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Morgoth IX
C'est le sentier de la route qui mène au chemin de la voie, disait à peu près Lao-Tseu. Et pour Morgoth, voici venu le temps, non pas des rires et des chants, mais de s'émanciper pour devenir un homme. Voici un nouveau récit plein d'aventure, de rire, d'émotion et de tétine.


LA TOUR DE FER




   

1 ) La Convenant malgré lui
   

   Depuis ses insondables tréfonds jusqu'à ses pinacles flamboyants, la Tour de Fer avait résonné des suppliques des milliers d'esclaves courbés qui avaient versé sang et sueur pour la construire, des suppliques qui n'avaient reçu comme réponse que le fouet ou la mort. Ô, combien elle méritait son nom, cette Tour de Fer qu'un esprit dément avait conçu tout de poutres enchevêtrées, de plaques boulonnées, de chaînes et d'arches vertigineuses. De loin, on aurait dit une dague barbelée pointant ses multiples pignons vers le ciel comme pour le déchirer, une dague déjà souillée de coulures de sang. Quel que fut son génie pour faire tenir debout une si grande et si lourde masse, l'architecte n'avait rien prévu pour empêcher le fer de rouiller. A la base étaient fixées ce qu'un observateur peu attentif aux proportions aurait qualifié d'ailettes, des contreforts gigantesques tranchant la structure même de l'antique cité de Jhor, plantés à travers les bâtiments, sans égard aucun pour le tracé des rues ou les besoins de la population. D'immenses rangées de colonnes formaient le corps du bâtiment, au travers desquelles il était impossible de deviner la structure interne, pas plus que la raison d'être de l'édifice. Des étages supérieurs partaient cinq grands panneaux vastes chacun comme une place de marché, dont la forme rappelaient les ailes d'un monstrueux chiroptère, et qui portaient un ensemble complexe de sortilèges et de machines de guerre propres à tenir tête à tout assaut aérien. Au sommet, surplombant la ville et même les grandes collines du voisinage, palpitait un feu démoniaque visible même en plein jour. A ceux qui l'ignoraient, les initiés expliquaient à mi-voix qu'il s'agissait de l'œil de Bronze, un mystérieux artefact magique, fruit des travaux des plus brillants sorciers du Convenant Royal de Gunt.
   Et dans l'un des niveaux les moins fréquentés, proches de la base, un des plus mystérieux que seuls arpentaient parfois quelques rares spécialistes en quête de savoir ancien et de rare matériel magique, conversaient deux femmes venues de lointaines terres étrangères, deux femmes acharnées à leur triste besogne. Elles avaient été les témoins muets de maint maléfices, elles avaient assisté à des expériences révoltantes et contre-nature, elles avaient entendu les mélopées blasphématoires de nécromants fous se prosternant devant les idoles de Nug et de Yeb, elles avaient tenu entre leurs doigts usés les amulettes anciennes forgées par des peuples oubliés depuis des éons, et leurs yeux avaient parcouru les parchemins abominables écrits à l'encre de sang sur la peau humaine, vomissant un savoir hideux et malin. Mais rien de tout ceci ne les avait détournées une seconde de leur tâche humble et obstinée.
   - Madame Da Silva, venez donc voaw ici donc qu'est-ce que j'ai twouvé !
   Voyant que sa collègue considérait avec étonnement l'objet qu'elle tenait dans ses mains, Maria Consuella Da Silva Y Figueroa rangea son balai dans son seau et approcha sa silhouette cinquantenaire et percluse de rhumatismes.
   - Marie-Josée, qu'est-che que vous m'avez encore dégottéch ?
   - Wegawdez cette cochonnewie, c'est quoi encow qu'ils nous ont inventé ? C'est wangé n'importe comment comme d'habitude, ils ont mis ça avec les instwuments de musique.
   - Aaaah là là là là... Ay, mais ch'est quoich ? Qu'est-ce que c'est laich !
   - On diwait le cwâne de quelque bestiole...
   - On lui aurait fourraich les tibiach dans le néou...
   - Oh mais dites-donc là, on diwait des sowtes de fils... C'est-y pas une vawiété de guitawe des fois ?
   - Si ch'est oune guitare, ch'est normal qu'elle soit dans la pièce oùque on ranche les instrumench de miousique.
   - Oui mais c'est peut-êt' pas un instwument, qu'est-ce que j'en sais moi de leur magie.
   - On n'est peut-être pas chour que ch'est oun instrument, mais on est chour que ch'est en os. Moi, je le mettraich dans la pièch où on ranch les vieux och.
   - En tout cas, on est suw de se faiwe disputer... Bon, ben je vais wanger cette saleté avec les os.
   Et Marie-Josée Fortunée Laventure dandina sa masse de graisse et de mamelles jusqu'à ladite pièce en traînant les savate, d'une main tenant l'objet avec répugnance, de l'autre soutenant ses vieilles lombes. Elle déposa la chose aux pieds d'un squelette pendu à un portique à roulettes, un de ces squelettes que l'on destine généralement aux études anatomiques et que les étudiants affublent de surnoms tels que "Gertrude", destinés à dissimuler le malaise que l'on éprouve à fréquenter un cadavre humain. Puis, elle referma soigneusement la porte derrière elle, et prise d'une soudaine illumination, s'écria :
   - Oh mais dites-donc, c'est pas qu'on appwoche de l'heure de la pause là ?
   - On dirait biench. On descend à la cafétériach ?
   - C'est pas twop tôt. Et sinon, comment va madame vot'mèwe là ?
   - Pas trop biench...
   Et, tout en devisant des ennuis de santé de madame Dos Santos, des études problématiques du jeune Jean-Baptiste Laventure, de l'augmentation scandaleuse du prix du poireau et de toutes sortes de sujet qui n'ont qu'un assez vague rapport avec la matière habituelle d'un récit d'héroic-fantasy, nos braves commères quittèrent la " Remise Judiciaire des Objets Magiques Non Identifiés ", parfaitement inconscientes d'avoir mis en branle une ancienne nécromancie.

   Il est un lieu terrible et mystérieux que seuls ont vus en songes les fous et les prophètes, un pays fait de voiles gris et glacés qui effraie jusqu'aux dieux, un monde secret que pourtant, nous sommes tous appelés à explorer lorsque sonnera notre heure. Nulle chair n'est permise en ce lieu, qui veut y séjourner doit laisser derrière lui sa dépouille mortelle. Innombrables sont les ombres qui s'y croisent et entrecroisent, muettes, ce sont les âmes des défunts venus de mille fois mille mondes, en route chacune vers son séjour éternel.
   Mais il est d'autres créatures, moins nombreuses, qui restent ici plus longtemps. Elles s'accrochent aux voiles gris, se tapissent dans de douillets cocons ectoplasmiques, glissent le long de chemins oubliés en quête de leurs passions abolies, ou parfois, s'assoient au bord des allées les plus fréquentées pour observer le ballet sans fin des lucioles, profitant de la paix qui règne en ce lieu.
   Il ressentit l'appel. Encore. ça devenait une habitude. Même pas une surprise. Aucune peur. L'aptitude à la peur est la première chose que l'on perd après la mort. Ce qui est logique, quand on y pense.
   Il faudrait qu'il compose une petite ballade sur ce thème. Lorsqu'il aurait recouvré sa voix.
   Il entreprit alors le chemin du retour.


   

2 ) Rap et tôle
   

   Moi chuis né dans la merde
   J'vais finir dans la merde
   Moi j'vais m'prendre une boulette
   Comme Mou Pack (1)dans la tête
   

   - Qui c'était ce Mou Pack ? Demanda Sarlander à Grandmarteau Rochebrise, qui préférait se faire connaître sous le sobriquet de " Puppy Dog Dog Doggy Dog Ouah Ouah ".
   - Mou Pack, c'était un vrai mec tu vois, un type qui a vécu vite et qui est mort tôt. Mou Pack, tu vois, c'est un mec qui est mort pour ses idées, tu vois. ça c'est un vrai mec tu vois, sa vie est un exemple pour la jeunesse et pour tous les nains. Tu vois ?
   - C'est vrai, expliqua Ghibli quand Puppy fut hors d'ouïe, qu'il défendait des idées originales. En particulier en matière commerciale, où il était partisan de considérer comme facultatif le fait de rembourser les fournisseurs. ça ne lui a pas valu que des amis. Il avait de façon plus générale une conception spéciale de la propriété privée. Pour tout dire, il considérait que la propriété c'était le vol. Comprendre par là que la propriété des autres, c'était son vol à lui.
   - Ah, je vois. Un idéaliste quoi. On n'est pas loin de la doctrine communaire de Marxengael, qui préconisait la redistribution de l'outil de production au profit des prolétaires, de manière à...
   - Dis-donc l'elfe, tu ne serais pas un peu pédant ? En plus ?

   Cela faisait quelques semaines que le gros de la Compagnie du Gonfanon, c'est à dire Vertu, Mark, Monastorio, Sarlander et Ghibli, avaient été capturés par la douane alors qu'ils entraient au royaume de Gunt. Depuis, ils attendaient leur jugement dans les geôles de la Tour de Fer. La plupart d'entre eux ayant déjà eu affaire à la chose pénitentiaire, ils estimaient donc en connaisseurs avoir été plutôt bien traités. De fait on les avait dépouillés de leurs possessions et jetés dans ce cul de basse-fosse, ils avaient une nourriture presque acceptable et jouissaient d'une heure de promenade quotidienne dans une cour intérieure. La prison n'avait que quelques années d'existence, elle avait été conçue dès l'origine en tant que prison, ce qui était rare dans un monde où l'on considérait que n'importe quelle forteresse avec des murs épais et des fenêtres étroites pouvait faire l'affaire. Les murs de la tour de fer ne l'étaient pas tant que ça, épais, mais ils étaient en fer, inutile donc d'espérer les creuser avec une cuiller en bois. La cellule où croupissaient les quatre compagnons mâles, ainsi que sept nains de B'rszon Herk arrêtés avec eux et trois voleurs de poules de Jhor qui étaient là avant eux, mesurait vingt pas sur dix de large, autant dire qu'elle était bien assez vaste pour eux. La pièce était très haute de plafond, et le bas de l'unique porte arrivait à trois hauteurs d'homme du sol, de telle sorte qu'il était impossible de tenter une sortie en force. Pour les sortir, les gardiens utilisaient une échelle de fer amovible, qu'ils ramenaient soigneusement après usage. Non contente d'être haute, la porte était d'une épaisseur dissuasive. La lumière, qui jamais ne s'éteignait, était fournie par trois globes magiques fixés au plafond. Ils n'avaient trouvé aucun moyen de s'échapper. Pour tuer le temps, ils se racontaient des histoires, chantaient des chansons, songeaient à ce qu'ils feraient une fois dehors.
   - Ben moi c'est décidé, j'arrête cette quête pourrie, posa Ghibli du ton de celui qui défie quiconque de le contredire.
   - Je comprends totalement ton attitude, acquiesça Mark. Cette histoire ne nous a rapporté que des ennuis, et je t'emboîterais bien volontiers le pas si je n'étais tenu par mes "devoirs" de "paladin".
   - Mais la reine des elfes ? S'insurgea Sarlander.
   - Si tu n'étais pas un de ses amis, je t'exposerais plus avant ce que tu pourrais en faire, de la reine des elfes. Qu'elle garde son or et qu'elle aille aux putes avec si ça la chante, je rends mon tablier.
   - Aye, et le sort du monde, ami, qu'en fais-tu ?
   Monastorio était sorti de sa réserve, il est vrai qu'il n'était pas particulièrement disert au naturel, et la détention ne l'avaient pas déridé.
   - Bof, le monde, il en a vu d'autres.
   - Mais c'est important. Il faut retrouver cet anneau d'une indicible malévolence et le briser enfin, avant que les forces des ténèbres ne se l'approprient. Comment rester indifférent devant une telle perspective ? C'est une sainte mission que la notre.
   - Génial. Alors va trouver d'autres volontaires pour la sainte mission parce que moi, j'ai donné. Comme on dit par chez moi, "ne remets jamais à demain ce qu'un autre couillon va bien finir par faire à ta place".
   - Hin hin hin, ricana Mark.
   - Monsieur le nain, vous êtes un couard. Dois-je vous rosser pour vous rappeler à votre devoir ?
   - Devoir de quoi ? Je suis un mercenaire moi, pas un blanc croisé du Saint-Tétin, je te rappelle, et j'ai été bien peu payé pour les efforts que j'ai fait, pour les kilomètres à cavaler dans la neige, et pour les coups pris et donnés. Et puis observe attentivement les autres nains qui nous accompagnent dans cette cellule. Tu noteras qu'ils font tous partie de la variété des nains couards, et sais-tu pourquoi ? Parce que les nains courageux, c'est ceux qui se sont faits tuer à B'rszon Herk en combattant un ennemi supérieur alors que de toute évidence, l'attitude adéquate était alors de fuir, comme nous l'avons tous fait, je te rappelle. Il en est ainsi depuis le commencement des siècles, ce sont les courageux qui meurent à la guerre et les lâches qui ont le loisir de vieillir en paix et de profiter de leurs amis, de leurs femmes, de leurs enfants et des richesses du monde. Nous sommes tous autant que nous sommes les descendants d'une longue lignée de poltrons, et je compte bien faire perdurer les nobles traditions de ma famille, pour peu que ces geôliers nous relâchent un jour, ça va de soi.
   - Peuh, monsieur le pleutre, vous ne méritez que le mépris. L'homme sans honneur a toujours mille phrases pour justifier ses manquements, tandis que l'homme de bien ne parle que par ses actes. Serions nous en Malachie, monsieur, que vous feriez moins le malin. Chez nous, on saurait comment traiter les jacqueries de ce genre là.
   - Ah ? Demanda Sarlander, qui était curieux des mœurs étrangères. Et quelle serait votre méthode ?
   - Et bien, tout dépend des circonstances, bien sûr. Le garrot, le pal, le bûcher... mais en général, dans les cas ordinaires, on se contente charitablement de la pendaison.
   - Surprenante conception de la charité que vous avez, en Malachie.
   - Bah, pendre quelques manants de temps en temps leur apprend quelle est leur juste place dans la société, et les dissuade d'ambitions mal venues et d'idées de fantaisie. Et puis, songez que ces gueux, pour quelque raison, se reproduisent toujours plus vite que les gens de bien, et est donc sain d'en occire parfois le surplus sans quoi on se retrouverait bien vite dans une nation de vils mendiants et de traîne-misères. Plaint-on au bûcheron le droit d'élaguer sa forêt ? Non, croyez moi, une bonne exécution de temps en temps rappelle à la populace graisseuse le respect qu'il doit à ceux qui le dirigent.
   - Bien parlé compère, approuva Mark. Tu reveux du saucisson ?
   - N'étais-tu pas sensé être paladin à une certaine époque ? Lui rappela l'elfe.
   - Contractuellement, je suis tenu de secourir la veuve et l'orphelin et de venir en aide aux petites gens. Mais rien ne dit que je doive penser du bien de la racaille.
   - Ah, comme c'est curieux, je me faisais une autre idée des paladins, s'étonna Tiberius.
   - Eh oui, mon jeune ami, moi aussi avant d'en être, j'en avais une autre idée. Cela dit, je ne suis peut-être pas le spécimen le plus représentatif de notre noble congrégation.
   - C'est le moins qu'on puisse dire, commenta Sarlander.
   - Allez, s'enthousiasma le jeune prisonnier, racontez-nous encore une de vos palpitantes tribulations ! Ah, comme je réalise que ma vie jusqu'ici fut triste et sans relief comparée à la votre. C'est décidé, dès que je sors d'ici, je me lance dans l'aventure, foi de Redshirt ! Ah, comme ma jolie Wayonna sera fière de moi !
   Tiberius K. Redshirt, l'un de leurs co-détenus, était originaire de Jhor. Il n'était pas si jeune que ça, mais à vingt-deux ans révolus, il était encore loin d'avoir achevé ses études de sorcellerie. D'après ses dires, il était victime du complot d'un condisciple jaloux qui l'avait fait jeter en prison pour quelque vétille. Du reste, tout dans sa naïve attitude trahissait en lui la victime désignée de toutes les manipulations. Malgré l'adversité, il était plein d'allant, joyeux et sympathique, et ne manquait jamais une occasion d'évoquer sa douce fiancée (dont il avait montré dix fois le portrait à tout le monde) et sa vieille mère qui l'attendait là, dehors.
   Le pauvre garçon, se dit Mark. Et avec pitié, il entama le récit d'une de ses peu morales aventures.
   - Or donc, voici la véridique, pénible et horrible histoire qui advint lorsque, défiant les affres d'un destin impropice, je pénétrais dans la forteresse de Granola à la recherche des Disques du Pouvoir, talonné par les sicaires du prince Delu...
   

   

3 ) Vertu dans l'enfer carcéral
   

   La pauvresse se morfondait au fond de son cachot, solitaire et abandonnée, en proie à des crises de profond désespoir et d'abandon qui ne lui étaient pas familières. Elle se sentait souillée, bafouée au plus profond de son âme. La prison était un rude endroit, et depuis qu'elle était retenue là, elle avait eu à subir à maint reprises de la part de gardiens inhumains l'outrage le plus abominable qu'on puisse infliger à une femme.
   Ils ne l'avaient pas touchée !
   Pas une main baladeuse, pas une tape sur la croupe, pas une remarque salace, même pas un regard appuyé à sa poitrine.
   Ils ne lui avaient même pas fait la fouille intime, les malotrus ! C'était quoi ce pays de fous ?
   Mais pour qui se prenaient-ils ?
   Et quand elle s'était dévêtue pour qu'ils examinent ses vêtements, ils s'étaient RETOURNES ces cochons !
   Pourtant, les gardes étaient des hommes entiers, en pleine possession de leurs moyens, et guère plus invertis que la moyenne. Alors quoi, était-elle d'un coup si vieille et fanée qu'aucun homme ne cherche à profiter de sa détresse ?
   A la promenade, ses compagnes d'infortune lui avaient expliqué que les gardiens du quartier des femmes étaient choisis pour leur probité et leur droiture morale. Ils étaient recrutés parmi une secte Hazamite de stricte observance, les Panghuri, d'austères dévots qui n'avaient pas même le droit de regarder en face leur propre nudité, ce qui leur posait d'ailleurs quelques problèmes lorsque la nature les appelait à arroser la terre.
   Jamais elle ne s'était sentie aussi humiliée.
   Où diable étaient-ils, ces soudards graisseux entre les bras desquels elle aurait pu négocier quelque avantage, ou même préparer son évasion ? Avec ces tristes faces de lune, pas d'espoir de ce côté-là.
   Avant de mater à l'œilleton, ils demandaient toujours "eh-oh, vous êtes visible ?".
   Parce qu'en plus, ils lui disaient vous. Et ils lui donnaient du "madame".
   Ah, les immondes sagouins !

   Elle avait beau se concentrer, elle n'arrivait pas à faire naître en elle ce brasier, cette boule tournoyante de haine ardente qui lui donnerait la force de déchirer les barreaux de sa prison. L'isolement, la solitude et le désœuvrement sont l'occasion pour les âmes fortes de se conforter encore, par la méditation, l'introspection et la recherche de la vérité intérieure(2). Elle devait retrouver Ryunotamago, son arme. Une malédiction la liait à jamais à cette lame orientale d'une grande puissance, elle ne pouvait manier d'autre épée. Même si elle trouvait moyen de s'évader, cela ne lui servirait à rien si elle ne retrouvait pas son sabre.
   Elle remonta par la pensée le long de ce lien que nul ne pouvait briser, son épée l'attendait là, bouillonnant de rage, pas très loin en fait... Quelques cloisons à franchir, quelques plafonds de fer sans doute... Oui, mais comment ? Une menue distance, mais des obstacles insurpassables. Voilà des considérations qui avaient traversé les esprits de tous les prisonniers, sans nul doute.
   Tiens, mais elle s'était rapprochée, cette lame...
   Non seulement elle s'était rapprochée, mais elle continuait à se rapprocher. Vertu pouvait la sentir, un sens secret l'en informait du plus profond de ses tripes... Ryunotamago n'était plus qu'à une trentaine de mètres maintenant, il se trouvait au même niveau qu'elle. Quel était ce bruit, qui résonnait dans les couloirs métalliques ? Rythmiques ? Une musique peut-être ? Oui, une musique comme elle en avait déjà entendue, moqueuse et désabusée. Mais où l'avait-elle entendue ? C'était comme si le souvenir la fuyait... non, c'était plus que cela, c'était tout son esprit qui partait... Quelle était cette torpeur ? Pourquoi son corps se faisait-il lourd et inconfortable, pourquoi peinait-elle à garder les yeux ouverts ?
   Un sortilège !
   Elle résista autant qu'elle put, arc-bouta sa conscience contre l'engourdissement qui la gagnait, et qui toujours progressait. Puis elle employa une vieille technique qui jamais ne l'avait trahie, elle se mordit les phalanges, se lança contre le mur proche et y donna des coups de pied, en quête d'une salvatrice douleur qui la tiendrait éveillée.
   Et elle y parvint.
   La musique avait enflé, seconde après seconde, et parvenait maintenant de derrière la porte de fer de sa cellule. C'était là, à quelques mètres, que se trouvait aussi l'épée, objet de son désir dévorant. Qu'il entre donc, ce magicien mélomane, il aurait une belle surprise. Elle se coucha par terre, feignant d'avoir succombé au charme soporifique, et s'aperçut alors que sans le secours de la station verticale, il lui faudrait user de toute sa volonté pour rester effectivement éveillée. Comme dans un rêve, elle entendit plusieurs clés fureter dans la serrure d'acier, avant que l'une d'elle ne l'actionne. Elle avait perdu la notion du temps, s'était-il écoulé des minutes ou des secondes ? L'appel de la lame maudite l'inonda d'un regain de volonté, elle entrouvrit une paupière, juste assez pour que dans la pénombre, sa veille ne soit pas remarquée par l'intrus.
   Etait-ce un cauchemar ? Avait-elle finalement rejoint le pays des songes, malgré ses efforts ?
   Elle reconnut alors le luth. Un squelette, porteur d'un luth fait d'os. Un vision étrange, et pourtant familière, celle d'un ami disparu, d'un barde mort-vivant, définitivement tué lors de leur capture.
   Il joua à son oreille, mezzo forte, un petit air entraînant qui dissipa aussitôt en elle toute trace de la magique somnolence. Elle se releva donc sans peine, et contempla son camarade perdu, et maintenant retrouvé.
   - Ne crie ni ne te pâme,
   Car un os n'est qu'un os.
   Mon âme reste mon âme
   Revoilà Clibanios.


   
4 ) De l'inconvénient d'être Redshirt
   

   - ...et voici donc comment seul, blessé, à mains nues et atteint de gastro-entérite, je défis une tribu entière de Baradaniktos mangeurs de tête. Mais mon triomphe allait être de courte durée, car déjà au loin battaient les tambours de guerre de Ghorghor le borgne, appelant à la vengeance les farouches...
   Mark avait beaucoup lu de romans d'aventure dans sa jeunesse, aussi n'avait-il aucune difficulté à inventer tout un tas d'histoires véridiques, horribles et édifiantes pour distraire Tiberius.
   - Ah, nota Sarlander qui avait l'oreille fine, on dirait que quelqu'un a décidé de ponctuer ton récit haut en couleur par un petit air, entendez, ça vient du couloir là-haut.
   - C'est vrai, on dirait même que ça vient par ici. Nyaaaaaa... Wah les mecs, je crois que je vais en écraser méchant là...
   - Oui, grododo. Je me demande si... zzzzzz...

   - Gni ?
   - Oh, debout vieux fainéant !
   - Quequoi... Eh, Vertu ! On est où là ?
   - On s'évade, c'est l'heure. Tiens, ta holy. Clibanios n'a pas pu ramener ton armure, il faudra la chercher dans la réserve. Aide nous à réveiller les autres.
   - Ah, OK. Clibanios ? Mais, qu'est-ce que... T'étais pas mort ?
   - J'étais mort, c'est un fait, plus qu'à l'accoutumée
   Et j'errais sans soucis chez les perdues
   Quand j'entendis l'appel plutôt inattendu
   D'une noire magie qui m'a ressuscité.
   Sans idée du pourquoi, j'en étais revenu
   Parmi les ossements d'une triste remise
   Peuplée de muridés et de poussière grise
   Ballant bien tristement, à un crochet pendu.
   Je me décrochais donc, des réponses cherchant
   Parmi la collection des biens amoncelés.
   Je trouvais ainsi en plusieurs pièces, morcelé,
   Notre pauvre bagage, dispersé à tous vents.
   Il fallut en manteau et chapeau me vêtir.
   La nuit étant venue, je sortis en cachette,
   Et fus bientôt surpris par un garde en goguette
   Qui crut voir une liche, et me laissa partir.
   Je lus sur un panneau que j'étais en prison,
   J'avisais un quidam, demandais mon chemin,
   Il montra le quartier des femmes de la main,
   Et comme c'était mon but, j'en pris la direction.
   Par la magie des notes, j'endormis les gardiens,
   Je pus donc consulter le registre à loisir,
   Puis, muni de la clé, j'eus l'honneur et plaisir
   De rendre liberté à madame Lancyent,
   Ainsi donc que ses armes, son arc et son épée.
   Vous ayant déjà détaillé l'opération,
   Signalons simplement sa réitération,
   Ainsi donc, mes amis, vous voici délivrés.
   
- Bien bien. Mais tu as quoi sur la tête là ? On dirait que tu as un crochet vissé dans le crâne, mon pauvre ami !
   - Oui, bon, ben on n'a pas le temps pour les travaux de taxidermie.
   Et ils ranimèrent bien vite leurs compagnons, ainsi que les nains de B'rszon Herk, car ils trouvèrent correct de les faire profiter de l'aubaine. Ils se secouèrent, se partagèrent l'arsenal que Clibanios avait eu grand peine à trimballer jusque là, puis mirent le cap vers la sortie. Soudain, une petite voix les héla.
   - Eh, là !
   - Hum ? Fit Mark en se retournant, pour voir que Tiberius Redshirt s'était péniblement relevé, et manifestait le désir de les suivre.
   - Vous n'allez tout de même pas me laisser croupir ici ?
   - Tu crois que c'est bien prudent de partir à l'aventure, Redshirt ?
   - Comme je vous l'ai dit, c'est mon rêve que de me battre utilement. Et je vous assure que je puis vous aider dans votre évasion, je suis magicien après tout, et surtout, je connais ces lieux qui vous sont étrangers.
   - Ah là, il marque un point, ce drôle, commenta Vertu.
   - A votre service, madame. Vous êtes ?
   - Jamais son sabre ne faiblit,
   Jamais sa flèche ne faillit,
   Sans pitié pour ses ennemis,
   Ni beaucoup plus pour ses amis.
   Elle vole aux bronzes leur patine,
   Aux élégantes leurs bottines,
   Son trône au seigneur Palpatine,
   Et aux nourrissons leurs tétines.
   Bons bourgeois, tremblez pour vos biens,
   Vilains, cachez troupeaux et chiens,
   De vos richesses ne reste rien
   là où passe Vertu Lancyent.
   
Ce à quoi elle répondit :
   - En échardes et en poudre d'os
   Très bientôt sera Clibanios
   
Avant de poursuivre en prose :
   - En tout cas, si vous pouvez nous aider de quelque façon à quitter cet endroit, on pourra s'entendre, monsieur l'inconnu.
   - Tiberius K. Redshirt, pour vous servir.
   - Voilà un joli nom. Tout à fait prédestiné. Bienvenue dans la Compagnie du Gonfanon, camarade.

   Il est juste à ce point de récit que je décrive Tiberius Redshirt, afin que vous puissez en avoir une image juste. Il était assez grand, de la variété dégingandée, tout à la fois maigre et porteur d'une bedaine naissante, comme souvent les hommes peu adeptes de l'exercice physique. Ses traits ne présentaient ni irrégularité, ni grâce particulière. Sa tête large reposait curieusement sur des épaules trop étroites, ses cheveux ressortaient presque blonds lorsqu'ils étaient fraîchement lavés, et ses yeux bleus avaient du mal à se fixer plus de quelques instants sur un sujet précis. Il avait tout du magicien, en fait.

   Tâchons maintenant de retrouver nos larrons dans la tour. Ils avaient monté deux étages. Comme ils étaient maintenant nombreux, et avaient peine à passer inaperçus, même en cette heure tardive où la plupart des étudiants et des mages de la Tour avaient déserté les couloirs. Aussi avaient-ils décidé, sous l'impulsion de Vertu, de recourir à une ruse subtile et inédite, un machiavélique chef-d'œuvre de ruse dont on peut résumer la matière tactique par : on assomme des gardes et on pique leurs uniformes.
   Ils arrivaient justement à une large coursive qui ceinturait l'édifice, surplombant la cité scintillante de Jhor. Elle était éclairée de torches magiques à intervalles réguliers, ce qui leur indiqua qu'on en faisait un usage nocturne. L'endroit idéal pour un chemin de ronde. Vertu prit avec elle Mark, Ghibli, Sarlander et Tiberius (dont elle voulait jauger les capacités), dissimulant le reste de la troupe dans une pièce attenante, dont la fonction était indiquée sur la porte : "réserve de nourriture". Ils s'accroupirent, aux aguets, comme ils l'avaient tous fait cent fois en cent lieux. Ils furent bientôt récompensés de leur patience, le pas d'une patrouille se faisait entendre. A l'oreille, pas trop nombreux, ce serait facile. Encore quelques pas et ils tourneraient au coin du coude, se présenteraient dans la ligne de mire. Les lances d'abord... ils étaient quatre, tout allait bien. Beaux uniformes, il n'y avait rien à dire. Bretelles à carreaux, fanfreluches, casques coniques à plumes, mocassins à poulaines, plastron rouge orné de l'emblème du royaume de Gunt, le dragon de gueules issant et deux lunes d'or sur fond d'hermine. Pas faits pour passer inaperçu en campagne, mais avec ça sur le dos, personne ne remettrait en question le fait qu'ils étaient des gardes. En plus, ils n'avaient pas l'air bien expérimentés.
   - Regarde, chuchota Vertu à Ghibli, celui de devant est même à ta taille !
   - Très drôle.
   Effectivement, le combat fut très bref. Par égard pour les préventions de Sarlander et les obligations de Mark, ils se contentèrent d'assommer leurs victimes du pommeau de leurs armes, et les ramenèrent rapidement tous les quatre jusqu'à la pièce déserte où leurs collègues les attendaient.
   - Voyons voir les vilaines bobines de ces hommes de main, dit Mark en ôtant le casque du plus grand des quatre. Tiens, ce gusse a quelque chose de Morgoth avec une barbe et une moustache.
   - Le mien a un vague air de Piété, dit le nain en essayant le casque (dont seul la barbe dépassait).
   - Oh, s'exclama Tiberius, une elfe ! Alors ça, c'est la première fois que j'en vois une aussi belle...
   Un silence pesant tomba sur l'assistance.
   - Oups, hoqueta simplement Vertu en résumant l'impression générale. J'ai assommé le plus petit, regarde qui c'est, j'ai pas le courage...
   Mark ôta le casque de Sook, dont le visage triangulaire et moucheté présentait les premiers signes précurseurs d'un réveil douloureux. Puis in dit, à moitié sérieux :
   - Si tu veux, tu as encore le temps de lui trancher la tête. Après, ce sera trop tard.

   Pendant ce temps, Tiberius était aux pieds de la douce Xyixiant'h, qui suscitait son intérêt au plus haut point, ce qui était bien compréhensible. Il s'adressa à Clibanios, tout proche.
   - Dis moi, ami trépassé, puisque tu sembles connaître tout ce monde, qui est-elle ? As-tu à son sujet quelque petit couplet bien senti ? Je ne doute pas qu'elle t'ai inspiré.
   - Approchez, je vous dirai qui
   Est la prêtresse de Melki.
   Parée de bien des qualités,
   Sagesse, calme, et équité,
   Son savoir est un puits sans fond
   Où s'abreuvent ses compagnons.
   En outre, elle est belle comme un rêve,
   De jalousie plus d'une en crève,
   Il n'est ni catin ni princesse
   Qui l'égale en délicatesse.
   Elle n'a que de jolies manières
   Traduisant un bon caractère,
   En bref, elle est belle est pas con,
   Quel dommage qu'elle soit un dragon.
   La conclusion est malheureuse,
   Elle est de la gent écailleuse.
   Qui donc, en cette elfette habile,
   Aurait reconnu un reptile ?
   Quel Don Juan aux yeux de braise
   Courtiserait ce ver obèse ?
   Il faut avoir un goût bizarre
   Pour trouver grâce à un lézard.
   Bon, j'arrêterai là mes vers,
   Elle me regarde de travers...
   
- Oui, tu fais bien, dit-elle d'une voix faible. Que s'est-il passé ? Eh mais au fait, tu n'étais pas mort toi ?
   - C'est l'hôpital qui se fout de la charité, lui rétorqua Vertu.
   - Mais c'est vrai ça, ajouta le nain, aux dernières nouvelles tu agonisais au sommet de je ne sais quelle montagne.
   - Je me sens mieux maintenant. Ou plutôt je me sentais jusqu'à ce que des malotrus m'assomment.
   - Je crains, madame, d'être l'auteur malheureux et confus de vos tourments, s'excusa Tiberius, plus bas que terre (il est vrai que dans la confusion du combat, c'est lui qui avait frappé l'elfe).
   - Bravo, c'était bien visé. Ah mais tiens, quel est ce hâle qui vous nimbe soudain ?
   - De quoi parlez-vous ?
   - Mais... c'est ma foi vrai, s'exclama Monastorio, regardez Tiberius, il est tout lumineux soudain ! Et cette musique, quelles sont donc ces clochettes glorieuses qui retentissent à nos oreilles ? On dirait le chant des dieux bénissant un mortel ! Voyez la force nouvelle, l'assurance virile qui se dégage maintenant de lui, l'assurance soudaine qu'il a prise !
   - Ce qui, traduit du Malachien, signifie que grâce à un coup heureux notre jeune ami niveau un vient de terrasser un dragon mordoré vénérable, prêtresse vingtième de surcroît, ce qui lui confère une pile de XP comme on n'en a pas vu depuis la chute de Skelos. Et tout ça après cinq minutes d'aventure, bravo Tiberius, je crois que tu viens d'établir le record du monde de niveau par seconde.


   

5 ) La vieille école
   

   - Bon, alors je pense qu'on va faire les choses de manière civilisée, c'est à dire qu'en premier lieu je vais tuer l'enfant de putain qui m'a tapé dessus, et puis ensuite, on pourra négocier. Qui c'était ?
   Sook, au réveil, avait l'air de moins mauvaise humeur qu'on n'aurait pu le craindre.
   - Oh, eh, du calme, on est tous dans la même galère, intervint Mark. Je suggère que nous réglions nos comptes quand on sera sortis d'ici.
   - Mark ! ça alors, mais c'était donc vrai, tu es encore en vie, mon vieux filet dérivant ! Ah, comme je suis contente de te voir.
   - Quel étrange sobriquet, s'étonna Xyixiant'h tout en prodiguant quelque soin à Morgoth. Quelle est l'origine de ce " filet dérivant " ?
   - Ah tiens, c'est vrai ça, réalisa l'intéressé. Pourquoi tu m'appelles comme ça depuis toujours ?
   - Eh bien, tu n'as pas deviné ? C'est à cause de ta légendaire faculté à ramasser les thons à la pelle.
   - Ah ah ah, s'esclaffa Ghibli, je sens qu'on va bien se marrer.
   - En tout cas, tu n'as pas changé, toujours aussi charmante et délicate. D'ailleurs, maintenant que j'y songe, c'est curieux que tu n'aies pas changé. ça fait quinze ans qu'on ne s'est vus, et les rides de l'âge n'ont pas adouci les traits déplaisants de ta vilaine bobine.
   - Toi par contre tu as changé, éluda Sook. Tu as une face de bientôt-grand-père, et ton front est plus large que dans mon souvenir, mais il est vrai qu'à l'époque, tu avais une grande mèche qui te tombait devant. Et ça, c'est pas un petit bidon qui pousserait des fois ? Ah, mais en parlant de changements, on m'a raconté une incroyable histoire comme quoi tu aurais viré de bord et serais devenu paladin. Y a-t-il un quelconque soupçon de vérité derrière cette invraisemblable fadaise ?
   - C'est totalement véridique, répondit Mark d'un air de défi.
   Sook pinça ses lèvres, des larmes mouillèrent ses yeux myopes et des hoquets remontèrent de son diaphragme, qu'elle eut toutes les peines du monde à réprimer. Elle se détourna, fit quelques pas, puis ses jambes faiblirent, et elle dut s'asseoir par terre, avant de s'y rouler en frappant le sol de ses petits poings et en poussant de petits cris.
   Puis elle se calma et parvint à s'asseoir en tailleur, puis en séchant ses larmes avec sa manche, s'enquit de quelques vieux amis.
   - Tiens, Vertu est là aussi. La mauvaise graine a la vie dure. Et où est le reste de la fine équipe ? Ce vieux Wahg-Ork Brisetibia ?
   - Aux dernières nouvelles, il avait levé une armée dans le nord, histoire d'emmerder les nobliaux locaux. Mais bon, il se faisait vieux, ça m'étonnerait qu'il ai fait grand chose de remarquable.
   - Et Nilbor, notre gentil archer, vous l'avez revu ?
   - Non, pas depuis qu'une certaine sorcière lui a planté sa dague derrière la nuque au Bois-Portefaix. Comment elle s'appelait déjà...
   - Ouh, oui, j'avais complètement oublié cette histoire. Ah ah, on se marrait bien quand même.
   - Marrait ?
   - Et l'ami Belam, notre bon prêtre, où en est-il de son évangélisation ?
   - Hélas, j'ai appris qu'il nous avait quitté lui aussi.
   - C'est terrible, comment c'est arrivé ?
   - Disons qu'il est mort comme il a vécu.
   - Dans un mouton ?
   - Ouais. Berger. Fourche. Avec le pantalon sur les genoux, il n'avait aucune chance.
   - Dur.
   - C'était un saint homme.
   - Le seul prêtre de ma connaissance qui n'ai jamais eu de goût pour les petits garçons.
   - Ou alors rondouillards et frisés.
   - Ouais. Paix à son âme.
   Un silence s'installa entre les trois aventuriers.
   - ça nous rajeunit pas toutes ces conneries...
   - On dirait pourtant que l'outrage des ans nous a touchés inégalement. Tu fais cobaye chez L'Oreal ou quoi ?
   - Que veux tu, je jouis d'une constitution robuste.
   - On va dire ça.

   Pendant ce temps, Xy avait ranimé Morgoth, aidé par Tiberius, toujours confus.
   - Pédoncule ligneux de nudibranche, je me demande si je pourrai encore lancer des sorts.
   - Si je puis faire quelque chose...
   - Tenez la compresse fermement sur son front, il faut maintenant que j'aille aider Piété.
   - On se connaît ? Demanda Morgoth.
   - Non monsieur, mais j'ai cru comprendre que nous étions collègues. Tiberius K. Redshirt, magicien en apprentissage de troisième cycle.
   - 'chanté. Morgoth. Mais qu'est-ce qui s'est passé ?
   - Eh bien, nous avions décidé d'assommer des gardes pour prendre leurs uniformes et nous échapper...
   - Quelle idée sotte.
   - Je n'ai pas bien saisi votre nom...
   - Morgoth. Oui je sais.
   - Morgoth... Vous n'avez pas peur qu'on vous confonde avec Morgoth l'Empaleur ?
   - La confusion serait justifiée, je suis Morgoth l'Empaleur. Mais d'où...
   - Le Seigneur des Ruines !
   - Hein ? Il doit y avoir méprise, je n'ai jamais régné sur aucune ruine, je dois avoir un homonyme...
   - Mais non, j'aurais dû m'en douter... La légendaire Compagnie du Gonfanon... Ben ça alors...
   - Légendaire, légendaire...
   - Ah, quelle chance, quel bonheur est le mien de croiser votre route ! Dans tout Gunt, il n'y a pas un seul sorcier de ma génération qui ne suive vos exploits et qui ne rêve de serrer la main du héros de la Tombe-Helyce, l'héritier de Thomar de Gorlenz, l'ennemi mortel de la Reine Noire ! Permettez-moi de vous appeler Maître...
   - Tiens, vous n'aimez pas la Reine Noire ? Demanda Vertu, soudain attirée par l'évocation de ce surnom honni.
   - Qui l'aime à Gunt ? Les traîtres, les amis de l'usurpateur, voilà ses alliés, mais les vrais patriotes, et ils sont nombreux, savent bien malgré les mensonges officiels quelle est la voie de l'honneur et de la fidélité.
   - Mais je croyais que Gunt et Baentcher étaient sur le chemin de la guerre, et surtout je croyais que l'usurpateur était l'ennemi de la Reine Noire ?
   - Alors, vos informations datent un peu. Je vais vous raconter toute l'histoire, et vous verrez jusqu'où peut descendre la duplicité des politiciens corrompus.
   - C'est pas trop tôt, ça commençait à devenir assez confus.


   

6 ) L'histoire du royaume de Gunt
   

   Voici le récit que fit alors Tiberius K. Redshirt à ses camarades d'infortune, médusés. J'en fais ici une retranscription fidèle dans l'esprit plus que dans la lettre, l'expurgeant des hésitations et bafouillages propres au langage oral, des commentaires des auditeurs, des escapades digressives et autres scories verbales.

   Or donc, vous savez sans doute que le royaume de Gunt fut fondé voici sept siècles par quatre archimages, messires Kletius Hippogryffe, Sofia Von Bouftouf, Darax Grolezaar et Junina Bec-de-Corbin. Chacun d'entre eux était le chef d'un grand parti, tout à la fois école de magie et secte hazamite. L'union de leurs quatre courants, jusque-là rivaux, permit l'émergence d'une puissance considérable et l'unification du royaume, qui devint la prospère nation que vous connaissez. S'inspirant de ce qui avait réussi à Dhébrox, nos aïeux prirent le parti de s'investir le moins possible dans des relations avec les états voisins, qui se bornèrent à des échanges de colifichets et du sponsoring culturel.
   Je vous épargne les multiples tourments de notre longue histoire, toujours est-il que depuis près de vingt ans, nous vivons sous la douce férule du fameux Athanazagorias Dumblefoot, le plus grand sorcier du monde, qui a accepté le titre de Magiocrate de Gunt et les responsabilités qui vont avec. Et de fait nous n'eûmes qu'à nous en féliciter, car non content d'être un sorcier compétent, c'est un homme bon et sage, et un dirigeant avisé qui sut contenir les ambitions déplacées des uns et des autres, et équitablement partager les richesses du royaume. Dans un premier temps.
   Las, quelles que fussent ses vertus, l'Archimage n'est qu'un homme, et comme tel, il est faillible. Ainsi, lorsque voici huit ans il appela au poste de Sénéchal le fielleux Marakhter, nul dans le pays ne s'en alarma, tant il semblait que ce personnage falot avait tout du petit commis de l'Etat sans envergure.
   Nous déchantâmes.
   Bientôt, d'alarmantes rumeurs vinrent de l'est. On disait que des armées se levaient, que l'Etranger ourdissait contre Gunt des plans machiavéliques, que le Mal ancien se réveillait, et toutes ces choses peu originales que l'on entend souvent dans les nations qui ont peu de nouvelles de leurs voisines. Au début, le peuple n'y prêta qu'une oreille distraite et incrédule, qui oserait attaquer la puissante Magiocratie de Gunt ? Mais les rumeurs revenaient, insistantes, relayées par des messagers sans doute stipendiés par quelque parti... Puis on vit de plus en plus souvent dans les rues les Zacemja, la milice de la secte Tharadanienne, patrouillant en grand uniforme avec leur morgue insupportable affichée sur le visage. Et lorsque ces jeunes fanatiques commencèrent à rosser leurs opposants, à saccager leurs demeures, à ruiner leurs affaires, il ne fallait pas compter sur Marakhter le Tharadanien pour leur adresser autre chose que des remontrances. On commença à dire que ceux qui s'opposaient aux Zacemja étaient à la solde de " la grande cité de l'est ", c'est à dire Baentcher, accusée de mener une coalition armée contre nous. Ainsi peu à peu, la peur gagna les esprits.
   Marakhter leva alors une grande armée pour contrer la prétendue force des envahisseurs, et il commença à bâtir la tour dans laquelle nous nous trouvons. C'est une imprenable citadelle, défendue par ses murs mais aussi par de puissants sortilèges. Le Sénéchal a saigné le peuple aux quatre veines pour en payer la construction. Ses flancs sont hérissés de machines de guerre prêtes à repousser n'importe quelle attaque, qu'elle vienne de la terre ou des airs, des boucliers magiques sont dressés, invisibles, à tous les étages. Dans les niveaux intermédiaires, juste au-dessus de nous, sont parquées des légions de wyvernes, golems, élémentaires, démons mineurs, morts-vivants et autres créatures magiques, sous la garde du complice de Marakhter, un abominable drake igné d'une puissance invraisemblable. Dans les étages supérieurs sont fabriqués et entretenus les mystérieux dispositifs magiques dépassant l'entendement, dont le plus connu est l'œil de Bronze, celui qui voit tout, et qui permet à celui qu'on nomme maintenant l'Usurpateur de surveiller tout ce qui se passe dans son domaine.
   Puis, une fois que son pouvoir fut fermement installé, il apparut qu'il n'avait plus besoin du Magiocrate. Il s'empara de lui, par la ruse sans doute, et l'enferma tout en haut de la tour. C'était une erreur de sa part, mais j'y reviendrai.
   Or, voici deux semaines, un événement révéla à tout le peuple de Gunt la nature réelle de Marakhter. Il donna en effet à l'élite de ses armées, montée sur des tapis volants et des montures célestes, l'ordre de faire route vers les plaines de Tvoich Rukach, situées au sud de Baentcher. là, les armées de mercenaires payées par Baentcher et menées par la fourbe Condeezza Gowan, connue sous le titre de " Reine Noire ", faisaient le siège de la libre cité de Malcik. Eh bien, croyez-le ou pas, voici que le général qui commandait nos forces, obéissant aux directives de l'Usurpateur, a prêté main forte aux assiégeants ! En quelques heures, c'en fut fait de la courageuse cité de Malcik, qui fut abominablement incendiée, pillée, ruinée et saccagée. Sur les horreurs qui se sont déroulées là-bas, on m'a fait des récits que je préfère ne pas rapporter ici, et j'ai peine à croire que des gentlemen de Gunt aient pu se complaire dans une telle barbarie, et pourtant, plusieurs témoins différents et dignes de foi...
   Bref, à la lumière de ces événements, il est apparu à quiconque avait une conscience politique à Gunt, que la menace de l'est n'était qu'un écran de fumée, un prétexte ayant servi à Marakhter pour prendre le pouvoir, la justification de ses projets mégalomanes. Et il est probable que depuis le début, il est de mèche avec Gowan, qui a dû de même agiter la menace de Gunt devant les yeux de ses concitoyens pour monter de son côté une puissante armée.
   Chacun de son côté, ils ont constitué une force redoutable, et ces deux forces, ils les ont maintenant unies. Maintenant que le glaive est forgé, maintenant qu'il est sorti du fourreau, croyez-vous qu'il y rentrera aussi facilement ? Les forces unies de Gunt et de Baentcher s'apprêtent à déferler le monde, c'est une question de semaines. Déjà, dans le sud, les armées se rassemblent en toute hâte pour contrer la menace, mais il est sans doute trop tard pour les contrées Balnaises, les pays Bardites, la Mer des Cyclopes...

   - Bigre, commenta Morgoth, voilà de bien vilaines nouvelles. Mais, s'il me souvient bien, l'ambassadeur de Gunt à Baentcher nous a précisément engagés pour le délivrer, le magiocrate. S'il est réellement retenu dans cette tour, nous pourrions profiter de ce que nous sommes ici pour remplir notre mission.
   - Bien parlé, dit Vertu. Toutefois ce qui me préoccupe le plus pour l'instant, c'est comment partir d'ici. Dis-moi Sook, tu avais prévu quelque chose ?
   - Evidemment voyons, pour qui me prends-tu ?
   - Pour la reine du plan foireux.
   - Ah là là, mais tu rabâches toujours ces vieilles histoires, c'est pas vrai ! Bon, le plan pour s'extraire d'ici est d'employer le même que pour entrer : on contacte des complices que j'ai à Dhébrox via les broches de Morgoth, ils nous ramènent via la wouping machine. Woup. Je vois à vos mines incrédules que vous ignorez de quoi je parle, alors c'est un dispositif qui nous transporte immédiatement d'un endroit à un autre, en faisant un bruit de clochettes et des petites lumières.
   - Ne serait-ce pas une sorte de transducteur moléculaire ? Intervint Tiberius.
   - Ah, mais notre ami est connaisseur ! En effet, c'est ce genre de système.
   - Mais oui, j'avais écrit un mémoire à ce sujet en fin de premier cycle. C'est fantastique ! Comment avez-vous réussi à contrer l'effet Splatt-Bouzay ?
   - Oh c'est simple, expliqua la sorcière avec grand plaisir, j'ai utilisé l'effet stabilisateur du dineutrosonium dont j'ai imprégné ces tenues de conten...
   Puis elle se figea, air niais et bouche ouverte.
   - Houlà, j'aime pas beaucoup quand elle fait son sourire figé, commenta Mark.
   - Dis-moi, demanda Morgoth, tu as bien pris des tenues de contention moléculaire pour tout le monde ?
   - Ben, tu vas rire...
   - Oh c'est pas vrai...
   - Ben, c'est un peu embarrassant...
   Vertu, craignant le pire, s'enquit de la situation auprès de Morgoth.
   - Quoi, c'est quoi ces histoires ?
   - Il s'agit des tenues que nous portons sous nos uniformes.
   - Ces pyjamas ?
   - Ce ne sont pas des pyjamas. Ce sont des tenues qui sont nécessaires au procédé qui nous a amenés ici. Il semble que Sook ait omis d'en apporter pour vous.
   - Ah oui. Et c'est vraiment important ? On ne peut pas essayer sans ?
   - Ben... si, tu peux essayer. Sauf si tu fais partie des gens qui préfèrent trimballer leurs boyaux à l'intérieur de leur corps. Bon c'est pas grave, on va trouver un autre moyen.
   - Puisqu'on a quatre combinaisons, il n'y a qu'à faire des allers-retours pour ramener tout le monde.
   - ça ne marchera pas, les combinaisons sont conçues aux mesures des voyageurs, selon leur sexe et leur race. Non, il faudrait en créer de nouvelles. Le problème, c'est qu'il faut les imprégner à chaud dans une solution de dineutrosonium pendant trois jours.
   - Ah. D'ici là, nos têtes auront roulé dans la poussière aux pieds du bourreau.
   - Oh non, précisa Tiberius, on a une machine spéciale qui fait ça très bien, avec un panier dessous pour récupérer les... euh...
   - Ouais, bref... Quelqu'un a-t-il une idée géniale pour sortir ?
   Une main se leva.
   - Quelqu'un qui ne soit pas Sook ?
   - Ben pourtant, c'était pas forcément une connerie.
   - Bon, vas-y, accouche.
   - Ben je me disais, puisque le soi-disant plus puissant sorcier du monde est emprisonné ici, autant le rejoindre. S'il est tellement balèze, et comme il doit connaître les lieux mieux que nous, on aura plus de chances de s'en tirer avec lui.
   - C'est marrant, si ce n'était pas une idée à toi, j'aurais presque pu trouver qu'elle pouvait éventuellement présenter quelques traces de bon sens.
   - C'est plus que des traces, réfléchis donc. La seule sortie de la tour, c'est par le bas, donc dès qu'ils auront découvert votre évasion, ils vont vous chercher dans les étages inférieurs et dans la cité. Jamais ils n'auront l'idée de fouiner dans les étages supérieurs, qui sont bourrés de monstres. Aucun évadé sain d'esprit n'irait par là.
   - Et pour cause, ils sont bourrés de monstres.
   - Ah, tu vois, nous sommes d'accord. Et comment devineraient-ils que nous allons délivrer le Magiocrate ? D'après ce que je sais, vous étiez en zonzon pour des délits de droit commun, ils ne peuvent donc rien savoir de votre mission.
   - Pas faux. Mais ce qui m'inquiète, c'est surtout les monstres.
   - Allons, allons, depuis quand une grande fille comme toi a peur de quelques petites bébêtes. Tu devrais plutôt t'inquiéter des sorciers qui doivent monter la garde pour empêcher le Magiocrate de s'échapper.
   - Pour ça c'est raté, dit alors Tiberius.
   - Uh ?
   - Il s'est déjà évadé, c'est ce que j'ai oublié de vous dire tout à l'heure. Pour être précis, il s'agit d'une évasion partielle, il a trouvé le moyen de se libérer de ses entraves magiques et, accompagné de quelques fidèles guerriers, il s'est retranché dans les derniers étages de la Tour. C'est en tout cas ce que j'ai compris d'une conversation entre deux gardes. En outre, j'ai ressenti les effluves émanant d'un puissant champ de confinement, sans doute lancé par un conclave de mages fidèles à l'Usurpateur pour empêcher la sortie du Magiocrate.
   - C'est mauvais ça. On ne pourra pas franchir le champ de confinement, je suppose.
   - C'est peu probable. En outre, je suppose que le Magiocrate a pris des mesures magiques pour empêcher toute intrusion.
   - Ben c'est pas gagné les enfants. Mais d'un autre côté, on n'a pas le choix. Ecoutez, ce qu'on devrait faire, c'est grimper... Oui ? Ghibli, quel est donc ce nain conciliabule ?
   En effet, durant la péroraison des grandes personnes, le nain Puppy Dog Dog Doggy Dog Ouah Ouah et ses six compères s'étaient conciliabulés de conserve dans leur rocailleux langage, puis s'étaient adressé à Ghibli, qui faisait office de traducteur.
   - On a un problème. Il se trouve que ces braves gens sont finalement moyennement contents de la manière dont les choses évoluent, et ils font valoir à juste titre qu'on ne les a pas consultés pour les libérer.
   - Hein ?
   - Certains ont des notions de langue humaine, et ils nous ont entendu parler de monstres, de dragons et de sortilèges, ce qui ne les rassure guère. Or il se trouve qu'ils étaient en prison pour une banale petite affaire de stupéfiants, ce qui ne justifie pas une exécution, aussi préfèreraient-ils retourner à leurs cellules avant qu'on ne découvre leur fuite.
   - Euh ?
   - Nuhuzûlgrukh ! Ajouta Puppy.
   - Ah oui, et en plus notre ami auteur-compositeur-interprète fait valoir que pour sa carrière, un petit séjour carcéral serait du plus bel effet, car c'est à la mode et ça fait voyou.
   - Ah bon. Dans ce cas, ils sont libres de retourner en prison si ça les chante.
   En fait, Vertu n'était pas mécontente de voir partir les sept nains, car mine de rien, un groupe de dix-huit personnes, pour passer inaperçu, c'est malcommode.
   Ils se séparèrent donc avec moult effusions, et les gnomes barbus s'en retournèrent avec un visible soulagement à leur lieu de détention.
   - Bien, ceci étant résolu, où j'en étais ?
   - Tu allais nous dire ce qu'on allait faire.
   - Juste. Donc mon plan est le suivant : profitant de ce que l'alarme n'a pas encore été donnée, on passe à la réserve pour récupérer le reste du matériel. Puis on se dirige le plus vite possible vers les étages supérieurs en évitant d'attirer l'attention. Puis là, on observe attentivement comment est fichu ce champ de confinement, et on avise. Mais j'attire votre attention sur le fait que le temps joue contre nous, et qu'il faudra donc faire très vite !
   - Voilà une utile recommandation, acquiesça Mark.
   - Frappée au coin du bon sens, convint Monastorio.
   - Très judicieux, approuva Tiberius dans un accès de lèche-botte.
   - ça me semble tout à fait approprié, appuya Sarlander.
   - Ouais, ben si on est tellement pressés, qu'est-ce qu'on fout ici à organiser une conférence de presse depuis une heure ? Demanda Sook.


   

7 ) Du dudu du dududu…
   

   En ces heures tardives, les couloirs aveugles de la Tour de Fer, vides d'hommes, ne résonnaient que des bronzinements sinistres des mystérieux dispositifs magiques accomplissant, dans les étages, leurs besognes étranges. On entendait parfois des coups, des cliquètements, des engrenages cachés dans les murs, et toutes sortes de mécanismes bien huilés, mais invisibles.
   Ils suivirent Clibanios en silence et en file indienne, évitant les rares patrouilles dont la nonchalance indiquait sans équivoque que leur escapade n'avait pas encore été découverte. La porte de la réserve était encore entrouverte, aussi n'eurent-ils aucune difficulté à entrer, et bien vite, ils retrouvèrent leurs biens propres, ainsi que d'autres qui n'étaient pas à eux, mais à l'aventure, il n'y a pas de petit profit. Ainsi s'approprièrent-ils plusieurs bâtons et baguettes magiques, ainsi que des parchemins, un épais ceinturon à boucle bucéphale, un carquois de flèches de feu, une cotte de maille magique et un heaume de protection contre les coups à la tête, dont Ghibli trouvait la ligne jolie.
   Puis ils gravirent encore quelques étages en empruntant un petit escalier de service. Ils entrebâillèrent une menue poterne sans grâce, et eurent leur première vision des étages intermédiaires.
   C'était immense.
   Sur la majeure partie de sa hauteur, la Tour était évidée en un gigantesque octogone, dont la base était formée de gradins concentriques. Deux piliers de lumière bleue oscillaient nerveusement dans un bourdonnant assourdissant, large chacun de dix pas, et grimpant jusqu'au plafond, qui culminait à des douzaines d'étages au-dessus d'eux, inaccessible. Mais le plus impressionnant, c'étaient les multiples coursives empilées les unes au-dessus des autres à perte de vue, donnant chacune sur une interminable rangée de portes grillagées, et derrière chacune de ces portes se trouvait un redoutable monstre, un meurtrier sans âme, un des innombrables serviteurs de Gunt formant cette nouvelle et redoutable armée qui, ils n'en doutaient plus maintenant, s'apprêtait à fondre sur un monde incrédule et sans défense.
   Les piliers de lumière éclairaient toute cette dantesque salle d'une lumière chiche mais suffisante pour que les patrouilles, qui ça et là sillonnaient les coursives et les passerelles surplombant le vide, les aperçoivent tous sans coup férir. Parmi ces gardes, ils reconnurent les robes irisées de sorciers de bataille, et les corps flous et flottants d'élémentaires.
   - Nous n'arriverons jamais en haut sans nous faire repérer, dit Sarlander.
   - Sans compter qu'il y a une trotte, et que je suis déjà crevé après dix étages d'escalier, précisa Ghibli.
   - Mais où est donc la proverbiale vigueur des nains et leur légendaire bonus en constit ? S'étonna Mark.
   - Venant d'un presque vieillard qui est plus essoufflé que moi, la remarque est comique.
   - Vieillard ?
   - Bon, Redshirt, toi qui connais les lieux, tu as une idée ?
   - Mais je ne suis jamais venu jusqu'ici moi ! J'ai travaillé quelques fois dans les étages inférieurs, mais tout ceci m'étonne autant que vous.
   Puis il se tut et réfléchit un instant.
   - Vous voyez la double porte d'acier poli là-haut ? Je pense qu'elle conduit à un dispositif magique permettant de rejoindre directement les niveaux supérieurs. Il y en a d'assez semblables dans les quartiers de l'université. Si nous pouvions l'emprunter, nous éviterions les gardes et les monstres.
   - Et la fatigue ?
   - Aussi.
   - Je vote pour, approuva Ghibli. Allez Redshirt, va en éclaireur !
   - Que... quoi ?
   - Ben, t'as eu l'idée, à toi l'honneur de t'attirer la gloire. Va voir là bas si tu as raison. On est onze, on ne va pas déplacer toute la troupe sur un " je pense que c'est peut-être un truc dont on a vaguement parlé à un lointain parent d'un ami un soir de beuverie ".
   - Oh, Ghibli, arrête d'effrayer notre nouvelle recrue.
   - Ah, merci dame Vertu...
   - Morgoth va te confier sa cape, tu y seras camouflé, à défaut d'être totalement invisible.
   - Ah bon... Ah je vois, c'est une espèce de bizutage hein ? Si c'est une épreuve pour témoigner de ma valeur, j'en triompherai ou je mourrai, foi de Tiberius K. Redshirt.
   - N'oublie pas, lenteur, silence, suis les ombres, et prie Fomekbloth. Euh... sinon il y a une question qui me turlupine depuis tout à l'heure. C'est quoi le K ?
   - C'est pour Kenny. C'est mon second prénom.
   - Tu t'appelles Kenny Redshirt ?
   - Euh... oui...
   Vertu jeta un regard abattu sur le jeune homme. Elle posa sa main sur son épaule avec compassion.
   - Va !
   - Oui madame.
   Et sous la cape, il s'en alla bravement, avec l'assurance que donne l'absence d'expérience.
   - Il était gentil, y'a pas à dire...
   - Quoi, s'étonna Morgoth, vous avez tous l'air de croire qu'il va se faire occire. Il y a quelque chose que j'ignore au sujet de ce garçon ?
   - Eh bien... Comment t'expliquer... il y a des gens qui l'ont, et d'autres qui ne l'ont pas.
   - De quoi tu parles ?
   - Ben, tu sais, le truc. Le machin là...
   - Eh ?
   - Bon, on se connaît depuis quelques temps déjà. Tu as sûrement vu, ou entendu parler, de gens morts bêtement d'être tombés dans un escalier, d'avoir pris un coup de marteau sur le pouce qui se sera gangrené, ou bien qui ont péri de saisissement parce que le bruit d'un blaireau nichant sous leur plancher les avaient rendus fous. D'autres se baignent, se sèchent mal, prennent froid, et une semaine plus tard, pouf, le jeu est terminé. C'est que la vie humaine est une petite chose fragile, la flamme d'une bougie que souffle le moindre brin d'air. Et pourtant nous autres, on a traversé bien des épreuves incroyables, survécu à de nombreux combats qui auraient laissé sur le carreau n'importe quel guerrier aguerri, robuste et expérimenté. Tu vois... Bon, quand tu as vu Clibanios vivant tout à l'heure, ça t'a étonné ?
   - Ben... Oui un peu. Enfin vivant...
   - Oui, oui, on se comprend. Mais tu n'es pas resté sur le cul comme deux ronds de flan. Au fond de toi, tu savais que c'était normal. Et moi pareil, quand j'ai vu que Xy était encore de ce monde, j'ai été contente, mais pas spécialement surprise. Car tu vois, cette quête, on l'a commencée à neuf, et bien il faut te dire qu'il est plus que probable qu'on la finira tous ensemble. Parce que nous, le truc, on l'a. C'est difficile à expliquer, et du reste il est rare qu'il soit besoin de l'expliquer, il n'y a même pas de mot qui l'exprime, c'est ce qui nous sépare des gens ordinaires... Regarde Sook, je savais qu'elle serait encore vivante, bien que ça fasse un moment que je n'en avais pas de nouvelles. Parce qu'elle l'a à donf, le truc. Nous sommes spéciaux, en quelque sorte.
   - Tu veux dire que nous serions... des élus des Dieux ?
   - Non, ça transcende les Dieux, c'est lié à la structure même de l'univers, à sa raison d'être. D'autres l'ont eu avant nous, d'autres l'auront après, et d'autres l'ont en ce moment même, et dans certaines circonstances, ça peut nous rendre bien plus forts que des dieux. Tiens, Xy, explique lui, tu connais sûrement ça mieux que moi.
   - Hum... Vertu a raison et parle avec sagesse. Je ne vois pas vraiment comment le formaliser mieux qu'elle. Avec un peu d'expérience, on voit tout de suite qui l'a et qui ne l'a pas. Et Tiberius, lui, il n'en a hélas pas une once.
   - En attendant, il revient, annonça Monastorio.
   - Ah oui, tiens. Voilà qui est surprenant.
   - C'est bien ça, annonça-t-il avec fierté à ses compagnons. C'est bien le dispositif dont je vous avais parlé, j'ai même pu lire les glyphes indiquant qu'il conduit aux niveaux supérieurs.
   - Bien, la chance nous sourit. Mais il faut maintenant traverser, et si je compte bien, nous sommes onze. Comment...
   - J'ai une solution, proposa Morgoth. J'ai en effet ici un parchemin d'Invisibilité de Plusieurs Bonshommes, trouvé dans le tas de détritus en bas !
   - Youpie, hourra pour notre sorcier en titre !

   Après le sortilège, ils se glissèrent en file indienne hors de leur refuge et progressèrent dans le plus grand silence vers la double porte. Plusieurs patrouilles de gardes croisaient alentours, mais ne les apercevaient pas, gage de la qualité du sort.
   - Et maintenant, ça marche comment ? S'enquit Vertu.
   - Il suffit d'appuyer sur ce commutateur, indiqua Redshirt en joignant le geste à la parole.
   Une lumière rougeoyante et de mauvais augure éclaira alors le doigt du magicien, qui ne parut pas s'en inquiéter.
   - Et maintenant ?
   - Ben, on attend. Ce n'est pas immédiat.
   Il attendirent. Et ils attendirent encore. Et au bout d'un moment, ils commencèrent à avoir quelque inquiétude quand à la durée du sortilège d'invisibilité.
   Puis la porte s'ouvrit, projetant un grand trapèze de lumière crue sur le sol nu. Six gardes armés jusqu'aux dents étaient à l'intérieur, accompagnés d'un mage barbichu à l'air ombrageux. Nos amis s'immobilisèrent tous autant qu'ils étaient, le cœur serré, les mains prêtes à jaillir vers les armes. Tiberius avait-il trahi ? Les avait-ils menés dans un traquenard ?
   Mais non, les regards bovins des gardes ne croisèrent pas les leurs, pas plus que les yeux fatigués et courroucés du mage. Les servants de l'Usurpateur sortirent du réduit propret et aveugle qui se trouvait derrière la porte et poursuivirent leur chemin. Tiberius se glissa à l'intérieur derrière eux, actionna un mécanisme bloquant la fermeture et fit signe aux autres d'entrer rapidement et sans crainte. Le principal ornement du lieu était un panneau de bronze plus haut que large vissé contre la porte, incrusté de nombreuses gemmes de pacotille portant chacune un de ces glyphes numériques usités par les sorciers.
   Du dudu duduuu dudu duduuu...
   - Chaque interrupteur mène à un niveau, précisa Tiberius.
   Dududuuu du du dudu duduuu...
   - J'avais compris, répondit Vertu, inexplicablement énervée. On va où ?
   - Je l'ignore. J'ai compté une vingtaine de niveaux de passerelles au niveau de nos têtes, et cet afficheur magique indique que nous sommes au vingt-sixième niveau. Disons cinquantième ?
   - Va pour cinquante.
   Du dudu dudu du du dudu duduuu...
   Ainsi fit-il. La porte se referma. Il y eut comme un léger choc mais Tiberius rassura ses compagnons d'un sourire.
   L'ascension commença au moment où, dans un crissement évoquant le déchirement d'une toile d'araignée, le sort d'invisibilité se dissolvait.
   Puis, Vertu mit le doigt sur ce qui l'énervait.
   La musique.
   Du dudu duduuu dudu duduuu...
   - Arrêtez de siffloter ça, c'est agaçant !
   Un ding, et un nouveau choc.
   La porte s'ouvre
   Une deuxième patrouille se présentait devant eux, tout à fait semblable à la première. Sept hommes accomplissant leur office avec lassitude.
   Comme un seul homme, les aventuriers prennent un air détaché. Traqueurs et traqués se frôlent, se touchent, se sourient d'un air gêné. C'est curieux la psychologie des soldats, dès qu'ils sont en groupe, ils deviennent moins soupçonneux. Si l'un d'eux envisagea une seconde que ces inconnus fatigués et armés jusqu'aux dents n'avaient rien à faire ici, il n'en dit rien.
   Dududu dudu dudu... dudu dudu...
   Quarante-sixième, nouvel arrêt. Les gardes descendent.
   Du du du dudududu...
   Cinquantième. Les portes s'ouvrent.
   Immense. Un tas d'or. Non, pas vraiment, des lingots bien alignés, des milliers de lingots d'or et d'argent empilés sur des étagères. Et des sacs de monnaie.
   Le trésor de la magiocratie, un des états les plus riches du monde. Et là-bas, au milieu...
   Non, c'est impossible.
   Non, ça ne peut pas exister, pas de cette taille...
   C'est sûrement une illusion magique.
   Cette surface, un champ de mort noir et cendre, veinée de ruisseaux de lave...
   Et là, ce joyau d'or en fusion... Non, c'est un œil qui vient de s'ouvrir. Un œil qui voit maintenant chacun des compagnons.
   Et cette terreur... Oh non, elle ne vient pas d'une illusion... Elle venait de par-delà le temps, elle évoquait ces souvenirs enfouis dans la mémoire collective de la race humaine, les souvenirs de ces millénaires obscurs où les hommes n'avaient d'autre choix pour vivre que la servitude sous Leur joug, et la fuite, loin, sous la surface des terres, dans les étroits couloirs où Ils ne pouvaient s'aventurer qu'au prix de grands risques.
   Vertu a senti le sang quitter son visage. Livide, elle lève le bras vers le panneau métallique.
   Cinquante-quatre.
   Les portes se referment.
   Dududu dududu duduuu... dudu duduuuu...


   

8 ) Sur les vieux dragons et la sécurité incendie
   

   Cinquante-quatrième étage. Une atmosphère étrange baignait les lieux. La conformation de l'étage n'était pas bien différente de celle des étages inférieurs, mais l'aspect était tout à fait étonnant. Les murs étaient recouverts d'une matière blanche, translucide et légèrement brillante, qui émettait sa propre lumière. Les couloirs avaient été complétés, en haut et en bas, de panneaux leur donnant une section octogonale, forme qui avait semble-t-il quelque importance pour les maîtres des lieux. Des sons inquiétants se faisaient entendre de tous les côtés, chuintaient au travers des murs. Une puissante magie était à l'œuvre aux alentours, il était inutile d'être sorcier pour s'en rendre compte.
   Ils ne traînèrent pas à découvert et trouvèrent refuge dans une salle voisine, dont un panneau indiquait obligeamment qu'il s'agissait d'une réserve de nourriture. Comme la précédente, on n'y trouvait aucune trace de nourriture, ni rien qui puisse servir à la stocker, ni rien du tout d'ailleurs, la salle était d'une vacuité confondante.
   - Vous avez vu comme moi ? Demanda Mark, tremblant.
   - Quoi donc ? Demanda Sook.
   - Le dragon.
   - Où un dragon ?
   - Ah c'est vrai que toi, tout ce qui se trouve à plus de deux mètres... Il y avait un gigantesque dragon de la variété des pas commodes.
   - C'est donc pour ça que vous faites ces têtes d'endives. J'ai vaguement entendu parler d'un bestiau de ce genre, en effet. C'était quoi exactement comme drags ?
   - Ses écailles étaient comme un champ de mort noir et cendre, parcouru par des...
   - C'était un grand drake igné, dit Xyixiant'h, sinistre. Markhyxas.
   - A tes souhaits.
   - Tel est son nom.
   - Ah, d'accord. C'est vrai que ces saloperies ont toujours des noms à coucher dehors.
   - Markhyxas l'abomination. Markhyxas la pourriture vomie par la terre. Markhyxas le dernier de la race maudite. C'était donc là qu'il se cachait.
   - Il est si fort que ça ?
   - Je crois, expliqua Vertu, que j'ai déjà entendu parler de ce grand ver. Il a, me semble-t-il, inspiré une amusante et instructive ballade intitulée " mouiller la culotte ", que notre cher barde va se faire une joie de nous interpréter, s'pas ?
   - Plink plink...

   Tous les gars de ma cité et même d'ailleurs,
   De la Tour-aux-Mages à la guilde des voleurs,
   Rêvaient de pièces d'or et de joyaux qui brillent,
   De gloire et de fortune et puis de jolies filles.
   Et c'est comme ça ici et c'est pareil ailleurs,
   Tout ce que l'aventure a attiré de meilleur
   S'est retrouvé un jour devant le grand donjon,
   Et là vous pouvez m'croire on faisait moins les cons.

   Mouiller la, mouiller, mouiller la culotte,
   Mouiller la, mouiller, mouiller la culotte...

   Alors on s'est avancés, les yeux aux aguets,
   D'un coup le ménestrel semblait beaucoup moins gai.
   Aussi à l'aise qu'un violeur qui va à confesse,
   On aurait pu presser de l'huile entre nos fesses.
   Un loup des glaces est arrivé, la pauvre bête
   S'est retrouvée hérissée de la queue à la tête,
   Des flèches et des carreaux plantés de tous côtés,
   En un round il n'en restait plus que du pâté.

   (refrain)

   Mais plus on descendait plus ça devenait dur,
   Combat après combat nos coups étaient moins sûrs,
   Les pièges et les embuscades ont fait des dégâts.
   La mort a emporté bêtement pas mal de gars,
   C'était foireux, souvent on se tirait dessus,
   Un copain m'a balancé un vilain coup d'massue,
   J'ai été sonné et j'y ai perdu deux dents,
   J'avais cherché la merde, et bien j'étais dedans.

   (refrain)

   Enfin on a découvert la salle au trésor,
   Et comme prévu elle regorgeait de gemmes et d'or,
   A perte de vue, qu'on aurait cru voir la mer,
   C'était si beau qu'on en a tous pleuré nos mères.
   Soudain un grondement derrière nous, c'est alors
   Qu'on a tous repeint nos bénards en bicolore,
   Rien que sa tête était plus grande que ma baraque,
   Sans négociations il est passé à l'attaque.

   (refrain)

   J'ai été dans les premiers à prendre la fuite,
   C'est pour ça que je n'ai pas vraiment vu la suite,
   J'ai entendu des cris, des vociférations,
   Des bruits de combat, et puis de mastication.
   Nous étions partis cinq-cent mais pas assez forts,
   Nous nous vîmes que trois en arrivant au port,
   Bredouilles et fatigués on n'était pas très fiers,
   Mais on était vivants, c'était une bonne affaire.

   (refrain)

   L'un devint boulanger, l'autre moine fanatique,
   Pour ma part j'ai fait carrière dans l'informatique,
   Jamais à plus d'une heure de marche de ma maison,
   Evitant soigneusement monstres et donjons.
   Ecoute donc ton père, pauvre enfant d'imbécile,
   Beaucoup sont morts pour que je devienne moins débile,
   A l'aventure choisis de puissants compagnons,
   Et puis, quoiqu'il arrive, évite les dragons.
   

   - Je me demande bien pourquoi une bestiole de cette taille se cacherait, s'étonna Monastorio. Il avait l'air capable de tabasser les dieux eux-mêmes.
   - On ne répand pas la mort, la souffrance et la destruction aveugle pendant deux mille ans sans se faire quelques ennemis.
   - Et quel est donc cet ennemi si terrible que même lui soit obligé de s'en cacher ?
   - Son ennemi, c'est moi. Lorsque je l'aurais tué, j'aurais presque achevé la tâche de ma vie, car il est le dernier de sa lignée immonde. Je les ai traqués tous, dans les recoins les plus reculés du monde, sous les océans où ils étaient les krakens, au sommet des montagnes, dans les cieux parmi les nuages ou dans les entrailles chthoniennes. J'ai envoyé mille serviteurs à leur poursuite, j'ai forgé mille flèches mortelles pour les abattre. L'un après l'autre, ils sont tombés dans les traquenards que je leur avais tendus, leurs agonies ont réjoui mon âme et soulagé mon cœur, et lorsque j'en aurai fini avec Markhyxas, alors je pourrais poser les armes, et annoncer à ma déesse que l'ancienne guerre est achevée.
   Il arrivait parfois à Xyixiant'h, et c'était le cas à cet instant, de s'éloigner des valeurs humaines. L'aura de sainteté la ceignait, une terrible détermination à accomplir son destin se lisait sur son beau visage, curieusement mêlée à la douceur infinie de ses traits. Puis, ses mots tombèrent, comme la dalle de granit d'une tombe ancienne jetée à bas par d'imprudents pilleurs de sépulture, et tous furent éclairés.
   - Car en vérité, il est le dernier du sang de Skelos.

   Un silence mortel s'en suivit. Ghibli fut le premier à le rompre.
   - C'est pourtant vrai que c'est un donjon de bourrins. Bon, la suite des événements ?
   - Je peux sentir d'ici ce fameux champ de confinement, annonça Sook avec inquiétude. Il est puissant, très puissant.
   - Est-ce qu'on pourrait le couper ? S'enquit Vertu.
   - On peut toujours couper un champ de ce type. Le problème de ces dispositifs, c'est qu'il faut des sorciers en permanence pour les alimenter. Il suffit donc de les tuer, et le tour est joué.
   - Sauf que ça ne marcherait pas, poursuivit Morgoth. Car Gunt a mis les moyens pour ce champ, je peux sentir d'ici qu'il y a quatre différentes harmonies mêlées, donc quatre sorciers différents, ou quatre groupes de sorciers, qui alimentent la conjuration. Que l'un fasse défaut, et les trois prendront le relais. Que de précautions, comme ils redoutent celui qu'ils tentent d'enchaîner.
   - Tu peux les localiser ?
   - Ben, vaguement. Il me faudrait un plan détaillé des lieux pour pouvoir en dire plus.
   - Eh, dit Ghibli, y'en a un là ?
   - Uh ? Mais c'est ma foi vrai ! Regardez ça, mais quelle raison pousserait un architecte de donjon à laisser un plan bien en évidence ?
   - C'est marqué dessus, " consignes d'évacuation ".
   - Incroyable, il y a tous les niveaux supérieurs, figurés au millimètre près ! Il y a même un petit rond rouge " vous êtes ici ". Et ça, c'est quoi ?
   Et comme ils n'avaient rien de mieux à faire ce soir-là, à part bien sûr échapper aux assassins lancés à leurs trousses, ils lurent ceci :

   
CONSIGNES DE SECURITE
   
A suivre en cas de sinistre

   - Veillez à conserver en permanence les voies de circulation dégagées en débarrassant les couloirs et escaliers des objets inutiles qui pourraient gêner l'évacuation : emballages, mobilier, papiers, câbles électriques, extincteurs...
   - Lors des alertes : laissez vos effets personnels en évidence sur votre bureau afin d'en faciliter la collecte par le service de larcin.
   - Dès l'audition du signal sonore, courez dans les couloirs afin d'être dans les premiers à emprunter les ascenseurs. Le nombre minimal de personnes à placer dans un ascenseur en cas d'urgence est clairement indiqué sur un panneau à l'intérieur de chaque cabine.
   - Optimisation létale : Le mobilier de l'immeuble, les cloisons, les moquettes et les faux plafonds de l'immeuble ont été spécifiquement sélectionnés afin d'offrir une inflammabilité optimisée et un dégagement maximal de fumées toxiques. Les pompiers ayant reçu pour consigne de ne pas monter dans les étages en cas d'incendie, en raison du danger que comporte une telle configuration, nous ne pouvons nullement garantir que vous serez secouru de quelque façon que ce soit. Donc, afin de vous éviter une mort douloureuse par suffocation, le service de sécurité a aménagé un espace de réception situé à gauche de l'entrée B du bâtiment. Cet espace consiste en une dalle de béton haute densité dont dépassent des tiges d'acier verticales de 20 cm de haut, qui vous garantissent un décès automatique et immédiat à condition que vous sautiez au moins du deuxième étage. N'hésitez pas à en faire usage en cas de besoin.
   - Si vous êtes témoin d'un départ de feu, attaquez le à la base des flammes. De préférence à mains nues, afin de prouver votre virilité au personnel féminin de l'immeuble. Ne déclenchez pas l'alarme si vous ne voulez pas passer pour une tarlouze.
   - Rassemblez-vous au pied de l'immeuble, service par service, auprès des piliers indiqués sur le plan d'évacuation en annexe. Restez près du pilier qui vous a été affecté afin de faciliter l'identification des corps en cas d'effondrement de l'immeuble.
   - Lorsque retentit l'alarme, la conduite à tenir dépend du nombre de personnes présentes avec vous.
   - S'il y a plusieurs personnes, pratiquez la manœuvre de Lasch et Vilcouart :
   - Levez les mains en l'air et agitez-les.
   - Courez en cercle dans la pièce.
   - Ecriez-vous : "Oh mon dieu, on va tous mourir!".
   - S'il n'y a qu'une seule autre personne avec vous, pratiquez la manœuvre de Phellon :
   - Empoignez fermement un extincteur.
   - Frappez le sujet à la base du crâne.
   - Assurez-vous du décès du sujet.
   - Appropriez-vous les effets de valeur du sujet.
   - Si vous êtes seul, pratiquez la manœuvre de Plancais :
   - Glissez-vous sous votre bureau.
   - Mettez-vous en boule, les mains sur la nuque.
   - Appelez votre mère.
   - Pleurez convulsivement.
   - En cas de collision d'un aéronef contre l'immeuble :
   - Mourez.
   - Si Dieu existe, suivez les consignes du personnel ailé.
   - En cas d'alerte chimique :
   - Avisez un collègue détenteur d'un appareil normal de protection (masque à gaz).
   - Manœuvre de Phellon.
   - Défendez vigoureusement votre appareil normal de protection (masque à gaz) contre vos collègues moins rapides. Le gaz devrait rapidement faire son effet, et diminuer le danger qu'ils représentent.


   - Bon, dit alors Sook, si ça intéresse encore quelqu'un, pendant que vous vous amusiez, j'ai ourdi un plan subtil, que je m'en vais vous narrer par le menu.
   - Oh là là là là...


   

9 ) Le châtiment des gardiens
   

   Munis du plan de l'étage, ils n'eurent aucune peine à repérer l'une des quatre chambres d'invocation présentement utilisées par les magiciens de Gunt. Sans bruit, Morgoth neutralisa deux gardes carrés qui encadraient la porte, lesquels s'affalèrent mollement sous l'effet du sortilège soporifique. Puis, Sook s'accroupit dans l'ombre, face à l'entrée de la salle à l'intérieur de laquelle elle pouvait apercevoir les formes des trois puissants mages absorbés par leur ministère, prosternés devant les autels impies de Nug et de Yeb.
   Elle fit alors signe à ses compagnons qu'il était temps, comme elle le leur avait expliqué, de se boucher les oreilles, ce qu'elle fit elle même, et alors prononça-t-elle les phrases abominables et blasphématoires, les mots interdits vomis des tréfonds d'indicibles géhennes peuplées de créatures de cauchemar des difformes mandibules desquelles dégouttent des cérumens stygiens aux relents méphitiques et aux goûts sirupeux qui rappellent un peu la confiture de gratte-cul.
   Et tandis que s'élevait le chant psalmodié des serviteurs de l'Usurpateur, la malédiction de la Sorcière Sombre faisait son œuvre, et sa corruption s'étendait à l'intérieur du sortilège de confinement, touchant insidieusement les esprits des trois autres conclaves mystiques, les corrompant de ses noirs effluves. Et soudain, la mélopée entêtante se distordit d'effroyable façon, et bien qu'ils fussent ses ennemis, Morgoth se prit à plaindre sincèrement les malheureux théurgistes ainsi flétris dans leur verbe. Lors, l'un s'écria :
   - Enlarge your penis, free cumshot !
   Puis, voyant son triste sort, hurla de poignante façon à ses collègues consternés :
   - Hardcore amateur lesbian ?
   Lesquels répondirent alors, au comble du désespoir :
   - Big tits XXX pornpussy, generic viagra income.
   - Wholesale ?
   - Dramatically low mortgage rates. Bulk e-mail webcam, naked celebrities...
   Puis ils se lamentèrent de conserve, en ces termes :
   - Fake diplomas, fake diplomas...
   Et tandis qu'ils se mortifiaient, Sook, ravie, chuchota à ses compagnons horrifiés :
   - Venaient, la voie est libre. Ils ne mettront pas longtemps à trouver la parade !

   Ils coururent dans le couloir adjacent aussi silencieusement qu'ils le pouvaient, puis arrivèrent devant l'escalier monumental situé au centre exact de la Tour, au confluent exact des quatre salles d'invocation. Il y avait eu une barrière iridescente ici, elle avait disparu. Ils grimpèrent les marches quatre à quatre, traversèrent un étage vide et silencieux, et si les autres ne parurent rien remarquer, il sembla à Morgoth qu'une présence les avaient croisés dans l'obscurité, une ombre, un spectre peut-être, quelque mystérieuse essence les accompagnait, il aurait pu en jurer...
   Quoique ce fut, c'était pressé et ça n'en avait pas après eux, c'était juste passé au travers d'eux avant de sortir par l'escalier aux marches d'acier, derrière. Ils gravirent un nouvel étage, qui avait visiblement été le siège d'un violent combat, et parvinrent enfin dans une vaste salle circulaire.
   Cinq gigantesques cristaux pourpres pulsaient en silence, dans les tréfonds translucides desquels on pouvait discerner les corps horriblement distordus de cinq malheureux sacrifiés à quelque rituel nécromantique. Au centre d'un pentagramme d'or vibrant de puissance, était posé un simple autel de pierre grise, si vieux que les deux sinistres têtes de bouc figurées aux deux extrémités en étaient difficilement reconnaissables, à force d'érosion.
   Dans un chuintement malsain, la barrière d'énergie se referma derrière eux. En effet, les sorciers de Marakhter avaient recouvré leurs moyens, ou bien avaient appelé du renfort, et de nouveau, le champ de confinement était dressé, les emprisonnant maintenant dans les hauteurs de la Tour de Fer. Emprisonnés, mais aussi protégés de leurs ennemis, ils en profitèrent donc pour faire une halte bienvenue après ces émotions.
   L'atmosphère de la salle ne se prêtait pourtant pas spécialement au repos et à la paix de l'âme. Il y avait quelque chose de caché dans l'air, quelque hideuse vérité cachée là, dessous, à une fraction de dimension... Etait-ce un sanglot ? Une plainte ? Dès qu'ils tendaient l'oreille, ils n'entendaient plus que leurs cœurs et le cliquètement des plaques de leurs armures. Et ces murs, étaient-ils de cuivre poli ? Qu'étaient ces traces...
   - En tout cas, on dirait que tu as retrouvé tes pouvoirs, s'étonna Vertu. Aux dernières nouvelles, un vampire t'avait réduite à l'état de non-magicien.
   - Ben kesse tu crois, j'ai bossé pour récupérer ma magie. Petits sorts, moyens sorts, gros sorts... Pourquoi tu crois que j'étais à Dhébrox ?
   - Tant mieux, on aura bien besoin de ça. Oh, regardez, un parchemin. là, voyez !
   Sur l'autel, en effet, à moitié déroulé. Il n'y était pas dix secondes plus tôt. Avant que Vertu ne parvienne à se décider, et avant que quiconque n'ai eu le temps de l'arrêter, Redshirt, désireux de prouver sa valeur, s'était glissé jusqu'à l'immonde pierre du sacrifice, et avait lu le rouleau.
   - Ciel, une énigme ! De l'énochien archaïque, dirait-on. Je traduis pour ceux qui ne le pratiquent pas :
   Elle posa en ton sein sa griffe d'agonie
   Toi seul est bienvenu et ouvrira la porte
   Je t'attends, toi et tous ceux qu'ici tu apportes
   Ouvre leur donc la voie, toi qui suis la Furie.
   
Sook fit une moue blasée et balaya ses camarades du regard.
   - Alors heureusement que je suis là pour traduire la traduction à destination des mal-comprenants. La Furie, c'est le surnom de Nyshra. Je crois me souvenir que cette déesse a la curieuse manie d'apparaître à quelques rares élus sous forme d'un tigre à l'aspect terrifiant, et de leur lacérer l'abdomen de ses griffes afin de leur conférer sa force et sa soif de vengeance. Les élus en question deviennent alors plus ou moins des prêtres, des sortes de saints dotés de pouvoirs spéciaux. Allez, soyez pas timides, faites montrer vos nombrils, qu'on n'y passe pas la nuit.
   - Inutile, dit Mark.
   Lui et Vertu se regardèrent un long moment, les yeux dans les yeux. Le jeu devait sans doute consister à rester immobile le plus longtemps possible avant de trahir la moindre émotion.
   Puis Vertu se détourna, sortit de son pourpoint le symbole de fer qu'elle portait contre son cœur, l'hexagramme de Nyshra, et sans un mot le posa sur l'autel.
   La lumière baissa soudain dans la salle. Lorsqu'elle revint, ils étaient dans une chambre plus petite, mais toujours circulaire, le pentacle et l'autel étaient eux aussi présents. Les murs de pierre bleue pâle ornés de motifs géométriques se paraient de tentures bariolées et de meubles de goût, renfermant toutes sortes de potions et d'ustensiles magiques de grand prix. Un homme en lourde et longue robe de mage bleue se retourna, marquant quelque surprise. Il semblait vieux, très vieux, sa barbe blanche comme la neige fraîche descendait jusqu'à son abdomen, cachant entièrement sa bouche et ses joues. Toutefois, ses yeux bleus s'illuminèrent lorsqu'il vit les intrus, il leva au ciel ses grandes mains aux longs doigts tachetés de projections magiques, et d'une voix chaude et joviale se réjouit :
   - Vous avez réussi ! Mes amis, je vous félicite, vous avez accompli un réel exploit, bravo. Bienvenue dans la modeste prison qu'on m'a alloué, venez, venez que je vous voie de plus près. Ah, mes vieux yeux sont fatigués d'avoir vu tant de traîtrise.
   Et aucun des onze aventuriers ne douta une seule seconde d'avoir en face de lui le légendaire Athanazagorias Dumblefoot, légitime Magiocrate de Gunt et plus puissant magicien de la Terre.

   - Vous êtes je crois les aventuriers que ce bon vieil Olipharius m'an envoyé pour me délivrer... oui, nul autre n'aurait pu passer la barrière que j'ai dressée entre moi et mes ennemis. Venez, venez, racontez moi votre histoire, des héros de votre trempe ont sûrement vécu bien des choses passionnantes.
   - Votre excellence nous flatte, répondit Vertu, hélas s'il est vrai que l'ambassadeur Rastampolias nous a envoyés à votre secours, j'ai peur que nous n'ayons échoué dans notre mission. Nous avons bien traversé le champ de confinement qui vous isolait, mais les sorciers de l'usurpateur l'ont refermé derrière nous.
   - Oui, je sais, je l'ai ressenti. Toutefois, ils ignorent que ce bref instant d'ouverture leur sera fatal. J'ai en effet un plan pour tirer parti de votre intrusion, et qui nous permettra de nous évader.
   - Merveilleux !
   - Eh oui, on me prête quelques talents. Eh eh eh... Suivez moi, suivez moi...
   Il rit avec malice tout en caressant son interminable barbe, heureux à l'idée du tour qu'il comptait jouer à ses ennemis. Avec la troupe à sa suite, il se perdit dans les couloirs largement éclairés de son domaine.
   - Et, c'est quoi ce plan ?
   - Venez, je vais vous expliquer ça devant un bon repas. Venez venez, il y a là un ami que vous avez déjà rencontré, je crois, vous pourrez discuter du bon vieux temps.
   - Un... ami ?
   Il s'immobilisa devant une porte blanche, et posa la main sur la poignée.
   - ...mais je préfère vous prévenir, euh... comment dire... Ce serait bien que vous ayez une attitude... euh, ouverte, face à la vie et aux aléas qu'elle comporte... comment dire... Enfin, bref, ne soyez pas trop surpris.
   Puis il ouvrit la porte, et invita Vertu à entrer la première. C'était une salle à manger, aux murs et au mobilier d'une blancheur surnaturelle. A l'autre bout d'une immense table ovale, on voyait une forme noire ramassée sur un fauteuil, on eut dit un tas de chiffons informe. Soudain, la forme se redressa, et deux yeux rougeoyants transpercèrent les ténèbres.
   Un Khazbûrn !
   Dans un réflexe d'une promptitude surhumaine, l'arc de Vertu se retrouva dans sa main, deux flèches partirent presque simultanément. Elles se brisèrent sur la paume ouverte de l'adversaire honni.
   Sa puissance mentale jaillit alors, et arracha à la voleuse son arme elfique. Le terrible Khazbûrn se l'appropria, satisfait, puis d'un geste, écarta les chaises de la table, et invita poliment les Compagnons du Gonfanon à prendre place.
   - ça va vous étonner, mais je vous assure qu'il y a une explication rationnelle et logique à ceci.


   

10 ) La Distillation de l'Anneau
   

   - Eh oui, vous l'avez deviné, c'est moi qui ai créé ces serviteurs que vous appelez des Khazbûrns. Ce n'est du reste pas la meilleure chose que j'ai faite dans ma vie, croyez-moi, et pourtant mes intentions étaient louables, je ne souhaitais que le bien de l'humanité.
   - Et vous avez donc créé ces assassins ? S'étonna Morgoth.
   - C'est un peu plus compliqué, hélas. Voici pas mal d'années, un mage se faisant appeler Thargol vint me voir pour que je l'aide, car il était rongé par une terrible malédiction. Son visage, son corps entier se recouvraient jour après jour de taches sombres et douloureuses, ses membres étaient pris de faiblesse et de spasmes, il perdait l'appétit et le sommeil. Je vis que son mal était d'origine magique, et que cette magie était d'une rare puissance. Malgré toute ma science, je ne pus rien pour le malheureux, mais il me confia avant de mourir la cause de son mal, et soudain je fus pris, eh oui, d'une irrépressible terreur.
   - L'Anneau d'Anéantissement ?
   - Tout juste. Je me souviens encore de cet instant où je le vis pour la première fois, au fond d'un minuscule coffret. Il l'avait remisé dans une simple armoire, entouré de conjurations protectrices, et n'y avait pas touché depuis des mois, mais s'il avait pu résister de toute son âme à la séduction de l'Anneau, les contacts répétés qu'il avait eu avec cet artefact ancien avaient corrompu sa chair. Ainsi, j'entrais moi-même en sa possession, tragiquement prévenu du sort qui m'attendait si je tentais de m'en approprier la puissance. A l'époque, je venais à peine de prendre la charge de Magiocrate, et les devoirs s'y rattachant m'accaparaient grandement, aussi rangeais-je soigneusement l'Anneau dans un champ de confinement, assez semblable dans son principe à celui qui nous entoure présentement.
   - C'est la sagesse même, approuva Morgoth.
   - Or, dans les semaines qui suivirent, je revins plusieurs fois dans la chambre où j'avais confiné l'objet. Je m'assurais qu'il était toujours là, que personne ne l'avait dérobé, bien que je n'eusse dit à personne qu'il était en ma possession. Je revenais pour jauger sa puissance, pour tenter de comprendre la source de sa puissance et les émanations méphitiques qu'il exhalait. Une nuit, je me réveillais, pris de crises d'angoisse, pour m'assurer qu'il était encore en ma possession. Il était toujours là bien sûr, minuscule, anodin d'aspect, la lueur rouge de ma torche dansait à sa surface. Il n'a rien de remarquable dans son aspect, le saviez-vous ? J'ai alors connu un grand soulagement à le voir, et puis soudain, ce fut une terrible révélation pour moi. Je compris que je me leurrais, je compris que moi, Athanazagorias Dumblefoot, malgré mes pouvoirs, ma connaissance et mon expérience, malgré toutes les précautions que j'avais prises pour m'en protéger, j'étais en train de succomber à son pouvoir mortel. Aussi sûrement que la marée montant à l'assaut d'un château de sable, il sapait les fondements même de mon âme. Mais je vois à votre mine, mon jeune ami, que vous comprenez ce dont je parle.
   - Certes... certes, approuva Morgoth, la gorge sèche. Mais poursuivez votre récit, je vous en prie.
   - Donc effrayé par ce que j'avais découvert, je travaillais d'arrache-pied pour contenir la mortelle séduction qui émanait de l'Anneau. Je consultais les savants les plus érudits, envoyais mes agents dans toutes les bibliothèques du continent, évoquais démons et créatures d'outre-monde pour qu'ils m'indiquent la voie à suivre pour détruire cette abomination. Mais partout on me faisait la même réponse : l'Anneau est indestructible.
   - Même si on le jette dans les tréfonds de la forge maudite dont il est issu ? Proposa Sook.
   - Vous devez confondre avec un autre anneau, ma jeune amie. Du reste la chose fut déjà tentée, voici cent siècles. La forge fut détruite, ainsi que l'imprudent qui avait essayé le coup, seul est resté l'Anneau.
   - Oh. Je me disais aussi, c'était trop facile.
   - Toutefois, je conçus un plan. Si la puissance de l'Anneau ne pouvait être brisée, au moins pouvait-elle être fragmentée. Je fabriquais alors une machine capable de le diviser, le Distillateur, et je mis toute ma science et toute mon énergie dans ce projet. Et au final, il advint que je réussis. Ainsi, l'essence maléfique de l'Anneau fut-elle répartie entre neuf anneau de moindre puissance, certes assez malévolents pour corrompre l'âme d'un homme ordinaire, mais pas assez puissants pour faire de lui une invincible menace.
   - Je vois, dit alors Vertu (qui du coin de l'œil surveillait le Khazbûrn silencieux à son côté). Mais ces anneaux, ils animent maintenant les noirs cavaliers qui nous poursuivent, si je ne m'abuse. Quelle idée vous a donc pris ?
   - Hélas, c'est là que j'ai pêché. Comprenez que lors de mes recherches sur l'Anneau, j'ai tâché d'être discret, mais malheureusement, pas assez je le crains. L'Anneau excite la convoitise des hommes médiocres, qui pensent qu'ils pourront le maîtriser, qu'il fera d'eux le maître de l'univers. Quelques nécromants, quelques seigneurs ambitieux entendirent parler de mes travaux et en soupçonnèrent l'objet. La prophétie dit qu'un démon s'est éveillé, avide du pouvoir de l'anneau. On dit que deux divinités maléfiques, Nyshra et Naong, le convoitent aussi et ourdissent des plans tortueux pour s'en emparer, mais ça, vous le savez déjà. Peu après la distillation de l'Anneau, trois voleurs habiles poussés par l'avidité parvinrent à me berner et à s'emparer des neuf fragments. Ils étaient malins, et s'ils n'avaient sous-estimé les pouvoirs de ce qu'ils étaient venus dérober, ils auraient pu réussir. Hélas pour eux, ils étaient dotés d'âmes faibles et succombèrent au pouvoir, certes réduit, mais toujours redoutable des anneaux. Une fois qu'ils en eussent enfilé un chacun, ils perdirent toute humanité, et devinrent de noirs serviteurs du mal.
   Dumblefoot s'arrêta un instant dans son récit, visiblement embêté par quelque aveu difficile qu'il devait pourtant faire.
   - Vous devez savoir que je n'étais pas totalement démuni face au vol dont j'avais été victime, car le Distillateur était bien plus qu'une simple machine à découper les objets magiques, les anneaux lui étaient toujours liés. Lorsqu'ils décidèrent de les porter, les voleurs en devinrent les esclaves, mais ils devinrent aussi soumis au Distillateur, c'est à dire qu'ils devinrent mes asservis. Ainsi les fis-je revenir, les trois premiers porteurs d'anneau, les maudits, que je nommais le Décorateur d'Intérieur, Mange-pépins et Pas-top-rapide.
   - Hein ?
   - Ben... Vous devez savoir que j'ai une assez mauvaise mémoire des noms et des visages, alors je leur ai donné des surnoms parlants... Le Décorateur d'Intérieur m'avait semblé un peu efféminé, Pas-top-rapide était effectivement un peu benêt, et Mange-Pépins... ben... je sais plus. Enfin bref, j'avais maintenant trois gardes puissants pour protéger les autres anneaux. D'autres voleurs se présentèrent, mais à chaque fois, nous pûmes déjouer leurs plans, et bientôt, chacun des neuf anneaux fut attribués à un serviteur.
   - Cool. Et où ça s'est cassé la figure, votre plan ?
   - J'ai appris à mes dépens qu'il fallait prendre garde aux médiocres. Ils savent ne pas pouvoir compter sur leurs talents pour se maintenir à leur position, et sont prêts à toutes les bassesses pour vous abattre dès qu'un soupçon effleure leur petite âme que vous menacez les misérables prérogatives qu'ils se sont arrogées à force de vilenie, flatterie et génuflexions serviles. Tout ça pour dire que je fus trahi, voilà tout. Marakhter était mon disciple et, une fois que je fus Magiocrate, mon Sénéchal, un homme de confiance que j'avais choisi entre autres pour son peu d'ambition, un des rares à qui j'avais confié le détail de mes plans et de mes préoccupations concernant l'Anneau. Vous l'avez deviné, il abusa de ma confiance. Une fois les anneaux protégés chacun par un serviteur, j'entrepris sur ses conseils de faire construire l'œil de Bronze. Son but était là encore de protéger l'Anneau contre les influences maléfiques de ceux qui le convoitaient, en effet, tous mes ennemis étant en théorie de puissants sorciers, ce dispositif devait me permettre de localiser ses émanations où qu'elles se trouvent, fut-ce sur un autre continent, et de sonner l'alarme en cas d'intrusion. Marakhter participa à la construction de l'œil de Bronze, et me convainquit que des forces étrangères s'amassaient à nos frontières pour nous abattre. Aussi approuvais-je son plan consistant à armer Gunt, à employer toutes les ressources du royaume à amasser une immense armée magique telle que le monde n'en vit jamais, et à construire cette tour dans laquelle nous nous trouvons. Tout à mon Anneau, je n'avais pas vu que l'ambition le dévorait, je n'avais pas vu que lui et la Reine Noire étaient des disciples de Naong et de son ordre secret, et qu'ils agissaient de conserve pour conquérir le monde.
   - Et mon école ? Demanda Morgoth. La tour du Cygne Anémique fut rasée par les Khazbûrns, les aventuriers de la Tombe-Hélyce furent massacrés, mais pourquoi ?
   - Je l'ignore, hélas. Marakhter m'avait convaincu que le concours efficace de mes serviteurs était nécessaire à l'éradication d'éléments subversifs complotant contre Gunt. Et moi, je l'ai cru, benêt que j'étais, lui qui était le seul véritable élément subversif à comploter. Sans doute y avait-il dans la tour du Cygne Anémique quelqu'un qu'il craignait, soit en raison de sa puissance, soit parce qu'il avait découvert la raison de ses plans, qui sait ? Pour la Tombe-Hélyce, j'ai cru comprendre qu'il souhaitait abattre Thomar de Gorlenz, et il y est parvenu, le bougre. Et il y eut d'autres crimes commis sous mon autorité, mais à son instigation. Aveugle que j'étais ! Ah, sot vieillard bouffi d'orgueil...
   - Allons, excellence, j'ai appris que les masques du mal sont souvent trompeurs, et que nul ne peut être blâmé pour avoir cru un mensonge.
   - Merci pour votre indulgence, jeune homme, mais j'ignore si je la mérite. Toujours est-il qu'ayant finalement compris son manège, bien qu'il ait éloigné de moi tous ceux qui m'étaient fidèles, je refusais de participer plus longtemps à ses plans maléfiques. Je dispersais alors mes serviteurs, et pour qu'ils ne puissent être rassemblés, je les envoyais donc en mission avec consigne de rassembler chacun une troupe qui, au moment venu, servirait à abattre l'Usurpateur et restaurer l'ordre naturel dans Gunt. Comme l'Imprécis était mort, et je crois d'ailleurs que c'est vous qui l'avez tué...
   - L'Imprécis ? Ah oui, sans doute ce gentleman qui nous a donné bien de la peine à la sortie du donjon de Sandunalsalennar.
   - Sa défaite ne me surprend pas, il était le plus faible des neuf. De son vivant, il était fort maladroit, d'où son surnom d'ailleurs. Je suppose que son anneau a été perdu et qu'il est maintenant en possession de nos ennemis, ce qui est très fâcheux.
   - Rassurez-vous messire, déclara Morgoth, je l'ai ici sur moi.
   - Merveilleux ! Ah, vous ne me portez décidément que de bonnes nouvelles. Donc, j'enjoignis Mange-pépins de se rendre à B'rszon Herk...
   - On l'a croisé, annonça Vertu.
   - Pas-top-rapide fut envoyé dans la forêt de Trousse afin de s'assurer le concours d'une tribu de broos, Emmerdeur et Ote-l'Envie partirent dans les monts du Portolan afin de requérir l'assistance des dragons des glace, j'expédiais Pisse-au-Vent jusqu'à la mer Kaltienne afin qu'il obtienne l'alliance des harpies et de l'erynie Numbarish, qui règne sur l'île de Bakhunos, j'envoyais Hyperexponentiellehuitpointquatre jusqu'aux bois nordiques de Nerkathor pour qu'il convainque les hommes-arbres de nous aider, ainsi que les tribus de pictetés qui vivent là...
   - Hyperexponentiellehuitpointquatre ? Quel curieux surnom.
   - Oui, en effet... je ne me souviens plus trop pourquoi je l'a appelé comme ça d'ailleurs. Attendez, ça va me revenir... Ah oui, ça y est, je lui ai donné ce surnom car dans le civil, il était forgeron.
   - Et alors ?
   - Ben, Hyperexponentiellehuitpointquatre, monsieur la forge...
   - Eh ?
   - C'est pas grave. Et donc, j'envoyais l'Autre là courir après les gobelins des plateaux de Bolduc.
   - Quel autre ?
   - L'autre là. C'est son surnom. J'étais en panne d'inspiration.
   - Il en manque un, je crois.
   - Certes, le premier et le plus puissant des neuf-qui-furent-asservis, le Décorateur d'Intérieur. Je l'envoyais dans les égouts de Jhor afin qu'il prenne contact avec les abominables créatures qui y vivent, résidu d'expériences malheureuses de nécromancie. Et je fus bien inspiré ! Car peu après, voici que Marakhter, sans doute flairant le mauvais coup, me prit dans un piège et, inconscient, me fit transférer jusqu'à Jhor et incarcérer ici même, dans cette Tour de Fer que j'avais fait construire.
   - Trahison !
   - C'est un peu ce que je me suis dit aussi. Toujours est-il qu'il ignorait qu'à Jhor se trouvait mon serviteur, lequel apprit mon infortune, et trouva le moyen de se frayer un passage jusqu'en haut de la tour et de me libérer de la torpeur magique qui m'emprisonnait. Hélas, alors qu'il procédait, les mages du félon se regroupèrent et, voyant qu'ils n'arriveraient pas à me vaincre par les moyens honnêtes d'un loyal combat, prirent le parti de mettre le siège autour de mon étage. Par bonheur, j'avais prévenu quelques amis et alliés fidèles de l'infortune que je pressentais, et voici comment ce bon Oli vous a envoyés à moi.
   - Toute cette histoire s'explique maintenant, dit alors Vertu. Et combien de temps croyez-vous que nous puissions tenir ici ? Peut-être quelqu'un lancera-t-il une expédition à votre secours, j'ai cru comprendre en effet que votre évasion n'était plus vraiment un secret, et qu'en outre vous jouissiez du soutien populaire, on finira donc bien par vous sortir d'ici.
   - Ah oui ? Hélas, je crains que nous n'ayons plus vraiment de temps devant nous. Des sentinelles magiques que j'avais placées en secret aux frontières du royaume m'ont alarmé voici peu, des éléments ennemis foncent droit sur Jhor.
   - Une armée ?
   - Oh non, juste quelques personnes, mais très puissantes. Ils sont l'élite des serviteurs de Naong, les meilleurs guerriers qui soient. Ils sont équipés d'armes et armures magiques, et leurs pouvoirs mentaux sont tels qu'ils peuvent rivaliser avec mes... Khazbûrns, comme vous les appelez.
   - La Griffe Noire ! éructa Monastorio.
   - Tout juste, messires, je vois que vous avez déjà entendu parler de ces sinistres sbires.
   - Hélas, pour mon malheur. Mais poursuivez, je vous prie.
   - Bien, je pense que l'Usurpateur les a fait mander pour briser la barrière qui me protège et m'assassiner. Et je dois dire qu'ils ont quelques chances de succès. Ils seront là d'ici une dizaine d'heures tout au plus, il faut donc que nous soyons partis avant.
   - Très juste, demanda Mark, et comment on fait ?
   - Il y a quatre convenants de sorciers qui activent le champ, mais ils ne font que redistribuer l'énergie mystique fournie par un condensateur gigantesque, situé juste au-dessus de la grande galerie des monstres. C'est une machine qui extrait la puissance des deux piliers de lumière bleue que vous avez sans doute vus en venant. Si vous mettez hors service cette machine, le champ sera coupé, et ils ne pourront pas le remettre en marche malgré leurs efforts. J'ai par bonheur un plan de l'étage en question qui vous sera utile dans cette tâche. Malheureusement, la pièce où se trouve le condensateur est fermée par une porte qui ne peut s'activer que depuis une salle située à l'autre bout de l'étage, il faudra donc qu'une deuxième équipe parvienne jusque là et ouvre la voie à la première. Ah, j'oubliais, il y a aussi, gardant le condensateur, deux puissants golems de magie, des créatures que comme leur nom indique, aucune espèce de magie ne peut toucher, pas même celle qui anime vos armes.
   - Ben c'est gai.
   - Il faudra donc que vous trouviez autre chose. Voilà. Une fois le champ ouvert, vous revenez ici même et je nous téléporterai en sécurité. Des questions ?
   - Oui, dit Sook, on ne sait toujours pas comment sortir du champ de confinement.
   - Ah, suis-je sot, j'oubliais. Vous sortirez exactement de la même façon que vous êtes entrés.
   - Mais, c'est fermé.
   - Oui, mais c'était ouvert.
   - Oui, mais maintenant c'est fermé.
   - Oui, mais c'est resté ouvert suffisamment longtemps.
   - Oh, je crois que je comprends, s'émerveilla Redshirt. Vous avez sans doute l'intention d'utiliser une boucle de Majel pour créer une convexion de flux chroniton !
   - Bravo mon jeune ami, vous êtes doté d'un esprit vif, vous avez de l'avenir monsieur... monsieur ?
   - Redshirt. Tiberius K. Redshirt.
   - Ah. Bon, oubliez ce que je viens de dire. Pour les profanes, le principe est le suivant : je vais projeter vos essences mystiques dans le passé, très exactement à l'instant où le champ était ouvert, puis vos essences vont revenir dans l'avenir, c'est à dire au moment précis où je vous aurai fait disparaître, mais à l'extérieur ! Or les lois de l'univers sont ainsi faites que vos corps, séparés qu'ils seront de vos esprits, traverseront naturellement la barrière et se retrouveront du bon côté.
   - Waaa, fit Morgoth. Mais comment accomplir un tel prodige sans inverseur de polarisation quantique ni chambre Atermox ?
   - C'est impossible, répondit le Magiocrate. Heureusement, ces traîtres sont aussi bêtes qu'ils sont fourbes, ils m'ont enfermé à un étage où se trouve tout un bric-a-brac magique de haut niveau, y compris ces appareils ! Sont-ils niais tout de même ?
   - Ah, mais nous sommes sauvés alors !
   - Oui, mais à un détail près. Il me faudra encore quelques heures de réglages pour arriver au résultat souhaité. Mais j'y songe, puisque vous êtes deux hommes de l'art, vous plairait-il de me seconder dans cette tâche ?
   - Ah mais oui, mais quel honneur ce serait pour nous de vous servir ! S'exclama Morgoth.
   - Quoiqu'indignes de cette tâche, nous en serions flatté, Vénéré Patriarche, renchérit Tiberius.
   - Euh, dit Sook, un peu agacée, il est gentil vot'plan là, mais on fait quoi pour l' l'œil de Bronze ?
   - Ce n'est pas une arme, expliqua le Magiocrate, ce n'est qu'un moyen de surveillance.
   - Merci, j'avais compris, mais vous pensez bien que depuis qu'on est entrés ici, ils doivent surveiller toute la zone de près avec leur bidule. Je me doute que votre champ machin les empêche de regarder ici, mais dès qu'ils verront qu'on est sortis, ils comprendront vite ce qu'on essaie de faire, et adieu le plan, et adieu nous aussi.
   - Mais, c'est pourtant vrai, votre remarque est frappée au coin du bon sens.
   - Merci.
   - Je suggère donc qu'au lieu de faire deux équipes, vous en fassiez trois. Par bonheur, vous êtes assez nombreux.
   - La question, persifla Vertu, est de savoir qui va faire la partie de Sook, sachant que ses plans ont un taux de réussite quasi-nul et un taux de mortalité inversement élevés.
   - C'est pas la peine, dit la sorcière, j'irai seule faire péter le noeunoeuil. Mais si, mais si, j'y tiens. J'ai du reste dans mon sac à malice un petit dispositif tout à fait idoine à cet usage.
   - Bien, si vous tombez d'accord là-dessus... Je vous laisse régler les détails du plan d'action entre gens de l'art et profiter de mon hospitalité, pendant ce temps, nous allons faire notre travail. Allons jeunes gens, en avant, pas de temps à perdre, suivez-moi jusqu'à la salle des machines.


   

11 ) Amicales discussions avant la bataille
   

   - Dis-moi, elfe jolie, quel tourment est le tien, toi que je vois solitaire et songeuse à la fenêtre ? Est-ce le sort de Morgoth qui t'inquiète ?
   Xyixiant'h connaissait peu Sook, mais elle l'avait assez fréquentée pour savoir que ce vocabulaire ne lui était pas familier, et qu'il cachait quelque secret dessein.
   - Certes non, je sais qu'il saura se débrouiller. C'est un sorcier capable et je ne doute pas une seconde qu'il fasse merveille aux côtés du Magiocrate.
   - Certes, certes. Il est plus habile qu'il en a l'air, je m'en suis aperçue. Mais dis-moi, quelles sont vos relations exactement.
   - Des relations très saines et parfaitement naturelles, sois-en certaine.
   - Ah, bien. Mais, où en êtes-vous exactement de... l'avancement naturel des choses ?
   - C'est un peu indiscret, mais ça n'a rien d'un secret, nous en sommes... Ah, mais je vois où tu veux en venir...
   - Hein ?
   - Si c'est pour une Compulsion d'Ouverture Immédiate, je crains de ne plus réunir toutes les conditions.
   - Ah. On te l'a déjà faite.
   - Et puis d'ailleurs, ça fait longtemps que je ne réunis plus toutes les conditions, si tu veux le savoir.
   - Bon, ben ça coûte rien d'essayer, s'pas. Et puis de toute façon, même si tu étais encore... en état, je ne suis pas sûre que ta nature se prêterait à ce sortilège, si tu vois ce que je veux dire.
   - Pas vraiment.
   - Eh bien, ton nom m'a semblé vaguement familier la première fois que je l'ai entendu, mais je n'arrivais pas à remettre le doigt dessus, tu vois, ce genre de sensation agaçante... Et puis quand tu as parlé du dragon Markhyxas, cette vieille légende m'est revenue. Celle d'une très ancienne créature du nom de Xyixiant'h, la protectrice de la déesse Yeshmilaï, envoyée sur terre par les dieux après le Cycle de Sang pour anéantir tous les rejetons de Skelos. A part que dans la légende, cette créature n'est pas exactement une elfe.
   - Ah oui, je connais cette histoire. Un dragon mordoré, si je ne m'abuse...
   - Précisément, c'est ce qu'on dit. Le choix des Dieux fut d'ailleurs assez curieux, car ce sont de pauvres et chétives créatures que les dragons mordorés, obligés de se cacher à la vue de tous pour se soustraire à la convoitise des hommes cupides qui cherchent à les dépouiller de leurs organes, de leur sang et de leurs écailles, parées de singulières vertus magiques. Certes, ils sont les maîtres de l'illusion, et peuvent ainsi se dissimuler parmi les bipèdes que nous sommes, mais si jamais leur secret est trahi, quel triste sort, vraiment, que d'être disséqué vif pour servir les sombres desseins de quelque nécromant.
   - J'en frémis. Heureusement pour eux, ces êtres sont dotés de sens aiguisés par la nécessité. Savais-tu qu'ils sont les limiers des dieux lorsqu'il s'agit de traquer les forces du mal ? Leur odorat est si perçant qu'ils peuvent repérer la trace ancienne d'un suppôt du malin à des lieues à la ronde, le suivre et le débusquer dans sa cachette, quels que soient les déguisements et les précautions qu'il prendra qu'il se cacher.
   Le grand sourire de l'elfe découvrait maintenant à dessein ses dents, aux bords particulièrement nets et aigus, et ses doigts menus aux longs ongles blancs passaient sur la joue maintenant livide de Sook, pétrifiée, avant de glisser dans sa chevelure rouge, courte et grasse. Ses lèvres délicates effleurèrent l'oreille de la sorcière, et elle y murmura, moins fort que le vol d'un papillon :
   - J'ai su qui tu étais avant même de te voir, et tes manigances misérables me laissent froide. Tu n'auras de moi pas une écaille, pas une griffe, pas un croc. Des petits démons insignifiants de ton espèce, j'en avais broyé cent entre mes mâchoires avant d'être adulte. Je connais les... choses de ta sorte, bien mieux que tu ne te connais toi-même. Mais regarde-toi donc avec ta carcasse mal fagotée, ton regard myope et ton pelage huileux, lémure bouffi d'orgueil, tu n'es qu'un moucheron face à ma toute-puissance, tu n'es rien. Ne me menace plus, ni moi ni aucune de mes connaissances.
   Durant toute sa tirade, Xyixiant'h n'avait élevé la voix à aucun moment, ni ne s'était défaite de son grand sourire.
   - Note, rajouta-t-elle, quand on est à la fois bouffi et huileux, on peut avoir du succès à la télé.

   - Et ça, c'est donc un portrait de ma vieille mère. Ah, l'admirable femme, comme elle a peiné pour élever seule ses enfants. Mais je ferai en sorte qu'elle soit fière de son fils, croyez-moi ! Et ici voici ma promise, la douce Wayonna. Nous avons juré de nous marier à l'été prochain, lorsque j'aurai fini mon noviciat et que je serai z'établi. Et voici maintenant mon frère aîné Gracchus, qui est dans le commerce des spiritueux.
   - C'est bien d'avoir une famille, convint Piété. Eh, Vertu, que penses-tu des valeurs familiales.
   - Je n'en pense pas grand chose.
   Elle était assise sur un banc, les coudes sur ses cuisses, son épée nue pendant entres ses jambes, le regard perdu dans les reflets de son tranchant. Elle semblait lasse tout d'un coup, et triste comme un macareux Polonais.
   - Tiens, c'est vrai ça, rigola Mark. Tu n'as jamais songé à te retirer de tout ce cirque, à trouver un mari honnête et travailleur, un bon métier, une petite fermette en rondins au milieu des champs vallonnés ? Tu as encore l'âge d'avoir des mouflets.
   - Merci pour le " encore ".
   En temps normal, elle aurait menacé le paladin de l'émasculer, mais il était visiblement impossible de la dérider cette nuit là, aussi se retira-t-il pour aller jouer aux dés avec Ghibli, Sarlander et Monastorio. Seul Piété resta à son côté, car il devait s'enquérir d'une question qui le turlupinait depuis sa première rencontre avec Sook. Donc, avec la subtilité qui lui était habituelle et son art consommé de la périphrase, il demanda :
   - C'est vrai que ton vrai nom est Legris ?
   Elle leva les yeux vers lui, un peu trop vivement, puis feignit l'étonnement, assez mal.
   - Qui donc t'a raconté cette niaiserie ?
   - La rouquine a gaffé.
   - La rou... Ah la truie !
   - Il paraît aussi qu'on se ressemble. C'est pour ça que je me suis dit qu'on devait être vaguement apparentés. Tu es trop jeune pour être ma mère, mais il m'est revenu le souvenir d'histoires que m'avaient raconté Droiture, mon frère aîné, à propos d'une sœur plus âgée encore, qui avait quitté la maison avait que je ne naisse. Elle portait le nom de Chasteté, je crois.
   - Drôle de nom pour une vieille pute comme moi, pas vrai ?
   - Alors, c'était bien toi, ma sœur.
   - Ton histoire est exacte sauf sur un point. Je n'ai pas quitté la maison avant ta naissance, j'en ai été chassée par nos parents juste après. Il y avait une bouche de trop à nourrir, et j'étais une fille, alors le choix était vite fait. Père ne m'avait du reste jamais particulièrement porté dans son cœur.
   - Désolé.
   - C'était pas ta faute. Et puis, j'ai survécu, c'est plus que n'en peuvent dire nos frères et sœurs, je crois.
   - Hélas. Tu n'as pas l'air bien effondrée par leur disparition.
   - On doit tous mourir un jour. Crois-tu qu'on vive éternellement ?
   - Curieuse façon de voir les choses.
   - J'ai été témoin de bien des misères révoltantes au cours de ma vie, et je pense que mourir jeune vaut mieux que certaines longues existences. Mais laissons là ma triste philosophie, je suis de sombre humeur ce soir. Tu as donc suivi mes traces, à quelques années de distance. Je suis heureuse que tu t'en sois tiré. Voilà, tu sais toute l'histoire.
   - Peut-être peux-tu encore m'éclairer sur ceci. Ce pendentif de pierre, je l'ai emporté avec moi lorsque j'ai quitté moi-même la ferme familiale. Il paraît que c'est elfique, et notre père semblait y tenir beaucoup, c'est pourquoi je lui ai volé d'ailleurs.
   - ça alors ! Regarde, je porte le même ! C'est pourtant vrai que tu as suivi mes traces... Ah ah ah, tu as bien fait on dirait. Ces pierres sont magiques, à n'en pas douter, ce sont de puissants talismans. Le fait que nous seuls de la famille ayons survécu n'est sans doute pas un hasard. Sais-tu d'où ils viennent ?
   - Père disait l'avoir trouvé dans les bois du côté de la Combe Noire.
   - Ah évidemment, encore un mensonge. Si tu es déjà allé à la Combe Noire, tu as déjà vu les pierres étranges qui jonchent le sol, certaines évoquent des tronçons de colonnes, des linteaux de portes, et lorsque la lune pleine les éclaire, il arrive que d'étranges lignes d'écriture se dévoilent à leur surface. Ce n'est que bien plus tard que j'ai compris qu'un établissement elfique s'était dressé là, voici des siècles.
   - C'est donc bien de là que viennent ces pierres.
   - Oui, sauf que ce gros lard n'aurait jamais pu glisser sa carcasse avinée dans le minuscule orifice conduisant à l'antique chambre qui contenait ces deux pierres. C'est moi, évidemment, qu'il a envoyée là-bas. Je lui ai donné une des pierres que j'avais trouvé, mais j'avais caché l'autre. J'étais petite mais pas idiote.
   - Bien vu.
   Il prit sa main. Et ils se donnèrent une longue et fraternelle accolade.
   - On dit que le goût pour des partenaires plus jeunes est un des premiers signes de l'âge, persifla Mark du fond de la salle. Vertu fit mine d'encocher une flèche dans son arc.
   - Fais moi plaisir, cours en zig-zag.
   - Eh, compagnons, fit Xyixiant'h. Venez ici me dire ce que vous voyez en bas.
   Ils s'approchèrent. Les premiers feux de l'aurore bleuissaient le ciel au-dessus des montagnes d'orient toutes proches, et l'on parvenait déjà, avec de la persévérance, à deviner le tracé des rues, places et bâtiments de Jhor en contrebas.
   - Où ?
   - Juste là, de l'autre côté du grand portail monumental.
   - Ah oui, on dirait qu'ils sont en train de creuser un grand trou. Dommage que Tiberius soit absent, il aurait pu nous dire de quoi il retournait.
   - C'est très grand cette excavation, vous ne trouvez pas ? Et là, on a dressé des échafaudages et entassé des poutres et des plaques immenses. Et regardez un peu la forme du chantier, il ne vous rappelle rien ?
   - Nyshra vengeresse, s'exclama Vertu ! Ils ont commencé à construire une deuxième Tour de Fer ! Ces disciples de Naong ont donc perdu la raison.
   - Certes madame, certes, expliqua le Magiocrate, qui s'en revenait de ses travaux, accompagné de ses deux aides.
   - A quoi cela leur servira-t-il ?
   - Ils n'ont pas daigné m'en avertir. Voici à peine deux mois qu'ils ont commencé à déblayer le lieu de leur démente construction, sans égard aucun pour les pauvres habitants de ce quartier. Je pense que Marakhter veut faire de Jhor sa capitale, sa citadelle imprenable, le centre de son pouvoir. Souvent les tyrans ont-ils de telles vanités.
   Il contempla avec désapprobation l'étendue du chantier.
   - Bref, nous avons fini ce que nous avions à faire. Si vous êtes prêts, on peut y aller.
   - Bien, messieurs, à vos armes et vos armures, le temps du combat est venu.


   

12 ) Le silence des gerbilles
   

   Lorsque le Magiocrate activa l'Osmomètre de Dutrochet qui synchronisait la polarité induite des flux croisés thaumifère/antithaumifère sur les cristaux de dineutronium biréfringents au sein de la chambre Atermox, ce qui initiait la réaction chronoréverse, nos camarades crurent d'abord à une trahison de la part du vieux mage, tant il leur parut évident que l'absence totale de sensation corporelle qui les frappait ne pouvait qu'être le fait d'une mort franche et rapide. Toutefois, ils s'aperçurent aussi qu'ils pouvaient se mouvoir. Leurs perceptions étaient altérées, les couleurs du monde semblaient avoir été remplacées les unes par les autres sans logique aucune mais ils se reconnurent sortant de la salle en reculant, ils comprirent alors que le sortilège avait fonctionné, et que le flux du temps était maintenant inversé. Et il revenait rapidement en arrière, ce bougre de temps ! Ils se précipitèrent alors en flottant dans les couloirs, dévalèrent les escaliers jusqu'à la salle de l'autel, puis encore plus bas, dans les niveaux que le Khazbûrn avait nettoyés durant son ascension. Ils voyaient maintenant distinctement la barrière d'énergie dressée devant eux, ils attendirent ici quelques instants. Comme c'était étrange, ce temps désincarné, dépourvu de tout repère biologique. Peut-être était-ce ainsi que les dieux vivaient le monde, du haut de leurs panthéons ?
   Ils se virent alors arriver, à reculons et à toute vitesse, arborant une démarche du plus haut comique. La barrière avait cédé, l'espace d'un instant ! Ils s'y engouffrèrent en compagnie d'eux-mêmes. Ils étaient sortis, enfin. Ils n'avaient aucun mal à s'orienter dans ces couloirs dont ils avaient longuement étudié le plan, et n'eurent aucun problème à retrouver le réduit, en théorie désert, qui devait leur servir de point de ralliement, et qui était indiqué comme une "réserve de nourriture"(3). Ils s'y rendirent. Aussitôt, le sortilège du Magiocrate se délita, le temps se remit à filer dans le bon sens, mais à toute vitesse, assaillant nos compagnons de visions hallucinées qui les auraient sans doute tués sur le coup s'ils avaient été à cet instant en possession de leurs corps. Ce n'est qu'après cette épreuve que leurs dépouilles mortelles, accompagnées de leurs affaires, les rejoignirent.
   Soudain, tout redevint calme et normal.
   Ils étaient un peu choqués, mais heureux tout de même d'être sortis de cet état déplaisant qui avait été le leur l'espace de quelques instants biscornus.
   - ... c'était... plein d'étoiles... résuma alors Tiberius, encore émerveillé.
   - Allez les gars, au boulot, dit alors Vertu. Sook, tes alliés miracles.
   - C'est parti !
   Elle frappa l'écusson de métal qui ornait sa poitrine, don de Morgoth, et en une trille, contacta ses obligés de Dhébrox. Bien que Vertu aye pu z‘en douter, ils étaient toujours à l'écoute, et comme promis, six formes se matérialisèrent dans la salle avec un bruit de carillon tintinnabulant.
   Ils étaient faits à l'image de l'homme, mais d'hommes curieusement proportionnés, avec une taille minuscule surmontée d'une large poitrine, une tête allongée terminée comme celle d'un tapir dont le groin aurait été remplacé par une grille, des petits yeux en demi-lune, vides et morts, des bras réduits à de simples tubes de bronze supportant d'énormes avant-bras, trois doigts courts à chaque main, pas l'idéal pour le piano. Leurs longues jambes semblaient faites pour la course et le saut.
   - Tu es sûre qu'ils sont aussi performants que tu le dis ?
   - C'est le dernier modèle.
   - Je dis ça c'est parce que d'habitude, tes gadgets... Bon. Tout le monde a compris quelle était sa place ? Allez, camarades, tâchez de tous revenir entiers. Même toi Tiberius.
   - Pourquoi moi ?
   - Que chacun d'entre vous garde au plus profond de lui le sens ultime de notre grande mission, que chacun parte le cœur pénétré de l'inflexible détermination du juste, et de la force que confèrent le bien et la vérité. Et dans bien des années, lorsque la noble blancheur de la vieillesse aura conquis nos chevelures et que nos forces déclineront, les enfants s'assembleront autour de nos genoux caducs pour entendre le récit des combats que nous allons mener. Et alors...
   - Oh, Vertu, ça te prend souvent le syndrome de la Saint-Crétin ? On y va, on fait le boulot et on se barre.
   - Comme tu veux, Ghibli. Bonne chance les gars, et je vous rappelle le mot d'ordre de la mission : vite et en silence, ou comme aurait dit Roddenberrius, " occultatio et octus distorsio ".

   Sook insista pour laisser tous les guerriers mécaniques à ses camarades, le groupe " O " se composait donc d'elle-même, et puis c'était tout. Elle prétexta pour ce faire que de toute façon, la garde de l'œil de Bronze devait être considérable, que ce n'était pas un serviteur de plus ou de moins qui ferait la différence, et que seule la discrétion lui permettrait de parvenir à ses fins. Et pour une fois, elle n'avait guère menti sur ses raisons. Son bagage était lourd d'une vingtaine de livres, pesant douloureusement sur ses frêles épaules, toutefois, la perspective de détruire l'artéfact prestigieux qui trônait au sommet de la tour lui donnait des ailes. Elle se glissa dans la cage d'un escalier en colimaçon et entama une ascension longue et harassante, mais sans encombres. Car si le chemin qu'elle avait à parcourir était, en ligne droite, le plus long, ils avaient trouvé un chemin direct menant à la terrasse, elle avait donc prévu d'arriver la première à son objectif. Se morigénant silencieusement de n'avoir pas fait plus d'exercice physique ces dernières années, elle poursuivit avec obstination son périple circulaire.
   Elle parvint finalement, sans rencontrer âme qui vive ni qui fut morte, à un réduit poussiéreux, encombré d'araignées et d'accessoires de ménage. L'escalier de service ne montait pas plus haut, une simple porte donnait sur l'extérieur. Un courant d'air frais et un rai de lumière orange filtrant au-dessous indiquèrent à la sorcière myope que l'autre côté était à l'air libre.
   C'était là.
   Elle se prépara. Sook était experte en magie de bataille, et ces dernières années, elle avait particulièrement travaillé ses sortilèges offensifs. Elle pensait être non seulement une des meilleures magiciennes du monde à cette spécialité, mais aussi un des meilleurs magiciens. Pourtant, elle craignait Gunt, ses serviteurs innombrables et fanatiques disposant d'une sagesse ancestrale et d'alliés dans tous les plans d'existence. L'appréhension la prit, elle qui n'avait jamais peur de rien. Elle prépara ses pièces d'or, utiles à la conjuration dite " Orbes de la Sainte Alliance ", qu'elle commençait à maîtriser un peu. Elle avait aussi, tapis à la lisière de sa conscience, des invocations, des traits de feu, des boucliers antimagiques, des déflecteurs de projectiles, des nuages empoisonnés et des Mots de Troubles aptes à semer la confusion dans les rangs des ennemis, l'abominable Chute de Plume, la conjuration de Mîo, et autres. Il lui prit cinq bonnes minutes pour se revêtir de tous les sorts de protection qu'elle connaissait. Mais rien ne l'avait préparée à affronter ce qu'elle vit lorsqu'elle arriva sur la terrasse. Car là, au plus haut de la Tour de Fer, entre les gigantesques crocs de fer, sous le prodigieux trépied d'acier sillonné de runes qui soutenait l'œil de Bronze, gigantesque sphère armillaire tout d'airain haute comme dix hommes, parcourue de courants magiques violents et multicolores, là donc, sur le sol de fer encombré de pentagrammes, hexagrammes et dodécagrammes flamboyants, il y avait, tenez-vous bien, quedalle. Rien. Nada. Peau d'zobi, quoi.
   Sook plissa les yeux, craignant que sa vue déficiente ne l'ai trahie. Mais non. Pas plus de gardien que de beurre en branche.
   - Cool, commenta-t-elle.
   Puis elle évalua la situation, et considéra que le point faible de l'œil de Bronze était à la jonction des pieds monumentaux et du cercle non moins monumental qui supportait directement la masse de l'énorme boule tournoyante.
   Elle s'approcha de l'un des pieds, solidement implanté dans la structure même de la tour. Elle en évalua la pente, la rugosité, la charge magique, l'altitude. Puis elle entama l'escalade.


   

13 ) Deux duels s'engagent
   

   - Et d'abord, pourquoi que ça serait toi le chef ? S'insurgea Ghibli.
   - En raison de la sagesse de ma race, ou parce que je suis l'aîné du groupe, ou parce que c'est comme ça qu'on avait décidé de faire avant que monsieur ne fasse son cirque, rétorqua Sarlander, un peu las.
   - Bien sûr, c'est toujours le pauvre nain de service qui fait la bête de somme tandis que les grands commandent et font la loi. C'est toujours la même chose, c'est d'la discrimination moi j'dis, mais un jour ça va mal finir tout ça, on va s'révolter et on, on va foutre le feu partout, tu vas voir... Ce sera le réveil des nains, l'aube des nains, le monde tremblera sous le joug des féroces nains de guerre ! Ah !
   - Je crois que ce qui t'ennuie, c'est surtout que ce soit un elfe qui commande, pas vrai ?
   - 'porte quoi, cesse de dire des sottises. Et puis d'ailleurs, tu n'es même pas l'aîné du groupe. C'est elle là. Alors je te le redemande, pourquoi Vertu t'a nommé chef ? Si c'était un autre que toi, je penserais que tu lui aurais accordé des... faveurs spéciales, mais les choses étant ce qu'elles sont...
   - Je crois que Vertu m'a fait chef par élimination. Toi, tu es impulsif et prompt à te jeter dans la bataille quelle que soit la force de nos ennemis. L'intrépidité constitue souvent un avantage au combat, mais pas pour notre mission du jour, qui requiert de la subtilité. Piété a l'étoffe d'un chef, mais pas encore l'expérience. Clibanios souffre d'un handicap particulier, en ce sens qu'un capitaine doit savoir se faire comprendre promptement de ses féaux pour qu'ils obéissent sur le champ. Or dans ces circonstances, les féaux en question ont rarement de temps à perdre à décrypter des quatrains. Quant à Xy... eh bien... Ah oui au fait, pourquoi ne t'a-t-elle pas nommé chef à ma place ?
   - Oh moi tu sais...
   - Elle n'aime pas trop se mettre en avant, annonça une menaçante voix de fausset.
   L'immense et obscur couloir où ils se trouvaient, bordé par deux rangées de colonnes de porphyre, leur avait pourtant paru vide de toute présence lorsqu'ils s'y étaient engagés. Le personnage qui leur barrait l'accès présentait un aspect des plus singuliers, plus grand que la moyenne, bien que ses proportions fussent celles d'un homme de taille moyenne, vêtu de ce qui ressemblait à une riche et lourde robe noire semblable à celles des mage, ourlée de rubans pourpres, et coiffé d'une couronne d'argent et de rubis digne d'un grand roi. Mais le plus étonnant était son visage, une face lisse et cireuse, au nez droit et long et aux orbites profondes, dont seul émergeait un regard fixe et froid. Quelle que fut cette créature, elle ne faisait pas vraiment d'efforts pour paraître humaine, ni pour dissimuler la puissance écrasante qui était la sienne, une présence hostile et terrifiante.
   - Quelle joie de te revoir, poursuivit l'importun. Mais dis-moi, as-tu songé cette fois à raconter à tes amis la vérité sur tes petites particularités ? Savent-ils à quelle ancienne race tu appartiens ?
   - Nous savons qu'elle est un dragon, répondit Sarlander (car Xyixiant'h restait coite). Et nous n'en avons cure.
   - Voici une franchise qui m'étonne d'elle, tout comme m'étonne le fait qu'elle vous accompagne au combat. Car sachez-le mortels, celle qui est parmi vous, et qui a sans doute manigancé votre venue ici, est la maîtresse de la duplicité, du mensonge, de la lâcheté et de la fourberie. Ce n'est pas dans ses habitudes d'aller elle-même à la guerre, elle qui préfère ourdir ses complots dans son aire lointaine tandis que les dupes qu'elle a manipulées accomplissent à son profit, et au risque de leur propre existence, ses sales besognes.
   - Tu mens, Machin, elle est pas comme ça, intervint Ghibli.
   - Nain courageux, tu fais honneur aux coutumes de ta race en défendant celle qui se dit ton alliée. Sache que tu n'es pas le premier à le faire. Bien des aventuriers sont venus à moi au cours des siècles, poussés par elle et ses plans tortueux aux fragrances délétères, enchanté par ses paroles, guidés par ses poèmes. Tous sont venus les armes à la main, pour prendre ma tête, car elle a soif de mon sang. Oui, je vois l'incrédulité dans vos yeux, car vous aussi elle vous a charmés, mais je parle bien de celle-ci. Et sachez aussi, vous qui venez à moi, que ceux qui vous ont précédé sont tous morts aujourd'hui, envoyés au trépas par celle qui, comme tous les dragons mordorés, n'est qu'une lâche sans honneur. Sois maudite Xyixiant'h, fille de Straasha.
   - Les mordorés ne sont pas lâches, Markhyxas Sang-de-Skelos. Ils sont amoureux de la vie, au point de ne jamais mettre la leur en danger s'ils peuvent l'éviter. Ils ne livrent pas de vains combats lorsqu'ils sont perdus d'avance. Ils n'affrontent jamais plus fort qu'eux, ils sont sages en cela. Tu me reproches de t'avoir fui ? Non, je t'ai combattu du mieux que j'ai pu, avec les armes les plus appropriées, qui étaient l'intelligence et l'illusion, la manipulation, la tromperie... je n'en avais pas d'autre. Et je t'ai finalement vaincu en te privant des attributs de ta virilité, s'il t'en souvient, avant que tu ne propages de nouveau l'immonde race de ton ancêtre, cela seul m'importait. Oh non, je ne suis pas avide de ton sang, Markhyxas, au contraire, je ne veux que sa disparition. Et ce soleil qui point à l'horizon se lève sur un jour de gloire, car c'est aujourd'hui que périt le dernier des rejetons de Skelos.
   - Ah oui ? Et quelle armée as-tu emmené avec toi pour te protéger, Xyixiant'h, toi qu'on surnomme l'anguille à livrée de paradis ?
   - Je n'ai plus besoin d'armée, abomination, car enfin les choses ont changé. Et maintenant, je puis t'affronter. Et vous, partez ! Je n'ai plus besoin de vous.
   - Mais, si tu te bats... hasarda Sarlander, tentant de se souvenir qu'ils formaient une compagnie d'aventuriers.
   Mais là-bas, la forme humanoïde se dissolvait en une débauche d'anneaux noirâtres, une masse sifflante et tortillante, en croissance rapide, bientôt prête pour le combat final. Tout disait à nos héros qu'ils étaient beaucoup trop près de ces affaires qui les dépassaient, qui n'étaient pas à leur échelle. La prêtresse de Melki se retourna, soudain dure comme l'acier, et congédia ses camarades d'un geste sec. Soudain, ils comprirent. Markhyxas ignorait tout de leur mission, il croyait, poussé par son égocentrisme de dragon, que Xyixiant'h et eux en avaient uniquement après sa vie. Ils se souvinrent que d'après le plan qu'ils avaient lu, la porte sur leur gauche conduisait, moyennant un détour, à la salle qui était leur objectif. Ils s'esquivèrent à toute allure et sans regrets.
   Au cours de leur fuite, un rapide déplacement d'air les informa que Xyixiant'h avait recouvré sa livrée reptilienne à l'occasion du combat. Aucun n'était assez las de la vie pour s'attarder, ni même pour se retourner.
   Deux hurlements venus tout droit du fond des temps se croisèrent. Les ailes claquèrent. Les grands dragons engagèrent la lutte.

   Sook n'était pas une alpiniste chevronnée, mais lorsqu'elle avait une idée en tête, il était difficile de la faire renoncer, aussi parvint-elle finalement, après plusieurs essais douloureux pour son arrière-train, à grimper jusqu'à la jonction des pièces métalliques. La forte poutre de fer formait une sorte de corniche entourant l'œil de Bronze, bien assez large pour qu'un individu de sa corpulence puisse s'installer à son aise. Arrivée là, elle se défit de son sac à dos et en sortit son arme destructrice.
   C'était en métal. C'était cubique. Et ce cube à l'arête longue comme l'avant-bras de la sorcière était formé lui-même de cinq cent douze cubes aux arêtes métalliques emboîtés les uns dans les autres, chacun renfermant une sphère d'un autre métal, une sphère dont la sourde iridescence témoignait de la présence en son sein d'une puissante magie.
   Elle s'aperçut qu'elle n'avait rien prévu pour attacher son engin mortel, et le vent étant violent à ces altitudes, elle craignit que le cube, pourtant dense, ne fut emporté, aussi défit-elle la longue bretelle de cuir souple qui équipait son sac et en ficela-t-elle son colis à un boulon saillant de la construction. Tout à son ouvrage, elle n'avait pas vu qu'elle n'était pas seule, au sommet de la Tour de Fer.
   Un mouvement rapide à la limite de son champ visuel l'alarma, mais trop tard. Ayant à peine le temps de comprendre ce qui lui arrivait, Sook se sentit soudain transpercée par une rapide succession de très vives douleurs, comme des pieux ardents enfoncés dans sa chair et qui lui arrachèrent un glapissement pitoyable. Un réflexe la fit violemment sursauter, et elle chut le long du pied d'acier qu'elle avait eu tant de mal à escalader, parvenant toutefois à ralentir sa chute en s'accrochant désespérément aux runes en relief qui lui avaient servi de prises lors de la montée. Mais la faiblesse de ses membres lui fit bientôt lâche prise, et elle roula le long du plan incliné en forte pente, jusqu'à s'écraser contre le sol de fer.
   - Tiens tiens, mais qu'avons-nous là ? Ne dirait-on pas un jeune voleur ? Ah je vois, tu fais sans doute partie de la clique qui s'est introduite dans le réduit du vieux fou. Je ne sais pas ce que tu es venu chercher ici, mais c'est la souffrance et la mort que tu vas trouver en fin de compte.
   Un homme se tenait là. Un physique quelconque, la cinquantaine, des cheveux gris en désordre. Sous lui piaffait un hippogriffe, sa monture volante. Son gris et lourd manteau était celui de quelqu'un qui, tout en voulant se donner des airs d'humilité, n'en était pas mois gravement atteint par les ravages de la vanité et de la quête du pouvoir. Il était nerveux, autant que son animal, posé sur la corniche. Son arme, un puissant bâton d'argent, pulsait dans sa main d'une lueur rouge de mauvais augure.
   Il était trop loin pour que les mauvais yeux de Sook ne discernent ses traits, mais peu importait à la sorcière, qui comprenait bien qu'elle avait affaire à un ennemi. Il lui fallait gagner du temps, ça aussi, elle le comprenait. Peut-être était-ce le reste d'un de ses sortilèges protecteurs qui, incomplètement dissipé, lui avait épargné de périr lors de cette chute, peut-être était-elle plus résistante que sa misérable stature ne le laissait supposer, ou peut-être, plus simplement, " l'avait-elle ". Mais quelles que fussent les circonstances qui lui avaient laissé la vie, elle n'en était pas moins sonnée, brisée et très affaiblie, à peine capable de relever le buste, les mains à plat sur la surface rouillée, au bout de ses bras tendus.
   - Qui es-tu donc ?
   - Moi ? Mais je suis Marakhter voyons !
   - Marakhter... Marakhter...
   - Parbleu, tu ignores mon nom ?
   - Du tout, du tout, ça va me revenir. Attends, il faut que je reprenne mes esprits... J'ai déjà entendu un nom comme ça... Marakhter... Vous êtes dans les vins et spiritueux non ? La fameuse liqueur de la mère Marakhter...
   - Mais non voyons, je suis sorcier. C'est un monde ça ! Marakhter ! On ne connaît que moi !
   - Je suis désolée. Vous avez inventé un sort important, quelque chose comme ça ?
   - C'est trop fort. Alors on se décarcasse des années durant pour le bien public, on dirige, on légifère, on négocie, on complote, et personne ne vous reconnaît. Ah vraiment, j'aurais dû écouter ma mère quand elle m'a défendu de faire de la politique, ce n'est vraiment pas le moyen de s'attirer la gloire.
   - Ah, mais vous faites de la politique ! Comme c'est intéressant ça.
   - Oh, ne faites donc pas semblant, je sais bien que ça ennuie tout le monde. Et pourtant, il y a comme une beauté secrète et mystérieuse à une réforme bien menée, à un budget équilibré, à un équilibre subtil entre plusieurs partis, et tout ça est bien plus utile au monde que toutes ces sornettes d'aventures, d'explorations et autres pillages de donjons. Et pourtant, de qui parle-t-on dans les tavernes ? Sur qui fait-on des chansons ? De qui les posters décorent-ils les chambres des adolescentes ? Oh non, pas l'affreux Marakhter, il n'y en a que pour tous ces gommeux, ces freluquets, ces jean-foutres de fainéants d'aventuriers qui ne font rien de leurs journées que se rouler les pouces et se faire admirer.
   - Eh oui, je vous comprends.
   - Tenez, le dernier de ces apaches à faire fureur, comment s'appelle-t-il déjà ? Il a trouvé un pseudonyme grotesque, du genre Moloch l'Eventreur...
   - Morgoth l'Empaleur.
   - Exactement. Ah, lui, vous connaissez son nom, je le constate.
   - Et pour cause, j'étais en sa compagnie pas plus tard qu'il y a une demi-heure.
   - Ah oui ? Eh mais... Dites-moi, vous n'êtes pas en train d'essayer de gagner du temps, des fois ?
   - Croyez-le, je suis navrée de devoir employer de tels procédés. Nous avons un duel, me semble-t-il ?
   - Il faudrait pour cela que vous soyez sorcier.
   - Je suis sorcière.
   - Ah. Je suis confus de ma méprise, madame. Dans ce cas, battons-nous. J'ai d'autres affaires qui m'attendent.
   - Je crains qu'elles ne vous attendent longtemps, monsieur.


   

14 ) L'aventure, c'est un sale boulot
   

   Tiberius ouvrit de grands yeux horrifiés. Vertu avait sabré les deux gardes sans coup férir et, c'était le plus stupéfiant, sans qu'ils ne puissent émettre le moindre son. La gorge tranchée, ils s'étaient effondrés l'un sur l'autre selon la trajectoire précise souhaitée par leur assassin, qui avait pu retenir leur chute. Le jeune sorcier venait visiblement de comprendre ce que la voleuse entendait exactement par "neutraliser les gardes", mais Morgoth se surprit à trouver cela normal. Depuis quand était-il devenu insensible à la mort d'un homme ? Après avoir dissimulé les corps dans quelque réserve de nourriture où on ne risquait pas de les découvrir avant longtemps, elle partit en éclaireur de son pas de félin en chasse.
   - Euh... lui lança fort éloquemment Tiberius en désignant la voleuse, sur le mode "on a le droit de faire ça ?".
   - Oui, je sais.
   - Mais... euh...
   - Eh.
   - Ben...
   - En gros, oui.
   - Mais tout le temps ?
   - L'aventure, c'est un sale boulot.
   - Alors ça. Enfin, je me doutais que c'était violent, mais ces gardes n'ont même pas eu une seule chance.
   - Vertu n'est pas du genre à laisser une chance à ses ennemis.
   - Mais comment supportez-vous une telle chose, vous qui me semblez être un honnête homme ?
   - Il est vrai qu'il y a quelques mois encore, j'étais idéaliste et naïf, et de telles actions m'auraient à coup sûr révolté. Je crois que les rigueurs de la vie m'y ont rapidement endurci, sans que je puisse rien faire pour le prévenir, ni revenir à mon innocence passée. Je sens parfois monter en moi un mal sournois, semblable à une possession diabolique qui s'insinuerait entre mes pensées conscientes pour envahir peu à peu mon âme par les chemins obscurs du monde des rêves. Je lutte et me débats, mais plus le temps passe, et plus je peine à repousser de mon âme la souillure immonde de la brutalité, de l'avidité, du vice, de l'incontrôlable soif de puissance qui a perdu tant de sorciers illustres avant moi. Reviendra-t-elle jamais, la candeur perdue de la jeunesse ? Comment puis-je mettre un terme à mon tourment ?
   - Prends un fervex, conseilla Monastorio. Et puis tais-toi donc, on essaie de rester discrets.
   - Tu es bien nerveux.
   - J'ai de bonnes raisons. Les guerriers de la Griffe Noire, ils se rapprochent, je le sens. Et crois-moi compagnon, ce ne sont pas des rigolos.
   - Tu as l'air de bien les connaître.
   - Et pour cause, j'ai été l'un d'entre eux. Assez discuté, voici Vertu qui nous fait signe de la suivre.

   Xyixyant'h cabra son poitrail recouvert de larges écailles réfléchissantes pour recevoir le souffle ardent de Markyxhas. Les griffes du drake igné avaient laissé des failles béantes dans son armure, mais pas assez pour qu'elle ne put surmonter l'épreuve. Environnée de flammes, elle ne pouvait voir clairement l'adversaire, mais sentait sa présence massive devant elle. Sans prévenir, elle lança son propre souffle, une onde de choc assourdissante qui frappa le ver maléfique alors qu'il s'apprêtait de nouveau à bondir. Foudroyé dans son élan, il dut se jeter à terre. Les couloirs de la Tour de Fer, quoique monumentaux à l'échelle des hommes, ne lui permettaient pas de prendre son ampleur maximale. Il se retourna, pour constater que le pan de mur derrière lui avait été pulvérisé par le hurlement strident du mordoré, qui recouvrait peu à peu ses facultés. Markyxhas profita de l'aubaine et se jeta dans l'orifice, à l'encontre du vent frais du matin.
   Avec retard, elle le suivit. Et nombreux furent les habitants de Jhor qui, éveillés de bon matin par la déflagration, levèrent les yeux au ciel et suivirent, horrifiés mais captivés, le duel des deux dragons.

   - Malheur, on est découverts, s'écria Monastorio consterné. Regardez, les voilà, en bas !
   Vertu et les siens tentaient maintenant de traverser une passerelle surplombant le vide vertigineux, et de là, ils avaient une très belle vue sur les sorciers qui, en dessous d'eux, s'activaient. Ils étaient nombreux, et accompagnés de nombreuses créatures invoquées. Par bonheur, ils n'étaient pas encore à portée de tir.
   Une boule de feu éclata juste devant eux. Les sorciers de la Tour de Fer n'étaient pas des plaisantins.
   - Courez !
   Ils foncèrent vers une porte blindée en demi-lune, et l'ouvrirent, aux aguets. Le couloir était désert, et menait à un escalier étroit qui montait, normalement, jusqu'à la pièce qui était leur objectif.
   - La plate-forme, devant la porte, est à l'abri des coups directs. Je crois que c'est là qu'on peut laisser les esclaves mécaniques de Sook, ils arrêteront les magiciens un petit moment, si elle ne nous a pas menti.
   Vertu, toutefois, semblait peu convaincue par ses propres propos. Ils laissèrent là les trois mécaniques, gardiens impassibles de leur sécurité, et montèrent à l'escalier.
   Les petits couloirs de service le cédaient aux escaliers tortueux, les locaux techniques et les réserves de nourriture se succédaient. Puis, ils parvinrent à une porte qui semblait être faite d'argent poli, et qui était fermée, sans mécanisme d'ouverture visible.
   - Morgoth, un sort ?
   - Inutile, cette matière est imperméable à la magie.
   - Donc, cette porte n'est pas enchantée ?
   - De par le fait.
   - Donc, il y a forcément un mécanisme quelconque quelque part. C'est sûrement derrière un de ces panneaux, regardez bien...
   - Inutile, intervint Tiberius, je connais bien ce type de portes, j'ai travaillé dessus. Il suffit de pousser dessus, bien uniformément, des deux mains, voyez...
   - Non !
   Mais pourtant, contre toute évidence, le jeune Tiberius K. Redshirt ne fut pas du tout pulvérisé par un glyphe de garde, ni par une décharge électrique, ni par quoique ce soit. Le panneau de métal glissa sans bruit vers le haut et disparut dans le plafond. Derrière se trouvait un réduit, un petit couloir sombre, seulement éclairé par une vaste baie ouverte sur l'espace intérieur de la tour, et offrant une belle vue sur la plate-forme. A l'autre bout, la porte, la fameuse porte qui ne s'ouvrait que de l'autre bout du bâtiment. De l'autre côté, leur objectif, sans doute.
   Lorsqu'ils furent entrés, la porte réfléchissante redescendit, toujours sans un bruit.
   - Bon, il n'y a plus qu'à attendre que les autres fassent leur boulot.

   - Tu veux passer en force ? S'inquiéta Piété.
   - Je compte trois sorciers, deux de leurs acolytes,
   Une wyverne trop grosse pour qu'on la fritte,
   Et ces deux tourbillons sont des élémentaires
   Mineurs mais pas commodes, de la variété d'air.
   Et nous, quatre ahuris, et pas les plus balèzes,
   On a une chance sur quatre mille sept cent treize.
   Cela dit je confesse qu'il a pu m'arriver
   Parfois, mais rarement, un peu de me tromper.
   
- Foutaise, dit Ghibli.
   - J'abonde, ami nain, poursuivit Sarlander. Nos chances sont meilleures qu'il n'y paraît. Voici mon plan.
   Les quatre aventuriers conférèrent un instant à mi-voix, derrière le coin de couloir en T qui les séparait de leurs ennemis, lesquels les séparaient à leur tour de la salle d'activation des portes. Sarlander et deux des guerriers mécaniques de Sook se postèrent un peu en retrait. Ghibli brandit sa hache, Clibanios son luth magique qui faisait aussi arbalète, Pïété reçut l'arc et les flèches de l'elfe, qui n'en avait pas un grand usage. Avec un des guerriers mécaniques, ils débouchèrent à découvert, en faisant semblant d'être surpris.
   Les cinq sorciers les virent, et lancèrent à leur poursuite leurs bêtes, tandis qu'ils préparaient leurs sortilèges. Mais les armes de jet des aventuriers firent rapidement des ravages, ignorant les monstres invoqués pour se concentrer sur les mages eux-mêmes. La hache de Ghibli trouva la poitrine d'un des acolytes, le carreau de Clibanios pétrifia net l'un des grands sorciers, et la flèche de Piété transperça le bras d'un de ses collègues. Deux giclées de projectiles magiques enflammés jaillirent alors en sifflant du groupe de mages, contournant les monstres pour fondre sur nos camarades.
   Heureusement, la machine de Sook était efficace. Conçue pour lutter contre les magiciens, elle était en effet dotée d'un bouclier annulant les sortilèges élémentaires à quelques pas autour d'elle, et les projectiles s'écrasèrent pitoyablement sur le bouclier invisible.
   Tous quatre, ils prirent alors la fuite, faisant mine de poursuivre leur route. Les sorciers et les monstres les suivirent en criant.
   Ils s'aperçurent trop tard qu'ils venaient de tomber dans un piège. Sarlander poussa un hurlement terrifiant en bondissant, hache en avant, sur l'un des sorciers qu'il décapita. L'élémentaire qu'il avait invoqué fut aussitôt rappelé dans sa lointaine dimension d'origine. Ghibli à son tour fit vrombir sa hache, et Piété embrocha la wyverne de son trident, pas assez pour l'occire, mais suffisamment pour tenir hors de portée la queue de scorpion à l'aiguillon mortel. Les ailes du monstre, lointain cousin dégénéré des dragons, battirent l'air, empêchant les mages survivants d'activer leurs protections. C'est alors que les arbalètes à répétition des automates entrèrent en action. Chacune tirait de lourds carreaux anti-magiques, propres à transpercer les protections habituelles.
   Le combat s'acheva rapidement, sans perte du côté de nos amis.
   - Vite, pressons, nos compagnons doivent attendre notre intervention, là-haut.
   Ils pénétrèrent en trombe dans la salle des activateurs, surprenant un malheureux technicien, qui n'eut pas le temps de comprendre ce qui lui arrivait avant de tomber sur les coups de Piété.
   Il y avait une grande rangée de pupitres avec plusieurs chaises tournantes, de nombreux cadrans clignotants, des indicateurs, et des boutons, des boutons, et encore des boutons... Il semblait qu'on avait épuisé la production annuelle de boutons du continent pour construire cette salle.
   - C'est lequel, pour ouvrir la fameuse porte ? Demanda Piété.
   - Ben...


   

15 ) Sook, faut pas la faire chier
   

   Sook était condamnée à passer à l'offensive, puisqu'elle avait sottement épuisé ses sortilèges défensifs avant le combat. Elle lança un éclair contre Marakhter, mais celui-ci disposait visiblement d'une protection contre les sorts élémentaires, et l'éclair se scinda en deux juste avant de frapper sorcier et Hippogriffe. Dans la foulée, elle projeta une volée de flèches enflammées contre son adversaire, qui déploya alors sa cape grise, qui s'avéra alors être elle aussi une protection magique. Il commença à entonner une invocation, sans doute pour s'attirer le concours de quelque puissante créature, mais la magicienne l'interrompit par un jet de dague qui, bien qu'imprécis (rappelons que notre héroïne était fort myope), ne rata l'Usurpateur que de quelques centimètres.
   Il vit alors qu'elle s'était rapprochée dangereusement, et comprit alors qu'il n'avait pas affaire à un sorcier ordinaire agissant selon les bons usages des duels de mages, mais à une aventurière sans scrupules, pour qui seule comptait la victoire, fut-ce par les viles armes d'acier. Comprenant le danger, Marakhter décida de prendre du champ, et ordonna à sa monture de l'emporter un peu en retrait, pour profiter de l'avantage que confère la suprématie aérienne.
   C'était précisément ce que Sook attendait.
   Elle attendit qu'il fut à bonne distance pour lancer sur son ennemi le plus fourbe de ses sortilèges, une conjuration peu connue mais à l'efficacité mortelle, en certaines circonstances.
   Chute de plume.
   Et aussitôt, l'hippogriffe se retrouva battre l'air désespérément de ses moignons d'ailes, dans le nuage de ses plumes perdues, avant de se mettre à tomber rapidement dans un horrible piaillement de bête qui se sait perdue, emportant avec lui Marakhter. Et ils churent ainsi durant de longues et horribles secondes le long des flancs de la tour, voyant à côté d'eux filer à toute allure gargouilles, gouttières et personnel d'entretien. Mais Marakhter n'était pas arrivé à sa position sans un certain contrôle de lui-même, ni sans une certaine prudence. Il avait prévu quelque chose au cas où la bienveillante sollicitude d'un de ses concurrents en politique l'aurait conduit " par accident " à passer par une fenêtre.
   Encore une fois, sa cape lui sauva la vie en se déployant autour de lui. Et tandis que sa monture finissait en tas de viande malpropre sur un des contreforts de la gigantesque tour, l'Usurpateur remontait, propulsé par un sort de vol.
   Il revint sur la plate-forme sommitale, et vit que Sook était affairée à rechercher dans son sac quelque provision, car elle était fort altérée après son duel.
   Il ne ferait pas deux fois la même erreur. Rien ne vaut une belle boule de feu. Depuis ses débuts en sorcellerie, il avait cette conviction, que du reste il partageait avec Sook. Il gardait toujours, dans un coin de son esprit, une boule de feu. Oh, mais pas la boule de feu ordinaire, non, une boule de feu de maître es-boule de feu, nourrie, soignée, peaufinée, surdimensionnée, une boule de feu garnie de gadgets magiques admirables destinés à en augmenter la précision, à lui faire transpercer les protections magiques les plus puissantes.
   Sook entendit le chuintement qu'elle connaissait si bien. Elle se retourna pour voir la sphère écarlate fondre sur elle.
   Explosion.
   Le soleil levant, l'espace d'un instant, fut éclipsé.
   Marakhter contempla avec satisfaction la forme noircie de Sook, hurlant de douleur. Il voyait les membres de son ennemie déjà pris par la raideur que procure la cuisson des muscles. Elle périssait d'une bien vilaine façon, celle qui l'avait défié. Et ça durait. Et ça durait. Elle brûlait, et brûlait encore. Mais que se passait-il, elle se relevait ?
   Elle était debout maintenant, noire, rouge, luisante de flammes. Sa bouche crachait des étincelles rougeoyantes mais continuait à hurler... Mais ce n'était pas un hurlement. C'était un rire ! Les yeux incandescents s'ouvrirent. Les ailes noires se déployèrent, la queue de Sook fouetta l'air.
   Et l'œil de Bronze pivota soudain sur son axe, furieux, effrayé, et fixa en contrebas la forme terrible du démon, la monumentale pupille écarquillée, les éclairs pulsant selon un rythme frénétique.
   - Toi !
   Marakhter se souviendrait longtemps dans ses cauchemars du sourire mauvais de Sook lorsque, sans même se retourner, elle tendit la main derrière elle, et projeta une vomissure de flammes en direction de l'armature d'acier.
   La machine infernale qu'elle y avait installé explosa alors. Et la boule de feu de Marakhter n'était rien contre les cinq-cent douze boules de feu qui, en une fraction de seconde, déchirèrent l'atmosphère, l'emplissant d'une thermie insupportable.
   Le pied d'acier ploya à la jonction du cercle, et l'œil de Bronze sombra dans un fracas indicible, projetant d'énormes plaques d'airain, des rouages et des fluides magiques sur toute la plate-forme.
   Atterré, Marakhter comprit alors à quoi il avait affaire. Sagement, il activa un sort de téléportation, et quitta la scène.
   Puis, la Sorcière Sombre reprit sa forme d'origine, et avec la satisfaction d'un ancien devoir accompli, se mit en quête de quelque pièce d'étoffe propre à couvrir son osseuse nudité, et surtout, à dissimuler sa queue.


   

16 ) La foire au bourrin
   

   - C'était quoi ce bruit ?
   - ça venait d'en haut. A mon avis, c'était Sook.
   - Mais enfin c'est pas possible, c'est juste Sook, la petite Sook !
   Broom Broom...
   - Et c'est quoi ça ?
   - C'est juste la petite Sook.
   - C'est dingue, je me souviens encore de la première fois où je l'ai vue, avec ses socquettes à pompons...
   - Dans mon souvenirs, c'était pas des pompons, c'était des crânes de rats. Passe-moi la scie transverse hélicoïdale.
   Vertu essayait de tuer le temps en cherchant un moyen d'ouvrir la porte, mais malgré sa science de ces choses, elle ne parvenait à rien de probant. Les garçons pour leur part assistaient au spectacle de la lutte sans merci entre les trois guerriers de métal et les magiciens et gardes de la Tour de Fer. Et pour l'instant, ça tournait plutôt à l'avantage des jouets de Sook. Dès qu'un des mages s'avançait, il se faisait soigneusement canarder de carreaux d'arbalète tirés en abondantes rafales, et si jamais il avait le temps de lâcher l'un de ses sortilèges, il ne faisait pas grand mal à des machines spécifiquement conçues pour y résister.
   - Oh oh. Je sens que ça va se gâter. Regardez qui s'amène.
   - Qui sont-ils ?
   Il y avait deux guerriers en armure noire, dans le même genre que celle de Mark, mais en plus sobre. Tous deux portaient une cape rouge et un écu aux armes du dragon noir, au moins ne se cachaient-ils pas de leur allégeance. L'un était presque un géant, rouquin à barbe soignée et cheveux courts, approchant la cinquantaine. L'autre était bien plus jeune, son disciple sans doute, mais bien que son impatience fut visible dans ses mouvements, il n'y avait rien dans ses gestes qui ne fut réfléchi. Les mages peureusement dissimulés derrière quelques accidents du terrain s'écartèrent pour les laisser passer.
   - Les fameux chevaliers de la Griffe Noire, les serviteurs de Naong. J'ai été l'un des leurs, jadis. Les guerriers mécaniques ne tiendront pas.
   - Tu es sûr ?
   - 'fait pas un pli. Je vais leur prêter main forte. Je connais leur technique, c'est moi qui ai le plus de chances.
   - Eh mais... Je rêve ou il y va tout seul ?
   - Laisse-le si ça l'amuse, conseilla Vertu à Mark. C'est la première fois que je le vois faire preuve d'un certain caractère viril, ne décourageons pas les bonnes volontés. Tiens, passe-moi la tricoise à double binche de biche.
   - Celui-là ?
   - Oui. Ah, cochonnerie, ce bidule est coincé... Bougre de... Gni... Tiens, tire ici pendant que je dévisse ce machin-bidule là.
   - Têtard bicéphale de marigot croupi, jura Morgoth(4), Monastorio avait raison, les créations mécaniques de Sook se sont fait hacher menu. Tiens, le voilà justement qui arrive.
   - Et comment il se débrouille, l'hidalgo ?
   Morgoth jeta un œil en contrebas, et vit avec horreur les deux chevaliers à l'armure noire emprunter la passerelle au petit trot, sûrs de leur force, suivis de loin de leurs magiciens. Bientôt, ils les auraient rattrapés.
   Mais ils s'arrêtèrent net. La grande porte de fer venait de s'ouvrir, projetant sur l'immense hangar un rectangle de lumière crue. La longue silhouette de Monatorio s'y encadrait, immobile et sinistre. Il releva la tête et montra à ses ennemis son visage déformé par un rictus démoniaque, nulle trace de peur ne pouvait se lire dans son attitude. D'un geste, il ôta le manchon qui protégeait la lame de feu de son bâton-lance. Puis il fit de même à l'autre extrémité, découvrant une deuxième lame de feu. Il fit quelques dextres moulinets pour prouver la maîtrise qu'il avait de son arme redoutable, puis se mit en garde. Les deux sicaires de Naong firent signe à leurs suivants de s'éloigner, puis tirèrent leurs propres épées, et coururent sus à leur frère félon. Les lames s'entrechoquèrent, presque avec légèreté, dans un vrombissement audible depuis le promontoire, elles tourbillonnaient si vite que les yeux pourtant exercés du jeune sorcier parvenaient à peine à saisir les enchaînements complexes, les enjeux éphémères de l'engagement. Les trois hommes dansaient plus qu'ils ne combattaient, interprétant à merveille cette mortelle chorégraphie née le jour où, des tréfonds des âges obscurs, le frère affronta son frère. Un observateur inattentif aurait pensé que les coups n'étaient pas portés, et pourtant, chacun d'entre eux aurait sans peine tranché un fer-vêtu et son cheval. Les éclairs, les flammèches jaillissantes entouraient les trois formes bondissantes, dansant autour d'eux à chaque coup, on eut dit la forge des dieux. Leurs membres se tordaient à la limite de la résistance des articulations, leurs muscles avaient la grâce et la célérité de ceux des chats, la moindre de leurs postures était un miracle d'équilibre, évitant ici, parant là. Et dans ce jeu redoutable, Monastorio se montra le maître. Bien qu'il fut seul contre deux, bien que ses adversaires l'eussent pris en tenaille, lui les tenait en respect de sa double lame. Etait-il le plus rapide ? Le plus fort ? Le plus expérimenté ? Rien ne permettait de le dire. Il les gardait hors de portée par son audace sans nom, par son assurance. Morgoth sut à cet instant en le voyant que Monastorio avait une qualité dont lui-même ne pourrait jamais se vanter. Il pouvait s'abstraire de toute idée de défaite. Il pouvait abolir en lui le doute. Il pouvait, le temps d'un combat, abandonner loin de lui toute faiblesse humaine pour ne garder dans tout son être que ce que Vertu lui avait, jadis, décrit comme étant l'essence même de la discipline martiale : pourfendre son adversaire.
   - ça... ça va, répondit enfin le sorcier, la gorge sèche. Il assure tranquille.
   Mark intervint alors, piqué au vif dans ses viriles prérogatives de paladin par l'étourdissante démonstration de celui qui, de son propre aveu, ne savait pas se battre.
   - Bon, ben s'il veut jouer au plus con, on sera deux, et il est pas sûr de gagner. Amusez-vous bien pendant ce temps, moi je vais l'aider un coup.
   - C'est ça, ramène le pain en passant.
   Et le paladin de Hegan s'en fut en courant, avide d'en découdre.
   - Ah je vous jure, les bonshommes.

   Pendant ce temps, le duel des dragons s'était déplacé vers le bas. Markhyxas avait finement joué en amenant son adversaire à le poursuivre à basse altitude près des remparts. là, il avait reçu le renfort des mages de bataille qui assuraient la protection externe de Jhor. Xyixiant'h s'était tout d'abord sentie faible, puis lourde, et avait dû se poser sur une place de quartier, provoquant la fuite des commerçants ambulants qui y installaient leurs étals. Puis, une sorte de filet était apparu, d'une matière grise et collante, tout d'abord sur les arêtes de ses ailes, puis sur la totalité de son corps, l'enveloppant d'une solide entrave qui à chaque seconde resserrait son étreinte. La queue monumentale frappa un bâtiment dont le rez-de-chaussée était occupée par l'atelier d'un cordonnier, et qui avait le malheur d'être au coin d'une rue. Il s'effondra dans un concert de hurlements, auxquels se mêlaient les cris de rage de la prêtresse saurienne. Elle frémissait, tremblait de rage, ses écailles se hérissaient sur tout son corps. Mais que pouvait-elle faire ?
   Soudain, elle se tut. Elle s'immobilisa parfaitement et fit silence. Elle fit ralentir les battements de son cœur, bloqua sa respiration, et se concentra. La rage destructrice de dragon qui l'habitait s'éloigna un instant. Elle tendit l'oreille autant qu'elle le put. L'ouie du dragon mordoré est prodigieuse. Elle isola les bruits de panique, d'incendie, les conversations affolées des habitants. Elle tenta d'oublier Markhyxas qui, au loin, faisait son demi-tour pour revenir l'achever. Elle se concentra sur les sons autour d'elle, et finit par trouver ce qu'elle cherchait. Le sourd marmonnement d'une demi-douzaine de mages de bataille. Où pouvaient-ils être ? ça venait de par là... pas ce bâtiment, pas celui là... C'était cette tour oblongue, là-bas, à trois cent pas. Ils étaient là. Elle tourna lentement la tête, vit du coin de l'œil le drake igné qui fondait sur elle pour la calciner de son souffle ardent, et avec elle une bonne partie du quartier. Tout était dans la synchronisation.
   Elle concentra alors toute la puissance de son souffle en un mince et long pinceau. Elle se dressa de toutes ses forces au-dessus de la ligne des bâtiments, et cracha son rayon destructeur. Un clocher qui se trouvait sur le chemin fut vaporisé, la tour des magiciens explosa. Rares furent ceux de ses occupants qui réchappèrent à la puissante vague d'énergie, et tous ceux-là restèrent sourds jusqu'à la fin de leurs jours. Aussitôt, la toile se dissipa. D'un bond, Xyixiant'h évita la marée de feu que son ennemi avait libéré, et qui se répandait maintenant dans les rues étroites de la ville.
   Pour Markhyxas, au désespoir, il était temps de fuir. Pour l'instant, sa vitesse acquise lui permettait de mettre quelque distance entre lui et Xyixiant'h, mais l'accélération de cette dernière, il le savait bien, lui permettrait de le rattraper rapidement. Toute sa vie durant, il avait dû se méfier des manigances du dragon mordoré, mais aujourd'hui, il se rendait compte que c'était une toute autre créature qu'il affrontait. Une créature conçue pour affronter les démons les plus puissants, une machine à conduire la guerre contre le mal. Le dragon mordoré n'avait pas accompli ses dernières métamorphoses, mais il était déjà de taille à lutter contre les vers les plus puissants. Bientôt, si on ne l'arrêtait pas, les dieux du mal eux-mêmes devraient craindre sa puissance.
   Dût sa fierté en souffrir, il fallait qu'il fuie, ne serait-ce que pour rapporter au monde des ténèbres qu'à nouveau, un dragon iridié sillonnait les cieux.
   La magie enveloppa le drake igné de la queue au bout des ailes. Il ne fallut que quelques coups d'aile à Xyixiant'h pour le rattraper, mais au moment où elle crut refermer sur lui ses crocs d'argent, il n'en restait déjà plus qu'une vapeur noire et malodorante. Markhyxas s'en était allé lécher ses plaies dans quelque havre secret.


   

17 ) Duel of the fates
   

   Monastorio, d'une feinte magistrale, amena le plus jeune des deux chevaliers à porter une attaque imprudente, qu'il esquiva avant de le précipiter d'un coup de botte par dessus la balustrade. Il chuta, puis retomba lourdement sur la passerelle située dix pas en dessous. Seul avec le plus vieux des deux, il redoubla d'efforts pour rompre sa garde. Mais l'expérience du chevalier parlait pour lui, et bien qu'il reculât, jamais il ne cédait à la panique, et il parvint même, à une occasion, à porter un coup dangereux que le Malachien ne bloqua qu'en toute dernière extrémité. Il poursuivit toutefois son assaut, non pour profiter d'une maladresse hautement improbable de la part de ce rude combattant, mais pour l'affaiblir peu à peu, et tirer parti de son âge relativement avancé.
   Soudain, le plus jeune des deux fut sur la passerelle. Il avait fait un bond surhumain, aidé par les pouvoirs mentaux propres à son ordre, et Monastorio se retrouvait maintenant pris entre deux feux. D'une souplesse hardie, il parvint à échapper à son jeune adversaire, à mettre les deux combattants du même côté, puis recula jusqu'à la porte blindée. Ayant pris du champ, il tendit la main vers la tête inerte d'une des machines de Sook, qui gisait sur la plate-forme après que les combattants de la Griffe Noire l'eussent décapité. Sans qu'il la touche, la lourde pièce métallique fut soulevé et projetée à toute vitesse vers l'activateur de la grande porte, qui s'ouvrit alors dans un lourd grondement métallique. Il put ainsi continuer le combat en reculant, en prenant bien soin de les éloigner de la zone où se trouvaient Vertu et ses compagnons. Il combattit ainsi dans les escaliers, les étroits couloirs, évitant autant que possible de combattre ses deux ennemis à la fois.
   Il recula tout en fouettant l'air de sa longue arme à la lame enflammée, jusqu'à parvenir dans un couloir qui lui offrait l'avantage tactique d'être trop étroit pour que deux combattants puissent efficacement duelliser. Soudain, il vit un élément qui fit germer dans son esprit un plan diabolique. Il venait de franchir une porte ouverte, telle qu'il en avait déjà vu de nombreuses, et l'activateur était juste là, à sa portée. D'un geste, il la referma, et une grille de fer antimagique spécialement traitée descendit trop vite pour que les chevaliers puissent anticiper le mouvement. Et cette grille avait séparé les deux combattants, le plus jeune restant à l'extérieur, le plus âgé étant maintenant seul avec Monastorio dans une salle circulaire bâtie autour d'un puits immense donnant sur les tréfonds de la tour. Ils savaient tous deux à quoi s'en tenir, l'ancien avait combattu avec le plus d'ardeur, il était maintenant épuisé. Tandis que le combat se poursuivait, ses mouvements se firent plus lents, moins puissants, moins précis. Et devant les yeux de son disciple, le vieux guerrier finit par faire une erreur infime, mais mortelle. La lame incandescente de Monastorio lui transperça la poitrine, et il s'effondra sans un cri. Le combattant victorieux se retourna alors pour lancer un regard de défi au jeune disciple, sans doute le giton du vieux à voir sa fureur désespérée, et d'un geste déclencha l'activateur de la porte.
   Il se rua sur lui, mettant toutes ses forces dans la bataille, frappant avec toute sa rage, tant et si bien qu'il mit un instant Monastorio en difficulté, qu'il le fit reculer. Mis en confiance et poussé par la colère, le jeune disciple fit une nouvelle fois l'erreur de sous-estimer son ennemi, d'entrer dans sa feinte, et le paya cher. D'un sournois coup de coude, Monastorio désarma le guerrier, et le déséquilibra, le faisant basculer dans le puits.
   Apaisé, il se pencha alors au-dessus du vide, pour constater que le jeune garçon avait trouvé un moyen de s'accrocher des deux mains à une aspérité du puits. Ainsi, le commandant Monastorio avait gagné, et il comptait bien profiter de sa victoire et de l'impuissance de son ennemi. L'épée ardente du jeune dévot de Naong gisait non loin, il la jeta dans l'ouverture du bout du pied, et contempla sa chute. Puis, de sa propre épée, frappa le bord du puits afin d'en faire jaillir des étincelles et des gouttelettes de matière en fusion, pour déloger son jeune adversaire de sa position.
   Toutefois, les guerriers de la Griffe Noire sont pleins de ressources. Comprenant qu'il fallait faire taire la fougue juvénile qui l'avait tant desservi, il se concentra sur son ennemi, sur son environnement, se remémora l'enseignement de son maître. Il délassa alors tous les muscles de son corps, et en reprit le contrôle. Puis, démontrant la qualité de sa formation, il se projeta en l'air tout en attirant à lui, par ses seuls pouvoirs mentaux, l'arme de son maître qui gisait à terre. D'un bond, il passa au-dessus de Monastorio médusé, atterrit derrière lui, se retrouva l'arme à la main...
   Il y eut le sifflement d'une lame acérée.
   Monstorio se retourna, conscient d'avoir été fort imprudent. Il vit le visage de son adversaire empreint de haine et couvert de sueur. Il vit l'éclair rouge et argent filer le long de son cou. Il vit la jeune tête tomber à terre, suivie du corps, dans un bruit mou. Mark se tenait derrière, la Holy Avenger à la main.
   - Ben aussi, fais gaffe.

   - Tu tiens le plan dans le mauvais sens.
   - Mais non, regarde, la petite marque ici donne l'est.
   - Tu n'y connais rien, elfe stupide, tu vois bien que c'est une mouche morte. Regarde, là l'activateur, et là les portes des cages. Mais la porte qu'on veut ouvrir, c'est ce bouton là.
   - Celui là ?
   - Mais non, tu viens d'ouvrir la porte extérieure. Tiens, c'est celle-ci, là. C'est pas compliqué.
   - Eh, les deux, si on a fini, on peut se tirer d'ici non ?


   

18 ) Backstab
   

   Vertu leva un instant les yeux de son travail et aperçut en contrebas un groupe d'arbalétriers en position de tir, visant ostensiblement Tiberius qui avait omis de se coucher. Elle bondit sans réfléchir, souple comme un chat, et le faucha aux genoux. Il tomba à terre, à l'instant précis où un carreau enflammé se fichait dans le métal là où sa tête ne se trouvait plus. Vertu se releva, adossée à la porte ornée de runes. Elle aida le jeune mage à se relever, à couvert.
   Derrière la voleuse, la porte extérieure s'ouvrit, sans un bruit.
   - Franchement, qu'est-ce que vous feriez si je n'étais pas là ?
   Quel était ce choc dans son dos ? Cette faiblesse soudaine ? Pourquoi Redshirt la regardait-elle avec cet air effaré ? D'où venait tout ce sang qui maintenant maculait sa toge et sa figure ? Pourquoi n'arrivait-elle pas à tomber ?
   - Ils vont le savoir tout de suite, ricana derrière elle une voix qu'elle reconnut tout de suite.
   Condeezza Gowan retira son épée du cœur de Vertu, qui s'effondra face contre terre, vomissant son sang, incapable de respirer. La Reine Noire la retourna sans ménagement d'un coup de botte, sans un regard pour les deux magiciens. Vertu vit le visage hideux de son ennemie penché sur elle, déformé par une fureur indicible. On aurait dit la face d'une lionne achevant une antilope après une trop longue traque.
   La douleur n'était rien, Vertu n'était que stupeur.
   ça ne pouvait pas finir ainsi.
   Trop bête.
   Même pas vengée.
   Injuste.
   Mort.
   Peur.
   Vertu Lancyent sombra dans la nuit, tandis que résonnait dans toute la Tour de Fer le rire triomphant et douloureux de la Reine Noire, enfin victorieuse après tant d'années. Un rire mêlé à un rugissement de dépit, car dans l'âme tumultueuse de cette fille des enfers, il était révoltant que tant de rancœur accumulée s'achève par cette agonie si brève et presque indolore.
   Tiberius resta frappé par la présence écrasante de la Reine Noire, elle-même sous le coup de sa victoire aussi soudaine qu'imprévue, sur sa pire ennemie. Morgoth, lui, ne réfléchit pas. Il jeta sa chaîne de combat qui s'enroula autour du cou de Condeezza, qui glapit de rage. Mais il n'avait pas la vigueur d'un guerrier, ni sa vivacité, et avant qu'il ne parvienne à lui trancher la gorge, sa terrible adversaire avait lâché son épée ensanglantée et, prenant à pleine main la chaîne qui l'étranglait, s'en assura la maîtrise. Elle projeta soudain contre Morgoth un violent éclair d'azur aveuglant contre son ennemi pour s'en dégager. Choqué, il recula jusqu'à traverser la porte derrière lui, qui venait enfin de s'ouvrir. là, titubant, il vit avec un relatif détachement la Reine Noire venir sur lui, sans empressement, sûre de sa victoire sur un si piètre adversaire. Son ennemie disparue, elle se sentait en effet invincible.
   Un nouvel éclair frappa Morgoth, qui mit genou en terre sous l'effet de la douleur.
   - C'est à elle que je réservais ce traitement, mais puisqu'elle est morte avant son tour, tu vas avoir l'honneur de subir à sa place les mille agonies que je lui réservais. Souffre donc, sorcier.
   Et derechef, les éclairs jaillirent, plus puissants que jamais, arrachant de cruels hurlements d'agonie à notre héros qui se tordait maintenant par terre comme un lombric au soleil. Si puissante était l'énergie dégagée par la Reine Noire que le corps martyrisé de Morgoth ne pouvait la contenir, et s'échappait autour de lui en tourbillons mystiques, en éclairs secondaires qui rebondissaient dans toute la vaste salle circulaire où se déroulait le combat.
   Car en fin de compte, ils étaient parvenus à la salle du condensateur. La machine en elle-même semblait n'être qu'un amas de bulbes et de dômes de porcelaine et de verre, transpercés par des piques de cuivre poli, le tout haut comme un immeuble de trois étages. Deux surprenantes créatures s'activaient autour d'elle, pour autant qu'on put les qualifier de créatures. Car les golems de magie n'étaient que des conglomérats de sphéroïdes, de rubans, d'étoiles et de nuées mystiques, flottant librement au sein d'une forme invisible mais vaguement humanoïde, hauts chacun comme deux hommes. Incrédules, ils s'étaient figés pour observer les deux combattants, ne sachant trop que faire, car le monde des êtres organiques leur était totalement étranger et parfaitement incompréhensibles, eux qui n'étaient soumis qu'aux lois de la magie.
   Puis, ils virent que la plus puissante des deux entités, qui avait visiblement le dessus, projeta une puissante décharge contre le condensateur. Certes, celui-ci était conçu pour en absorber bien plus, mais pas de cette façon, pas à cet endroit. Avant que les deux gardiens n'aient pu faire quoique ce soit pour rétablir la situation, les délicats équilibres qui régnaient dans la machine furent rompus, et une chaîne incontrôlable de déflagrations mystiques se mit à en parcourir les canaux.
   Furieux, les deux golems se précipitèrent sur Condeezza, qui du coup oublia Morgoth pour se concentrer sur ses eux. Bien qu'ils fussent insensibles à la magie, elle parvint à les tenir à distance par la seule force de sa volonté, ployant l'espace autour d'elle et leur projetant des éclats de réalité altérée. De curieux phénomènes se produisirent alors, des créatures éphémères et grotesques se matérialisèrent et disparurent presque aussitôt, certaines disparaissant d'ailleurs avant d'être apparu. Des couleurs nouvelles apparurent dans l'univers, des altérations sensorielles, de minuscules boucles temporelles, comme sur un disque rayé. Puis, Condeezza tira son fouet ardent et leur causa de cruelles blessures pour qu'ils se tiennent tranquilles. D'abord surpris par cette violente, les deux golems modifièrent subtilement leur essence propre, puis se mirent à avancer, à avancer vers la Reine Noire ivre de sang...
   Morgoth n'en vit pas plus. Il était parvenu à reprendre quelques forces, et avait à son grand regret puisé quelque énergie supplémentaire dans son anneau vert, fragment de l'Anneau d'Anéantissement. Assez pour se lever, et fuir loin de cet enfer magique. Il tira Tiberius par la manche, et tous deux, ils transportèrent au loin le corps sans vie de Vertu.

   Ils n'allèrent pas loin. Trois pas plus loin, ils tombèrent sur des sbires de Condeezza, armés jusqu'aux dents et d'humeur homicide. Mais ils ne les virent pas longtemps, car avant même d'avoir pu se préparer au combat, leurs vues à tous deux se brouillèrent. Il leur sembla que des cloches se mettaient à carillonner dans leurs oreilles. Puis, un vent puissant les frappa, et en ouvrant les yeux, ils virent qu'ils avaient été transportés par magie sur la plate-forme sommitale de la Tour de Fer.
   Il y avait là Dumblefoot, visiblement affairé à quelque sortilège, et son noir séide impassible, et puis Sook, curieusement drapée dans un étendard royal de Gunt. Derrière eux, un capharnaüm indescriptible de machines fondues et de tôles tordues, restes dérisoires de l'artefact qui avait fait la fierté du Convenant Royal. A leur tour apparurent dans un pentagramme de sang Monastorio et Mark, puis enfin le groupe de Sarlander.
   - Hélas, s'excusa le vieillard, je ne trouve nulle part votre elfe.
   - Elle est là, voyez, dit Mark. C'est ce grand dragon qui cercle à quelque distance de la tour.
   Effectivement, Xyixiant'h orbitait à une raisonnable altitude, attentive à tout mouvement dans les airs. Car les forces armées du royaume de Gunt, même privées de leur pièce maîtresse qui était Markhyxas, n'en étaient pas moins appuyées par une impressionnante variété de créatures et de machines volantes, que l'on avait alarmées et qui, petit à petit, s'amassaient dans les cieux. Il faut dire toutefois, pour être honnête, qu'ils ne faisaient pas trop de zèle pour aborder le grand dragon mordoré, dont les cercles menaçants suffisaient à inspirer le respect.
   - Merveilleux ! Ah, quel spectacle... Mais j'y songe, pourrait-elle nous transporter en lieu sûr ! Ce serait plus sûr que tout autre moyen magique.
   - Certes, certes. Notre mission consistait à vous ramener jusqu'à la tour de Banaga, où vos partisans se rassemblent, alors si cette destination vous agrée...
   Le Magiocrate ne fit pas d'objection. Mark fit donc un geste pour attirer l'attention du dragon. Dans les airs, elle avait l'air grande. Mais une fois posée, avec des points de repère, elle était colossale. Elle débordait de tous côtés. Elle était plus grande, en fait qu'ils ne l'avaient jamais vue, plus brillante aussi, en quelque sorte, plus complète. Ceux qui avaient déjà eu le loisir d'étudier les écailles de son mufle en comptèrent un plus grand nombre. Quand à Tiberius, bien qu'il en eut vu assez en quelques heures pour combler toute une existence de souvenirs épiques, il béait. Il avait cru jusque là que quand les autres qualifiaient Xyixiant'h de " dragon ", c'était une métaphore, une taquinerie, ou une plaisanterie entre eux faisant référence à une anecdote dont il n'avait pas connaissance. Eh bien non, c'était un dragon.
   Et ils montèrent dessus.
   Elle décolla, et rapidement, laissa derrière elle ses poursuivants. Alors Morgoth, ayant laissé son sinistre fardeau à Mark, se rapprocha de la tête de sa douce et tendre, et lui hurla dans l'oreille :
   - Elle est morte. Vertu est morte.
   - Je sais, répondit mentalement le dragon.
   - Xy, pourras-tu la ressusciter ? Pourras-tu la sauver ?
   - J'essaierai, Morgoth, j'essaierai.


   

19 ) La fin de la Compagnie
   

   Ce qui pour un peuple passe pour une marque de barbarie est souvent chez un autre un usage normal et honorable. Morgoth, qui se flattait de son esprit large et avait pas mal voyagé, le savait bien. Pourtant, il avait du mal à comprendre comment les habitants de Gunt pouvaient se livrer à de telles pratiques funéraires, à d'aussi obscènes profanations. Bien sûr, dans un pays hanté par tant de nécromanciens, la nécessité de détruire les corps était compréhensible, mais comment supportaient-ils de voir ainsi réduits à néant ceux qui avaient été leurs proches ? Comment pouvaient-ils sans tressaillir voir noircir et se craqueler la peau, et sourdre les filets de graisse bouillonnante ? Comment pouvaient-ils, sans défaillir ni vomir, sentir cette abominable odeur de grillade nauséabonde, âcre et tenace, qui s'accrochait à la peau et aux vêtements, piquait les yeux ? Comment pouvaient-ils, sans se boucher les oreilles, rester sourd à l'éclatement des os, le grésillement des organes ?
   Il se forçait toutefois, avec une obstination perverse, à ne rien manquer de la crémation. Il ne quittait pas des yeux le cadavre immonde, squelette noir et desséché posé sur son bûcher torride, dont la bouche grande ouverte vers les cieux exhalait de longs rubans de cette fumée noire. Peut-être pensait-il lui devoir d'endurer cette épreuve, à celle qui sans être sa mère l'avait mis au monde, à celle qui sans être son amante avait fait de lui un homme.
   - Par Hegan, je jure de n'avoir de repos tant que cette femme sera vivante.
   Mark, empreint d'une gravité peu coutumière, résumait l'opinion générale autour du bûcher. Nulle trace de vice, de mensonge ou de dissimulation n'était plus lisible dans son expression. Vêtu d'un pourpoint blanc, appuyé sur sa grande épée, il avait maintenant tout du paladin. Comme il avait changé.
   - Mort à la Reine Noire.
   Piété tira du fourreau le sabre maudit de sa sœur, comme s'il voulait que la lame vit le funèbre spectacle. Il était de son droit de seul parent survivant que de prendre les possessions de Vertu. Il s'était notamment approprié l'épée maudite, et en toute connaissance de cause, avait fait sienne la malédiction de Ryunotamago. Brusquement, il se détourna, et partit dans la nuit. C'était plus qu'il n'en pouvait supporter.
   Mark à son tour se fondit dans la nuit, laissant Morgoth en compagnie du diacre de Hazam qui procédait à l'office funèbre. Lorsque soudain forcit le vent sec de cette triste nuit, les bûches calcinées du centre s'effondrèrent en une gerbe d'étincelles, emportant ce qui restait de Vertu dans les tréfonds du brasier. Puis, quelque chose s'en échappa, et roula quelques pas avant de s'arrêter contre la botte du magicien. Il le considéra, et n'éprouva pas de dégoût. Il s'accroupit, prit le crâne noir et encore fumant dans sa main gantée de cuir noir. Ainsi, il resta un long moment à contempler ce visage familier qu'il reconnaissait encore, comme s'il recouvrait toujours les ossements salis. Puis, il le reposa parmi les braises, et attendit là en silence, jusqu'à l'aube.

   Derrière la colline de la nécropole, il y avait une petite rue calme et étroite que l'on était obligé d'emprunter pour rendre hommage aux défunts. Dans cette rue, il y avait une taverne, qui n'était ni gaie ni bruyante, car le lieu ne s'y prêtait pas, mais où l'on pouvait trouver quelque apaisement à ses peines. là s'étaient finalement retrouvés les autres survivants de cette aventure. Dumblefoot avait tenu à assister au début de la cérémonie, il avait réconforté la Compagnie de quelques banalités bien senties, puis s'était absenté, car de pressentes affaires l'attendaient. Sans grande distinction, Xyixiant'h buvait bière sur bière, comme si elle pouvait atteindre l'ivresse malgré sa constitution de dragon. Elle n'aimait pas la mort, ni l'échec, et par dessus tout, elle n'aimait pas faire montre de son impuissance devant ses amis. Ghibli souligna :
   - Et dire qu'elle avait si peur de vieillir. Elle n'en aura pas eu l'occasion.
   - On ne savait pas grand chose d'elle, finalement, poursuivit Sarlander. Sook, tu sembles l'avoir fréquentée plus que nous, je crois.
   - Ouais. Mais c'est pas pour autant que j'en sais plus que vous. C'était une nature, ça c'est vrai. Une vraie légende. Et elle avait une façon de vous égorger son manant, du grand art, je doute de l'égaler un jour. Eh oui, la vieille garde se clairsème, hein Mark ?
   Le paladin ne répondit pas.
   - En tout cas, dit Tiberius, même si je l'ai peu connue, c'est quelqu'un que je n'oublierai pas.
   - Et que comptes-tu faire maintenant ? Demanda Monastorio. Nous étions neuf, il nous manque quelqu'un...
   - ça ne sera pas moi, répondit-il. Je ne crois pas être fait pour la vie d'aventurier, finalement. Je crois que quand toutes ces affaires se seront tassées, je vais rentrer à Jhor pour retrouver les miens et mener une petite vie tranquille, loin des armes et des tracas(5).
   - Sook alors ?
   - Je ne suis pas certaine que tout le monde m'apprécie dans ce groupe, je me vois obligée de décliner l'invitation. Et puis, le nord me sort par les yeux, j'y ai plein d'ennemis, et cette histoire d'anneau ne me dit finalement rien qui vaille. Je pense que je vais rentrer à Dhébrox pour mettre mes affaires en ordre, et de là, partir vers le continent oriental. Il paraît qu'on s'y agite un peu, ça me fera du bien de changer d'air.
    - Tu ferais mieux de laisser tomber, Monastorio, dit alors Mark d'une voix pâteuse. La Compagnie du Gonfanon n'existe plus. Libre à toi de continuer cette quête, mais je crois pour ma part qu'elle est vaine. Je vais retourner chez les paladins du Cœur d'Azur, en tout cas dès que j'aurais dessoûlé, et je vais me consacrer à mon sacerdoce. Par pure ambition personnelle, bien sûr.
   - Bien sûr, moqua le nain.
   - Si je compte bien, il ne reste que moi, Morgoth, Xy, Clibanios, Sarlander, Ghibli... Six sur neuf.
   - La quête de l'anneau est terminée, Monastorio, exposa calmement Xyixiant'h. Que veux-tu de plus ? Moi et Morgoth avons convenu de lutter contre Condeezza et ses sbires, aux côtés du Magiocrate. Quant à Clibanios, il n'a pas l'air particulièrement enthousiaste à l'idée de te suivre, en tout cas, il est bien silencieux.
   - Et il ne faudra pas compter sur moi ni sur Sarlander, acheva Ghibli.
   - Allons bon, vais-je me retrouver seul ?
    -On vient de convenir que nous perdions notre temps dans cette histoire. Et puis, on l'a retrouvé, l'Anneau, et d'une certaine façon, il est brisé, ou en tout cas, hors d'état de trop nuire. La guerre qui s’annonce n’est pas la nôtre, on peut donc dire qu’on a fait notre boulot. Plus ou moins. Alors voilà, après avoir bien bourlingué, on a découvert qu’on était tous les deux passionnés par la civilisation Bardite, alors on a décidé de partir tous deux explorer ces contrées et découvrir les merveilles de cette antique civilisation, ses aèdes, ses hétaïres, sa sculpture toute en subtile nuances de force et de grâce. On m'a souvent vanté la polychromie du kouros de...
   - Ah oui ?
   - Ah oui, et aussi nous frayer un chemin dans la vie à coups de marteau et de hache lourde ! Par la barbe de saint Naindeguerre, tavernier, une chope d'hydromel, et gare à ta tête si c'est que de la pisse de troll ! Que les os moussus de mes ancêtres... et tous ces trucs. Non parce qu'on n'est pas des pédés, quand même !
   - Ah.
   - Enfin, à 75%.







Des périls insondables, de la romance, des vengeances, des trahisons, des fourberies devant lesquelles l'honnête homme se voile la face, des retournements de situation, des sortilèges merveilleux, des courtisanes lascives et leurs commerces contre-nature avec des créatures fabuleuses issues de révoltantes expériences de nécromancie, les sept procédés cocasses et farfelus trouvés par Nurbel le Chanceux pour circonvenir les gardes rhomboédriques du Dédale de Soufre de Bolmhanz la cyber-dracoliche démoniaque, et ce qu'il advint de lui après qu'il se fut emparé de son légendaire trésor... Vous ne retrouverez absolument rien de tout cela dans :
Morgoth en RTT




Notules de bas de page


1 - Brosseroche Peignecailloux, dit "Mou Pack" (car il était très lent à descendre six bières), trouva la mort à 68 ans, ce qui est fort jeune selon les critères nains, dans de troubles circonstances liées semble-t-il à un trafic de stupéfiants. Il eut toutefois le temps de composer quelques-uns des chefs-d'œuvre de la chanson naine contemporaine, tels que "J'baise ta mère", "Moma lik my dik", "Ta mère j'l'encule", "Dans l'cul d'ta maman" ainsi qu'un florilège de comptines pour la fête des mères.



2 - Et pour les âmes moins fortes, ils sont l'occasion de conforter son biceps par la pratique de l'onanisme, ce qui n'est pas forcément plus inutile que la méditation, du reste.



3 - Les lecteurs attentifs auront ici noté qu'il y avait dans la Tour de Fer une grande quantité de réserves de nourritures, et qu'elles étaient systématiquement vides. Ce dont ils auront fort logiquement tiré deux hypothèses. La première, c'était que la Tour avait été conçue pour abriter des régiments d'éléphants de guerre particulièrement voraces pendant toute la durée d'un long siège. La seconde était que l'architecte, cédant en cela à un travers fréquent parmi sa congrégation, avait construit l'édifice en fonction de critères esthétiques afin de lui donner l'aspect le plus monumental possible, sans se soucier de trouver une quelconque utilité aux dizaines de milliers de mètres carrés qu'il construisait en surnombre. Une fois le gros œuvre achevé, il avait maladroitement tenté de camoufler son incurie par de petits panonceaux ornant les portes, qui ne traduisaient que son embarras, ainsi que son ignorance du mot "cellier".



4 - Car c'était un juron.



5 - Ceux d'entre vous qui s'en inquièteraient auront le soulagement d'apprendre que Tiberius Kenny Redshirt retourna finalement à Jhor, comme telle avait été son intention. Après avoir éclairci son affaire avec les autorités, il épousa sa promise et, ayant consacré ses points d'expérience à progresser jusqu'au huitième niveau d'aubergiste, il s'installa à son compte en rachetant une taverne, qu'il fit prospérer jusqu'à sa mort, laquelle intervint précocement à l'âge de quatre vingt treize ans, suite à une mauvaise chute dans un escalier.