métier ça s’apprend. Comme tu n’as sûrement rien de mieux à faire, va donc à Banvars, et trouve quelqu’un qui te l’enseignera proprement. Et attrape ça pour prix de ton silence. Si on te questionne, tu ne nous as jamais vus.
Piété, toujours pétrifié, entendit un bruit de chute à ses pieds. Parmi les feuilles mortes, il y avait une petite pièce d’or. Il s’en empara, et reprit sa course folle sans un regard en arrière.
Marken, médusé par tant de mansuétude, et Morgoth, quelque peu confus, considéraient Vertu avec des yeux ronds. Lorsqu’elle s’en aperçut, elle les rabroua vertement.
- Quoi ? Au lieu de me mater le cul, remettez donc vos zguègues dans vos chausses, on n’est pas dans un muflet. Mark, prends la maille et le bouclier de ce type, et puis un arc, je garderai celui-là. Bon, Morgoth, tu fais quoi là? Fouille donc les cadavres, ils ont sûrement un peu d'or. Allez, on s'active, si ces bouseux nous ont trouvés, c'est que d'autres peuvent le faire.

13 ) La Sainte Doctrine de Hegan en pratique

Non loin du lieu de l’embuscade, les brigands avaient un feu de camp, où des côtelettes menaçaient de brûler. Nos héros les sauvèrent de ce triste sort et c’est donc la panse pleine qu’ils se remirent en route, à la recherche d’un refuge mieux abrité. Parmi les objets pris aux bandits figuraient une besace de cuir contenant, trésor inestimable, trois torches, un nécessaire à faire du feu, un petit brasero de cuivre permettant de le conserver, une boussole, une bonne gourde d’eau et un couteau de chasse. Marken, le plus robuste de la bande, ne se fit pas prier pour transporter le précieux chargement.
- Nous nous éloignons de la petite vallée que nous a indiqué ce brigand, nota Morgoth après quelques centaines de pas.
- Et pour cause, notre but est toujours d’arriver à Valcambray, ce qui nous éloigne de la route.
- Mais... Le brigand... Ah, je vois, tu lui as fait croire que nous allions vers la route pour qu’éventuellement, il induise en erreur quelqu’un qui l’interrogerait. Mais alors pourquoi avoir payé son silence ?
- Pourquoi pas ? Nous avons trouvé dix-sept ducats d’or et pas mal de monnaie sur les cadavres de ses compagnons, ainsi que des armes et des provisions, ce n’est pas le moment de se montrer mesquins.
- En tout cas, ajouta Morgoth, son histoire de gamin abandonné par des parents indignes me semble un peu trop larmoyante pour être vraie. Je sais qu’il se passe parfois des choses pas très héganites dans ces huttes, mais là, c’était peut-être exagéré.
- Finement observé, sorcier, ajouta Marken, je vois que tu commences à ne plus prendre pour argent comptant tout ce que peuvent te dire untel ou unetelle, la sagesse te vient rapidement. Sache que ces croquants sont prêts à te faire gober n’importe quel conte aux gens de qualité pour leur soutirer leur or durement gagné ou pour justifier toutes les malhonnêtetés qu’ils commettent à notre endroit. Une fois qu’on a pris conscience de cette réalité, on a une vision plus claire de la société et de la place qu’il est bon d’y occuper.
- Le Chevalier Noir se plaint de la malhonnêteté des petites gens ? Voilà qui est singulier. Et pour ce qui est des parents qui abandonnent les enfants, je comprends votre incrédulité, car toi et Morgoth n’êtes pas issus du même milieu social que moi. Pour ma part, ça ne m’étonne pas plus que ça. La vie des gens du commun est dure, particulièrement dans ces collines, et à choisir entre mourir soi-même et laisser mourir ses enfants, bien des gens sacrifieraient leur progéniture, ne serait-ce que pour avoir l’occasion d’en produire une nouvelle plus tard. De telles atrocités sont courantes, hélas.
- Ce qui n’explique pas ta mansuétude envers ce maraud, qui avait cent fois mérité que je lui tranche la tête. Je ne pense pas que ta pauvre ruse éculée convainque nos poursuivants, et il y avait de toute façon d’autres moyens de les divertir, tout en infligeant au pouilleux un juste châtiment. Et non contente de le laisser partir avec notre or, voici qu’en plus tu lui donnes des conseils utiles pour continuer à vivre et prospérer. Je ne te connaissais pas cette vocation d’assistante sociale.
- Oui, ben ce qui est fait est fait. Pressons le pas, les moines de Hegan sont sûrement sur nos traces. Nos têtes sont mises à prix, à ce que j’ai compris.
- A propos, j’aimerais bien savoir pourquoi ils nous pourchassent avec tellement de constance. Le moine avec lequel j’ai parlé m’avait pourtant semblé un homme raisonnable et très bon, qu’en est-il, n’était-il donc pas représentatif des membres de son ordre ? Si je me souviens bien, vous m’aviez promis de m’expliquer votre point de vue sur le culte de Hegan. Je serais heureux de savoir ce que vous en pensez.
- Hum... c’est un point important que tu soulèves. Sache que la plupart des gens ont un but dans la vie, fonder une famille, amasser l’or, se venger de quelque ennemi particulier, que sais-je encore. Certains de ces buts sont triviaux, et visent à la satisfaction de l’individu, comme par exemple la recherche de l’enrichissement personnel. Mais certaines autres personnes ne se contentent pas de cela, il leur faut plus, il leur faut donner un sens à leur vie, ils estiment devoir s’inscrire dans l’histoire du monde. Ils se trouvent donc une doctrine à défendre, proposant une morale, des valeurs, des modèles de grands hommes à suivre. Que ce soit dans un cadre religieux ou politique, l’enchaînement est le même, on appelle cela avoir de nobles idéaux.
- Oui ? C’est curieux mais dans ta bouche, j’ai l’impression que ça sonne comme une insulte.
- Ne vois-tu pas déjà le danger d’une telle attitude ? Tu dois savoir qu’à partir du moment où tu te livres à un tel parti, tu en viens naturellement à considérer que ta vie vaut moins que la survie de ce parti, et tu en viens au point où tu considères comme normal et bon de mourir pour tes idées. C’est l’esprit de sacrifice.
- Je ne vois là rien que de très admirable.
- Alors mets-toi à la place d’un de ces individus. Ayant épousé la cause, quelle qu’elle soit, il s’en est pénétré, a forcé l’admiration de ses confrères par sa piété et sa constance dans sa foi (puisque nous parlons ici de religion), et l’âge venant, il se sera élevé en autorité et dignité. Sa foi est intacte, et s’est même renforcée, en même temps que son esprit de sacrifice. Maintenant, comment considère-t-il les manants, le commun des hommes, les gens ordinaires qui n’ont pas son abnégation ?
- Je ne vois pas...
- Il les considère avec le plus grand mépris, comme des bêtes. Pis que des bêtes même, car les bêtes n’ont aucun choix moral, alors que les hommes sont sensés l’avoir. Et voici notre saint homme qui va se conduire avec morgue et dédain envers ses contemporains. Sache enfin que tout homme accorde plus de prix à son existence qu’à celle d’autrui, c’est humain et bien naturel. Alors, lorsqu’on accorde peu de prix à sa vie, combien en accorde-t-on à celle d’autrui ? De tels fanatiques sont prêts à faire mourir des innocents par milliers s’ils estiment que la cause l’exige. Ne me regarde pas ainsi, le cas s’est déjà produit plus de fois qu’il n’est possible de compter. L’esprit de sacrifice se traduit généralement par le sacrifice des autres. Et encore, je me place là dans l’hypothèse d’un personnage sincèrement convaincu de la justesse de sa foi, mais que dire des hypocrites, des manipulateurs, des fraudeurs, des fainéants, des lâches et des profiteurs que ces causes attirent aussi sûrement que la charogne attire les mouches. Que reste-t-il alors des idéaux rancis qui fondaient l’Ordre ? Bien peu de chose, en vérité. Mais tel un poulet qu’on décapite, un tel parti peut galoper encore un bon moment avant de s’effondrer.
- Bouh... que tu as une vision noire du monde.
- Pas du tout, je t’explique comment les choses évoluent naturellement. Mark te le confirmera.
- Vertu n’a pas tort, opina le guerrier. J’ai moi-même été témoin direct de telles perversions de l’esprit du bien. Je parle moins bien qu’elle et je ne suis pas philosophe, mais pour abonder dans son sens,  je me contenterais de te compter quelques vérités issues de mon observation du culte de Hegan, que j’ai souvent côtoyé. Tout d’abord, le monastère que nous avons visité m’a semblé particulièrement bien tenu et en ordre. J’en ai personnellement fréquenté d’autres où la règle monastique était bien plus relâchée. Parfois, à l’abri de ces murs, les bons moines se livrent entre eux à ces mêmes jeux qu’ils interdisent formellement aux laïcs sous peine de subir les tourments de l’enfer. On dit que dans ces communautés, on recrute les novices pour l’innocence de leur visage, la finesse de leur peau et la juvénile rondeur de leur croupe, je te laisse imaginer à quoi ces qualités peuvent bien être utiles, ce n’est certes pas à la prière.
- Quoi ? Saperlotte, tu veux dire qu’ils se livrent à la pédérastie ?
- C’est cela. Mais tous n’ont pas ces goûts, heureusement.
- Tu me rassures.
- D’autres font sciemment entrer des femmes vénales dans l’enceinte sacrée, la nuit, et échangent des nuits d’amour contre les fruits de leurs vignes et vergers. D’ailleurs, dans les campagnes, tu en trouveras plus d’un pour se dire fils ou fille de moine, alors que bien sûr, le célibat est une règle impérative dans ces ordres. Certains monastères sont si corrompus qu’ils enlèvent de jeunes filles de basse extraction et, après en avoir usé de toutes les façons possibles, étranglent ces malheureuses et se débarrassent des cadavres en les jetant dans la rivière. Je vois à ton visage que tu ne me crois pas, mais une telle affaire a éclaté au grand jour voici quelques années en Setrapie, et si le prieur et ses moines ont échappé au lynchage, c’est uniquement parce que le clergé de Hegan, soucieux du scandale plus que de la justice, avait fait le ménage avant, par le fer et par le feu. Peut-être faut-il aussi que j’évoque les congrégations féminines, où bien souvent les familles bigotes se débarrassent des filles-mères et autres hontes de familles afin d’étouffer les scandales. Ces couvents sont souvent de véritables prisons, entièrement fermées, voire pour certaines, closes, si tu vois ce que je veux dire.
- Pas vraiment.
- Et bien, comme apparemment vous allez à Banvars, si tu souhaites en apprendre plus sur l’art et la manière dont un homme doit se comporter en toutes circonstances, je t’invite à rendre visite au couvent des Sœurs Flagellées de la Génuflexion, dans l’Ile-Rousse, muni d’un peu d’argent. Tu pourras y faire la connaissance de jeunes novices qui, à vrai dire, ne le sont pas, ah ah ah, pas du tout !
- Je ne vois pas ce que... Mais... tu veux dire qu’elles se prostituent ?
- Et elles le font avec une remarquable conscience et une organisation des plus efficaces. Une très bonne maison, réputée jusqu’à Baentcher, dit-on. A ce qu’on dit, le petit cimetière qui jouxte le couvent voit certains soirs de bien étranges manèges durant lesquels des ombres en bure, avec la furtivité coupable des assassins, enterrent les minuscules cadavres des nouveaux-nés étranglés dès leur venue au monde, les fruits de ce commerce peu reluisant. On dit d’ailleurs la même chose à propos de bien des couvents.
- Je tombe des nues.
- Il faudrait aussi que je te parle des ordres guerriers qui se réclament de Hegan et qui en son nom pillent, massacrent, violent et torturent tout leur saoul et avec bonne conscience, puisque c’est pour la plus grande gloire de leur dieu. Et puis il y a la « Congrégation pour l’étude de la Doctrine de la Foi », qui étudie la Doctrine de la Foi en suppliciant et brûlant les vieilles folles sous prétexte de sorcellerie aux quatre coins de l’occident. Quand au clergé séculier, il ne vaut mieux pas parler de sa corruption et de sa sotte obstination à faire respecter des règles obscures et contradictoires, je t’ai empli la tête avec assez d’horreurs pour alimenter tes cauchemars de la semaine.
- Quelle iniquité, quelle duplicité, j’ai du mal à croire qu’on les laisse faire !
- Mais ces coquins savent avancer masqués ! Lorsqu’ils arrivent dans un nouveau territoire à évangéliser, ils sont tout miel et chattemite, ils distribuent les indulgences ici, soignent les galeux là, font régner l’ordre et soutiennent le pouvoir légal. Ainsi, d’année en année, leur influence et leur popularité grandissent dans la contrée, jusqu'au jour où le Hiérarque de Boon, le chef spirituel de ces fripons, estime que la comédie a assez duré. Alors le clergé de Hegan se dévoile dans toute sa brutalité, le roi du pays est contraint à la conversion ou à l’exil, les autres cultes sont bannis et leurs fidèles pourchassés s’ils ne se prosternent pas devant leurs nouveaux maîtres, le peuple est contraint de subir toutes sortes d’interdits et de brimades, sans compter les impôts sacerdotaux écrasants que le culte lève pour construire ses temples innombrables et entretenir pléthore de bureaucrates paresseux. Heureusement, ceci dure depuis des siècles, et les autres cultes, ainsi que les seigneurs des nations qu’ils convoitent, sont maintenant au courant de ces procédés et combattent donc les prêtres de Hegan dès que ceux-ci deviennent trop puissants et leur font de l’ombre. C’est peut-être pour cette raison que notre prieuré s’est installé dans une région désolée et sans loi comme celle-ci, il n’y a rien par ici qui puisse s’opposer à leurs tristes desseins.
- Quelle déception... Moi qui croyais avoir trouvé une voie sûre pavée de solide moralité, voici qu’elle se dérobe sous mes pas. Mais êtes-vous sûrs de ce que vous dites, puis-je le croire, ou bien est-ce encore une cruelle plaisanterie ?
Vertu reprit, un peu lasse :
- Tu n’es pas forcé de me croire, Morgoth, ni moi ni Marken. Mais lorsque tu voyageras dans les contrées dominées par ces gens, tu pourras voir par toi-même dans quelle servitude vivent les manants sous la coupe de Hegan, et dans quelle opulence vivent ses clercs. Si tu gardes l’esprit alerte et les yeux ouverts, tu comprendras à quel point nous avons raison de nous défier de ces gens, et combien nous te rendons service en te mettant en garde contre eux. Sur ce, je pense qu’il serait intelligent de remettre les leçons de théologie à plus tard et de presser le pas en économisant notre souffle.

14 ) Découverte dans une grotte

Ils cavalèrent donc derechef toute la journée sans épargner leur peine, dînèrent brièvement de quelque pauvre provende glanée en chemin, puis continuèrent sans ralentir une bonne partie de la nuitée avant que de se mettre en quête d’un abri. Les yeux acérés de Vertu repérèrent bien vite un orifice étroit à mi-hauteur d’un escarpement, qui était l’entrée d'une caverne tiède et assez large pour trois. Après s’être assuré qu’aucune bête féroce n’en avait fait sa tanière, Mark sortit, épée au poing, et s’enfonça dans les taillis. On entendit des bruits secs, puis il revint, traînant un petit arbre qu’il venait d’abattre, et qu’il planta entre deux rocs devant l’entrée de l’abri, afin de dissimuler la bouche à la vue d’un éventuel maraud. Ainsi protégés, ils purent enfin jeter un œil au parchemin d’Arcelor, lui lancer le sortilège d’identification, le lire après que Vertu l’eut décacheté avec art, mais il n’y avait nulle magie, rien qu’une suite de chiffres et de lettres sans logique apparente. Puis, exténués, ils ne se firent pas prier pour s’endormir, satisfait d’avoir mis quelques bonnes lieues entre eux et leurs poursuivants.
Le Chevalier Noir était un homme d’expérience, que la fatigue ne privait jamais de ses sens ni de son aptitude à la survie. Ainsi, à la mi-journée, il fut éveillé par un courant d’air froid provenant du fond de la caverne et glissant sur sa nuque. Ce détail éveilla sa curiosité, car plus tôt, il s’était assuré que la grotte était en cul-de-sac. La circulation continue de ce flux était suspecte, l’air devait bien venir de quelque part. Il alluma une des torches et examina plus attentivement les parois. Vers le fond, le plafond s’abaissait rapidement jusqu’à ce qu’il faille se courber fortement pour progresser. Là, un éboulis attira son attention. Des blocs de petite taille s’entassaient en effet en un monticule irrégulier, leurs arêtes aiguës attestaient que l’éboulement n’était pas très ancien. Or le plafond de la grotte, au-dessus de l’éboulis, était couvert de concrétions lissées par le temps, probablement plus que centenaires, d’où provenaient donc ces cailloux ? Sans doute un homme ou une bête les avaient amenés là dans un but quelconque. Il approcha la torche de l’éboulis, et constata ainsi que le courant d’air provenait bien de sous le tas de pierres. Pour une raison mystérieuse, quelqu’un avait cherché à dissimuler un boyau.
Intéressant.
Il éveilla Vertu, qui dormait comme une bienheureuse, la joue gauche enfoncée dans la terre molle et rouge qui recouvrait le sol de la caverne.
- Vertu ?
- Mmmmmmmm...
- Vertu, réveille-toi...
- Mmmmm... Ta cruauté est donc sans bornes ?
- Chuis connu pour ça. Sinon je pense que j’ai trouvé un passage secret.
- HEIN ? Eh, mais c’est génial, il est où, hein, où ?
Il lui montra, et elle parut vivement intéressée. Tandis que Marken déblayait le tas avec les plus grandes précautions, elle réveilla à son tour Morgoth pour lui faire part de leur découverte. Celui-ci ne parut pas particulièrement enthousiaste.
- Et alors ? Il y a peut-être un passage, peut-être pas, quelle importance ?
- Comprends donc, jeune sorcier, que si quelqu’un s’est donné la peine de boucher cet orifice et de le dissimuler, c’est qu’il y a certainement quelque chose à cacher dessous. Quelque chose qui mérite d’être caché, donc quelque chose qui mérite d’être découvert.
- Oui, ou alors c’est un berger précautionneux qui aura scellé un précipice pour éviter qu’à l’avenir, un de ses moutons n’y tombe. Auquel cas nous ne gagnerons rien à risquer de nous rompre le cou là-dedans, à part peut-être des vieux os de mouton.
- Et bien, on ne peut pas dire que la hardiesse t’étouffe. Techniquement, tu as raison, on ne trouvera peut-être rien là dessous, mais il est aussi possible que ces quelques pierres dissimulent l’entrée d’un donjon ! Mais oui, plein de joyaux, de secrets, de reliques magiques et d’or.
- Mais tout ceci, je pense, n’a qu’un très lointain rapport avec le but de notre mission. Vous vous souvenez, Valcambray, le parchemin...
- Tsss... Morgoth, que t’ai-je expliqué au début de notre chevauchée ? L’or qui doit nous être payé en fin de mission n’est qu’une partie des revenus que j’attends de cette entreprise. Nous avons déjà perdu beaucoup au monastère, gagné un peu en dépouillant les mourbellings et les croquants de l’autre jour, cela devrait te convaincre qu’au cours d’une aventure, l’or va et vient dans notre bourse à un rythme qui n’a rien à voir avec celui de la vie ordinaire. Il y a toujours, dans ces affaires, des petits à-côtés qu’il faut savoir apprécier, et il faut saisir les opportunités lorsqu’elles se présentent. Et puis sois honnête, si nous ne descendons pas là-dedans, tu vas te demander toute ta vie si tu es passé à deux doigts de la richesse et de la gloire, ou alors d’une pile de carcasses de moutons. Autant en avoir le cœur net.
- Tu as peut-être raison, mais tu noteras que nous ne sommes que trois, peu armés, peu équipés. Il ne nous reste que deux torches et demie, nous n’avons pas de corde, et pire que tout, nous ignorons ce qui nous attend en bas. N’est-il pas d’usage, lorsqu’on part en campagne, de préparer un plan de bataille tenant compte des points forts et des points faibles de l’ennemi ?
Vertu béa un instant, cherchant ses mots, mais pour une fois, elle resta coite.
- Muf. Je dois avouer que tu n’as pas tout à fait tort. La perspective d’une fortune rapide m’a peut-être fait perdre le sens des réalités. Mais d’un autre côté, tu dois comprendre que nous sommes bien impécunieux, et qu’un apport d’argent frais serait le bienvenu, ne serait-ce que pour semer ceux qui nous poursuivent. On pourrait peut-être trouver un compromis. Je te propose que nous descendions là-dedans, et que s’il y a un monstre, ou un groupe de monstre, nous le combattions pour nous approprier les richesses qu’il garde. Une fois la victoire obtenue, et quoiqu’il puisse y avoir d’autre dans le donjon, nous remonterons à la surface pour reprendre notre route. Un seul combat, ça me semble raisonnable. Et si le parti adverse est trop fort, nous éviterons le combat et tournerons les talons. Tu as raison de nous rappeler à la prudence, nous ne sommes pas équipés pour une expédition au long cours, mais on peut toujours jeter un oeil. Hein Mark ?
- Au lieu de papoter, si vous m’aidiez à décoincer cette dalle...
Sous le tas de cailloux se trouvait en effet un boyau aux parois polies par quelque ancien courant d’eau, mais qui pour l’instant était obturé par une pierre large manifestement taillée aux dimensions de l’orifice, dans laquelle on l’avait enfoncée de force. Sur la partie la plus plate, on avait gravé sans grand souci artistique un glyphe représentant un cercle et une sorte de coupe, l’un au-dessus de l’autre. Par les interstices laissés de part et d’autre s’écoulait un vigoureux flux d’air frais.
- On dirait le symbole sacré de Miaris. Sans doute tracé par un prêtre ou un paladin qui aura voulu sceller le passage. Je crois que ça se confirme, c’est sûrement un donjon là-dessous.
- Miaris ?
- Déesse de la charité, et de tous ces trucs. Mais j’y songe, les prêtres gravent souvent des pièges magiques pour interdire l’accès à certains lieux, pourrais-tu détecter de tels pièges ?
- Je ne sais pas, répondit Morgoth, je vais essayer.
Il utilisa son cristal et lança son sortilège, mais sans rien déceler.
- Bon, à l’attaque.
Le Chevalier Noir avait gardé son épieu, et il s’en servit comme levier afin de dégager l’obstacle. Vertu avait reculé et encoché une flèche au cas où quelque chose sortirait brutalement des entrailles de la terre, et Morgoth, dont la curiosité avait eu raison de la crainte, se demandait déjà quels sortilèges il pourrait employer.
Pourtant, rien ne sortit du trou ovale large de deux pieds, si l’on excepte des remugles désagréables de matière en décomposition, de champignons et de poussière humide.
- Hum... ça sent bon le donjon. Qui passe en premier ?
- Ben c’est toi la vol... la... euh... enfin, qui détecte les pièges quoi.
- Ouais, comme d’habitude, les sales boulots c’est pour les femmes. Allez poussez-vous, pleutres, que je m’y mette.
Et sans plus tergiverser, Vertu, laissant son sac derrière elle mais sans se départir de son épée, se glissa dans le boyau, la tête la première. Morgoth s’émerveilla de son adresse à se faufiler rapidement dans ce passage peu engageant, sans faire plus de bruit qu’un renard ou une taupe. Bientôt, la rusée voleuse fut hors de vue et d’ouïe, et l’attente commença. De longues minutes, les deux compagnons attendirent, le cœur battant, Morgoth se morigénant d’avoir laissé partir son amie. Marken, voyant sa mine déconfite, lui chuchota à mi-voix des paroles rassurantes.
- Elle doit être tapie quelque part, attendant que sa vue s’adapte à l’obscurité. Elle connaît son métier, tu peux lui faire confiance.
Morgoth acquiesça d’un hochement de tête grave. Quelques minutes passèrent encore, avant qu’un grattement ne se fasse entendre. Marken porta la main à son sabre et fit signe à Morgoth de reculer. Mais ce fut bien la main de Vertu, aux doigts fins et habiles, qui émergea du trou, suivie par le reste de sa personne qui était fort boueuse. Elle leur fit part de sa découverte.
- La boule creuse gentil jusqu’à un petit boldo, genre fumette. Sûrement une mélane. J’ai louché un tas-d’moure, deux ballantes et queue de strige. Y’a d’la sauge jusqu’à là, ça fait gris qu’la place est morte.
- Eh ? Béa Morgoth, interdit.
- Toi, faudra qu’on t’affranchisse un peu sur le patois d’aventure, sinon tu vas passer pour un béjaune toute ta vie. Je disais donc que ce tunnel descend en pente assez raide jusqu’à une petite pièce, une sorte de cuisine. C’était apparemment un conduit de cheminée. J’ai vu tout un bric-à-brac, deux portes, et rien qui vive. Vu la poussière accumulée, ça fait belle lurette que tout ça n’a pas été utilisé.
- Oui, commenta Marken, ça se confirme, c’est bien un donjon. Des objets de valeur ?
- Difficile à dire, il n’y avait pas de lumière. Je n’ai rien touché, de peur de me faire entendre par des fâcheux.
- Bien bien. Alors je vous propose un plan de marche classique, Vertu d’abord, moi ensuite, Morgoth fermant la marche.
- Allons, s’emporta Morgoth, je ne suis pas un lâche, que ma jeunesse ne te trompe pas. Je suis tout disposé à passer devant si c’est mon tour.
- Ralalalala, mais on ne t’a donc jamais rien dit des donjons ?
- Euh... non, pas grand chose mais...
- Bon, Vertu, explique-lui au moins le début du commencement du métier.
- Ton courage ne fait pas de doute dans notre esprit, Morgoth, et si Mark t’a proposé de fermer la marche, ce n’est pas par fierté virile, mais par souci d’efficacité. En effet, tu n’es pas un combattant, tu n’as pas d’armure, peu d’armes et tu ne saurais de toute façon pas t’en servir, et tu n’as pas la vigueur d’un guerrier qui s’est entraîné toute sa vie, c’est l’évidence même. Si tu passais devant, en cas de danger, tu serais en première ligne, et tu succomberais tout de suite. Or sache que malgré ses faiblesses, le sorcier est souvent le membre le plus redouté des compagnies d’aventuriers, il peut à lui seul transformer une défaite certaine en victoire éclatante ou trouver une échappatoire aux situations les plus désespérées, comme tu nous en as d’ailleurs donné l’illustration au monastère. C’est donc le sorcier, plus que tout autre membre du groupe, qu’il faut protéger, pour le bien de tous. Je pensais qu’on apprenait ces choses là dans ton école.
- Dit ainsi, ça paraît logique. On apprenait beaucoup de théorie, dans mon école. Je vois maintenant qu’il y a un monde que je n’ai pas exploré, celui de la pratique.
- Sois sans crainte, tu apprendras vite. En tout cas, ne te formalise pas si on te fait passer dans les derniers, c’est une mesure de prudence, non une brimade.
- Bien, tu me rassures. Tu as fait remarquer, à juste titre, que je ne savais pas me battre. Penses-tu que je pourrais apprendre cela aussi ?
- Tu es raisonnablement bien bâti, avec de l’entraînement tu pourrais faire un combattant honorable, mais je ne peux pas te conseiller de t’y consacrer à plein temps. Tu dois savoir que la science des armes est un métier complexe, peut-être autant que celui de la magie. Devenir un guerrier, c’est long et difficile, tu aurais avantage à privilégier le développement de tes dons de sorcier. Mais nous reparlerons de tout ça. Au travail, la richesse nous attend.

15 ) La rape est dans le boulin

Le moins que l’on puisse dire est que Morgoth ne se trouvait pas à son aise. Certes il était plus mince que Marken, qui était passé en premier par l’orifice, mais il n’avait pas l’habitude de ces exercices de souplesse et progressait avec difficulté. Qui plus est, le fait de se retrouver ainsi coincé de toute part entre des parois étroites, compressé par la poigne implacable de la roche, sans visibilité aucune, sans moyen de fuir ni même de faire demi-tour, lui nouait l’estomac de façon déplaisante. Cela faisait des semaines qu’il errait dans la campagne, en compagnie de Vertu puis du Chevalier Noir, et la crainte de rencontrer des créatures hostiles et des périls soudains lui était devenue familière, mais maintenant, il était de plus tenaillé par la terreur que la roche se referme sur lui, le condamnant à une mort lente et anonyme dans les ténèbres. Il se demandait bien quelle mouche l’avait piqué pour accepter de ramper comme un ver dans un tel boyau, et dire qu’il s’était proposé pour passer en premier, le sot ! Maintenant, c’était trop tard, il fallait poursuivre son chemin. Vertu avait dit vrai, le tunnel descendait dans la roche calcaire avec une pente assez marquée, qui pour l’instant facilitait la progression, mais la rendrait d’autant plus difficile au retour. Les parois bosselées s’élargissaient par ci, s’étrécissaient par là, et partout suintaient d’une humidité malsaine dont profitait quelque espèce de fungus pour se développer. Notre sorcier finit par prendre son parti de sa situation, et faisant preuve de volonté, progressa pouce par pouce, prise par prise, concentré sur son but, sans songer plus qu’il n’était nécessaire au reste du monde. Puis soudain, la pente s’accentua jusqu’à atteindre la quasi-verticale, et sa préoccupation ne fut plus de progresser, mais de s’abstenir de progresser trop vite.
Fort heureusement, Marken et Vertu avaient anticipé la chute de leur compagnon inexpérimenté, et l’avaient saisi avant qu’il ne se fende le crâne par terre.
- Merci...
- Tshhhhh... pas un bruit malheureux.
Il faisait noir comme dans une to... comme dans un four, se dit Morgoth. Au moins n’était-il plus gêné aux entournures, mais il n’osait bouger, ni tâtonner, de peur que sa main ne rencontre la fourrure sale ou la griffe gluante de poison de quelque monstre tapi dans l’obscurité. Lorsque Vertu était descendu en éclaireur, elle n’avait emporté aucun moyen d’éclairage, et il se demandait comment elle avait fait pour voir que la place était sûre, sans doute y avait-il encore un mince filet de lumière qui filtrait par le boyau. En levant la tête, il lui sembla en effet entrevoir une lueur blafarde et fantomatique, mais peut-être s’illusionnait-il. Par souci de discrétion, Marken avait éteint sa torche, mais Vertu avait conservé, dans un petit brasero portatif en cuivre, quelques braises qui en étaient tombées et les avait alimentées en combustible. Elle brandissait maintenant le modeste luminaire, qui était suffisant pour leur dévoiler les contours de la pièce et son mobilier, tout en restant assez discret pour qu’un observateur situé dans une pièce voisine ne remarque pas le rai de lumière filtrant sous la porte. Tout en prenant connaissance de ce qui l’entourait, Morgoth se félicita d’avoir des compagnons aussi expérimentés.
Il se trouvait dans une grande cheminée, les pieds dans un tas de gravats qui étaient logiquement le reste charbonneux d’un feu éteinte depuis des lustres. Du manteau de la cheminée, en bois fort, il ne restait qu’un madrier achevant de pourrir sur le sol et quelques clous de bronze ouvragés, qui avaient eu une vertu décorative. La cheminée occupait un coin de cette pièce creusée à même la rocher, et qui mesurait trois pas de large sur cinq de long environ. Les débris d’une table gisaient contre le plus long mur, on aurait dit de prime abord qu’elle avait été brisée en son milieu par le coup de poing de quelque colosse, mais un examen plus attentif montrait que le bois était tordu et mangé, indiquant que le meuble n’avait cédé qu’au passage du temps et à la force de son propre poids. Entre les deux pans de la table qui maintenant formaient un V s’étaient amoncelés des restes de bouteilles et de fioles de contenances et de formes variées, pour la plupart brisées, que la poussière avait fédéré en un amas indistinct. De tels restes de verre, encore plus fragmentés, jonchaient le sol sous le mur situé en face de la table, trois marques horizontales à hauteur d’homme étaient tout ce qui restait des trois étagères superposées qui, elles aussi, avaient succombé à l’humidité et aux larves xylophages. Le mur du fond était occupé par une porte de bois toujours en état, barrée d’un épais madrier, et contre laquelle on avait glissé un lourd coffre ferré qui semblait encore solide. Une deuxième porte, sans madrier ni coffre mais de conception semblable, trônait juste en face de Morgoth. Sur la portion de mur latéral laissée libre par la cheminée, divers instruments de fer rouillaient, sinistres, encore accrochés à leurs clous, d’autres étaient déjà tombés dans la poussière. Morgoth reconnut les instruments en question, et en informa Vertu, qui déjà s’intéressait aux débris de verre par terre.
- Ce n’est pas une cuisine, murmura le sorcier, c’est le laboratoire d’un sorcier ou d’un alchimiste.
- Tu es sûr ? C’est excellent, nous trouverons sans doute des potions et des parchemins à foison.
- Dans ce coffre peut-être ?
- Je le garde pour la fin. Reste bien calmement ici, ne touche à rien, et observe comme nous nous y prenons pour déceler les pièges cachés.
Et tel un apprenti, Morgoth observa, attentif aux gestes de ses maîtres. Mark et Vertu progressaient très lentement, l’arme au poing, piquant soigneusement le sol meuble du bout de leur lame là où ils comptaient poser le pied. Ils se gardaient de toucher quoique ce soit, s’accroupissant pour examiner à courte distance ce qui attirait leur attention. A un moment, Vertu tira un linge d’une de ses multiples poches et en entoura sa main gauche, qu’elle utilisa pour ôter, un à un, quelques uns des tessons tombés de la table et les déposer à proximité, triés en deux petits tas bien propres. Elle y parvint sans jamais faire tinter le moindre morceau de verre, et bientôt, les fragments non recouverts par la poussière grise furent mis à jour, reflétant par intermittence les clins d’œil des brandons écarlates. Morgoth nota que l’un des tas regroupait les quelques fioles et cornues qui étaient restées intactes après leur glissade, l’autre les rebuts. De son côté, Marken avait fini de sonder le sol et examinait maintenant les murs avec minutie. Parfois, il pressait le bout de son épée contre quelque irrégularité de la roche qui avait attiré son attention, parfois il tâchait de suivre sur le plafond le cheminement d’une veine minérale, à la recherche d’une imperfection trahissant la présence d’une éventuelle chausse-trappe.
Mais alors qu’il passait devant Morgoth, qui commençait à s’ennuyer ferme, le Chevalier Noir s’arrêta brusquement. Il examina une portion du mur latéral située à hauteur de hanches, près des instruments suspendus, puis un petit monticule de terre adossé à la paroi rocheuse, juste en dessous. Il tourna alors les talons pour faire signe à Vertu de le suivre, et lui montra le mur. Morgoth s’étant approché, il put voir ce qui avait attiré l’attention du guerrier, une série de marques discrètes, des rainures qu’un observateur peu attentif aurait pu prendre pour de simples coups de burin mal portés. Toutefois, à la lumière du brasero, il voyait maintenant qu’on avait sciemment gravé deux signes avec une pointe quelconque. Le premier figurait un polygone ou un cercle grossier, dont le côté gauche se prolongeait par un long segment de droite vers le haut. Le deuxième hiéroglyphe avait la forme d’un angle droit, au fond duquel était blotti un petit quart de cercle qui en marquait l’ouverture. Tandis que Vertu examinait plus attentivement le mur et le monticule, Marken expliqua sa trouvaille.
- Les aventuriers ont un langage par signes, une écriture secrète et très ancienne qu’ils utilisent généralement pour annoter les cartes et les plans. Le signe de droite signifie une recommandation, un conseil, probablement laissé par un de ceux qui nous ont précédé. Peut-être même celui qui avait fait le tas de pierre, bouché l’entrée et gravé le signe de Miaris. Le signe de gauche nous parle d’un recoin, d’un angle, comme il n’y a pas d’autre précision, nous pensons qu’il s’agit de l’angle le plus proche, celui que fait le mur avec le sol. Regarde le petit tas de terre juste dessous, c’est sûrement ça.
Morgoth opina, jugeant que décidément, il avait bien des choses à apprendre. Vertu estima, pour quelques raisons qui échappèrent au sorcier, que l’éminence ne recelait pas de piège, et elle se mit en devoir de creuser, utilisant pour ce faire une sorte de spatule qu’elle avait décroché du mur. L’objet qu’elle déterra n’était pas profondément enfoncé dans la couche de terre meuble, tout juste quelques centimètres. De prime abord, c’était long comme un avant-bras, large comme une main les doigts joints, épais d’un pouce, et emmailloté dans un linge noir d’aspect répugnant, et Morgoth craignit un instant qu’il ne recèle quelque macabre relique. Aussi fut-il soulagé lorsqu’elle dévoila une plaque de cuivre courbe. Celui qui avait caché la plaque à leur attention avait pris le soin louable de l’oindre d’huile avant de l’envelopper un tissus naphteux, ce qui l’avait plutôt bien protégé de la corrosion, même si ça et là pointaient quelques traces de vert-de-gris. Il devait s’agir d’une pièce ornementale d’armure, dont la face externe représentait un lion rampant, mais c’est l’avers qui intéressa nos héros, une surface polie sur laquelle une bonne âme avait inscrit, en caractères anguleux et sans fioritures calligraphiques, l’avertissement suivant :

« Le Secret des Dieux est interdit aux mortels. Le Divisé a payé cher pour l’apprendre, mes compagnons, plus chanceux, sont morts avant de le comprendre. Toi qui le cherche, fais demi-tour. »
Suivaient deux initiales, C.S., et un nombre en vieux numéraire Stangien, 733.
- C.S. est sûrement l’auteur de ces mots, commenta Vertu à mi-voix, et 733 l’année. Probablement 733 selon le calendrier Miariste, qui n’a plus cours dans ces régions, ça fait donc cent quarante ans environ. A l’époque, la contrée était un peu plus civilisée que maintenant, et le clergé de Miaris était florissant.
- Et ça veut dire quoi ?
- Apparemment, un truc appelé « Secret des Dieux » est caché quelque part dans ce donjon, et c’est sensé attirer les aventuriers. Je crois qu’on est sur un gros coup. C’est quoi à votre avis, le Secret des Dieux ?
- Si je le savais, intervint Mark, je me prélasserai dans l’Olympe avec une nymphe à gros nichons de chaque côté et une coupe d’hydromel à la main(2), je ne me ferai pas chier à ramper dans ce trou merdeux. Moi ce qui m’inquiète, c’est surtout cette histoire de « Divisé ».
- C’était peut-être un compagnon de celui qui a laissé ce mot, ou bien le constructeur du donjon... on trouvera sûrement d’autres indices plus loin, rangeons ceci et poursuivons les fouilles. Viens voir ce que j’ai trouvé et dis moi ce que tu en penses.
Tandis que Mark reprenait silencieusement son inspection, Morgoth suivit Vertu jusqu’au petit tas d’objets qu’elle avait constitué. Elle prit un flacon de verre constitué d’un bulbe surmonté d’un long col, bouché par de la cire noire, et à demi rempli d’une huile sombre. Avec peine, le sorcier descella la cire, prenant grand soin de n’en faire tomber aucun fragment à l’intérieur du flacon. Puis il huma, sans trop en respirer cependant, l’odeur qui s’échappait, qu’il reconnut immédiatement. Par précaution, il en fit tomber deux gouttes sur le plat de sa main gauche et dessina de son index droit une rune simple qui, miracle, s’évanouit aussitôt qu’elle fut achevée.
- De la Nullencre, utile à confectionner certains parchemins.
- Combien ça vaut ?
- Cher, c’est importé des Iles Boréales. Je dirais dix ducats, vu la quantité.
- Splendide, et ceci ?
Mark, qui avait achevé son inspection, vint bientôt en renfort, ce qui permit de travailler à la chaîne. Il avait déchiré des lanières de sa chemise, et confectionnait des bouchons pour clore les récipients que Vertu ouvrait et que Morgoth examinait. Au total, ils mirent à jour sept fioles, la nullencre donc, du soufre un peu déliquescent « mais c’est pas grave », de la poudre d’argent très fine que Vertu évalua à cinq ducats, un goudron assez liquide dont le Chevalier Noir enduisit ses bouchons (peut-être le même qui avait servi à empaqueter la plaque de cuivre gravée), des petites graines de mellifère, une plante magique à laquelle Morgoth semblait accorder une certaine valeur, un liquide iridescent sur lequel il ne se prononça pas, préférant attendre de le voir à la lumière du jour, enfin qu’une sorte de liqueur translucide qui embauma toute la pièce de sa senteur entêtante dès que la fiole fut ouverte, et qui lui était inconnue.
- Pas de potion de guérison ?
- Je ne pense pas, mais il y a plusieurs formules de potion de guérison , je ne les connais pas toutes. Ah, si j’avais su, j’aurais été plus attentif aux cours d’alchimie.
- Peu importe, c’est déjà bien. Tu vois bien, je disais vrai, ces pauvres richesses nous remboursent déjà près du tiers des dépenses engagées pour l’aventure, et nous n’avons pas fini d’explorer une unique petite pièce sans monstre aucun.
- Tu as raison, l’affaire est d’un très bon rapport. Je commence à saisir l’intérêt des donjons.
- Examinons ce coffre maintenant. C’est ma responsabilité, car je suis entraînée à trouver les pièges et à les désactiver.
- Ben heureusement, commenta le Chevalier Noir, c’est pas mon boulot de trigonder les boudines...
- J’expliquais pour Morgoth. Restez en retrait, et couvrez moi.
Mark encocha son arc, comme si un ennemi pouvait jaillir de ce coffre où un enfant aurait eu du mal à se glisser. Après l’avoir inspecté sous tous les angles, Vertu sortit de ses poches intérieures plusieurs petits instruments aux formes complexes dont Morgoth ignorait l’existence, et entreprit de crocheter la serrure. Mais là aussi, le temps avait fait son œuvre, et les délicats mécanismes de cette serrure, chef-d’œuvre d’un artisan du temps passé, s’étaient grippés. La voleuse fut donc contrainte de forcer sur ses outils, tant et si bien qu’elle finit par déraper et par donner un violent coup de coude dans le bois. C’en était trop pour la structure fatiguée du meuble, qui céda dans un craquement mou. Vertu se redressa d’un bond, l’arme à la main, mais rien ne vint, et au bout de quelques minutes, elle se résolut à fouiller dans le tas de ferrures oxydées et d’échardes pourries, à la recherche du contenu du coffre. Hélas, la bibliothèque de parchemins de l’ancien occupant des lieux présentait le triste spectacle d’un tas de fragments de rouleaux jaunis et de tomes savants troués par les vers, auxquels l’irruption de Vertu avait donné le coup de grâce.
Elle se retourna alors vers ses compagnons, et haussa les épaules.
- Bah, tant pis. Je crois qu’on a fait le tour de cette pièce, elle est franche, ça nous fera une bonne base d’opération pour la suite de l’exploration. Je suggère qu’on commence par la porte non barrée.
- Une raison particulière ? S’enquit Marken.
- Simple affaire de logique : celui qui a laissé le mot à notre intention nous a mis en garde contre un danger. Tu noteras qu’une seule des deux portes est barrée, et qu’en outre, la position du coffre indique qu’il l’a probablement tiré là pour bloquer la porte. C’est donc de là que le danger en question était sensé venir. Comme il a dû passer un certain temps dans cette pièce pour écrire son avertissement, il ne s’est pas enfui en hâte, s’il avait eu le moindre doute sur ce qu’il y a derrière l’autre porte, il aurait pris la précaution de la condamner d’une manière ou d’une autre. On peut logiquement supposer que le danger est moindre derrière la deuxième porte, c’est donc par là qu’il faut commencer. Nous y trouverons peut-être des indices sur la nature de la menace, ou un moyen de nous en protéger, que sais-je.
- A moins, ajouta Morgoth, qu’il soit tout simplement sorti par cette porte, il ne pouvait donc pas la barrer de l’extérieur.
- Mais alors qui a mis la pierre gravée en haut du boyau ?
- Effectivement, très juste, tout ça se tient.
- Mettez-vous contre le mur, Mark devant, puis Morgoth. Je reculerai dans la cheminée dès que j’aurai ouvert la porte, si un monstre bondit pour m’attaquer, il se retrouvera pris entre deux feux, et sous la menace des sortilèges.
- Mauvaise idée, critiqua Mark. S’il te lance un projectile depuis le fond, tu fais quoi ?
- Bien vu, alors j’ouvre, et je me place aux côtés de toi. Allons-y.
Vertu s’approcha de la porte et l’examina avec le soin habituel, cherchant une irrégularité du bois qui pourrait trahir un piège magique, ou une spécificité du verrou. Mais elle ne trouva rien de tel. Elle sortit de sa manche un petit appareil métallique biscornu qu’elle inséra dans la serrure, apparemment pour la fermer, puis emmaillota sa main gauche dans d’épaisses couches de tissus. Elle la posa sur le bouton de la porte, un bouton de cuivre bien rond, ses nerfs tendus, attentifs au moindre signe de danger, et tenta de tourner. Le mécanisme était bien sûr grippé, et elle dut forcer progressivement, de telle sorte que la résistance céda d’un coup, produisant un bruit sec. La discrétion n’était plus de mise, car s’il y avait quelqu’un ou quelque chose à l’affût derrière la porte, il était maintenant au courant qu’on allait pénétrer dans son domaine. La voleuse tira donc la porte vers elle d’un coup, tira son sabre, la planta dans l’ouverture noire d’un mouvement foudroyant, espérant surprendre un fâcheux qui se serait tenu derrière, puis bondit vers l’arrière jusqu’à la place qu’elle avait prévu d’occuper.
Silence.
Elle jeta un œil, puis deux, puis s’avança. Elle posa le brasero sur le seuil de la pièce sans le franchir, puis se contorsionna pour en voir le maximum sans entrer. La nouvelle pièce était plus petite encore, et constituait un cul-de-sac. Divers débris jonchaient le sol, des traces sombres et indistinctes étaient visibles sur les murs. D’un bond, Vertu progressa jusqu’à ce que son pied soit presque à l’intérieur, elle planta son épée verticalement, espérant embrocher un ennemi qui se serait dissimulé au-dessus de la porte, puis elle opéra un ample moulinet, faisant décrire à son arme un cercle complet qui aurait blessé quiconque se serait caché derrière l’embrasure. Mais une fois encore, le fer ne trouva à trancher que l’air humide du donjon. Elle risqua une tête, puis du bout de son arme piqua le sol devant elle, avant de sauter prestement à l’endroit qu’elle avait examiné.
La pièce était plus ou moins carrée, les murs taillés dans la pierre avaient été chaulés, mais des traces d’humidité suintante aient souillé le revêtement de coulures bariolées, formant des motifs étranges mais entièrement naturels. Le principal ornement de la pièce était un lit de bois précieux, mais hélas vermoulu, dont le baldaquin s’était écroulé depuis longtemps. Le matelas avait disparu, et les planches de bois faisant sommier avaient été fracturées, apparemment à coups de hache, indiquant que l’endroit avait déjà été visité. Un tabouret près du lit avait dû tenir lieu de table de nuit, et dans l’angle opposé au lit, un grand secrétaire à multiples tiroirs avait subi les outrages du temps et des pillards. Voyant l’état de l’endroit, Vertu se détendit, gageant que si piège il y avait eu, leurs prédécesseurs les avaient déclenchés ou désamorcés voici des lustres. Elle fit venir ses compagnons.
- L’endroit a été fouillé.
- Ils ont peut-être laissé quelque chose, murmura Morgoth, qui commençait à se prendre au jeu.
- Ce serait étonnant, mais on ne sait jamais. Refermons la porte, nous pourrons enfin allumer une torche et y voir plus clair.
Ainsi fut fait, et une clarté plus vive baigna vite toute la zone, éloignant quelque peu les terreurs nées de l’obscurité. Toujours avec prudence, ils se mirent en quête de quelque objet de valeur parmi les débris, avec toutefois plus d’assurance. Morgoth découvrit alors un détail curieux, et demanda l’avis de ses collègues.
- Voyez, derrière la tête du lit, une zone de mur large d’un pied et haute de la moitié, elle présente un aspect différent du reste. Sa forme m’a semblé trop régulière pour être naturelle.
- Tu as raison, opina Mark, on dirait que l’humidité a rongé la chaux différemment à cet endroit.
- Belle trouvaille, renchérit Vertu. Je suppose que si les pillards qui nous ont précédé ne l’ont pas trouvée, c’est parce qu’à l’époque, le mur était neuf et présentait un aspect uni. Tirons vite le lit pour voir quelles surprises nous attendent.
Ils s’attelèrent donc à tirer le lit loin de la paroi, à leur surprise celui-ci ne s’effondra pas sous l’effort et glissa sagement sur la terre meuble. Une fois dégagée, la portion de mur n’en paraissait que plus suspecte. Vertu s’agenouilla devant, porta longuement son oreille contre le mur, palpa l’endroit, toqua alternativement dans le rectangle et au-dehors et parvint à se convaincre que les deux zones rendaient des bruits différents. Du bout de sa lame, elle piqua le centre du rectangle, qui était dur, puis le pourtour, qui était friable. Elle en déduisit qu’une pierre rapportée avait été scellée dans le mur avec du mortier. Mark et Vertu la descellèrent laborieusement, utilisant leurs épées en guise d’outils de carrier, et bientôt elle tomba toute seule, se révélant être une simple plaque de pierre épaisse d’un pouce. Elle cachait une cavité profonde, protégée de l’humidité, dans laquelle un paquet de cuir attendait depuis des générations qu’on vienne le chercher.
- Méfiance, prévint Vertu, qui était au fait de ces choses. C’est sûrement un objet de valeur sinon on ne se serait pas donné la peine de le dissimuler, mais on a du le protéger d’une manière ou d’une autre. Pas question que je mette la main là-dedans.
Sur ces constatations, elle se releva, regarda autour d’elle, puis avisa une mince planche issue du secrétaire dont elle éprouva la solidité. Elle ramassa ensuite un clou de fer qui traînait, et l’enfonça perpendiculairement à une extrémité de la planche en se servant d’un mur. Elle s’assura que son ouvrage était solide, puis fit signe à ses compagnons de reculer. D’une main assurée, elle glissa la mince planche à l’intérieur de la fente, puis positionna le clou à faible distance d’une des lanières de cuir qui entourait le paquet, sans jamais toucher les parois du réduit de pierre. Retenant son souffle, elle passa le clou sous la lanière, puis s’écarta de devant le trou, et d’un coup sec, tira vers elle l’objet de sa convoitise. Aussitôt, le roulement d’une lourde mécanique bien huilée se fit entendre, en même temps qu’un sifflement bref suivi d’un petit choc sourd dans la porte, derrière eux.
Le silence revint, le parti aux aguets se détendit. Par terre gisait le petit paquet de cuir. Vertu risqua un œil de professionnelle curieuse dans l’orifice, et commenta :
- Incroyable, ce système a fonctionné après être resté si longtemps sans entretien. C’est vraiment un très beau travail ! Voyez, d’épais barreaux de fer sont descendus brutalement d’un logement qui nous était invisible, si je n’avais pas tiré très rapidement le butin en dehors du trou, on aurait été bien en peine de le sortir de là. Et ici, vous pouvez voir une fléchette, probablement empoisonnée, qui a jailli d’un logement du fond. Un piège superbement réalisé, vraiment.
- Le paquet, fit Mark, impatient.
- Oui, voyons le fruit de nos efforts. Ces lanières ont durci avec le temps on dirait, il vaudrait mieux les couper. Voilà, alors, qu’avons-nous là ?
Il y avait maintenant, sur le sol de terre battue, un livre, une bague et une bourse.

16 ) Le mystère s’épaissit

D’instinct, Morgoth prit le livre, un tome épais dont la reliure de cuir noir était renforcée de ferrures à l’aspect terrible. La couverture était gravée d’un signe cursif et contourné, dans lequel on pouvait lire la forme stylisée, au choix, d’un dragon ou d’une araignée (ou d’une chope d’hydromel si l’on était un nain). Il l’ouvrit et jeta un œil aux premières pages, couvertes d’une écriture alternativement composée de lignes cunéiformes verticales et de rangées d’idéogrammes compliqués et délicats rangés sagement en tableaux rectangulaires. Plus loin, l’ouvrage était agrémenté de diagrammes géométriques, d’illustrations présentant des écorchés de créatures diverses mais qu’on avait peu envie de croiser au détour d’un couloir sombre, de symboles astrologiques, cosmogoniques, de pentagrammes, de cercles d’invocation et de listes de noms qui écorchaient assurément la bouche de ceux qui parvenaient à les prononcer.
- Sapristi ! Le Tome d’Argent du Codex Incubus d’Alizabel !
- C’est quoi ça ? S’enquit Mark.
- Le Grand Alizabel était un sombre nécromant, qui fut dit-on apprenti de Skelos l’Innommable avant de se retourner contre lui au cours de la fameuse bataille qui...
- Non, je ne parle pas du bouquin, je parle du juron. Tu crois que tu vas te faire respecter avec un langage pareil ? Sapristi, saperlipopette... Merde alors, c’est pas un langage pour un aventurier. Je ne sais pas moi, trouve toi des formules bien saignantes, des blasphèmes orduriers. Si tu continues, tu vas nous faire tous passer pour des béjaunes.
- Bon, intervint Vertu, ce n’est pas le moment de se quereller sur ces questions. Combien ça peut valoir ce bouquin ?
- En tout cas c’est très précieux et très rare. Il y en avait un exemplaire dans la bibliothèque de mon école du Cygne Anémique, dans la salle réservée aux ouvrages précieux. Seuls les maîtres avaient l’autorisation de le consulter. Je pense que ça vaut au moins cent ou deux cent ducats d’or. Vois la qualité de ces illustrations, c’est le travail d’un copiste de première force.
- Bon, on verra bien. La suite maintenant.
Elle prit la bourse dans sa main. Et se figea. Le clair tintement de cailloux qu’on entrechoque avait brutalement fait monter son rythme cardiaque. Elle ouvrit de grands yeux et regarda le Chevalier Noir qui, ayant lui aussi reconnu ce son si doux, lui rendit un regard du même genre. Elle s’assit par terre en tailleur, déploya sur la terre un des pans de tissus noir qui faisaient partie de son armure, et vida dessus le contenu du petit sac.
Cinq, dix, quinze, dix-sept, dix-huit.
Dix-huit gemmes, sur le velours noir.
Leurs tailles variaient du simple au triple, leurs formes allaient du brut à la taille grand-elfique à angulaire de double table, leurs natures étaient fort diverses, et bien qu’à la lumière de la torche il soit impossible de déterminer leur qualité exacte, il ne faisait aucun doute qu’il s’agissait de pierres précieuses ou fines, de grand prix. Vertu sourit de toutes ses dents, plissa le nez et émit un petit « Hî ! », prenant une expression infantile que Morgoth ne se souvenait pas de l’avoir vue arborer auparavant. Elle en sautilla sur ses fesses, et le Chevalier Noir ne cacha pas non plus sa satisfaction devant ce spectacle, qui émut même Morgoth.
- Palsembleu, combien cela peut-il valoir ?
- Sûrement plus que ton livre tout pourri, ah ah ! Hum... je vous ferai une estimation plus précise lorsque nous serons revenus à la lumière. Cette aventure était mal engagée, mais la fortune nous sourit finalement ! Comme je te l’avais promis, mon jeune ami, les petits « hors-sujets » de notre mission nous ont déjà rapporté bien plus que les dépenses engagées.
- Hors-sujet ? Je n’en suis pas si sûr, fit Morgoth en faisant rouler la bague entre ses doigts d’un air songeur.
- Comment cela ?
- Observe la bague maintenant, tu ne lui trouves rien de particulier ?
- Non, c’est une bague sigillaire à la mode ancienne. Un anneau magique peut-être, il faudrait... Ah c’est curieux, maintenant que tu me le fais remarquer, le dessin m’en est familier. Mais où diable ai-je vu un anneau pareil ?
- A ton doigt.

Comment diable avait-elle fait pour ne pas le voir ? C’était évident, énorme, ça sautait aux yeux comme des chaussures de clown aux pieds d’un troll. C’était maintenant évident que cet anneau de cuivre et de fer était l’exact jumeau de cette chevalière que Arcelor Niucco leur avait confié pour preuve de son identité, et que Vertu avait glissé à son annulaire droit avant de l’y oublier. Interloquée, elle considéra les deux bijoux. Sur chacun, un motif était gravé en creux dans un cadre ovale, un griffon issant entouré de six trous coniques, qui sur de la cire devaient ressortir en pointes. Seule différence, la chevalière confiée par le mystérieux personnage semblait plus vieille, ses motifs étaient patinés, usés, et son fer oxydé par endroit, tandis que curieusement, la bague qui avait passé des décennies dans un trou du donjon était encore en meilleur état.
- Mais qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Comment est-ce possible ?
- Il y a un rapport quelconque entre notre commanditaire et ce donjon, constata Morgoth, mais lequel... Une chose est claire, il ne nous a pas dit toute la vérité, et cette bague est bien autre chose qu’un simple signe de reconnaissance. Tu avais sans doute raison de te méfier de lui, finalement.
- Oui, et il a bien manigancé son coup ce brigand. Je t’ai fait identifier le parchemin qu’il nous avait confié, mais j’avais complètement perdu de vue qu’il nous avait aussi fait transporter cette bague, qui est probablement la seule raison de notre mission. Peux-tu vérifier si ces anneaux sont magiques ?
- J’allais le faire.
Morgoth se mit au travail, et inspecta magiquement ces curieux anneaux, à l’aide du sortilège habituel d’identification.
- Ils sont bien magiques, confirma le sorcier après quelques passes, et parfaitement similaires, mais je n’ai décelé qu’une faible puissance en eux. Pourtant leur enchantement est très pur, très propre, c’est le travail d’un sorcier habile et non d’un apprenti.
- Bien, soupira Mark en se relevant, ça ne nous avance à rien on dirait. Il reste l’autre porte à ouvrir, on en apprendra peut-être plus sur tout ça.
Alors, ils rangèrent leurs nouvelles possessions, éteignirent la torche, ranimèrent le brasero et se dirigèrent vers la dernière porte, avec le sourd pressentiment que la suite des événements serait moins plaisante.
Vertu colla son oreille à la porte, pour déceler un ennemi qui aurait été alerté par le bruit qu’ils avaient fait, ou par un système d’alarme déclenché par le piège du mur, mais encore une fois elle n’entendit pas un bruit. Elle glissa son épée sous un des tenons de fer qui supportaient le madrier de bois, et indiqua à Mark de faire de même sous l’autre tenon. Ils firent levier de conserve, et décollèrent sans trop de difficulté la poutre pourrie et incrustée dans la ferraille, qu’ils purent alors soulever dans un relatif silence, et déposer à côté. La porte n’avait pas de serrure, mais ses gonds étaient rouillés et grippés d’une épaisse couche de poussière, Mark trouva donc avantageux de se munir d’un morceau de ferrure tiré du coffre, de forme recourbée et encore assez résistant, qu’il glissa sous l’embrasure pour faire levier. Un craquement grave résonna, puis un second, il était impossible d’ouvrir sans faire de bruit. Ils prirent donc le parti d’écarter sèchement le vantail, comme Vertu l’avaient déjà fait précédemment. De nouveau, elle employa sa technique pour surprendre les ennemis tapis derrière les portes, avec le même résultat, tout restait d’un calme inquiétant. Un bref coup d’œil lui avait suffi pour voir que la pièce était bien plus grande que la précédente, elle n’était d’ailleurs pas parvenue à apercevoir le mur d’en face. Elle ramassa un petit caillou sur le sol, et le jeta droit devant sans trop de force, un petit son mou et quasiment inaudible répondit. Elle lança un deuxième caillou dans la même direction, mais plus fort, qui cette fois rendit un bruit sec et lointain assorti d’un bref écho. Du bout de son épée, elle éprouva le sol situé immédiatement de l’autre côté de la porte, un plancher de bois peu fiable, puis revint dans le laboratoire, ralluma d’une main assurée la torche qu’ils venaient pourtant d’éteindre, et franchit le seuil de la grande caverne.

17 ) La Caverne du Destin

La porte s’ouvrait à mi-hauteur d’une vaste cuvette de forme plus ou moins ovale, large de vingt pas et longue du double Des colonnes de concrétions soutenaient la voûte dont le sommet enténébré culminait à une douzaine de mètres au-dessus du point bas. Des artisans du temps jadis avaient aménagé cette cavité naturelle et en avaient fait un lieu praticable en installant des passerelles de bois soutenues par des étais. Une coursive circulaire faisait le tour complet de la grotte en un chemin de ronde dont le seul ornement était une rangée de flambeaux fichés dans le roc à intervalle régulier. Quatre passerelles droites en partaient comme les rayons d’une roue dont le moyeu consistait en une plate-forme circulaire large de cinq pas. En son centre était située la machine. C’était une colonne de bronze à la forme tarabiscotée, dont la base large de dix pieds s’ornait de bulbes multiples, de tubulures, de cannelures, de leviers crantés et de cadrans de cuivre aux multiples aiguilles figées à tout jamais par l’oxydation. La machine s’effilait jusqu’à ne plus présenter qu’une section de trois pieds de diamètre à la hauteur de la plate-forme, puis s’évasait de nouveau comme une monstrueuse fleur métallique dont les trois pétales s’épanouissaient entre les passerelles d’accès, un quatrième pétale semblable s’était quant à lui détaché de la structure principale, était tombé sur la plate-forme dont les planches avaient cédé sous son poids, et les restes de la machinerie gisaient maintenant sur le sol de terre grasse et de gravats mêlés. Les pétales restants supportaient encore vaillament le poids d’appareils réalisés avec soin, des ensembles de fins câbles de cuivre reliant d’épaisses cornues de verre ou de céramique, de tiges de fer et de petites coupelles de bronze assemblées en chapelets. Ces bien curieuses machines avaient pointé vers quatre autres mécaniques de bronze, des sortes de caisses d’aspect sinistres, longues chacune de deux pas et large d’un, ornées des mêmes tubulures et cannelures que la grande colonne. Deux de ces caisses étaient encore à leur place, suspendues à un ou deux mètres sous la voûte par des chaînes et des poulies pendant comme les fils d’une araignée peu soigneuse, et qui avaient dû permettre de les hisser là, au centre exact de l’espace vide entre la plate-forme, les passerelles d’accès et la coursive. Les deux autres caisses s’étaient décrochées, à moins qu’on ne les aient descendues, l’une d’elle avait encore un couvercle entrouvert, rappelant désagréablement un cercueil. Après la fleur, la colonne se poursuivait en hauteur, jusqu’à toucher le plafond, et de là partaient un faisceau de câbles et de tubes fixés au plafond, auquel répondait un autre faisceau semblable partant de la base de la machine, courant de conserve dans le sens de plus grande longueur de la caverne, vers un endroit où semblait s’ouvrir une deuxième grotte, dont le sol était cette fois à hauteur de coursive. Il était toutefois difficile de voir la destination finale de ces installations, car dans cette direction, la pierre changeait d’aspect, le calcaire clair et tendre cédant brutalement la place à une pierre beaucoup plus sombre. Dans tout ce lieu sinistre on ne décelait aucune vie, aucune trace d’activité récente, pas un bruit, pas même un souffle de vent. Rien que les reliques nostalgiques et vaguement menaçantes d’un rêve brisé que le temps avait figé à jamais, pitoyable témoignage de la vanité des passions humaines.
- Waoh, fit Mark, ça doit être vachement long à décrire une pièce comme ça.
- Je ne pense pas qu’on ait pu dissimuler des pièges sur ces pontons branlants, prévint Vertu, mais prenez garde aux murs et ne touchez pas à ces flambeaux.
Elle progressa sur le ponton vers la gauche, ouvrant la marche avec précaution de peur de passer la jambe au travers d’une planche pourrie. Certaines étaient, il est vrai, en très mauvais état. Elle emprunta la première passerelle radiale, l’arme au poing, aux aguets, puis fit signe à ses compagnons de la suivre à quelque distance, l’un après l’autre afin de répartir la charge de leurs poids. Arrivée à mi-chemin de la plate-forme centrale, elle s’arrêta un long moment pour examiner l’un des grands coffres suspendus, puis continua son chemin. Elle parvint jusqu’à un ensemble de cadrans et de leviers regroupés, qui formaient comme un tableau de bord. Sans effleurer la machine une seule seconde, elle l’examina sous toutes les coutures. Etonnée, elle interrogea Morgoth du regard, le sorcier s’approcha des cadrans, en fit le tour, leva le nez en se grattant la tête d’un air perplexe. Puis il se pencha par-dessus le grand trou béant dans le plancher, et désigna les débris de la machine et les deux coffres qui gisaient par terre, trois mètres en contrebas. Ne voyant rien de mieux à faire sur la plate-forme, Vertu acquiesça et fit signe à Mark de rester là, en arrière-garde. Une échelle de bois permettait de descendre jusqu’au niveau du sol, mais elle l’estima peu sûre, et préféra descendre le long de la machine, dont les aspérités permettaient de nombreuses prises. Elle posa finalement le pied sur le sol comme sur une terre étrangère, courbée, l’épée à l’horizontale, prête à bondir. Elle prêtait particulièrement attention aux deux coffres qui pouvaient donner asile à un monstre, et se dirigea vers celui qui était entrouvert, et qui donc présentait le plus de danger. Elle fit une rapide inspection des alentours, puis d’un geste vif pointa sa torche vers le bâillement du panneau de métal percé – elle le découvrit soudain – d’une vitre bombée large d’un pied et que la poussière avait opacifiée. Cependant, l’ouverture n’était pas assez large pour qu’elle puisse deviner ce qui se trouvait dedans, elle se résolut donc à prendre un robuste madrier tombé de la plate-forme, et s’en servit pour ouvrir le récipient à distance respectueuse.
Un crissement, un mouvement, une forme se précipitant hors du caisson.
Les nerfs de Vertu étaient si tendus qu’elle réagit avec une vitesse ahurissante, et porta une attaque foudroyante, clouant le monstre sur place avant qu’il ne sorte de son hébétude.
Elle se rendit toutefois rapidement compte qu’elle n’avait pas eu grand mérite à cette victoire, elle venait d’embrocher un rat, un simple rat. Elle dégagea sa lame du muridé malchanceux, et se dit que sa présence était réconfortante : les rats sont suffisamment intelligents pour ne pas nicher à proximité des monstres, et s’il y avait eu des pièges dans le caisson, depuis le temps, les allées et venues de la gent trotte-menue les auraient déclenchés. Néanmoins, c’est du bout de son sabre qu’elle acheva d’ouvrir le couvercle. Elle ne fut guère surprise de ce qu’elle y trouva, et fit signe à Morgoth de la suivre.
- Quelle horreur !
- Allons, reprends-toi, tu es nécromancien, ce n’est sûrement pas la première fois que tu vois un squelette. Ce qui m’étonne, c’est la forme et la taille de ces restes, regarde, ces membres contrefaits, ce crâne difforme et allongé, cette mâchoire grossière... quel genre de traîtement cet homme a-t-il subi pour prendre un tel aspect ?
- Rassure-toi Vertu, il ne s’agit pas là d’une expérience contre-nature d’altération d’un être humain, ces restes sont ceux d’un troll.
- Un troll ? Mais oui, tu as raison, je reconnais maintenant le faciès répugnant de cette vermine. C’est sans doute l’atmosphère de ce lieu qui trouble mon jugement. Mais les trolls sont bien difficiles à tuer, leurs chairs régénèrent de leurs blessures à un rythme surnaturel, on dit que même décapité, un troll peut faire repousser une nouvelle tête en quelques minutes et ne pas s’en porter plus mal.
- C’est exact, on m’a dit que seul le feu ou l’eau-forte sont de quelque aide pour occire le troll.
- Mais ce squelette est entier et en bon état. Aucune trace de brûlure, vois...
- Tu as raison. Quelqu’un a utilisé un autre moyen pour tuer celui-là. Sans doute est-ce l’effet de la machine.
- As-tu une idée de sa fonction ?
- Non, il faudrait que je l’étudie plus en détail. Par contre, ce caisson m’est familier : ces mécaniques sont généralement utilisées pour emprisonner des créatures et les maintenir dans une sorte de sommeil magique pour de longues périodes, ce sont des coffrets de stase. Ceux-ci sont très perfectionnés, je pense qu’ils ont d’autres fonctionnalités, mais à la base, c’est ça. Regarde ces curieux mécanismes qui tendent vers les deux caissons restant, il y avait sans doute un rayon qui en partait pour faire quelque chose aux occupants.
- Voilà qui est intéressant, que se passe-t-il lorsqu’un coffret s’ouvre brutalement ?
- La stase cesse, et la créature se réveille.
- Mais ça n’a pas été le cas pour celui-ci, donc, le troll était mort avant l’ouverture de son coffret.
- Tu as raison, ta logique est impressionnante... et comme il n’y a aucun besoin d’un champ de stase pour maintenir un troll mort, c’est qu’il était vivant lorsqu’on l’a mis là. Il y a de bonnes chances que ce soit la machine qui l’ait tué, que ce soit  intentionnellement ou par accident.
- Tout ceci est du dernier suspect. Oh mais regarde cette inscription, sur le couvercle, j’ai failli la manquer. « Ghongor » ou « Ghungor », quelque chose comme ça, ça a une signification pour toi ?
- Um... non, je ne vois pas. C’était peut-être son nom ?
- J’ignorais que les trolls avaient un nom. Voyons l’autre coffret tombé à terre.
Tout comme la première fois, elle s’approcha du second coffret, qui était intact, tenant Morgoth à distance respectueuse. Après une inspection tout aussi minutieuse, elle essuya la vitre et se pencha pour observer le contenu. Ce qu’elle vit sembla l’intriguer beaucoup, et le sorcier la rejoignit bien vite.

18 ) Les elfes ont les oreilles pointues

Il s’agissait d’une femme. De longs cheveux d’or pâle tirant sur le roux crépusculaire, tressés en fines cordelettes mêlées de fils d’argent et de perles, étaient le seul écrin digne d’encadrer son blanc visage aux traits si fins, si délicats qu’ils emplissaient de chaste adoration quiconque les contemplaient. Sous une cape de velours vert, bordé d’or et d’argent, un linge de la soie la plus précieuse décoré de motifs floraux soulignait, plus qu’il ne voilait, sa poitrine menue et ses reins admirables. Peut-être les pillards qui les avaient précédés en ces lieux s’étaient-ils émus de ce spectacle et avaient renoncé à profaner son repos, car elle avait toujours sur elle quelques bijoux qui, pour être discrets, n’en étaient pas moins de grand prix : des boucles d’oreilles argentées incrustées de petis rubis figurant des larmes de sang, des bracelets d’or aux poignets et aux chevilles, sur lesquels se déroulaient les idéogrammes complexes et entrelacés d’une écriture plus ancienne que la culture humaine, et un pendentif d’or représentant un masque féminin arborant un sourire bienveillant quoique légèrement taquin, dont les trois yeux étaient figurés par des tourmalines polies du plus bel effet. Des bagues variées mais de prix habillaient ses doigts fins aux ongles peints d’argent, qui reposaient paisiblement sur son doux ventre.
- La saaaaalloooooope ! Sortez-la de là que je l’attrape et que je te la...
Vertu se retourna vivement en direction de la plate-forme d’où Mark émettait ces commentaires d’un goût discutable. Elle lui lança un regard assassin. Morgoth, que l’apparition soudaine de la jeune femme avait bouleversé, se sentit poussé par un instinct homicide qui lui était inconnu et aurait sans doute agoni le Chevalier Noir de ses malédictions les plus honteuses et les plus blasphématoires si la voleuse n’avait pas retenu son bras d’une main ferme.
- Dis donc, au lieu de mater les cadavres, si tu retournais faire le guet ?
- Holà, tout de suite... Mais que je ne vous prenne pas à empalmer les cailloux dans mon dos, on ne me la fait pas à moi.
Il retourna à son poste en bougonnant. Vertu se pencha à l’oreille de Morgoth et chuchota :
- Dis, tu te souviens quand je t’ai parlé de Mark la première fois...
- Bon camarade, joyeux compagnon, honneur des soldats ?
- Oui, c’est cela. Et bien, il est possible que les années ayant passé, j’ai un peu enjolivé les souvenirs que j’en avais.
- Oh, sans blague ?
- Bon, d’accord, c’est une sombre brute. Mais on a besoin de lui, tu comprends...
- Umph. Oui, je comprends. Et plus ça va, plus je comprends.
- Parfait, la souplesse d’esprit est le plus grand profit que l’on puisse tirer de l’expérience. Revenons à notre elfe, là. Qu’en penses-tu ?
- Une elfe ?
- Une telle beauté n’est hélas pas le fait de notre race, et observe ses oreilles, tu vois qu’elles sont pointues. Les elfes ont les oreilles pointues.
- Les elfes ont les oreilles pointues ? C’est étrange, un de mes professeurs m’a au contraire enseigné que les elfes avaient des oreilles ordinaires, il avait bien insisté sur ce point. Il est vrai que ce n’était pas le professeur le plus instruit ni le plus intelligent de l’école. Pour tout dire, il buvait. Il souffrait aussi d’une hygiène corporelle déficiente.
- Les elfes ont les oreilles pointues, et aucun interlocuteur sérieux ne met en doute ce point. Il est vrai que quelques hurluberlus professent une croyance inverse, dans un but qui m’a toujours échappé, mais ce sont en général des gens de peu de jugement et qui parlent de ce qu’ils ignorent. Vois par toi-même, cette elfe a les oreilles pointue, tous les elfes ont les oreilles pointues, ils ont toujours eu les oreilles pointues et jusqu’à ce que cette race s’éteigne, ils auront toujours les oreilles pointues, c’est une vérité première et immuable, quasiment une loi universelle.
Elle reprit sa respiration, elle avait pris une jolie teinte rouge après cette diatribe.
- Bref, qu’en dis-tu ?
- Et bien, je pense que le coffret de stase est toujours intact, ce qui a préservé ses... euh... chairs. Toutefois, je pense qu’elle est morte, ce genre d’équipement ne peut maintenir quelqu’un en vie aussi longtemps, hélas, il n’y a plus rien à faire. Mais s’il est encore possible de venger cette divine créature et de châtier celui qui s’est rendu coupable d’un crime aussi épouvantable, je jure que je m’en chargerai.
- Des sentiments qui t’honorent. Je pense que c’était une prêtresse de Melki, ou Yeshmilaï comme l’appellent les elfes, vois son médaillon, c’est le symbole sacré de cette déesse.
- Je... oui, si tu le dis. Tu peux me rafraîchir la mémoire sur Melki ?
- Décidément la religion, c’est pas ton fort. Melki est la plus douce et la plus pacifique des déesses, protectrice des arts et de la beauté. C’est une des faces de Hima, c’est pourquoi on l’appelle aussi Hima-Melki.
- Le crime n’en est que plus grand !
- Je suis d’accord avec toi. Comment fait-on pour ouvrir le caisson de stase ?
- Ouvrir ? Tu veux profaner ce sarcophage ?
- Hélas, ce caisson cessera de fonctionner un jour ou l’autre, et la nature fera son œuvre de destruction, tu le sais bien. Par ailleurs, il y a peut-être une chance pour qu’on puisse la ranimer. Tu l’as dit toi-même, ces caissons semblent avoir des fonctions que tu ne connais pas, celui-ci permet peut-être de préserver la vie plus longtemps qu’à l’accoutumée...
- Si tu pouvais dire vrai. Et puis je suis un nécromancien après tout ! Oui, tu as raison, il faut ouvrir. Attends, que je me repère dans ce fatras de boutons et de leviers... Voici le compensateur de fluide igné, l’interrupteur doit suivre, juste là, c’est ça... ce cadran indique la charge proximale de désengagement, et celui-ci... non, c’est ici... Alors ce bouton, je le tourne dans le sens des aiguilles d’une montre...et arrivé à la marque rouge... à la marque rouge... et... clac ! Reste plus qu’à déverrouiller ici...
Une plainte sourde émana de la machine, qui s’éteignit progressivement. Le couvercle tressauta et une brume lourde à l’odeur âcre s’en échappa. Vertu ouvrit le sarcophage et balaya la fumée d’un revers de main. Sans l’écran de la vitre sale, l’elfe paraissait encore plus lointaine, splendide et fragile.
- Je ne sens pas son pouls, fit Morgoth, qui s’était précipité pour le prendre. Je ne sens rien... Mais attends, elle est encore... oui, sens, elle est encore tiède, c’est étrange, la chaleur de la vie ne l’a pas encore quittée.
- Alors en bas, qu’est-ce que vous foutez ? Moi on me reproche de mater, mais vous vous tripotez vous n’avez pas honte ?
- Fais le guet, te dis-je !
- Et pour surveiller quoi ? Y’a rien dans cette pièce ! Là y’a rien, là y’a rien, là y’a...
Et tandis qu’il désignait le côté sombre de la caverne où s’ouvrait une autre grotte, Marken-Willnar Von Drakenströhm s’immobilisa, blêmit, puis tira une flèche de son carquois et l’encocha dans son arc.
- On a un gros problème les mecs.

19 ) Le Divisé

En tendant l’oreille, on pouvait déceler les bruits de succion répugnants et les tâtonnements hideux que produisait la chose qui rampait dans les ténèbres. Animal ou végétal, terrestre ou démoniaque, quoique ce puisse être, ce n’était pas le fruit d’une évolution naturelle. Et plus la créature avançait vers la lumière des torches, plus son anatomie déplaisante se révélait au regard, ou pour être précis, son absence d’anatomie. Car ce qui progressait vers nos héros n’était qu’un amas de chairs palpitantes sous les déchirures d’une peau grasse parsemée de touffes de poils drus, percée d’esquilles d’os suppurantes de moelle et de glaire. Mais ça et là, on pouvait reconnaître les reliefs cauchemardesques d’êtres humains, un nez, un œil, une bouche distordue aux dents hypertrophiées... oui, c’était certain maintenant, quoique ce fut aujourd’hui, et aussi déplaisant que cela puisse être, cela avait été, jadis, un homme.
- Tu ?
- ? Nouuuuuus
- Ah ah ah... Ooooooh...
- Je vois
- Nous voyons...
De multiples voix émanaient des multiples bouches, des voix déformées, mais qui semblaient avoir, à la base, le même timbre. De multiples voix qui exprimaient la folie, l’horreur d’une conscience éclatée, l’abominable négation de l’identité humaine. Cet être avait été éclaté, multiplié, fondu en une sorte de magma répugnant. Telle avait sans doute été la vision hallucinée de cet aventurier anonyme qui, cent-quarante ans plus tôt, avait mis en garde ceux qui suivraient ses traces. Morgoth et ses compagnons comprenaient maintenant pourquoi il avait appelé cette monstrueuse entité « le Divisé ».
Vertu, qui avait mécaniquement tiré son arc, affronta l’abomination du regard, et l’interrogea.
- Qui es-tu ? Que veux-tu ?
Tout en continuant à progresser, le Divisé répondit
- La belle ?
- Tu as ouvert... oui, tu l’as fait
- Ne le nie pas !
- Nourik va être très mécontent
- Je le suis ?
- Nous le sommes
- Nourik ? C’était ton nom ? Mais que veux-tu, créature ?
- Te manger
- Vous manger
- Nous manger
- Et la belle, manger aussi, enfin
Vertu en savait assez pour comprendre qu’il n’y avait pas lieu de raisonner le Divisé, il était fou, plus fou qu’aucun homme ne le deviendrait jamais. Sa flèche partit, suivie par celle de Mark. L’une toucha un œil surdimensionné, l’autre se ficha dans une bouche. Le Divisé ne sembla même pas s’apercevoir de ses blessures. Une autre flèche partit, puis une autre, puis une autre, toujours aussi précises, toujours aussi inefficaces. Un tentacule osseux à la forme irrégulière, incroyablement long sortit du sol devant Vertu, qui jeta son arc et brandit son épée maudite. Un éclair empourpra l’air, la remarquable épée se glissa entre deux cartilages et trancha net le membre répugnant qui tomba au sol, sans toutefois causer grand tort. Un deuxième plus rapide venait déjà à sa rencontre, elle le coupa net. Elle s’aperçut alors avec horreur que le fragment tranché du premier tentacule se débattait encore, et qu’il lui avait poussé des pattes, qui ressemblaient horriblement à des doigts humains. Il progressait tant bien que mal vers l’horrible moignon, et s’y colla avec un bruit mouillé. Les flèches que Mark continuait à lui envoyer s’enfonçaient dans les profondeurs de sa chair qui se refermait tout aussi vite.
- Merde, ça régénère !
- J’ai vu... Morgoth, bordel, tu fous qu...
Morgoth, après un instant de flottement, avait pris la mesure du péril qui menaçait, et avait compris que ni les flèches, ni les lames ne viendraient à bout du Divisé. Il était monté rejoindre le Chevalier Noir sur la plate-forme, puis avait cherché dans ses souvenirs quel sortilège conviendrait le mieux. Maintenant, les bras croisés devant lui, les yeux clos, il marmonnait une conjuration que, si on lui avait posé la question cinq minutes plus tôt, il aurait affirmé être hors de portée de sa science. Mais il avait vu son maître la lancer, et il pensait connaître les tenants et les aboutissants du sortilège et maîtriser le risque dans des limites raisonnables. L’énergie monta de ses pieds jusqu’à sa tête, hérissant ses cheveux, des éclairs bleuirent sa robe de sorcier, et l’espace d’une seconde, il sembla à ses compagnons qu’il était le plus terrible magicien de la Terre. Il ouvrit alors ses yeux, étendit son bras, index pointé sans peur vers le monstre, le visage impassible, et un éclair aveuglant partit droit vers le Divisé. Durant un bref instant, la lumière crue éclaira l’infâme physionomie de l’abomination, avant que l’énergie ne la pénètre, ne la traverse, lui infligeant des tourments épouvantables qui se traduisirent par des spasmes brutaux accompagnés d’une multitude de hurlements à glacer le sang. Morgoth éprouva un vif plaisir à soumettre la créature infecte au supplice, un vif plaisir qui dura environ deux dixièmes de secondes.
Dans la lumière qui accompagnait l’éclair, le sorcier avait en effet vu que la caverne, derrière le monstre, était de dimensions fort réduites, et que l’éclair, en traversant le monstre, risquait de...
- REBONDIR, PLANQUEZ-VOUS !!!
Le flux d’énergie bleuté parcourut le monstre de part en part, ressortit de l’autre côté, s’écrasa contre le mur d’obsidienne puis, comme le sorcier l’avait prévu – mais trop tard – fit demi-tour avant de re-traverser le Divisé, qui derechef se mit à hurler à la mort et à battre l’air de ses appendices. Le flux était encore assez vigoureux pour poursuivre sa course folle en direction de Mark et Morgoth, qui n’eurent que le temps de sauter à terre avant que la puissante décharge ne les frôle. Alors, elle s’abattit sur la colonne de bronze et de fer, se divisa, parcourant les anciens canaux à énergie morts depuis des générations, jaillissant en courants désordonnés par les pétales de la structure qui explosa, après avoir dissipé une énergie considérable par les câbles qui couraient le long du plafond et du sol. Dans le réduit d’où était sorti le monstre, quelque chose explosa avec une force démoniaque, projetant des débris de chair calcinée, la chair profanée du Divisé. Et pour parachever cette apocalypse, la machine infernale se brisa en son milieu, et s’effondra sur elle-même, entraînant dans sa chute la plate-forme entière, les passerelles vermoulues et les deux sarcophages encore suspendus au plafond.
Le silence retomba. La succession d’explosion avait laissé dans l’air une odeur âcre de brûlé et d’ozone mélangés. Vertu ralluma sa torche éteinte à un foyer qui avait pris non loin d’elle, puis entreprit de retrouver ses compagnons. Mark fut le plus facile à trouver, il jurait comme un charretier en se tenant la jambe droite, qui était apparemment brisée. Il s’en tirait bien. Morgoth gisait non loin, inconscient mais encore en vie. Elle le secoua par l’épaule, il se releva en sursaut, l’œil fou, et chercha du regard son ennemi en s’écriant :
- Il est où cet enfant de salaud, que je le finisse à la boule de feu ?
- Calme toi, lui dit Vertu en le ceinturant fermement. Inutile d’en rajouter, il est mort, tu vois, il est mort.
Et faisant écho à ses paroles, des lumières surnaturelles l’épanchèrent par les multiples plaies béantes du Divisé, des volutes magiques, fragiles mais indestructibles, qui se mêlèrent, se condensèrent au-dessus du répugnant cadavre. L’espace d’un instant, Morgoth crut reconnaître des silhouettes humaines, des formes fantomatiques, il lui sembla même, mais il ne l’avoua jamais à quiconque, que l’une d’elle, avant de disparaître dans le néant, se retourna et lui fit de la main un signe d’amitié. Le Divisé, quelles qu’aient pu être son histoire et sa nature, s’était nourri non seulement des corps, mais aussi des âmes des malheureux qui avaient pénétré dans la caverne, et qui maintenant pouvaient reprendre leur chemin vers l’au-delà. Morgoth, Vertu, et même Marken (quoique avec mauvaise conscience) ressentirent alors la satisfaction profonde d’avoir accompli le bien, complètement et sans partage.
Alors s’éleva dans l’air de la grotte un son cristallin, si aigu qu’il était presque inaudible. Une nouvelle lueur venait de naître du fumier infect qu’était maintenant le Divisé, une étoile d’or entourée d’azur. Une seconde s’y joignit bientôt, et une autre, et maintenant beaucoup d’autres, des lumières belles à pleurer qui répandaient une sainte clarté dans toute cette caverne maudite, et dont le chant s’élevait si haut qu’à travers la roche grossière et l’air souillé de la Terre, il atteignait les cieux.
Soudain, les voix se turent, et les lumières se déversèrent en un torrent jusque dans le sarcophage où gisait l’elfe. Morgoth et Vertu, conscients qu’ils allaient assister à un miracle, s’approchèrent du catafalque de métal. Elle rayonnait maintenant de puissance et de vie, ses chairs commençaient déjà à frémir, à rosir sous l’afflux de sang dans ses veines si longtemps inertes. Ses lèvres s’entrouvrirent sur une rangée de dents sans défaut aucun, un souffle gonfla sa poitrine, un soupir.
Les yeux s’ouvrirent, immenses, d’un vert si profond qu’aucune feuille ne parvint jamais à l’égaler.

20 ) Quelques explications, d’autres mystères

- N’aie pas peur, nous sommes des amis. Je suis Morgoth, voici Vertu, et plus loin, c’est Marken.
Elle ne semblait pas en douter, elle ne semblait d’ailleurs pas avoir peur. Morgoth avait dit ça parce que c’était selon lui le genre de chose à dire dans ces cas là. Elle porta son regard sur Morgoth, Vertu, Mark qui gémissait plus loin, puis sur les diverses choses qui l’entouraient. Elle n’avait pas l’air étonnée, ni inquiète, pour tout dire, la situation ne paraissait pas la toucher particulièrement.
- Quel est ton nom ? Tu me comprends ?
Elle sembla un peu désarçonnée. Ses sourcils se plissèrent, elle chercha autour d’elle, puis plongea son regard dans celui du sorcier.
- Je te comprends.
- Bien, bien. Et comment t’appelles-tu ?
- Je... ça va sûrement me revenir. C’est sot, je devrais le savoir.
- Comment es-tu arrivée ici ? Demanda Vertu.
Haussement d’épaules – jolies épaules – impuissant.
- Tu ne sais pas qui tu es, ni ce que tu fais là. Que sais-tu de Xyixiant’h ?
- Xyixiant’h... oui, un souvenir... petit, loin. Je connais Xyixiant’h. Qui est-ce ?
- Sais-tu lire ? C’est le nom marqué sur cette plaque sur le couvercle du sarcophage, juste derrière ta tête. Je pense que c’est peut-être ton nom.
- Peut-être. Si vous le souhaitez, vous pouvez m’appeler Xyixiant’h. Je pense que c’est un nom approprié.
Elle porta son doigt (petit et gracieux) contre la plaque, et la lut. Elle hocha la tête.
- Tu peux marcher ?
Elle se leva sans peine. Ses muscles avaient conservé toute leur force, ses articulations toute leur souplesse. Elle posa son pied (mignon) dans l’indigne poussière de ce lieu de mort et se leva de toute sa hauteur, qui n’était d’ailleurs pas très élevée. Elle contempla de nouveau le vaste chaos autour d’elle, ainsi que les trois aventuriers couverts de boue, de suie et de sueur qui l’environnaient. Elle dévisagea longuement Morgoth, qui ne savait pas quel parti prendre mais trouvait cela agréable, puis passa à Vertu, qui fut à la fois irritée et curieuse de cette attention, puis elle fit quelques pas et enjamba divers débris pour observer Mark avec la même attention.
- Au moins, fit celui-ci entre deux halètements, il y a quelqu’un ici qui s’intéresse un peu à moi. Vous savez, ça se fait dans certaines compagnies d’aider les compagnons blessés.
- Que t’es-t-il arrivé exactement ? Demanda Morgoth.
- En suivant TES conseils, j’ai sauté pour éviter TON sortilège, et je me suis mal reçu sur MON tibia, qui est cassé. Et ça fait un mal de chien, outre le fait que je ne peux plus me déplacer et encore moins me battre.
- Ah oui, voyons ça (il déchira de sa dague le pantalon du Chevalier, et considéra sa cuisse tuméfiée et déjà bleuissante). Oh, en effet, ton diagnostic était le bon, c’est bien une fracture du tibia. Mes maîtres m'avaient enseigné que certains hommes originaires de la lointaine Khneb avaient un tibia dans la cuisse au lieu de la jambe, et ça m'avait bien étonné sur le coup, mais je constate que c'était vrai! Curiosités de la nature... Tu jouis en tout cas de remarquables connaissances en anatomie !
- C’est nécessaire pour un combattant qui veut frapper là où ça fait mal. Peux-tu quelque chose pour moi ? Tu es nécromancien, il paraît.
- Je connais un charme appelé « Emperlement de l’Ame » qui pourrait t’endormir pendant trente jours et trente nuits, le temps que tes os se ressoudent. Maintenant que j’y pense c’est totalement idiot, tu mourrais de faim et de soif. Voyons que je réfléchisse... La Noire Conjonction d’Aznaboth... non, ça c’est pour ressouder les squelettes des gens déjà morts. Ah, j’y songe, il y a la Florescence Coruscative de Joÿlaraht, qui te ferait pousser une troisième jambe, il suffirait alors d’amputer celle qui est cassée... Quoi ? Je cherche, je cherche. Attends, il y a sûrement quelque chose d’intéressant à ce sujet dans le Codex Incubus... Flétrissement, Perversion, Putraillification oculaire...
- Si c’est tout ce que tu as à me proposer, ton bouquin, tu peux te le...
- Ah, fit Vertu, nous avons étés imprudents de nous aventurer là-dedans sans le secours d’un prêtre.
Puis elle se tourna vivement vers celle qu’il convenait d’appeler Xyixiant’h.
- Mais dis donc toi, si tu es une prêtresse de Melki, tu pourrais nous aider.
Xyixiant’h se retourna, cherchant derrière elle la personne à qui on s’adressait, puis désigna sa poitrine d’un doigt perplexe.
- Oui, tu portes le symbole sacré de Melki, et il est en or, comme celui des prêtres de cette déesse, et contrairement à ceux des adeptes qui sont d’argent et généralement de facture plus grossière. Tu n’as aucun souvenir là-dessus ?
- Pas vraiment. Qui est Melki ?
- Il faut donc que je passe ma vie à enseigner la théologie ? Melki, comme je l’ai déjà appris à Morgoth pas plus tard que tout à l’heure, est la déesse protectrice des arts et de la beauté. Sa doctrine est que la faculté de discerner le beau du laid est la manière que les dieux créateurs ont inculqué aux hommes de distinguer le bien du mal.
- Est-ce vrai ?
- C’est en tout cas la doctrine de Melki. Il s’agit d’une déesse bienfaisante et pacifique, dont les prêtres sont partout bien accueillis. Ils répandent la joie, la paix et la compréhension entre les races grâce aux arts qu’ils promeuvent. Tu la connais peut-être mieux sous le nom elfique de Yeshmilaï.
- Oh, comme ça m’a l’air digne d’intérêt !
- Oui, enfin tout ça c’est la théorie. Attends, je vais t’enseigner quelques conjurations cléricales simples, tu pourras ainsi, en te concentrant sur l’image que tu te fais de Melki et en t’aidant de ton symbole sacré, soulager notre pauvre compagnon, qu’en dis-tu ?
- Tu penses vraiment que je pourrais faire une chose pareille ? J’aimerais tant pouvoir aider... euh... machin là...
- Mark. Allez, prends ton symbole dans ta main.
- Oh, comme il est joli. C’est le visage de Melki ?
- C’est en tout cas son symbole, Melki est supposée être d’une beauté incompréhensible aux mortels. Tu tiens ton symbole en direction de la blessure. Dans l’autre sens. Et c’est l’autre jambe.
- Euh, fit Mark un peu inquiet de servir de cobaye, finalement, je crois qu’une bonne vieille attelle...
- Ne prête aucune attention aux protestations de ton patient et concentre-toi sur ta foi en Melki. Laisse-toi envahir par la douce quiétude de l’amour divin.
- D’accord.
- A mesure que tu t’élèves dans la transe, tu te rapproches de la frontière qui sépare le monde physique et grossier du monde mystique, à ce stade, l’énergie vitale doit commencer à irradier de ton symbole, et tu peux la sentir dans tes mains.
- Oui, tu as raison, regarde, ça brille !
- Ne te laisse pas distraire et reste à ce que tu fais. Maintenant, tu vas chanter une ancienne prière pour invoquer l’action purificatrice de la déesse et conjurer les force destructrices. Répète après moi :
Vertu se mit à entonner un chant aux tonalités inconnues, empreint de mystère. Bien qu’il soit dans une langue inconnue, que peu d’elfes comprenaient encore, on devinait qu’il évoquait avec nostalgie un paradis perdu, un temps ancien que l’homme n’avait pas connu, où la noble race avait vécu en paix avec le monde. La voleuse n’était certes pas la plus mauvaise chanteuse qui soit, et malgré la difficulté des accents et de la rythmique, Xyixiant’h fut bientôt en mesure de le reprendre.
Quels que fussent les talents vocaux de Vertu, ils faisaient pitié en comparaison de ceux dont Xyixiant’h fit montre. Les trois auditeurs furent frappés par ce chant pur, qui les transporta l’espace d’un instant loin de la grotte fétide, loin des maléfices déliquescents du Divisé, dans les terres du rêve.
Puis la voix se tut comme une feuille morte touchant le sol, obligeant les âmes de nos compagnons à regagner le monde lourd des mortels.
- C’est un truc comme ça ?
- Je... hum... oui, plus ou moins, acquiesça Vertu après s’être éclairci la gorge. Oui, c’est tout à fait ça. Regarde, la jambe est guérie, ta magie a réussi !
- Oooooh !
Elle tâta de ses petits doigts la cuisse musculeuse, qui ne présentait plus aucun signe de blessure.
- Bravo fillette, se réjouit le Chevalier Noir, je ne ressens plus aucune douleur.
Il se releva et fit quelques pas prudents avant de reprendre une démarche normale. Très satisfaite d’elle-même, Xyixiant’h s’adressa à Vertu.
- Pendant que je chantais, j’ai senti que c’était quelque chose que je savais faire, c’est curieux non ?
- Sans doute un souvenir de ta vie passée. J’espère que d’autres te reviendront à mesure que tu prendras des forces, et j’espère aussi que tu nous en feras part, nous pourrons alors t’aider dans ta recherche.
- Moi aussi je l’espère, je suis curieuse de savoir qui je suis.
- Et moi donc. Bon, maintenant que la place est nette, finissons d’explorer cette salle.

Les deux sarcophages restants étaient tombés fort obligeamment du plafond, il fut donc aisé de les ouvrir. L’un contenait les restes d’un humanoïde trapu à l’ossature massive, à la poitrine exceptionnellement large et dont le crâne allongé garni de crocs robustes n’avait rien d’humain. Morgoth compara ce crâne à celui d’un chien, et convainquit ses compagnons qu’il devait s’agir d’un lycanthrope, ou loup-garou. Ils n’oublièrent pas d’inspecter la plaque de cuivre qui lui correspondait, et qui indiquait le nom de Zananfo. L’ultime coffre de bronze abritait un squelette d’aspect plus humain mais qui, après un examen plus attentif, révéla la présence de longues griffes aux mains, et d’une paire de canines particulièrement développées. Prenant le crâne à pleine main, le jeune nécromancien fit remarquer à ses compagnons comment ces canines étaient percées chacune d’un canal, et en déduisit qu’il s’agissait assurément d’un mort-vivant de la variété des vampires. Pour appuyer son exposé, il leur fit aussi remarquer que le nom inscrit sur la dernière plaque, Marakidu, était typique du royaume de Phalyngeste, une contrée pauvre et arriérée située plus à l’est dans les monts du Portolan, et qui avait la réputation d’être infestée depuis des siècles par la lèpre du vampirisme.
Ils fouillèrent les restes de la machine infernale, sans rien y trouver qui vaille la peine de s’en encombrer, puis remontèrent avec précaution jusqu’au recoin ténébreux d’où le Divisé avait fait irruption. Ils pataugèrent avec dégoût dans son cadavre, qui semblait disposé à se décomposer à une vitesse surnaturelle, comme si la mort réclamait son dû avec d’autant plus d’ardeur qu’il lui avait échappé longtemps. Ils parvinrent enfin dans le réduit, une chambre circulaire de cinq pas de diamètre et juste assez haute pour qu’on n’ait pas besoin de se baisser pour progresser, creusé avec une régularité surprenante dans une obsidienne aux reflets roux (mais peut-être était-ce dû aux torches). Le centre était occupé par une autre machine, ou bien une autre pièce de la machine, à laquelle convergeaient les deux faisceaux de câbles encore fumants. Ils découvrirent avec horreur que le Divisé n’était pas seulement un magma humain, mais qu’il s’était aussi fondu intimement dans cette mécanique dont jadis, la partie centrale avait dû être un siège. Morgoth l’étudia, et y trouva la confirmation d’une théorie qu’il élaborait depuis quelques temps déjà.
- Le secret des dieux, l’immortalité, bien sûr. Telle était la quête du Divisé. Cette machine qu’il avait construite, ou fait construire, n’avait qu’un seul but, lui conférer cette immortalité. Pour cela, il avait emprisonné quatre créatures, un vampire immortel parce qu’il est déjà mort, un lycanthrope immortel par sa malédiction, un troll immortel par sa faculté de régénération, et enfin une elfe, dont la longévité est proverbiale. Cette mécanique devait soutirer l’essence vitale de chacun des quatre captifs, les fondre, puis les transmettre à celui qui occupait ce siège. Mais quelque chose n’a pas fonctionné, ou a trop bien fonctionné, peut-être a-t-il présumé de sa science, toujours est-il qu’au lieu de devenir l’égal d’un dieu, il s’est métamorphosé en cette chose hideuse. Oui, il l’a eu, l’immortalité, et il a dû la chercher longtemps, mais je ne pense pas qu’il était prêt à payer ce prix-là.
- Triste destin.
Ils méditèrent quelques secondes, puis reprirent leurs recherches. Le seul autre point d’intérêt était un couloir de section parfaitement circulaire qui continuait à s’enfoncer dans la montagne, en légère montée. Vertu s’y aventura en premier, comme à son habitude, mais estima que si monstre il y avait, le raffut qu’ils avaient fait était suffisant pour les ameuter. La nature des parois ne permettait pas de dissimuler un piège, aussi fut-elle assez rapide. Arrivée à un obstacle, elle fit signe à ses compagnons qui, pressés d’en finir, arrivèrent au pas de course.
C’était une porte ronde, énorme, dont l’embrasure était alésée afin de s’adapter au mur avec la plus grande précision. Le battant présentait une forêt de pistons et de crémaillères, actionnées par une roue au centre de laquelle trônait un petit loquet à l’air sournois. L’ensemble était entièrement métallique, de l’acier le plus solide, paraissait fort lourd et ne présentait aucune trace de corrosion.
Comme de coutume, Vertu s’agenouilla devant la porte, examina tout ce qu’il y avait à examiner avant d’effleurer quoique ce soit, et ne trouva rien de notable. Elle porta son oreille et n’entendit pas plus, mais il est vrai que l’obstacle semblait si massif qu’on aurait pu faire fonctionner une forge naine de l’autre côté sans qu’un bruit ne passe.
- Bel ouvrage, commenta Mark, impressionné. Je me demande comment on a fait pour l’amener là.
- Probablement en morceaux, et on l’aura montée ici. Bon, poussez vous, je vais actionner le loquet.
Ils s’écartèrent du passage, aux aguets, et Vertu poussa la petite pièce métallique du bout de son arme. Elle dut forcer un peu, mais il pivota finalement, dévoilant un mécanisme circulaire long comme le pouce, fait d’un alliage doré, au centre duquel était aménagé un minuscule motif en relief. Vertu sourit.
- Un griffon issant entouré de pointes. Et je parie que la bague d’Arcelor s’y adapte parfaitement. Voilà le mystère éclairci : la bague est une clé !
- Une clé, fit Morgoth, tu veux dire qu’on nous a payés uniquement pour que notre destinataire puisse ouvrir cette porte ? Oui, ça se tient, la bague a des relents magiques qui pourraient tout à fait servir à identifier une clé. Hmm... Dis-moi, vu l’épaisseur et vu la façon, je suppose que ce qui est derrière est de grand prix, il me tarde de savoir ce que c’est.
- Tu raisonnes à l’envers, Morgoth. Réfléchis, le Divisé gardait la porte, comment ceux qui nous payent auraient-ils pu être au courant qu’il y avait une serrure et une clé à trouver sans le combattre et le tuer ? Non, je pense que personne n’est venu ici depuis ces sombres expériences. Notre commanditaire ne souhaite pas ouvrir cette porte pour aller de l’autre côté, mais pour venir ici ! C’est lui que nous trouverons si nous ouvrons la porte, attendant impatiemment sa bague. Il ignore sans doute l’existence de l’entrée que nous avons empruntée.
- Mais oui, tu as sans doute raison, opina le magicien. Encore une fois, ta logique est frappante.
- Sa logique est sotte, objecta Marken. Si notre commanditaire souhaite tant pénétrer dans cette grotte, pourquoi ouvrir la porte ? Il n’a qu’à payer une demi-douzaine de piocheurs et creuser un tunnel pour la contourner. C’est l’affaire d’une journée de boulot, pas plus.
- Je vois que malheureusement tu n’es pas très familier de la géologie. La roche sombre que nous voyons ici n’est pas une pierre vulgaire, c’est de l’obsidienne rubanée. Essaie d’en détacher un fragment, ou simplement d’en rayer la surface de ton épée, tu auras beau essayer, tu n’y parviendras pas. C’est le plus dur des minéraux, et seule une magie puissante a permis de façonner ce couloir et la salle là-bas. Il est impossible de creuser, et je gage qu’il est impossible de défoncer la porte de quelque manière. Comme Morgoth l’a fait remarquer, cette porte est bien épaisse, et ne peut que garder quelque chose de très précieux, comme le secret de l’immortalité. Voilà ce que recherche notre commanditaire, et il est visiblement prêt à y mettre le prix. Maintenant que j’y réfléchis, si ce couloir continue droit dans la même direction, il doit ressortir de l’autre côté de la montagne, ce qui, si mon sens de l’orientation ne me fait pas défaut et si Arcelor a dit vrai, nous mène droit à Valcambray. Il a évoqué une falaise surmontée de grottes, si tu te souviens bien, Morgoth, ce passage doit déboucher dans l’une d’entre elles.
- Excusez-moi, intervint Xyixiant’h, est-il normal que je ne comprenne pas un traître mot à ce que vous dites ?
- Nous t’expliquerons les tenants et les aboutissants de toute cette affaire, sois sans crainte. En attendant, il faut songer à ce que nous allons faire.
- Et je suppose que tu as déjà une idée ?
- Et bien en fait, il y a deux solutions. La première consiste à ouvrir cette porte pour en avoir le cœur net. Mais comme je vous l’ai expliqué, il est très possible qu’on tombe sur notre commanditaire, ou sur des hommes à sa solde. Ils se demanderont ce qu’on fait ici, pourquoi on a détruit la machine, et toutes ces choses, et... enfin bref, la situation risque de devenir embarrassante. Voici pourquoi ma préférence va à l’attitude suivante : on ressort tranquillement par là d’où on vient, on fait le détour par la vallée pour rejoindre Valcambray, on donne l’anneau et le parchemin comme prévu, on achète ce qui nous manque pour voyager, et de là, on galope à bride abattue jusqu’à Banvars. Si comme je l’espère ils mettent longtemps à ouvrir la porte, à explorer la pièce, à comprendre que le saccage est récent – s’ils le comprennent – et à faire le rapprochement avec nous, il n’y a aucune chance qu’ils nous retrouvent. Et quand bien même, nous avons accompli notre mission, il n’y a pas tromperie de notre part non ?
La proposition reçut l’assentiment général, en partie parce qu’elle impliquait de ressortir au plus tôt de cet endroit pesant. La petite troupe prit donc le chemin du retour.

21 ) Le fabuleux destin du Chevalier Noir

Et donc, après avoir exploré tout ce qu’il y avait à explorer dans l’antre du Divisé, notre groupe d’aventuriers en sortit par le conduit de cheminée, un peu plus  nombreux et beaucoup plus riche. Les heures passées dans un donjon sont longues, et la nuit était tombée, depuis peu d’après Morgoth qui connaissait la position des étoiles en cette saison. Ils auraient pu passer une nouvelle nuit dans la grotte surplombant la vallée, qui leur avait déjà fourni un abri sûr, mais ils répugnaient profondément à rester plus longtemps dans le déplaisant voisinage de l’abominable créature qu’ils venaient de tuer. Ils remirent donc dans le trou la pierre gravée aux armes de Miaris, et par dessus, composèrent un nouveau tas de cailloux semblable à celui qu’ils avaient démantelé pour entrer. Puis, ayant dissimulé leurs traces, ils repartirent nuitamment dans la campagne en quête d’un nouveau campement, en expliquant toute l’histoire à leur nouvelle recrue.
Pour changer, ils jetèrent leur dévolu sur un châtaignier aux branches hautes, qui étaient néanmoins accessibles à un grimpeur du fait qu’il poussait au flanc d’un gros rocher blanc, qu’il était facile d’escalader. Tant bien que mal, ils y trouvèrent un repos bienvenu, hormis Xyixiant’h qui fit le guet, car d’une part elle jouissait du pouvoir d’infravision ce qui en faisait la meilleure sentinelle, et d’autre part elle sortait de cent quarante ans de torpeur, elle n’avait donc pas sommeil.
Le reste du plan de Vertu se déroula sans accroc. Le lendemain, ils se mirent en route dès potron-minet et poursuivirent leur chemin à travers le pays hostile, sans rencontrer d’autre opposition qu’un ours qu’ils évitèrent de froisser. Ils trouvèrent un ruisseau dans lequel ils se baignèrent, car ils étaient tous fort sales. Il plut un peu, aussi. Et ils virent de loin, assis sur un rocher, un loup blanc qui les regardait avec insistance. Hormis cela, ce fut une randonnée paisible de quelques heures, à l’issue de laquelle ils aperçurent la falaise en demi-lune que leur avait décrite Arcelor Niucco, et repérèrent tout de suite le fortin de Valcambray. Il s’agissait d’un espace carré large de deux-cent pas de long enclos d’une palissade solide haute comme deux hommes, plantée dans une assise de pierre. Par deux larges portails défendus par des miradors de bois, des bûcherons s’activaient à rentrer des rondins jusqu’à une zone de stockage, d’autres abrités sous des auvents les débitaient en planches, poutres et cannes plus faciles à transporter, avant de les charger sur de larges gabares qui descendaient ensuite la rivière en direction du sud. La seule habitation semblait être le donjon, vaste bâtiment de bois bâti en retrait, aux pieds d’un éboulis impressionnant descendant de la falaise.
Ils se présentèrent aux hommes d’armes qui gardaient une des entrées, et demandèrent à voir le chevalier d’Olanza (Après toutes ces péripéties, Vertu avait failli oublier son nom). On les fit pénétrer, sous bonne escorte, dans le vaste donjon de bois. Ils attendirent quelques temps dans une antichambre austère, avant de pouvoir rencontrer le fameux chevalier, qui était un homme bientôt âgé mais dont la vigueur martiale transparaissait encore sous son allure élégante. Vertu lui remit le parchemin avec cérémonie, et comme elle l’avait prévu, il ne jeta qu’un regard poli au rouleau.
- Et qui me prouve que vous êtes bien envoyés par Arcelor ? Demanda le chevalier, soudain nerveux.
- Et bien... fit Vertu, faussement embarrassée... Ah, mais attendez, il nous avait remis – ah, où l’ai-je mise...
Le chevalier blêmit tandis qu’elle faisait mine de chercher la chevalière dans toutes ses poches.
- Ah, voilà ! Il nous avait remis cette bague en témoignage de son identité.
- Merci, donnez-la moi, je la lui rendrai lorsque l’occasion s’en présentera.
- Mais bien sûr, avec plaisir.
Le maître du fort s’empara de l’anneau, tentant de camoufler son impatience, mais nul doute que l’art de la comédie n’avait pas fait partie de sa formation professionnelle.
- Ah, nous voici bien aise d’avoir accompli notre mission. Nous l’avons accomplie de façon satisfaisante, je l’espère ?
- Hein ? Ah, oui, je pensais à autre chose. Allez trouver maître Anobar, mon comptable, dans l’aile ouest. Il est au courant et vous baillera votre dû.
Et sans plus de cérémonie, le chevalier courut à des affaires qui avaient l’air bien urgentes. Ils trouvèrent donc le dénommé Anobar qui s’acquitta en bon or du montant exact qui était prévu, montant dont ils dépensèrent une bonne partie pour s’offrir quatre chevaux, des provisions, quelques flèches et du menu matériel qui leur faisait défaut, ainsi que des vêtements décents pour Xyixiant’h, qui avait attiré bien des regards en déambulant en bikini dans ce lieu habituellement si peu visité par les femmes. Ils ne se pressèrent pas trop, car Vertu avait calculé, à la vue de la montagne, qu’il devait y avoir deux bons kilomètres de couloir, c’est à dire qu’au pire, en comprenant tout de suite et en se pressant beaucoup, il aurait fallu quatre heures à un homme très intelligent et très bon coureur pour faire l’aller-retour entre le fortin et la caverne. Ainsi quittèrent-ils l’exploitation forestière au petit pas du voyageur qui ménage sa monture, heureux, pour une fois, de conclure une affaire sans avoir à tirer l’épée.
Une fois qu’ils eurent quitté les abords du fort, ils pressèrent le pas en coupant à travers champs, pour perdre leurs éventuels poursuivants. Ils virent un deuxième loup blanc (peut-être était-ce le même que le matin), assis sur un autre rocher, qu’ils purent détailler plus avant, car il était plus près. C’était une belle bête, d’une taille exceptionnelle. Son comportement était un peu curieux, mais après les horreurs dont ils avaient été témoins dans la caverne, ils n’y firent pas trop attention.
Le soir venant, ils trouvèrent une clairière abritée du vent dans un vallon, près d’un ruisseau, et y firent leur feu. Ils devisèrent joyeusement, se racontèrent des histoires pour la plupart inventées, et songèrent tout haut à ce que chacun comptait faire de sa part du butin, dont Vertu avait évalué le montant à huit-cent ducats par personne. Elle enseigna aussi à Xyixiant’h quelques prières supplémentaires à adresser à Melki pour attirer ses faveurs, lui parla longuement des rites, des mythes et des temples. Elle avait de ces choses une grande science, qui étonna ses amis, lesquels ne lui savaient pas tant d’intérêt pour la religion, mais ils ne lui en dirent rien.

Ils allaient se coucher pour profiter d’un repos bien mérité, lorsque Xyixiant’h poussa un cri. A l’orée du bois, assis, se trouvait le grand loup blanc. L’apparition fantômatique ne manifestait aucune peur, aucune agitation, il se contentait de considérer le groupe d’humains qui lui faisait face avec des yeux d’un bleu profond. Puis il rejeta la tête en arrière et émit un hurlement glacial, faisant taire tous les autres bruits de la forêt. Morgoth sentit alors ses membres s’engourdir, et il s’aperçut avec horreur que, malgré tous ses efforts, il ne pouvait plus faire le moindre mouvement. Un deuxième hurlement, ce fut à Vertu de se pétrifier, un troisième et Xyixiant’h se figea à son tour. A ce moment, une cavalcade se fit entendre, un cavalier déboula dans la clairière au triple galop. Sa mise était splendide, son armure de fer plein rutilait d’argent, son heaume au blanc cimier s’ouvrait sur son visage sévère et déterminé, que Marken reconnut : c’était le paladin qu’ils avaient croisé dans le prieuré de Noorag, celui qui se faisait appeler Jehan de Garofalo. Il démonta avec vigueur à une vingtaine de pas du Chevalier Noir, et tira sa grande épée étincelante, sur la lame de laquelle perlaient des éclairs de puissance. Ses intentions étaient évidentes, aussi Mark ne s’embarrassa pas de paroles, et dégaina à son tour son épée.
Le choc des armes explosa dans la nuit. Les deux combattants, sans s’être jamais fréquentés, se connaissaient pourtant intimement. Ils étaient tous deux de noble extraction, avaient le même âge, avaient eu la même formation aux armes, peut-être avaient-ils même fréquenté les mêmes maîtres, les mêmes champs de bataille. Chacun avait cultivé sa force et sa souplesse, pris soin de ses armes et fourbi ses bottes secrètes, chacun avait passé ses nuits à combattre ses ennemis imaginaires. Leurs fureurs de vaincre étaient égales. Seule différence entre eux deux, l’un agissait par soif d’or et de domination, l’autre cherchait la gloire et la sagesse. Etait-ce réellement si important ?
Le duel dura une éternité. Le paladin et le brigand portèrent chacun maint coups, et en reçurent autant. Le Chevalier Noir était en armure légère et son arme était quelconque, les chances étaient donc contre lui. Mais nul combat n’est gagné d’avance lorsque deux hommes se battent qui sont de force égale, et c’est ainsi qu’il triompha : le justicier abattit sa lame de toute la force que son bras contenait encore, et Mark para de la sienne, posant sa paume gauche sur le plat de son fer, à l’extrémité. Son arme était vaillante, mais elle n’était pas faite pour supporter ce genre de coups, une fissure se propagea, s’élargit, et la lame se brisa dans une gerbe de fragments d’acier. Le paladin eut un instant d’hésitation devant le développement de l’affaire, qui le favorisait soudain. Mais le Chevalier Noir n’était pas désarmé pour autant, car l’épée avait cédé en biseau, formant une sorte de long stylet. Les deux combattants étaient proches, trop proches, Mark n’hésita pas, lui, et jetant toutes ses forces dans ce coup qu’il savait être décisif, il enfonça ce qu’il lui restait de fer sous le plastron immaculé de son ennemi, perfora les mailles et le tricot de peau, et remonta jusqu’au cœur.
Combattant expérimenté, il recula pour se mettre à l’abri des derniers coups du paladin, qui resta debout un instant, luttant pour conserver l’équilibre, puis finalement, tomba dans l’herbe, bras en croix, sans lâcher son épée.
Mark considéra avec respect le corps de son adversaire, puis toisa le loup blanc qui attendait toujours, à la lisière de la forêt. Il était las, et souhaitait plus que tout en finir. Une chouette blanche sortit du bois derrière le grand canidé, et se dirigea dans le silence le plus complet vers le combattant épuisé. Arrivée à peu de distance, elle étendit ses ailes, et se transforma en un homme de grande taille, jeune et bien bâti, d’une beauté si stupéfiante que Mark, s’il n’avait été si fatigué et malgré son goût pour les femmes, en aurait été ému. Ses longs cheveux noirs et bouclés tombaient sur sa poitrine blanche en torrents, ses yeux noirs dégageaient une puissance et une chaleur propre à susciter l’adoration. Il portait, dans le dos, deux grandes ailes blanches, et il émanait de toute sa personne une lumière crue qui éclairait la clairière comme en plein jour. D’une voix douce, venue de nulle part, l’ange s’adressa au Chevalier Noir.
- Ton règne de terreur touche à sa fin, créature malfaisante. Hegan le vengeur m’envoie, moi, Azymaël, pour te prendre, ta noirceur d’âme te vaudra les tourments d’une éternelle agonie.
- Alors si tu me prends, il te faudra aussi prendre ce grand coquin qui te sert de maître, ce Hegan qui t’a envoyé.
Le sens de la diplomatie n’était pas la qualité la plus éminente de Marken-Willnar Von Drakenströhm. Du reste, il savait bien que la diplomatie ne lui servirait à rien dans cette affaire.
- Tu ajoutes ainsi le blasphème au sacrilège, rétorqua Azymaël après un instant de surprise. Tu n’améliores pas ton cas.
- Blasphémer ? Je dis ce qui est. Regarde moi, bougre d’âne emplumé, j’ai pillé, brûlé, massacré tout mon saoul des années durant, j’ai bu et mangé à foison, j’ai pris le pain dans la bouche d’enfants qui criaient famine, violé nonnes et moinillons, passé au fil de mon épée plus de manants que je n’en peux compter, simplement pour le plaisir d’entendre les cris des veuves, j’ai mis à la question ceux qui n’avaient rien à me dire, j’ai brûlé des villages, des cités même, j’ai menti, trahi et assassiné ceux qui me faisaient confiance, et ça a duré des années comme ça. Et je n’ai guère été puni de ma vie de pêcheur, puisque durant toutes ces années de vilenie, j’ai joui des plus grandes richesses et des plus belles femmes, j’ai vécu dans l’or et la soie, j’ai connu toutes sortes de pays dont souvent j’ai côtoyé les princes, je ne me suis pas ennuyé un seul jour, et par dessus tout j’ai toujours été mon propre maître. Et qu’a-t-il fait, ton noble dieu, pour arrêter mes ravages ? Où était-il lorsque je crevais les yeux des vestales de Miaris, quand j’empalais les bourgeois de Kunob ? Pourquoi t’a-t-il envoyé maintenant pour mettre fin à mes actions, alors qu’il aurait été si simple à ton tout-puissant seigneur de me faire occire par un quelconque de ses serviteurs voici bien des années ? Il n’a rien fait, voilà tout ce que je vois, il m’a laissé agir à ma guise. Et à l’instar d’un quelconque marchand de tapis, il ne s’est réveillé jusqu’au jour où j’ai touché à ses précieuses reliques pleines d’or et de diamants. Retourne donc voir ton maître, laquais, rapporte-lui mes paroles, et demande-lui pourquoi il n’a envoyé personne pour m’arrêter avant ce jour, je suis curieux de savoir ce qu’il a à dire pour sa défense.
Penaud devant tant de verve, l’ange disparut. Quelques instants plus tard, il revint se poser au même endroit, et resta coi. Un homme sortit du bois à sa suite, et le grand loup blanc le suivit. C’était un vieillard au port haut et à l’air peu commode, marchant avec un bâton alors qu’il n’en avait nul besoin, et portant sur son épaule un aigle blanc. Bien qu’il fut plus discret que l’ange, bien qu’il n’émit aucune aura céleste, Mark comprit immédiatement à qui il avait affaire.
- Est-ce toi, le mortel qui met en cause ma divinité ? Répond !
- C’est moi, déité bouffie d’orgueil, rétorqua Marken qui savait que le temps n’était pas à la pusillanimité.
- Mes actions à ton endroit te déplaisent, m’a-t-on dit. Quels sont tes griefs ? Parle !
- Je trouve, Hegan, que tu es mal placé pour me donner des leçons de morale, toi qui n’es intervenu en rien pour m’arrêter. Moi, ainsi que tous les scélérats de mon espèce, sommes laissés libres de répandre la douleur et la ruine sur le monde, sans que tu ne fasses rien pour nous en empêcher, car vous autres dieux êtes bien trop absorbés par vos querelles sottes pour vous préoccuper de rendre le monde meilleur. On peut trancher, écraser, éviscérer de toutes les façons sans que ça ne vous émeuve le moins du monde. Par contre, dès qu’on défonce la porte d’une église ou qu’on pisse dans un bénitier, houlalà, sacrilège, lèse-divinité, c’est ange de la vengeance, loup blanc, tempête d’éclairs et malédiction jusqu’à la septième génération. Pourriture céleste, dieu fainéant, je t’aurai peut-être respecté, je t’aurai donné le droit de juger mes actions si tu m’avais envoyé un adversaire pour arrêter mon bras, mais en vérité, toi et les tiens, vous n’êtes que des bouffons inutiles, des fantasmes, des profiteurs de crédulité. Retourne donc au néant avec tes lois imbéciles, je te renie !
- J’ai rarement entendu tenir des propos aussi blasphématoires, et jamais on ne me les avait crachés au visage comme tu viens de le faire. Tu mérites un châtiment exemplaire.
Soudain, Marken perdit pied et s’aperçut qu’il était soulevé dans les airs par la puissance du dieu. Il entendit, derrière lui, un craquement végétal, un arbre qui tout à l’heure n’était qu’un hêtre paisible se tordait pour se hérisser d’épines. Et lentement, il dériva, sans rien pouvoir faire pour l’empêcher, se rapprochant lentement de l’arbre torturé, jusqu’à ce que les branches en pointe ne déchirent sa peau. Et il fut transpercé par les membres, le torse et l’abdomen, ses hurlements se couvrirent de hoquets sanglants, et son corps martyrisé fut agité de spasmes telle une poupée de chair.
- Sais-tu, mortel, combien de temps je puis t’infliger ce supplice ? Mon pouvoir est sans limite, et je puis te faire renaître à la vie, puis t’empaler longuement sur cet arbre, et soigner de nouveau tes blessures, et t’empaler encore, et ainsi de suite jusqu’à la consommation des siècles, pour l’édification des fidèles et ma plus grande gloire.
Et le corps, plus mort que vif, du Chevalier Noir s’éloigna lentement du tronc ensanglanté.
- Sache aussi, mortel, que la douleur que tu viens d’éprouver est bien peu de chose en regard de ce que je puis t’infliger si, par caprice, il me venait l’idée de te rendre plus sensible à la souffrance. Une telle sorcellerie n’est pas dans mes attributs habituels, mais je la connais toutefois. Pour l’instant, je vais te redonner vie.
Une lumière céleste nimba alors Marken, et miraculeusement, ses blessures se refermèrent aussi vite qu’elles étaient apparues. L’étreinte du dieu se desserra, et le Chevalier Noir roula dans la poussière aux pieds de Hegan, haletant, blême, son corps encore perclus de douleur.
- Songe à cette souffrance, subie sans cesse, durant mille fois mille siècles, c’est cette damnation qui est promise aux gens de ta sorte.
Marken, frappé par la puissance divine, ne pouvait plus que gémir et pleurer sur son sort.
- Toutefois, tes paroles emplies de haine m’ont troublées, et il ne sera pas dit que je n’y aurai pas répondu. Peut-être ai-je par trop abandonné les hommes au mal et au chaos. Tu me reproches de ne pas avoir envoyé de justicier pour réparer les plaies du monde, peut-être as-tu raison. Je vais donc accéder à ta supplique, et envoyer sur cette terre maudite un justicier, un défenseur du bien et du beau, un noble guerrier qui montrera l’exemple par son courage et sa compassion, et qui traquera et combattra sans répit ceux que tu nommes les scélérats. Marken-Willnar Von Drakenströhm, de ce jour, tu es mon paladin. Va, répands la justice et l’amour partout où tes pas te conduiront.
Marken, dans un effort surhumain, releva la tête et interrogea le dieu du regard. Pourquoi, demandait-il, pourquoi me choisir pour cette tâche ?
- Sache, Marken, que ceci est la dernière chance qui te sera offerte d’échapper à ce juste châtiment dont tu viens d’avoir un aperçu. Te voici maintenant mon paladin, et pour le rester, il te faudra agir comme un paladin. Mais gare à toi si d’aventure, par des actes indignes, tu perdais cette qualité, car tu serais alors sans attendre précipité dans la Géhenne.
- Je... je...
- N’oublie pas que désormais, Marken, l’ange Azymaël t’accompagnera en tous lieux. Va sans crainte pourfendre le mal, car toujours je serai avec toi. J’ai l’œil sur toi, Marken, oh oui, j’ai l’œil sur toi.
Et Hegan, dieu de la Loi, disparut progressivement du monde des mortels, ne laissant derrière lui qu’un rire, et l’ange Azymaël, impassible.

22 ) Epilogue


Aussitôt que le dieu eut quitté la clairière, Vertu, Morgoth et Xyixiant’h retrouvèrent leur liberté de mouvement, et se portèrent au secours du Chevalier Noir, plus mort que vif. Ils le réconfortèrent, le soignèrent, on eut dit que son âme avait été brisée. Bien que paralysés, ils n’avaient rien perdu ni du combat, ni de l’intervention divine, et comprenaient que leur compagnon vivait une expérience des plus difficiles. Il finit par sombrer dans le sommeil.
Lorsqu’ils se retournèrent, l’ange avait disparu, sans un bruit. Un hibou blanc, perché sur une branche au-dessus du camp, les contemplait fixement. Bien qu’ils fussent à bon droit suspicieux, ils retournèrent à leurs couvertures et rejoignirent Mark au pays des songes.
Ils dormirent fort longtemps, et lorsqu’ils s’éveillèrent, une brume épaisse voilait les collines alentours, donnant à la scène un air de rêve. Seul le cadavre du paladin allongé dans l’herbe attestait que la scène de la veille n’était pas un cauchemar. Lorsque Mark se leva, sa mine était grise, et il n’avait nulle intention de faire des discours. Un canari blanc se posa sur son épaule, et sembla lui murmurer quelque chose à l’oreille. Il se retourna vers ses compagnons et, entre ses dents serrées, avec dans la voix des accents meurtriers, leur dit :
- Donnons à ce fier combattant de la loi une digne sépulture, gnagnagna.
Comprenant que c’était un commandement divin, ils s’exécutèrent, et enterrèrent Jehan de Garofalo, en armure, au bord du ruisseau, avec une belle pierre dessus. Vertu jugea utile de faire réciter à Xyixiant’h une prière des morts. Mark allait planter l’épée à la tête de la tombe, comme le voulait l’ancienne coutume des guerriers, lorsqu’un gazouillis du petit oiseau retint son bras.
- Quoi ?!?
- Cuicui !
- Oh non, merde, quand même pas la Holy Avenger !
- Cui !
Et obéissant à l’injonction, le Chevalier noir prit l’épée de justice, la glissa dans son fourreau, s’assit lourdement les pieds dans l’eau, prit son visage dans ses mains, et sanglota sans retenue. Morgoth, tendant l’oreille aux borborygmes qui émanait du guerrier abattu, crut entendre :
- Jusqu’à la lie ! Jusqu’à la lie !
Lorsqu’il fut remis, ils reprirent la route. Ils franchirent cols et vaux, bois et rivières, parvinrent sans encombres jusqu’à la route, qu’ils ne quittèrent plus jusqu’à Banvars, capitale et principal attrait du royaume de Misène.

La suite de Morgoth dans :
LA TETINE ET LE GONFANON

1 ) Il avait prétendu s'y connaître en chevaux, car il en avait disséqués plusieurs durant ses études. Il se rendait maintenant douloureusement compte du gouffre séparant la théorie de la pratique.
2 ) Mark fredonna alors quelques mesures de « Mister Lovergod - Shabba » pour appuyer son propos..