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Morgoth X
Le temps a passé, et notre héros a muri quelque peu. N'est-ce pas le moment de retrouver un peu de son innocence perdue en prenant des vacances ?


MORGOTH EN RTT


   


   
1 ) Les deux tours
   

   Debout sur le promontoire saillant de la colline où il avait installé son quartier général, entouré de trois de ses capitaines consternés, le grand nécromant contempla le résultat de ses efforts. C'était désastreux. Marakhter l'Usurpateur, bien qu'il eut trouvé une juste mort quatre mois plus tôt, n'en avait pas fini de contrecarrer ses plans. Quelques dragons blessés s'en revenaient, mais leurs rangs s'étaient considérablement clairsemés. Les deux tiers des tapis volants, pourtant moins robustes, avaient survécu, sans doute parce que le tir des défenseurs s'était concentré sur les nobles reptiles, dont beaucoup, frappés à mort, contorsionnaient leurs anneaux en longues et sonores agonies dans les quartiers de la ville.
   La puissance de l'assaut aérien s'était brisée sur les défenses de Jhor, sur ses murailles peuplées de maint archers, et surtout sur les deux orgueilleuses tours de fer, deux géantes hérissées de sorts mortels, deux soeurs se protégeant l'une l'autre. Il pouvait presque les entendre ricaner, les magiciens renégats du Sénéchal, ourdissant leurs conjurations abominables dans les recoins de leurs deux imprenables forteresses. Cette pensée lui était insupportable. Cela faisait plus de trois ans que la guerre déchirait Gunt, trois très longues années de massacres, d'horreurs, il avait vu tomber bien des hommes valeureux autour de lui, bien des lâches, et des ennemis qu'il n'avait plus le courage de compter. Il était victorieux. Il était puissant, et riche. Grande était sa renommée à présent. Toute la Magiocratie de Gunt était reconquise, à l'exception de cette maudite cité de Jhor, où ils s'étaient retranchés, ces félons, ces rats. Jhor était le dernier obstacle avant la paix, avant la gloire ou avant la vengeance, selon l'humeur du moment. Et Jhor tenait bon, contre toute évidence, contre toute logique.
   Car il ne pouvait trouver de parade contre tous les sorts, et il ne pouvait protéger chacun des membres de son armée. Il avait cru que la brutalité de l'attaque et la force du nombre suffiraient, mais il s'était cruellement trompé, et le résultat n'était pas beau à voir. Ni à entendre. Deux jeunes dragons des glaces s'étaient posés à quelque distance derrière lui, et hurlaient à la mort. Ce n'étaient pas leurs blessures qui les faisaient souffrir, mais la perte de leur bien-aimée, Naxhydis aux Cent Perles, qui avait achevé ce jour-là ses six siècles d'existence, offrant sa carcasse désarticulée en dérisoire oriflamme à la plus ancienne des deux tours. Bien qu'il en eut fréquentés un grand nombre ces trois dernières années, le nécromant s'étonnait toujours des curieuses manières des dragons. L'attachement qu'éprouvaient ces deux là à leur femelle était d'une intensité peu commune parmi cette race, mais pas exceptionnelle. Ayant quelques notions de draconique, il tendit l'oreille à leur conversation. Les deux vers se disputaient nerveusement. L'un désirait se battre à mort contre l'autre, afin qu'ils s'entre-tuent en une sanglante offrande à leur amour perdu. L'autre n'était pas plus désireux de vivre, mais faisait valoir que disparaître sans venger leur mie serait une attitude indigne.
   A chaque bataille s'étaient posés de nouveaux problèmes, à chaque bataille il avait trouvé de nouvelles solutions. La ruse et l'audace avaient fait sa réputation, ainsi que son habileté à transformer les situations délicates en victoires éclatantes. C'était pour cela que ses ennemis le craignaient.
   Pour investir les tours, il devait envoyer son infanterie. Mais un assaut frontal des troupes terrestres se briserait sur les murailles. Pour abattre celles-ci, il devait mener ses machines de siège à courte distance. Mais ce faisant, elles seraient sous le feu des tours. Le contournement était impossible, des pièges, des monstres tapis et des batteries de scorpions nichées dans les collines escarpées des alentours disperseraient ses lignes. Et maintenant, la maîtrise du ciel était ennemie. Il connaissait bien les impasses mentales, qui poussent les individus médiocres à décréter du ton péremptoire de l'imbécile satisfait que "c'est impossible". Il chercha l'élément-clé qui lui donnerait la solution de cette énigme, à supposer qu'il y en ait une. En contrebas, les cimiers blancs et bleus de ses cavaliers s'affairaient autour des crinières de leurs montures, ses fantassins lourds, toujours en cuirasse, s'étaient accroupis pour jouer aux dés. Bientôt, ils allumeraient les feux de la nuit, car le soleil commençait à se faire bas. Les artilleurs détendaient les cordes de leurs catapultes, l'assaut n'était pas pour aujourd'hui. Non loin, un soldat inconscient se faisait vertement disputer par son adjudant pour avoir allumé sa pipe à proximité des outres de feu grégeois. Il était bon pour faire quelques tours du campement pieds nus et au pas de course. Sur le flanc droit, les légions mortes qui lui obéissaient, les cadavres pourrissant de ses ennemis ramenés par lui à la vie, et qui maintenant le servaient, combattant leurs anciens camarades avec une aveugle obstination, et semant la terreur parmi leurs rangs. Les troupes vivantes se tenait à l'écart de cette sinistre armée, en raison de l'odeur pestilentielle qu'elle exhalait à des lieues à la ronde. Une odeur particulièrement insupportable aux dragons, dont les survivants pansaient leurs plaies juste derrière lui. Ah, mais ne pouvaient-ils donc pas se taire, ces deux braillards suicidaires ? Il se concentra de nouveau sur son sujet, et observa les archers montagnards. Quoiqu'ils aient refusé de porter un uniforme et de combattre en rangs, ces nordiques formaient une troupe disciplinée, à sa façon, et presque aussi efficace que leurs homologues elfes. Ils se mêlaient peu aux autres soldats, et évitaient tout particulièrement la fréquentation de la gent gobeline, une horde de petits bonshommes laids à la peau caoutchouteuse et sale, piaillant et chamailleurs, sans hiérarchie discernable, et dont la seule stratégie martiale semblait consister à sautiller sans peur parmi les rangs ennemis, la dague à la main, pour égorger, éborgner et saigner tout ce qui n'était pas protégé par une épaisseur de fer. En se retournant, le nécromant considéra l'emplacement où, s'il n'avait été dissimulé sous un puissant manteau d'invisibilité, il aurait pu voir le camp de ses sorciers. Sans doute la plupart d'entre eux étaient-ils fort occupés à ravauder les tapis volants mis à ma par les carreaux de Jhor.
   Ah, mais c'était insupportable ! Que quelqu'un fasse donc taire ces jérémiades sauriennes.
   Puis, il observa de nouveau les tours.
   Puis les dragons suicidaires.
   Puis les tours.
   Puis le feu grégeois, dont il avait des tonnes.
   Puis les dragons.
   Puis les tours.
   Et puis encore le feu grégeois.
   Et alors, une idée germa dans son esprit. Pas glorieuse et pas franchement loyale non plus, l'idée. Et guère chevaleresque. Une de celles qu'il avait appris à aimer. Il plissa les yeux, esquissa un sourire et, drapé dans sa noire cape, se caressa la barbiche tout en contemplant le disque rougeoyant du soleil se couchant une ultime fois sur les tours jumelles de la cité honnie.

   Les habitants de Jhor avaient profité de la nuit pour sortir des caves où ils étaient calfeutrés, à l'abri de la guerre qui s'était déchaînée au-dessus d'eux. Ils sillonnaient les rues, en quête de quelque provision qui aurait échappé à la voracité de l'armée assiégée, laquelle n'avait que peu de considération pour la population civile. Il y eut alors un sifflement au-dessus de la rue Tamachine, puis un long vrombissement. Les plus sages filèrent se cacher dans des recoins les plus obscurs, les autres levèrent le nez pour voir le ventre et la queue d'un grand dragon passer au raz des toits (ou du moins était-ce l'impression que cela produisait). Un souffle de vent le suivait de près, car il allait aussi vite que ses ailes le lui permettaient. Quelques traits ardents, des projectiles, des boules de magie se mirent bientôt à fuser de la Tour Nouvelle vers laquelle il se dirigeait inexorablement, et si les épaisses couches de protections magiques qui l'entouraient fondaient à toute vitesse sous les assauts des mages ennemis, le dragon n'en avait cure. Ses yeux étaient braqués sur les niveaux qu'on lui avait indiqués, entre les casernement des armées monstrueuses et les laboratoires de Haute Magie, aux trois-quarts de la hauteur totale. Sa résolution était inébranlable. Incrédules, les mages qui avaient cru à une attaque ordinaire virent le grand ver cracher son souffle de glace à pleine puissance sur la paroi métallique de la tour, quelques fractions de seconde avant de s'y encastrer, faisant voler en éclat les plaques et les poutres d'acier fragilisées par le choc thermique. Il mourut en un éclair et sans un cri, tandis que les milliers de litres de feu grégeois qu'il transportait sur son dos se répandaient dans l'étage en une marée mortelle, qui explosa immédiatement. Le mur de flammes porté par l'onde de choc dévasta tout sur leur passage, se propageant dans les couloirs, les escaliers, les conduits d'aération, jusqu'à ressortir en une boule de feu veinée de fumée noire par toutes les ouvertures du niveau touché.
   Et à peine la l'infernale conflagration avait-elle laissé la place à un incendie ravageur que les habitants médusés de Jhor virent le sinistre spectacle se répéter, inexorablement. Cette fois, la défense désespérée des mages de la Tour Ancienne fut plus virulente, mais le résultat n'en fut pas pour autant meilleur, et la seconde tour fut à son tour touchée, semant la consternation chez les fidèles de l'Usurpateur.
   Pris au piège de l'infernale thermie et des vapeurs délétères, les mages de bataille des niveaux supérieurs étaient maintenant réduits à l'impuissance. Depuis les collines, le sombre nécromant sentit avec satisfaction les boucliers mystiques qui s'effilochaient. Il enfourcha alors son noir palefroi, qui se cabra en hennissant nerveusement et fouettant des antérieurs, et donna ordre à ses cors de sonner l'attaque.
   Les gobelins se ruèrent alors à l'assaut d'une barbacane, couverts par de puissants tirs de scorpions, tandis que les morts-vivants progressèrent vers une seconde, située à un quart de lieue sur la droite, suivant le plan de bataille mûrement réfléchi. Puis, tandis que ceux des défenseurs qui étaient restés fidèles à leurs serments militaires faisaient leur devoir, repoussant du mieux qu'ils le pouvaient la marée furieuse, le gros des troupes s'avança dans la zone de la muraille située entre les deux édifices. Les lourdes balistes, les catapultes, entrèrent en action contre un point précis de la maçonnerie, et ne tardèrent pas à y pratiquer une brèche. Les sapeurs accoururent alors, sous leurs larges boucliers de bronze, pour combler le fossé hérissé de piques à l'aide de grands fagots de bois fraîchement coupés dans les forêts alentours. Peu de défenseurs étaient alors en position de contrer leur progression, et ceux qui s'y risquaient se trouvaient exposés au feu nourri des archers et arbalétriers. Puis, l'infanterie lourde chargea avec la féroce envie d'en finir. Ces hommes étaient certes des professionnels de la guerre, mais s'estimaient aussi patriotes, se battant pour une causes qu'ils savaient juste, en plus de lucrative. Leurs ennemis n'avaient pas une telle motivation, et rapidement, ils se débandèrent et fuirent dans les quartiers populaires aux rues sombres et étroites, abandonnant armes, armures, casques et uniformes à ceux que pouvaient intéresser les reliques d'un empire révolu.
   La cavalerie franchit les remparts au moment où, spectacle hallucinant autant qu'inattendu, les Tours de Fer, rongées par un brasier infernal, s'effondraient dans un fracas de cauchemar, précipitant des torrents de poussière ocre et dense dans les rues de la ville martyrisée. Et les derniers défenseurs virent bientôt, sortant de cette nuée comme de furieux fantômes, le redoutable nécromant chargeant à la tête de ses cavaliers, fauchant les vivants, piétinant les morts, frappant de terreur bêtes et gens.
   Les marées loyalistes déferlèrent dans l'antique cité des mages. La bataille était gagnée. Si quelques maquis de sorciers et de mercenaires résistaient encore en périphérie de Jhor, tentant de rallier les unités légères postées sur les collines, le centre-ville était calme, et l'état-major remonta l'avenue cérémonielle jusqu'au Palais Ducal sans rencontrer d'opposition. Il n'y eut pas non plus d'accueil triomphal, car la population craignant le chaos, le pillage et les représailles, préférait se terre en silence et attendre de voir dans quel sens le vent tournerait.
   Et le nécromant victorieux ne voulut pas entendre les félicitations de ses laudateurs. Las, il gravit les marches de l'édifice prestigieux, donna quelques consignes à ses subalternes, puis se mit en quête d'une chambre agréable pour s'y étendre. Solitaire, allongé tout habillé parmi la soie, il attendit que viennent le hanter les visages de ceux, des milliers, qui avaient péri cette nuit par sa faute. Ils ne vinrent pas. Il n'était pas certain que c'était une bonne chose.
   Il s'endormit donc.
   Le lendemain matin, avant toute autre affaire, il s'attabla au petit secrétaire de bois précieux qui faisait l'angle de la pièce, et d'une plume d'aigle noir, rédigea une pénible missive.

   Bien chers papa et maman,

   Je me porte bien, et je souhaite vous trouver en bonne santé, vous et toute la famille. J'espère que le cadeau de baptème pour le petit Baalzeboul vous est bien parvenu (sinon : c'était une tétine).

   J'ai de bonnes nouvelles à vous annoncer. En effet, je viens d'achever le travail important que j'avais à faire, et je pense donc pouvoir prendre bientôt quelques jours de congé afin de vous rendre visite. Je pourrai ainsi faire la connaissance de tout le petit monde que je n'ai jamais vu, en particulier, mes neveux et nièces. Je m'en fais une joie.

   Votre fils à l'étranger Morgoth.


   (gribouillis)

   PS : Je viendrai accompagné d'une jeune personne que je souhaite vous présenter, et à qui j'espère que vous ferez bon accueil.

   PS 2 : Vous risquez d'avoir du mal à me reconnaître, car j'ai bien grandi, et je porte maintenant la barbe.


   
2 ) L'appel de la vengeance
   

   Morgoth avait peine à se figurer que la bourgade miteuse qu'il voyait à quelques lieues devant lui était bien Galleda. Dans son souvenir, le lieu de sa première aventure était une bien plus vaste métropole aux rues bien plus nombreuses, aux maisons bien plus hautes, et cet anecdotique ouvrage de maçonnerie aux tours pompeuses et aux mâchicoulis déliquescents ne pouvait décemment être le palais du seigneur local, qu'il se remémorait comme étant une inexpugnable forteresse aux sinistres souterrains labyrinthiques.
   Et pourtant, bien que ces lilliputiennes constructions ne fussent qu'un reflet déformé de ses souvenirs, elles étaient familières, et maint souvenirs s'accrochaient à ces rues, à ces places (au nombre d'une), à ces fontaines (elles aussi au nombre d'une, et dans lesquels il savait qu'il était interdit de se soulager, même les soirs de grande ébriété), et à ces riantes auberges (on en comptait deux, qui se partageaient une clientèle rare et de piètre qualité).
   Il pressa de ses talons les flancs du dragon qu'il chevauchait, et désigna d'un ton impérieux une clairière isolée et déserte en cette heure tardive, afin qu'il s'y pose. Ce à quoi le dragon répondit d'un ton aigre qu'elle n'était pas sa bonne, que pour qui il se prenait, qu'il avait salement chopé le melon depuis sa victoire, que s'il n'était pas content, il n'avait qu'à descendre et finir la route à pied, et que s'il continuait, il passerait la soirée en compagnie de la veuve Poignet. Morgoth pensa (il avait mis au point un sortilège de communication mentale) les plus plates excuses, fit valoir qu'elle l'avait mal compris, qu'il était désolé mais qu'il était fatigué et que c'était pour cela qu'il prenait des vacances, la pression tout ça, et qu'en outre, il n'avait pas l'honneur de connaître cette dame.
   Après moult tergiversations, ils finirent par se poser à l'endroit dit.

   Vu du sol, l'aspect de Galleda était plus proche de ce qu'il attendait. Il fit un détour pour retrouver la porte où, quatre ans plus tôt, il avait fait son entrée moyennement triomphale dans la cité. Il y avait là un garde en uniforme bouffant, qui n'était visiblement pas un professionnel de la guerre. Il considéra d'un oeil étonné le curieux équipage qui s'avançait. Un sorcier à l'air terrible, de cette variété que l'on appelle souvent " nécromanciens ", grand échalas nerveux au corps cependant souple et musclé, vêtu d'un long manteau de velours noir, sur un pourpoint de cuir ciré de même couleur. Une fibule d'argent et la boucle de sa ceinture formaient ses seuls ornements de quelque prix, mais la qualité et l'élégance de son vêtement désignaient du premier coup d'oeil un homme important, prospère et habitué à être obéi. A sa suite venait un personnage plus inquiétant encore. Sous son manteau blanc, on ne voyait rien de ses traits, mais parfois, lorsque s'écartaient les deux pans, on entrapercevait le clignement de quelque lumineuse écaille. C'était une femme, c'était visible à sa corpulence et à sa démarche, mais le plus marquant était l'insaisissable impression de puissance qui s'en dégageait, et qu'elle ne parvenait qu'imparfaitement à dissimuler.
   " Eh, mais je vous reconnais, lança Morgoth au factotum. Vous êtes Sterbin Colophyle, n'est-ce pas ?
   - Ah, mais point du tout, étranger, je suis Celestin Colophyle, vous devez me confondre avec mon père.
   - Diable ! Toutes mes excuses, mon garçon. La ressemblance est frappante.
   - On me l'a souvent dit, approuva l'homme. Hélas, si vous l'avez connu, j'ai une bien mauvaise nouvelle à vous apprendre, car voici bientôt un an et demie qu'on l'a mis en terre.
   - Oh, comme j'en suis navré. Mais pas autant que vous, je pense. Comment est-ce donc arrivé ?
   - Hélas, il avait un penchant pour la boisson, mais vous le saviez peut-être, et donc un soir d'hiver, il a pris part un soir à un concours de vol avec des malandrins avinés. Une compétition qui lui fut funeste.
   - Et qui diable avait-il donc essayé de voler ?
   - C'est pas "qui", mais "de quelle altitude".
   - Ah. Bon. Tout le monde n'a pas le don pour ça.
   - Bref, tout ça pour dire, halte là, qui vive ?
   - Eh bien, je suis... disons, Broussewilis, et voici mon épouse Démimoure, et nous cherchons un gîte pour la nuit.
   - Ah, mais c'est que nous sommes très pointilleux ici, à Galleda. Nous ne laissons pas entrer parmi nous n'importe quel gringalet...
   - Oui oui, tiens, trois pièces d'or pour l'octroi.
   - Bienvenue à Galleda, prospère étranger ! "

   Sous les regards insistants des indigènes étonnés, ils se rendirent sans hésiter à l'auberge du "Crüchon Nouer", la meilleure de la ville depuis que l'autre avait fermé suite à une infestation de puces. Ils prirent d'autorité la meilleure table, et Morgoth commanda le plat le plus cher de la carte, le canard aux airelles et au champignons des bois, accompagné d'un vin fin importé de Lumie, lointaine région viticole des pays Balnais, et qui, malgré son prix et son origine exotique, n'en était pas moins une piquette infecte. Le sorcier détailla les traits de l'aubergiste qui procédait à l'anatomie, et qui lui était familier car il lui avait donné asile quelques temps, une éternité auparavant. Cependant, le commerçant ne sembla pas le reconnaître. Comment l'aurait-il pu ?
   " Dites-moi, mon brave, vous devez en voir passer du monde ici, non ?
   - Ah, certes, messire, de par le fait que je suis le seul aubergiste à des lieues à la ronde, on peut dire que tous les étrangers ayant trois sous vaillants sont nécessairement mes clients.
   - Je suis à la recherche d'un coquin qui a filouté ma famille jadis, et qui se nommait Koïlindon. J'ai appris que ce vaurien était passé dans la région, voici quelques années, ça vous dit quelque chose ?
   - Koïlindon ? Voyons... Ah, j'y suis, effectivement c'était bien un gredin. Avec trois complices, il a essayé de dérober les bijoux du Baron. Mais ils se sont fait attraper.
   - Vous savez ce qu'ils sont devenus ?
   - Pour autant qu'il m'en souvienne, ils ont trouvé le moyen de s'évader.
   - Tous les quatre ?
   - Hélas oui. Je me souviens qu'on avait préparé un beau gibet pour rien, quelle pitié. C'est pas tous les jours qu'on a une belle pendaison, dans le coin, on s'en faisait toute une fête. On a été déçus...
   - Et vous ne savez pas ce qu'ils sont devenus ?
   - Je suppose qu'ils sont allés se faire pendre ailleurs, littéralement. Bon débarras.
   - Bon débarras. "
   Puis ils changèrent de sujet. Lorsque l'aubergiste se fut éloigné, Xy s'étonna.
   " Tu sais que ce n'est pas beau de mentir ?
   - Mais si, c'est beau. Il y a comme un esthétisme pervers à un mensonge bien tourné, qui permet de détourner les soupçons, d'éviter des explications fastidieuses, et de résoudre élégamment maint problèmes.
   - Tu devrais te méfier. Plus ça va, plus tu parles comme Vertu.
   - Vertu dont je me rends compte chaque jour un peu plus combien son enseignement était plein de sagesse et de choses très vraies. Ah, comme elle me manque.
   - Elle serait fière de toi.
   - Ouïs-je un ton aigre-doux dans ta voix d'or, mon aimée ?
   - Tu te fais sûrement des idées.
   - Sûrement. Jalouse d'une femme morte voici des années, et qui était en âge d'être ma mère... tss... "
   Mais Morgoth se méprenait quant à l'inquiétude de Xyixiant'h, dont elle préféra taire les origines. Elle esquiva donc les questions gênantes et embraya habilement sur de tout autres sujets. Puis, canard mangé, ils prirent le chemin de leur chambre.

   Il ne savait pas trop ce qu'il était venu chercher en ces lieux, et plus ennuyeux, il n'avait pas l'impression de l'avoir trouvé. En s'envolant à tire d'aile le lendemain matin, survolant au passage les clochers gris de Galleda, et mis le cap au nord-ouest. La brièveté du voyage le surprit, quelques coups d'aile suffirent pour qu'ils franchissent une distance qui, dans ses souvenirs, constituait un périple homérique de plus d'une journée. Il faut dire que la première fois, il avait fait la route à pied, qui plus est avec de mauvaises chaussures. Après quelques minutes d'un vol indolent, Xyixiant'h se posa à proximité d'un éperon rocheux séparant la forêt de conifères, en contrebas, d'une lande de genêts peu incommodés par les vents et l'altitude, infestés de lapins. Le Portolan aux cimes blanches étendait déjà sa masse écrasante à quelques lieues de là, pour tout dire, nos héros foulaient les contreforts de la majestueuse chaîne de montagnes qui courait depuis le lointain orient.
   La forme du bâtiment était encore clairement visible et familière vue du ciel, mais dès qu'il fut à pied, Morgoth dût se forcer pour se convaincre qu'il était revenu dans son école du Cygne Anémique. Les éléments et la végétation avaient eu le temps de parachever l'oeuvre destructrice des cavaliers noirs de Gunt, et les villageois des alentours avaient depuis longtemps emporté tout ce qui pouvait présenter un quelconque intérêt dans ces ruines muettes. Rares étaient les pierres à être encore érigées sur d'autres pierres, et seul un pan de mur avait survécu à la dévastation, long de trois pas et pas plus haut, en sa partie la plus élevée, que les clavicules du sorcier. Avant que Xyixiant'h ne fut revenue de l'endroit isolé qu'elle avait choisi pour se changer, les mots d'une ancienne conjuration franchirent sèchement les lèvres de Morgoth, qui tendit la main en un geste rageur. Le mur explosa en une pluie de fragments.
   " Soyez maudits ! Maudits !
   - Tu as vu quelque chose ?
   - Non. C'est juste que j'avais juré de revenir et de me venger.
   - Nourris-tu donc quelque grief envers les lièvres de la contrée ?
   - Mf... Tu peux pas comprendre. 'passé toute ma jeunesse dans ce... Bref. Ah mais, tiens... Qu'est-ce donc là, parmi la broussaille ? Un blanc minéral, une racine desséchée, ou bien la coquille d'un oeuf desséché ?
   - Je pencherai plutôt pour quelque macabre relique.
   - Je crains que tu ne sois dans le vrai. Cet os là vient d'un doigt d'homme, et celui-ci est une côte. Et cette calotte émergeant à demi de l'humus... Eh oui, c'est bien un crâne, sans doute celui d'un de mes condisciples, ou bien d'un professeur. Vois ce front large, songe que jadis, cette tête fourmillait de projets, d'ambitions, de passions plus ou moins élevées, et de magie aussi. Et aujourd'hui, ô, vanité des passions humaines, elle ne fourmille plus que de fourmis. Nous sommes peu de chose, tout de même.
   - Je suppose que ce "nous" était exclusif. Euh... tu ne comptes pas la garder, tout de même ?
   - Eh bien, pour ne rien te cacher, si.
   - J'avais bien compris que tu ne débordais pas d'affection pour les compagnons de ton enfance, mais de là à profaner leurs restes, ça m'étonne.
   - Sois sans crainte, je ne compte pas les poursuivre de ma haine jusque dans la mort. Au contraire, je souhaite permettre à celui-ci, et à travers lui, à tous ceux qui ont péri cette nuit là, de trouver le repos, en faisant la lumière sur les circonstances et les raisons précises de leur disparition.
   - C'est toi qui vois. Avons-nous d'autres affaires à régler ici ? Le jour s'avance, et il nous faut encore franchir une belle distance.
   - Allons, en route, mon beau dragon aux ailes de nacre fine, vole et me ramène parmi les miens ! "

   
3 ) Brath-le-manant
   

   Des heures durant, les montagnes déroulèrent leurs vallées et leurs cols sous le ventre de Xyixiant'h, qui volait bas pour épargner à son compagnon les affres de l'altitude. Ils devisaient ainsi de sujets sans grande importance, de politique, d'histoire et de géologie, et le dragon racontait au nécromant toutes sortes d'anecdotes pittoresques ayant lieu en des temps qu'à certains indices, Morgoth devinait fort anciens.
   " Dans la région, jadis, il y avait un brillant royaume d'humains, qui vivaient en harmonie avec la nature et en bonne intelligence avec les elfes. Ils n'avaient guère de goût pour le travail de la pierre, aussi les vestiges de leur industrie ont-ils disparu depuis longtemps, ainsi que le souvenir de leur gloire. Mais à mon sens, la grandeur d'une civilisation ne se mesure pas au volume de tombeaux excavés, au tonnage d'obélisque déplacés ou à la surface de bas-reliefs hiéroglyphée.
   - C'est l'évidence même.
   - J'ai toujours été fascinée par le cycle des civilisations chez vous autres, et par la faculté que vous avez à rapidement oublier ce qui fit un jour votre grandeur. J'ai été maint fois le témoin de longues périodes de stagnation à la limite de la barbarie, puis brutalement, un jour, sans qu'on sache pourquoi, une contrée devient plus riche que les autres, commence à produire des érudits, des artistes et des richesses à foison, et ça dure ainsi quelques décennies, quelques siècles... et puis tout aussi soudainement, tout cela s'écroule. Il me vient ainsi l'exemple d'une civilisation puissante et cruelle, organisée comme une fourmilière, avec ses fonctionnaires, ses prêtres, ses guerriers et ses astronomes, qui régnait sur un continent entier depuis plusieurs siècles. Il suffit d'une année de calamités pour qu'il n'en reste plus que ruines.
   - Quel en fut la raison ?
   - J'ai longuement réfléchi à la question, et j'en suis venue à la conclusion que la civilisation en question avait cru en autorité et en complexité dans l'unique but de concentrer toujours plus de richesses entre les mains de la classe dirigeante, au détriment de l'immense majorité de la population. Les connaissances accumulées par les savants de ce temps étaient certes précieuses, mais elles étaient jalousement gardées par eux. La médecine était développée, mais seuls les nantis y avaient accès. Les artisans étaient d'une prodigieuse habileté, mais seuls les temples et les palais des princes profitaient de leur art, les braves gens vivant dans des huttes de terre et de bambou. Les prêtres, les guerriers, les nobles avaient tous les droits, et les paysans qui les nourrissaient n'en avaient aucun. En fait, je pense qu'à un certain point de cette évolution, les paysans en question ont considéré que les maigres bienfaits que leur procuraient la civilisation ne valaient tout simplement pas le prix d'or et de sang qu'ils les payaient, ils ont donc abandonné sur place les outils de leur métier, et sont partis dans la jungle vivre comme leurs ancêtres, certes primitifs, mais libres et heureux. Et les autres, les grands, ils sont morts de faim et de folie, seuls dans leurs citadelles absurdes et désertées, parmi leurs tas d'or qui n'avaient plus rien à acheter et les souvenirs de leur gloire enfuie.
   - On ne m'ôtera pas de l'idée que c'est un triste destin pour une civilisation. Peut-être l'homme est-il condamné par sa nature à retomber éternellement dans les mêmes erreurs, mais j'aime à croire qu'il n'est que la victime des chaînes qui le lient à ce vieux monde décadent. Qui sait, l'avenir de notre espèce réside peut-être dans les cieux, un glorieux destin parmi les étoiles... Peut-être verrons-nous un jour une génération de jeunes gens hardis à l'âme bien trempée et au coeur plein de rêves partir vers les cieux pour explorer de nouveaux mondes étranges, chercher de nouvelles formes de vie, de nouvelles civilisations, et s'aventurer crânement là où nul homme n'était allé auparavant...
   - C'est une noble vision, et puisque tu es si enthousiaste, tu devrais songer à mener toi-même ce projet. Je t'y aiderai pour peu que l'occasion s'en présente. Oh mais, regarde la jolie bourgade en contrebas... J'ai bien envie de jouer à brath-le-manant, ça fait une éternité que je n'ai pas joué à brath-le-manant.
   - C'est quoi brath-le-maaaaaAAA ! "
   Mue par quelque subite envie, Xyixiant'h piqua sèchement du nez vers le sol, dangereusement penchée sur le côté droit, et prit rapidement une vitesse d'autant plus considérable que bientôt, la proximité du sol et des arbres la rendit vertigineuse. Elle redressa pour se stabiliser à quelques hauteurs d'homme au-dessus des prés et des champs, faisant s'égayer boeufs et ovins en une joyeuse chorégraphie. Puis elle redressa la trajectoire juste avant le village pour exhiber ses ailes déployées tout en poussant son puissant cri de dragon. Et les braves habitants du coin, surpris dans leurs activités, de souiller leurs nippes, de tomber à genoux en implorant leurs dieux, ou pour les plus courageux, de s'enfuir à toutes jambes, marmots et jambons sous le bras. Puis, le dragon passa et s'en fut comme il était arrivé, en un claquement d'ailes.
   " Hein que c'est rigolo ? Regarde comme ils courent partout en agitant les bras...
   - Oui oui, sûrement. Euh... c'est curieux, mais ce clocher m'est familier.
   - Ah bon ?
   - Je me demande si ce ne sont pas les manants de mon village que tu as brathé.
   - Oups. "

   Pas très loin de là, il y avait une rivière glacée et peu profonde sautillant sur un lit de galets blancs et jaunes, entre les mamelons d'une géographie accidentée. Comme l'endroit était impropice à la culture, il se couvrait d'un bois touffu, humide et obscur, intitulé de façon fort peu originale "Bosquet de la Sorcière". Lorsque, selon les Anciens, la saison était propice, les villageois de Noirparlay sur Ymondïs, lieu de naissance de Morgoth, s'y rendaient en furtives expéditions familiales débutant avant les premières heures de l'aube, sous de gris manteaux. Chaque famille avait son Lieu au coeur de la forêt, depuis la nuit des temps, un endroit secret, que nul étranger jamais ne devait connaître. Puis au petit matin blême, ils s'en revenaient chargés de lourds et mystérieux fardeaux, foulant aux pieds l'innocente rosée, retournaient dans le secret de leurs chaumières, et attablés tous ensemble, ils sortaient les couteaux pour se livraient à un rituel plus ancien que l'écriture, plus ancien encore que la parole.
   Et une fois les champignons nettoyés, ils faisaient une omelette.
   Ce n'était pas encore tout à fait la saison, voici pourquoi le bois était désert. Xyixiant'h descendit au ras du sol et remonta la rivière (l'Ymondïs) à ce qu'elle considérait comme une vitesse réduite. Puis, avisant une berge dégagée par le pli d'un méandre, elle posa sa masse énorme dans le cours d'eau, faisant détaler truites et brochets. Xy, qui aimait bien se baigner, signifia alors son contentement en battant joyeusement des ailes et en miaulant d'aise. Morgoth tâcha de descendre avant d'être complètement trempé. Sa compagne avait parfois tendance à oublier sa présence.
   " Bon, tu viens ?
   - Patiente un peu, mon compagnon, et laisse moi délasser un instant mes anneaux fourbus à l'onde claire de ce ru glacé. "
   Et Morgoth considéra avec philosophie (et l'expérience que confère une longue fréquentation) que le vocable " un instant " pouvait recouvrir un laps de temps bien différent selon qu'il était invoqué par un être normal ou par un dragon qui avait été vieux avant même que ne se produisent des événements dont la légende humaine avait perdu tout souvenir.
   " Bon, tu me trouveras au village. "
   Il observa encore du coin de l'oeil le réjouissant spectacle du grand reptile faisant danser sur ses ailes les gouttelettes irisées, les expédiant jusqu'à la cîme dansante des ormes en frémissant d'aise, puis il emprunta une sente à peine visible, qu'il avait parcouru maintes fois étant enfant. Il avait remisé dans son sac magique la puissante robe de mage et la cape de Thomar, le ceinturon du Narghûr Liquide, la tiare sacrée de Dordorian, les bracelet protecteurs de Makhoulith, les bottes du Gris-Passant, et toutes les autres babioles magiques qu'il avait glanées au cours de ses aventures, et avait plus modestement revêtu l'habit d'un voyageur ordinaire, armé d'une chaîne Vantonienne, ustensile traditionnel dans ces contrées parfois rudes, où les malandrins ne sont pas rares. La preuve :
   " Holà, manant, ta bourse et vite ! "
   Juché sur une boule granitique un peu plus haute qu'un homme était apparu un bandit de gris et de marron vêtu, et surtout, de trop grand pour lui. Une sorte de cagoule écrue protégeait son anonymat. A son flanc battait un long poignard attaché à une simple ficelle et qui eut mérité un meilleur entretien, et à deux main, il brandissait une arme bizarre, faite d'un fer d'authentique pertuisane à la mode Balnaise, fixé de branlante façon à un manche long comme un bras, et qui selon toute vraisemblance était emprunté à un balais. Sans réfléchir, il vint à l'esprit de Morgoth quatorze procédés pour se débarrasser de son adversaire.
   " Ton or, tout de suite, ou mes compagnons cachés dans les fourrés te feront regretter d'être né ! "
   Lesdits compagnons devaient avoir du sang d'elfe sylvestre dans les veines, ou être de véritables génies de la dissimulation en milieu naturel, car notre héros n'en percevait aucune trace.
   " Mais... Mais ma parole, tu ne serais pas Fornhax Fléaudesmondes, le fils de Gorkhan Fléaudesmondes le boucher(1)? Ta mère sait que tu fais le bandit de grand chemin ?
   - Que... Mais qui...
   - Morgoth l'Empaleur, tu te souviens ?
   - Morgoth ? Alors ça... Mais comment tu m'as reconnu ?
   - Si je me souviens bien, nous avions trouvé ce fer de lance ensemble à la lisière du Marais-Garghoul, et nous l'avions caché sur la colline de Sombreruine-les-Corbins comme s'il s'agissait d'un grand trésor. Nous lui prêtions des propriétés magiques, des porteurs légendaires, une histoire tragique... Toutes ces choses qu'on invente quand on est enfant.
   - Fistule de chat, tu te souviens encore de ça ? Ah, Morgoth, c'est bien toi, moi qui t'avais pris pour un touriste. Tu reviens au pays alors ?
   - Juste quelques jours, histoire de dire le bonjour aux parents et aux amis.
   - On m'avait dit que tu étais devenu magicien, c'est vrai ? Allez, viens donc, on va s'en jeter un à l'auberge du père Letueur, tu me raconteras tout ça en route !
   - Ah, ce bon vieux Hannibal, que d'heures n'a-t-il passé à nous chasser de son établissement...
   - C'est qu'à l'époque, on n'avait pas d'argent à lui donner.
   - Sois sans crainte, je peux te payer à boire, l'ami. Oh, mais dis donc, elle est encore debout, cette ruine ? "
   Morgoth désigna à quelques jets de pierre du chemin, à demi ensablée dans les broussailles qui marquaient la lisière du bois, une grande bâtisse tout en hauteur, flanquée de deux tours pointues. Le toit en croupe, crevé en plusieurs endroits, le porche de bois noir et les fenêtres étroites donnaient à l'édifice un aspect sinistre. Dans le pays, on l'appelait juste "le Manoir", ou bien "la Demeure", et on évitait d'en parler devant les bambins turbulents, pour qu'ils n'aient pas l'idée de traîner dans le coin. Morgoth avait mis quelques secondes avant de reconnaître le bâtiment, en raison de la végétation qui avait pas mal poussé autour depuis son enfance, mais surtout parce qu'il avait gardé de ce lieu interdit autant que familier le souvenir d'une imprenable citadelle auréolée de mystère. La vie ayant passé et la maturité étant venue, il n'y voyait plus qu'une vieille bicoque qui, du temps lointain de sa splendeur, avait à peine été digne d'un anonyme nobliau de province. Et contemplant à bonne distance la façade jadis glorieuse éclairée par les rayons jaunissants d'un soleil déjà usé, notre héros se dit : "Eh bien, heureusement que je suis en vacances, sans quoi je parie que cette ruine aurait été la scène de quelque violente aventure".

   
4 ) La famille l'Empaleur
   

   Morgoth et Fornhax durent toutefois remettre à plus tard leurs projets de beuverie. En effet, la route de l'auberge passait juste devant le domicile des l'Empaleur, et notre sorcier estima peu civil d'aller s'enivrer au cabaret avant même d'avoir présenté ses hommages à ses géniteurs. Donc, après avoir assuré au larron que c'était partie remise, il ajusta son pourpoint et ses chausses, dépoussiéra quelque peu ses bottes de cuir et sa longue cape, lustra son galure de feutre, tâcha de se donner bonne figure, et passa la porte du logis familial.
   Les l'Empaleur étaient une des familles les plus prospères de Noirparlay sur Ymondïs. Drapiers de leur état, ils avaient profité de la production locale de lin, abondante et de bonne qualité, ainsi que de la présence dans les montagnes alentours de diverses plantes et ingrédients utiles au blanchissage du textile. Après que le grand-père Lenoir fut décédé, ils avaient touché un héritage coquet qui leur avait permis de s'agrandir, et commerçant maintenant avec les régions voisines, ils avaient fait fortune en quelques années. Depuis la dernière visite de Morgoth, qui datait d'une dizaine d'années, la famille avait déménagé dans une ancienne ferme un peu à l'écart, dont les granges et reconverties en modeste manufacture bruissaient du grincement des machines et du glou-glou des grandes bassines bouillonnantes. Conscient qu'on ne risquait guère de l'entendre toquer en raison de l'agitation, et notant que le portail était ouvert, il franchit le porche et traversa la cour, n'attirant qu'une attention polie de la part de la poignée d'employés qui s'activaient à leurs tâches. Le corps de bâtiment principal présentait un étage, des soupentes, ainsi qu'une curieuse tour d'angle ornée de mâchicoulis factices, témoignage de la vanité architecturale du constructeur, dont l'histoire locale n'avait retenu ni le nom ni les motivations. Morgoth monta les trois marches du perron, encadré de deux pots de lys, et tira la chaîne de la clochette.
   " Ah, c'est vous le nouveau comptable ? Dites-donc, vous savez que vous avez deux jours de retard ? Vous croyez que les percepteurs royaux vont attendre ? "
   Le personnage qui s'exprimait ainsi était d'un âge certain, d'une taille moyenne, et arborait un visage au menton étroit et à la peau prématurément parcheminée par les rigueurs d'une vie de travail. Il n'était guère mieux vêtu qu'un des employés dont du reste il partageait le labeur, mais l'énergique assurance qu'il déployait le désignait sans conteste comme chef.
   " Euh... Non, je ne suis pas vraiment le comptable que...
   - Est-ce que vous connaissez la comptabilité ?
   - Ben... un peu, mais...
   - Eh bien, vous ferez l'affaire, allez par là vous faire embaucher.
   - Mais enfin...
   - Je n'ai pas bien saisi votre nom...
   - Euh... Morgoth...
   - Voilà un prénom bien grotesque. Il me souvient que j'ai eu un fils de ce nom, qui est parti chercher l'aventure et les ennuis au loin... Vous le rencontrerez peut-être, il doit passer dans les jours qui viennent. Mais peu importe.
   - C'est à dire qu'il s'agit de moi, père. Je suis ton fils, Morgoth.
   - Ah oui ? ça m'étonnerait beaucoup, il est tout petit et il a l'air assez niais. Ah, mais maintenant que j'y fais attention, il est vrai que vous avez quelque chose... Morgoth, mon fils, c'est toi ?
   - Mais oui, père, c'est bien moi. J'ai grandi.
   - Orge molle et blé gluant, mais c'est bien vrai que te voilà ! Ah, mon garçon, je vois que ta santé s'est améliorée depuis qu'on ne s'est vus. Tu étais si maigre et dépenaillé... Et maintenant, te voilà devenu un robuste et prospère gaillard.
   - J'essaie de mener une vie saine et de faire de l'exercice.
   - Je peux t'en parler maintenant que te voilà tiré d'affaire, mais lorsque tu étais petit, tu nous as inspiré de vives inquiétudes. Tu étais si pâle et chétif que nous ne pensions pas te voir survivre jusqu'à l'âge d'homme. Ah, mais que n'es-tu pas revenu plus tôt, pour rassurer ta pauvre vieille mère qui sur son lit de mort s'inquiétait encore pour toi !
   - Ma pauvre vieille mère, c'est pas celle que j'ai aperçu en venant, qui étendait le linge dans le pré ? Son décès doit être récent, elle m'a encore l'air assez robuste.
   - Allez, monte-donc installer ton baluchon, andouille, au lieu de contredire ton père. Ah, je vous jure, les gosses, quelle plaie ! Et il rigole en plus, cet âne ! Eh, attends une minute, il y a une question qui me taraude depuis un moment et que je brûlais de te poser.
   - Je t'écoute.
   - C'est vrai que tu t'y connais en comptabilité ? "

   D'aussi loin que remontassent les souvenirs des anciens du village, on n'avait jamais entendu Waldemaar l'Empaleur s'adresser à quiconque autrement qu'en l'engueulant. Il était ainsi, et il était maintenant trop vieux pour changer. Ce pittoresque travers mis à part, de l'avis général, c'était le meilleur des hommes.

   " Morgoth, mon fiiiils magicien, mais c'est vrai que tu as grandi, viens dans mes bras, s'exclama Morticia l'Empaleur, née Lenoir, lorsqu'elle aperçut son rejeton. Il s'agissait d'une femme plutôt carrée, dont l'âge n'avait point encore entamé la robustesse paysanne. De toute évidence, elle était encore vivante, comme en témoignait sa solide accolade.
   - Rh... répondit Morgoth.
   - Tu as mangé ? Eh, venez voir qui est là ! "
   On fit mander dans tout le village, ce qui fut vite fait, ceux qui n'habitaient pas la demeure, parents, amis, relations d'affaire, et bientôt, on se marcha sur les pieds pour voir la mine du fils prodigue. Il y avait là tous les ressortissants du clan l'Empaleur, à savoir Iago le frère aîné, qui secondait son père à la fabrique, et avait amené avec lui la petite Ebzebeth qu'il portait sur ses épaules, et sa femme Cruella (fille de Dagoth Grandcornu le charpentier) au sein de laquelle s'accrochait Jezabel, la dernière-née. Lucrèce, soeur puinée, avait traîné son époux Moltar Funestedestin, dont elle avait un nourrisson mâle, Baalzeboul. Il n'y avait pas un amour immodéré entre les parents l'Empaleur et Moltar, qui avait le tort d'être plus âgé que sa femme d'une quinzaine d'années, et veuf de surcroît. Toutefois, certaines circonstances avaient rendu l'union des tourtereaux impérieuse autant qu'urgente. Morgoth avait aussi trois frères plus jeunes, prénommés Drako, Néron et Sidious, qui étaient très étonnés de voir un sorcier en vrai, même s'il n'avait pas la robe, le chapeau pointu, la baguette magique et les parchemins qu'ils imaginaient consubstantiels à la fonction. Il y avait aussi Mogh Soltah Appeldémoniaque, le prêtre de Miaris et sévère guide spirituel de la communauté, accompagné d'Acta Vilaleine son apprenti et de sa fille Toxine, Mordred Tristesire le voisin avare et jaloux, éternel rival de Waldemaar, la vieille Morgane Abomination, veuve Noire, la matrone qui avait accouché tout le village, y compris Morgoth lui-même, et que l'on soupçonnait assez régulièrement de sorcellerie, Gorkhan Fléaudesmondes le boucher et son fils Fornhax, déjà cités, Ivan Lefourbe, cultivateur et ami de la famille, Valtaar Feudenfer le forgeron, Hakim le fils du forgeron, Arsinoë Septcalamitésdivines, l'amour de jeunesse de notre héros, Sinistre Sombreseigneurvêtudenoir, un cousin du coté maternel avec lequel il avait joué étant enfant, et bien d'autres encore, qu'il ne reconnut guère.
   Le père l'Empaleur offrit une collation en bougonnant que toutes ces largesses allaient finir par le ruiner, tandis que la mère trouvait le temps de préparer quelques rustiques mignardises qui ravivèrent chez notre héros des souvenirs bien agréables de goûters enfantins. Puis, tout le monde ayant constaté que Morgoth était en bonne santé et point trop dans la misère, les villageois se dispersèrent par petits groupes dans la nuit, pour médire de lui dans la quiétude de leurs foyers respectifs, laissant à leurs affaires intimes les drapiers du village.
   " Ah, que d'émotions, mon petit Morgoth ! S'exclama Iago en serrant derechef son frère dans ses bras.
   - Et sinon, quoi de neuf depuis votre dernière lettre ?
   - Oh, pas grand chose. Le père Pactedesang est mort il y a une semaine. Il y a une assez inquiétante maladie de la patate qui se répand dans les champs. Le cours du lin chute. Et puis il y a eu un gros orage de grêle, mais heureusement, il est tombé après la moisson. Tout à l'heure, un dragon est passé au-dessus du village, paraît-il. On attend le collecteur de taxes dans deux semaines, et on n'a toujours pas de comptable. Au fait, toi qui es clerc de notaire, tu pourrais nous aider...
   - Je veux bien, mais je ne suis pas clerc de notaire.
   - Ah bon ? Tu fais quoi alors pour gagner ton croûton ?
   - Je... euh... C'est un peu compliqué. Disons que je résous certains problèmes qui peuvent se poser...
   - Tiens au fait, c'est vrai ça, s'inquiéta Morticia (que la question intriguait depuis pas mal de temps), quel est donc ton métier.
   - Eh bien, dans certains pays, il y a des gens qui sont des membres productifs de la société, et d'autres un peu moins, et d'autres pas du tout... Et certains sont en fait des nuisibles... Et puis, il y en a d'autres, à l'extérieur, qui convoitent les richesses produites... et donc... Lorsque parfois arrive que des violences... euh... C'est un peu compliqué.
   - On t'écoute.
   - Je suis fonctionnaire. Voilà, je suis fonctionnaire, et le service dans lequel j'officie veille à... ce que les honnêtes gens puissent travailler en paix et jouissent des fruits de leur labeur... sans avoir à craindre des actes de malveillance...
   - Ah. Tu es vigile, quoi.
   - Euh... C'est pas tout à fait... Comme disait l'autre, hein, ce qui s'énonce bien, n'est-ce pas, parce que des fois, y'a des mecs y disent des trucs du vois, mais en fait dans leur tête, si tu veux, c'est pas tout à fait comme ça, alors au final, ben c'est plus difficile, tu vois. C'est comme l'autre jour, y'avait un type un peu comme ça, enfin, pas vraiment à ce point, mais presque, et ben... Y faut que je te dise que c'était la nuit, alors je sors, mais tu vois, c'était la nuit, alors je voyais pas. Alors le mec... en fait c'était le lendemain matin, je m'en souviens... Bon, ben il était pas net. C'était pas franc tu vois, mais pas net, un peu le genre, tu vois ce que je veux dire. Louche. Enfin bon, c'est pas pour dire, chuis pas comme ça non plus mais bon. Non parce que aussi, une fois que les bornes sont passées, y'a plus de limite. Mais l'important, on est bien d'accord, c'est de rester bien dans son truc, parce que si on fait n'importe quoi, on a vite fait de se faire bouffer. Tu crois pas ?
   - Si, si... En tout cas, je suis contente de voir que tu ne fais plus l'aventurier mais que tu as trouvé un vrai métier. Et que fais-tu exactement de tes journées, alors ? Tu travailles dans un bureau ? "
   Pour quelque raison, il répugnait à expliquer à sa mère quelles étaient ses fonctions exactes, sans doute n'en était-il pas particulièrement fier. Pourtant, il se doutait que ses manoeuvres dilatoires n'auraient qu'un temps, car Morticia était obstinée et d'autant moins sensible à son art d'éluder les questions que c'était elle-même qui le lui avait appris. Il fallait de toute urgence qu'il dévie la conversation sur une autre voie, mais quel sujet serait-il susceptible d'intéresser une mère plus que la carrière de son fils ? L'esprit supérieur de Morgoth ne tarda pas à trouver un vil subterfuge.
   " En fait, j'exerce une fonction méconnue, mais indispensable à la bonne marche du royaume. Xy a coutume de dire qu'il n'y a pas de sot métier... Ah, mais suis-je distrait, je ne vous ai pas encore parlé de Xy.
   - Qui est-ce donc ? Ah, mais ne serait-ce pas la fameuse jeune personne que tu voulais nous présenter ? "
   Morgoth lissa sa barbe et dissimula un sourire de contentement.
   " Eh bien, puisque tu abordes la question, en effet, c'est bien elle. Une dame de qualité.
   - Et où est-elle, cette demoiselle ? Tu ne devais pas l'amener.
   - Euh... Je l'ai laissée derrière moi il y a quelques heures, elle avait à faire, elle ne devrait pas tarder à arriver.
   - Quoi ? Tu laisses une jeune fille seule, la nuit, dans une terre infestée de brigands et de monstres ?
   - Oh, de brigands... Le seul malandrin du voisinage était fin saoul quand il a quitté la petite sauterie de tout à l'heure, et pour ce qui est des monstres, tu sais aussi bien que moi qu'à part les vipères et les renards enragés, dans le coin...
   - Mais pas du tout ! Le Manoir est infesté de goules, fantômes et autres ectoplasmes qui terrifient les imprudents de passage depuis des mois, et pas plus tard que cette après-midi, un immense dragon a attaqué le village, semant la mort et la désolation sur son passage.
   - La mort et la désolation ?
   - Ben, en tout cas, il a effrayé la volaille. Et une cheminée est tombée. Quelle horrible bête, il me semble que son braiment résonne encore dans mes oreilles.
   - Les dragons ne braient pas, ils brathent. Mais peu importe. "
   Et pendant tout ce temps, Morgoth se demandait " Bon, elle arrive, l'autre ? ».

   
5 ) Nuit noire & dame blanche
   

   Or donc, Xyixiant'h était tout à ses jeux d'eau lorsqu'elle s'aperçut que le vent fraîchissait, et que le soleil n'était plus là pour la réchauffer. Elle sortit donc de l'onde, secoua ses anneaux, regarda de droite et de gauche pour vérifier l'absence de témoin, puis reprit sa forme d'elfe. Son armure était enchantée de telle sorte qu'elle n'eut pas besoin de l'ôter ni de la remettre avant ses métamorphoses, mais il n'en allait pas de même pour les effets tels que vêtements, bijoux, armes, symbole de Melki, fioles d'eau bénite, pots à fards, parchemins, or et autres babioles, qu'elle avait rangées dans un sac déposé au pied d'un grand orme. Le sac lui-même n'était pas ordinaire, car constitué de cuir de malebranche, une sorte d'animal-arbre particulièrement sournois ayant la capacité de changer de taille et de volume par quelque procédé magique propre à sa race. Morgoth avait enchanté cette matière, longuement tannée et trempée dans la liqueur épectatique, pour en faire un contenant diminuant considérablement le volume et le poids de ce qui y était enfermé. Elle put donc y ranger toute son armure, non sans avoir extrait une longue robe blanche et fine comme un courant d'air, ceinte de larges anneaux d'argent, ses bracelets d'or, son pendentif sacré, ses boucles d'oreille ornées chacune de trois grenats pendus les uns aux autres, ainsi que sa tiare d'or et d'ivoire lissant les friselures de ses cheveux jusqu'au sommet de sa tête. Enfin, elle invoqua de ses doigts graciles un sortilège de psyché, une conjuration ordinairement utilisée pour se protéger des regards pétrifiants tels que ceux des basilics et des méduses, mais qui dans le cas présent lui fournissait surtout un miroir dans lequel, aux derniers feux du crépuscule, elle se mira avec plaisir.
   Xyixiant'h était belle. D'une beauté à faire pâlir le soleil, et tous ces trucs qu'on dit généralement. Du reste, c'était normal, car quand on est un dragon polymorphe, prêtresse d'une déesse de la beauté, et qu'on a passé des siècles à parfaire son apparence humanoïde dans le but de susciter la dévotion des hommes, il serait mal venu de ressembler à un veau marin. Lorsqu'on se met à écrire, on s'aperçoit vite qu'une des choses les plus dures qui soient est de dépeindre un beau visage. Si l'on décrit de façon exacte l'individu, on arrive vite à un résultat assez bizarre, car même les traits réguliers paraissent, à la lecture, disgracieux. Disons d'une femme qu'elle a le nez droit, les joues rondes et les yeux en amande, et on va droit dans le mur, car même si c'est plutôt une bonne chose, cette description clinique sonne mal. Certains auteurs s'en tirent à bon compte en restant dans le vague, en parlant de "courbes gracieuses", d'"ovales harmonieux" et autres "fossettes mutines", mais de tels procédés, à l'évidence, ne font que masquer l'impuissance littéraire, et laissent au lecteur le travail d'imagination (ce qu'un honnête écrivain aura précisément à coeur d'éviter). Fort heureusement, je contournerai cette difficulté avec la hardiesse qui m'est coutumière, en vous signalant simplement que de figure, Xyixiant'h rappelait assez Kristin Kreuk.
   Ayant acté la perfection de sa mise, elle recouvrit le tout d'un long manteau gris souris, et s'en fut de son petit pas trébuchant parmi les buissons et les racines, en quête de quelque chemin. Elle erra quelques temps dans l'obscurité, et fit maint détours inutiles car le sens de l'orientation n'était pas sa qualité première, mais elle parvint finalement à discerner au loin des lueurs oranges et rectangulaires typiques des fenêtres allumées. Elle se dirigea donc aussi droit que possible compte tenu du terrain, et parvint au seuil d'une grande propriété silencieuse. Sans appréhension particulière, elle franchit une grille béante autant que rouillée, gardée par un gnome de pierre difforme et hilare juché sur l'embrasure, et traversa un jardin semé de ronces, d'orties, de liseron et de statues érodées par la pluie, dont les yeux semblaient pleurer des larmes noires. Il n'y avait pas de Lune ce soir là, et la maigre lueur des étoiles lointaines ne parvenait guère à transpercer les branchages entremêlés des arbres morts s'étendant au-dessus de l'elfe, qui n'en avait cure, car elle jouissait d'une excellente vision nocturne. Sous le toit en croupe, les fenêtres faisaient comme les yeux d'un géant en demi-sommeil.
   Elle franchit deux marches et tira la chaînette. La cloche retentit à l'intérieur. Elle attendit, son oreille perçante en alerte, mais elle ne perçut aucun bruit. Elle sonna de nouveau, et attendit encore. Puis, estimant avoir perdu assez de temps, elle recula dans l'allée pour tenter de se présenter à quiconque voudrait la voir depuis les fenêtres.
   Eteintes.
   La haute façade de bois et de lierre était maintenant noire.
   Elle revint sous le porche, assez mécontente d'être traitée avec tant d'impolitesse, et tenta vainement de voir quelque chose au travers du vitrail crasseux qui ornait la porte étroite de la demeure, qui se révéla hélas d'une opacité désobligeante. Toutefois, en examinant mieux le motif, elle remarqua qu'il ne représentait pas des plantes et des fleurs vides de sens comme elle l'avait tout d'abord cru, mais qu'il composait les lettres d'une écriture contournée et peu lisible, formant un nom.
   " De Kellon "
   Peut-être s'agissait-il du propriétaire malpoli de la maison ? Ou bien de l'architecte ?
   Un bruit derrière elle la tira de ses réflexions. Un cheval blanc et mince se tenait dans l'allée, à dix pas à peine. Une cavalière tout aussi blanche et mince le montait, tant qu'elle semblait luire de quelque éclat propre. Ils avançaient dans sa direction, d'un pas très lent. Il était curieux qu'elle ne l'eut pas entendu plus tôt, les elfes ont l'oreille fine.
   " Bonsoir, je me nomme Xyixiant'h. Belle nuit, n'est-ce pas ? Vous êtes d'ici ? Je cherche le village de Noirparlay sur Ymondïs, mais je crois que je me suis perdue. "
   Sans un mot, la blanche dame tendit le bras dans une direction derrière elle, menant manifestement à l'extérieur de la propriété.
   " Merci, bonne soirée madame. "
   Et toute guillerette, Xyixiant'h contourna le bel animal et redescendit l'allée en direction de la grille. Elle y était presque arrivée lorsqu'elle commença à trouver l'affaire un peu étrange. En effet, les humains, elle l'avait noté, pratiquaient essentiellement l'équitation de jour, et non lorsqu'il fait nuit noire. Ce qui tombait bien, les chevaux étant du même avis sur le sujet. En outre, pourquoi cette dame était-elle nue ? Et que lui était-il arrivé pour qu'elle fut dépourvue de visage ?
   Xy se retourna. L'allée n'était qu'un grand trou noir et vide.
   Elle s'arrêta un instant, intriguée, puis poursuivit son chemin. Elle franchit la grille en se grattant la tête, et se retourna une nouvelle fois. La forme de la demeure lui semblait étonnamment proche, surtout en considérant la longueur de l'allée, qu'elle avait pu apprécier. Mais elle devait se faire des idées, le sens de l'orientation, on l'a vu, n'était pas son fort.
   Le gnome de pierre, sur son piédestal, grimaçait horriblement.
   Ah, se dit-elle alors, ce doit être une maison hantée !
   Et, satisfaite d'avoir trouvé une explication rationnelle, elle reprit la route de Noirparlay.

   
6 ) La belle-fille
   

   Toc toc toc
   Sauvé, se dit Morgoth en reconnaissant le martèlement caractéristique de sa bonne amie.
   Iago alla ouvrir, et la grise silhouette apparut devant sa lanterne.
   " Bonjour, chuchota presque la douce voix, je cherche la propriété de la famille l'Empaleur.
   - On dirait que vous l'avez trouvée.
   - Ah, enfin. J'ai erré presque sans fin parmi la lande ennemie pour vous trouver. Xyixiant'h, enchantée.
   - A vos souhaits. Ah, mais j'y suis, t'es la belle-doche !
   - Eh...
   - Entre donc, mon aimée, l'invita Morgoth en se présentant à son tour.
   Elle entra donc dans le salon des l'Empaleur. S'ensuivit une conversation non-orale entre les deux frères, qu'on pourrait résumer ainsi :
   - Regard appuyé et oblique de Iago sur l'arrière-train de Xyixiant'h, suivi d'une moue approbatrice à destination de Morgoth.
   - Regard courroucé de Morgoth, avec mâchoires serrées et front en avant.
   - Grand sourire niais de Iago.
   - Lent secouage de tête de Morgoth, assorti de roulade des yeux et petit sourire en coin. "
   Le tout avait duré deux secondes, au cours desquelles elle avait atteint l'endroit précis de l'assemblée d'où chacun pouvait la voir.
   " Mes estimés parents, mes chers frères et soeurs, neveux, cousins, collatéraux et autres alliés, j'ai le plaisir de vous présenter mon amie Xyixiant'h. "
   Elle s'inclina en une révérence charmante, polie mais sans obséquiosité, dénotant d'une excellente éducation.
   " Je suis ravie, gazouilla-t-elle de sa voix la plus légère.
   - Et nous donc, ma jeune amie, on ne vous attendait plus, répondit le maître de maison.
   - Vous souffrez d'une maladie de peau ? S'inquiéta faussement Morticia.
   - Non, pourquoi ? "
   Puis, faisant semblant de saisir subitement l'allusion.
   " Ah, mais je suis confuse, j'ai tant pris l'habitude de me couvrir lorsque je voyage que j'en oublie souvent de me dévoiler lorsque je suis arrivée à destination. "
   Et là, Morgoth se retint fortement de lancer " vas-y, fais nous ton numéro ". En effet, pour l'avoir pas mal côtoyée, il avait noté que sa mie usait fréquemment des mêmes procédés pour se mettre en valeur.
   D'un seul geste d'une grâce infinie (car infiniment répétée devant sa glace), elle défit la fibule de son grossier manteau et le laissa négligemment choir sur le tapis. Elle se tenait à l'exacte distance où les flammes grasses de la cheminée jouaient le mieux avec les ondulations de sa chevelure plus rouge que jamais, et il était peu probable que ce fut un hasard. Elle se gardait les yeux mi-clos, le visage légèrement incliné, comme prise de quelque langueur, et offrait son corps gracile et son visage de porcelaine aux regards.
   On entendit un gobelet d'étain tomber au sol et rouler sur le plancher. Drako ou Néron (ils étaient jumeaux) émit un " inculééé ! " étouffé, et Moltar s'exclama " Ksxysphfls'nkhzbth brflhz ", ce qui en draconique signifie " trois hérons en papier alu ", mais c'était sans doute une coïncidence. Elle fit un petit geste de la main pour arranger ses cheveux, puis ouvrit ses grands yeux verts-xpluixhsct.
   " Hazeflu ! S'exclama Waldemaar, lorsqu'il fut en état de résumer l'opinion générale.
   - Nous allions passer à table, je crois. As-tu faim, ma douce ?
   - Je grignoterai bien un peu, en effet. "

   Xyixiant'h était un être poli et gracieux aux manières retenues, toutefois, lorsqu'elle se mettait à table, elle éprouvait parfois des difficultés à réprimer les instincts qui la poussaient à se jeter avec voracité sur tout comestible passant à portée de ses crocs. Il s'agissait de mouvements très vifs, quasi-imperceptibles si on ne l'observait pas attentivement, un couteau à la trajectoire trop incurvée, une pique trop rapide à harponner un bout de viande, des dents s'avançant un peu trop vers les aliments. C'était une des rares occasions où transpirait, pour l'oeil exercé d'un spécialiste, sa nature de dragon, mais même pour le commun des mortels, le spectacle avait quelque chose d'inquiétant, sans que quiconque ne put dire en quoi. Ordinairement, connaissant son travers, elle mangeait en silence et si possible sans témoins, mais là, bien sûr, les nécessités des convenances humaines rendaient impossible la dérobade. Xyixiant'h et les l'Empaleur échangèrent un long moment toutes sortes de banalités convenues à dominante météorologique, avant de trouver, à la satisfaction générale, un centre d'intérêt commun, à savoir le textile et l'art de le travailler. On ne peut vivre aussi longtemps en s'intéressant à la mode sans avoir quelque lumière sur son principal ingrédient, et comme le métier de la famille était précisément de le confectionner, il y avait matière à s'entendre.
   On se couchait tôt à la campagne, c'est donc bien avant minuit que nos héros fourbus rejoignirent la chambre d'amis, sous les regards torves des parents, qui ne disaient rien mais n'en pensaient pas moins.
   " Bon, finalement, ça ne s'est pas trop mal passé.
   - Ils ont tous l'air très sympathiques. Si l'on excepte la bien légitime réserve dont la plupart des gens font montre à mon égard.
   - Oui, et puis d'ailleurs justement, vu la tronche qu'ils tiraient quand ils ont vu que tu étais une elfe, je préfère éviter d'aborder certains points délicats, si tu vois ce que je veux dire.
   - Non, quoi ?
   - Eh bien, tu sais, la question qui fâche, quoi.
   - Quelle question ?
   - Enfin, Xy, tu vois bien ce dont je veux parler, non ?
   - Oui, je vois bien, mais j'aime assez te regarder t'enfoncer.
   - Ouais. Bref. Toujours est-il qu'ici, c'est la campagne, et l'ouverture d'esprit n'est pas nécessairement la ressource naturelle la plus répandue dans la région, alors on a tendance à penser traditionnellement qu'un mariage est l'union de deux êtres de sexes différents appartenant à la même classe taxonomique. Mes parents n'ont pas réellement besoin de connaître tous les petits détails te concernant.
   - Petits détails... Bon, si tu y tiens, je passerai pour la cruche de service.
   - Tu seras bien aimable. "

   Les noirparliens partageaient avec tous les villageois du monde une surprenante aptitude à dire du mal des autres dans leur dos et une considérable habileté à former de petits comités pour ce faire. Ainsi, les l'Empaleur ressentirent-ils tous une petite fringale juste avant d'aller au lit, et totalement par hasard, se retrouvèrent dans la cuisine au même moment.
   " C'est marrant je ne me figurait pas qu'elle était... si petite.
   - C'est qu'il s'était bien gardé de nous parler de sa... taille.
   - Note, elle est bien proportionnée...
   - C'est dingue comme elle est... vraiment toute petite. Comme on s'imagine... les gens petits.
   - Belle, gracieuse, empreinte d'une sagesse ancestrale qui dépasse notre expérience à nous autres les grands.
   - Et tu crois que leurs enfants seront... plus ou moins petits ?
   - C'est ennuyeux, dans la région, on n'aime pas trop ce genre de... gens de modeste corpulence.
   - En tout cas, ça va poser pas mal de problèmes, cette histoire de taille.
   - Bah, vous voyez tout en noir, quelle importance qu'elle soit petite. ça posera sûrement moins de problèmes que le fait que ce soit une elfe.
   - Drako, ta gueule. "

   Au petit matin, mais bien après le reste de la maisonnée, nos deux aventuriers s'éveillèrent dans la chambrette. Xyixiant'h était plus longue à se laver, vêtir, coiffer et parer, ainsi qu'à ramasser les pièces d'or dont elle semait sa couche (car à l'en croire, elle avait du mal à dormir sans l'influence somnifère des métaux précieux, ce qui ne lassait d'étonner son compagnon, selon qui les richesses avaient plutôt tendance à tenir les gens éveillés et prêts aux expéditions nocturnes les plus dangereuses pour les garder ou se les approprier). Donc, Morgoth descendit en premier, et croisa sa mère Morticia, qui bien qu'elle fut assez petite et pas de première jeunesse, parvint à l'entraîner assez rudement dans un coin.
   " Dis-moi, malotru, où donc as-tu dormi ?
   - Dans la chambre d'amis, à l'étage.
   - Et la demoiselle ?
   - Pareil.
   - Et je suppose qu'avec ton elfe là, tu te comportes de façon tout à fait honorable.
   - Absolument, je suis un vrai gentleman.
   - Et tu crois vraiment que tu vas me faire gober un truc pareil ?
   - Mais enfin, tu me connais.
   - Tu es en train de me soutenir que tu passes ta nuit dans le même lit que cette personne sans la toucher ? C'est quand même difficile à croire.
   - Ah mais non, bien sûr que je la touche. Que vas-tu donc imaginer là, que tu as enfanté un eunuque, ou un adepte de la pratique Bardite ?
   - Tu avoues, misérable !
   - Je n'avoue rien du tout, j'assume. J'ai avec mademoiselle Xyixiant'h des relations parfaitement saines et normales, et je m'en vante. Lorsque tu as mis en doute mon honorabilité, j'ai cru que tu faisais allusion à certaines perversions dont j'ai entendu parler avec une certaine incrédulité, telles que la panspermie, la trophallaxie ou la copocléphilie. Et quand bien même, je ne vois pas vraiment en quoi ce seraient tes affaires.
   - Mais je suis ta mère ! De mon temps, on avait le respect des convenances.
   - Venant de quelqu'un qui s'est marié avec le ballon gros comme le bulbe de la chapelle, la remarque est amusante. Mais tu vas sans doute me dire que Iago était prématuré de quatre mois.
   - Fils ingrat, si j'avais parlé à mes parents comme tu le fais...
   - Ils t'auraient mise à la porte de chez eux, et du reste, je crois bien que c'est ce qu'ils ont fait.
   - Ben c'est pas la question. Tu vas régulariser cette situation vite fait.
   - Quoi, tu veux que je me marie avec Xy ?
   - Parfaitement.
   - ça m'étonne assez, cet empressement subit à faire entrer une elfe dans la famille.
   - Oui, ben c'est déjà du propre que ce soit une elfe, alors si en plus c'est une roulure...
   - Pfff... "
   La conversation se poursuivit quelques temps, mais Morgoth savait qu'il n'aurait pas la paix tant qu'il n'aurait pas accepté les rudes conditions qui lui étaient faites. Donc, au final, traînant un peu des pieds, Morgoth remonta jusqu'à la chambre, se demandant comment aborder la question de manière romantique.

   
7 ) La demande en mariage
   

   " Ma mère veut qu'on se marie.
   - Quand ça ?
   - Ben, dans trois jours.
   - Bah, si ça l'amuse.
   - Bon.
   - Avec un peu de chance, il y aura des cadeaux.
   - Sûr. C'est l'usage.
   - Bien bien. Sinon, si jamais tu trouves un double-ducat de Brythunie avec tête laurée de Durgan IV et portant poinçon de l'atelier royal de Solipangre, c'est le mien. "

   
8 ) Xyixiant'h prend l'herbette
   

   Donc, ce matin là, dame Morticia réunit sa tribu dans le but de distribuer les tâches. Elle comptait bien profiter de l'occasion pour épater tout le village, aussi résolut-elle de faire quérir par monts et par vaux toutes les fournitures qu'elles estimait nécessaires à l'épatage de galerie. Elle expédia donc Néron et Xyixiant'h avec une mule dans la région voisine dite " lande du gibet de la sorcière " afin d'y cueillir des herbes aromatiques nécessaires à la célèbre soupe de la mère l'Empaleur, dont elle comptait bien régaler ses invités. Outre la quête de la purgevale, de la brindouillette sanglante, de la pue-sous-bras, de la bruyère des trépassés, de la colle-a-cule, du fouet à trois manches, de la fumette de perdrix, du pistou farineux, de la graine des fous et d'autres spécialités locales, Néron avait reçu de sa mère la délicate mission de découvrir d'où venait cette étrangère, si c'était une honnête femme, si elle était d'une bonne lignée et si elle en avait après le bien de la famille.
   L'aventure était modeste et tenait plus de la promenade que de l'épopée, car la lande en question n'était qu'à une heure de là, et qu'entre les broussailles éparses et les rochers moussus, on apercevait encore fréquemment le sommet du clocher de Noirparlay. Toutefois, Xyixiant'h ne souhaitait pas abîmer sa seule robe élégante dans les buissons, et en outre, même si on n'avait pas croisé de monstre plus gros qu'un chien dans la région depuis des années, on ne sait jamais. Aussi avait-elle revêtu son armure chatoyante, ce qui avait suscité l'étonnement bien compréhensible du village. Et tout en glanant de ci de là les multiples trésors parfumés répandus par la nature sur la terre sèche et pauvre de cette région, ils en vinrent à deviser du métier d'aventurier. Contrairement à son jumeau qui était plus fantasque, Néron était un jeune homme sérieux, voire ennuyeux, qui ambitionnait de partir à la ville faire des études qui lui permettraient de faire un prestigieux métier dans une administration quelconque. C'est en tout cas la plaisante fable qu'il avait conté à ses pauvres parents, car dans les faits, il avait bien l'intention, dès que l'opportunité s'en présenterait, de chausser le cothurne, de brandir l'épée et de traquer la bête hostile dans les contrées désolées, et c'est bien pour ça qu'il admirait tant son frère magicien. La fréquentation d'une elfe authentique était, à ce titre, une aubaine inespérée et l'occasion d'en apprendre un peu plus sur le vaste monde.
   " Ah, dites-moi, vous avez dû en croiser, des créatures terrifiantes !
   - Holà oui, on peut le dire. Tenez, une fois, Morgoth et moi, on a vu des broos. J'aime pas trop les broos.
   - Ah, les ignobles créatures ! Comment leur avez-vous échappé ?
   - En fait, c'est nous qui les avons poursuivis et châtiés comme ils le méritaient.
   - Bravo !
   - Oh, ce n'était pas réellement un exploit. Il y a des créatures bien plus puissantes que les broos, comme les golems, les géants...
   - Avez-vous déjà vu un dragon ?
   - Euh... oui. Plusieurs même. Pleinplein en fait.
   - Quelle horreur ! J'en ai vu un moi-même voici quelques années, j'en garde un souvenir de profonde épouvante.
   - Ah bon ? Racontez-moi donc.
   - Oh, ce n'est pas une histoire très longue, et je gage qu'en comparaison avec vos tribulations, c'est une bien pauvre aventure. J'étais donc en montagne, vous voyez la vallée là-bas, qui part en oblique ? A un jour de mulet, il y a un bois où pousse un certain champignon d'où on extrait une teinture rare... enfin bref, j'en revenais avec mon chargement quand soudain, mon sang se glace et mes cheveux se hérissent sur la tête. Mon bourricot aussitôt se cabre et galope sans demander son reste, me laissant là, sur le chemin, seul et saisi d'un effroi incompréhensible... Soudain, une compulsion mystérieuse me fait lever la tête. Il était là, planant bien au-dessus des cimes, il se découpait, noir sur le ciel lumineux. Oh, il était loin, très loin, ailes déployées, il ne semblait pas beaucoup plus gros que la Lune quand elle est pleine. En outre, il m'avait déjà dépassé, et ne faisait pas mine de faire demi-tour pour me croquer. Et bien malgré ça, croyez moi, je n'en menais pas large. Ah la sale bestiole !
   - Mais figurez-vous que les dragons ne sont pas des bestioles.
   - Comment ça ?
   - Comme chez les humains, il y en a de plus ou moins vifs d'esprit, mais ils sont intelligents. Et pas comme on dit parfois d'un chat ou d'un chien qu'il est intelligent, non non. Ils ont leur propre langage, leur propre écriture, beaucoup comprennent aussi les langues des hommes.
   - Vraiment ? Je croyais que les dragons parlants étaient légende.
   - Mais non, c'est un cas assez fréquent. Il en est même qui maîtrisent la magie, ce sont d'ailleurs les dragons qui l'ont inventée. Ainsi que l'écriture, et bien d'autres choses merveilleuses.
   - Ah bon ? C'est fascinant. Mais si ces créatures sont si puissantes et si rusées que vous le dites, si elles sont dotées de conscience et d'ambitions comme les humains ou les elfes, comment se fait-il qu'on en voit si peu ? Pourquoi ne règnent-ils pas sur le monde, ils en auraient sans doute la faculté ?
   - Et bien tout d'abord, les dragons sont individualistes, ils fréquentent rarement à leurs semblables et se méfient les uns des autres. Il est vrai que s'ils s'unissaient, ils seraient un danger mortel pour les autres races, mais avant qu'une telle chose n'arrive, il leur aura poussé des tétines. Et puis, vous semblez croire qu'ils ont tous des fantasmes de domination et des instincts meurtriers, mais ce n'est pas le cas. Certains sont d'honnêtes gens, comme vous et moi, motivés par le souci de bien faire et l'honorable ambition d'améliorer le monde dans lequel ils vivent.
   - Ah oui ? Et comment s'y prennent-ils, du fond de leurs aires lointaines ?
   - C'est une chose peu connue des hommes, mais nombre de dragons vivent parmi eux, dans leurs villages et leurs cités. Il leur suffit d'avoir la faculté de se métamorphoser, qui est assez commune parmi la Grande Race, et suffisamment de connaissance des usages humains pour se fondre dans la foule.
   - Parbleu, vous plaisantez ?
   - Mais pas du tout, j'en connais plusieurs.
   - Mais de quoi vivraient-ils, parmi nous ? Quel genre de métier peut bien faire un dragon ?
   - Oh, je ne sais... Le métier des armes conviendrait aux plus belliqueux, d'autres sont magiciens comme je vous l'ai indiqué, et peuvent poursuivre l'étude de leur art sous une autre forme... De toute manière, un dragon a toujours moyen de gagner sa vie en négociant son sang ou ses écailles, il semble que tout ce qui en tombe soit fort prisé par les mages. Voyez par exemple ces plaques qui forment mon armure, et bien, elles proviennent d'un dragon mordoré.
   - Sans blague ! Mais alors, si les dragons sont vraiment parmi nous, comment les distinguer des gens normaux ?
   - Il y a des moyens magiques, mais le plus simple reste l'observation du sujet. Car il est difficile de dissimuler longtemps sa nature profonde, personne ne peut jouer la comédie en permanence. Les dragons qui vivent parmi les hommes passent souvent pour des excentriques, des gens hors du commun aux réactions imprévisibles, tant il est vrai que la race saurienne est connue pour avoir un comportement entier et peu enclin aux compromis. Et puis, ils ont tous des petites manies bizarres, alimentaires, vestimentaires, sentimentales, ou autres. Toutefois, les plus rusées de ces créatures parviennent à donner le change, en particulier en justifiant leur excentricité par quelque judicieux artifice.
   - Je ne vois pas trop comment.
   - Supposons qu'un dragon veuille vivre comme un homme parmi les autres hommes, il sait que sa singularité le fera vite remarquer. Mais s'il prend la forme d'une autre race, comme un nain, un elfe ou tout autre créature qui fréquente l'humanité sans en faire partie, alors les observateurs mettront son curieux comportement sur le compte des moeurs de ladite race, sans chercher plus loin.
   - Ah, c'est astucieux en effet !
   - Il pourra alors vaquer à ses affaires sans craindre d'être démasqué. Ainsi, si vous croisez un elfe isolé de sa race, ayant d'étranges manies, prompt à défendre la cause des dragons lorsqu'on les attaque et sachant à leur sujet bien plus de choses que les gens ordinaires ne sont sensées en connaître, vous avez de bonnes chances d'être en fait en présence d'un dragon.
   - Alors là ma chère belle-soeur, vous m'en bouchez un coin. Croyez que dorénavant, j'ouvrirai l'oeil, et le bon !
   - Ben... ouais... y'a du boulot.
   - Attention, ça ne se ramasse pas ça ces boules.
   - C'est pas ça la truffinette ?
   - Non, c'est de la crottebique.
   - Bê...
   - La truffinette se trouvera plus probablement en lisière du bois, aux pieds de ce... oh, quelle horreur !
   - Que se... bê... "
   Mais il ne s'agissait pas du même " bê " que pour la crottebique. Ils étaient arrivés à proximité du bois de la sorcière, dont les premiers grands arbres débutaient avec aplomb et sans transition avec la lande herbue. L'un de ces arbres se détachait de quelque pas, comme s'il était sorti du rang pour avancer imprudemment en terrain ennemi. Sa témérité ne l'avait pas servi, car il était mort, et du reste, à considérer son apparence biscornue et les multiples contorsions de ses branches brisées et nues d'écorce, son existence avait été tourmentée. Par les bras écartés, on y avait pendu le cadavre d'un homme écorché, suintant d'humeurs immondes et malodorantes. La charogne avait régalé les oiseaux la journée durant.
   " N'approchez pas, s'exclama le jeune homme sans pouvoir cacher son émotion, c'est un spectacle difficile pour une dame.
   - Hélas, mon jeune ami, j'ai été invitée au cours de ma vie à maint spectacles de ce genre. Est-ce courant, dans le pays, de voir occis les voyageurs ?
   - Pas du tout, les routes sont plutôt sûres, la région est paisible et la population est pacifique et sans histoire. Nous avons peu de brigands, et encore sont-ils d'aimables voleurs, pas du genre à trancher une gorge pour prendre une bourse.
   - Je doute que le vol soit le mobile de ce crime. D'ordinaire, les malandrins dissimulent les cadavres de leurs victimes, ou pour les plus négligents, les laissent en l'état, mais ils ne les exposent pas comme des trophées. En outre, il me semble bien que ce malheureux a été écorché, et je ne vois pas pourquoi on aurait pratiqué un si macabre travail. "
   Xyixiant'h se rapprocha avec précaution du cadavre suspendu. Une petite voix dans sa tête lui disait : " il n'a pas plus d'une journée, il sent bon, croque-le donc et régale-t-en ". Mais une telle attitude n'aurait sûrement pas arrangé ses affaires avec sa belle-famille.
   Soudain, l'atmosphère changea insensiblement, les oiseaux, les insectes se turent, y compris les mouches qui cessèrent un instant de tourbillonner autour de la chair à nu pour s'égayer parmi les bosquets, mais pas trop loin tout de même. Et d'entre les fibres des muscles suppliciés, sortirent alors des filets d'ombre et de lumière mêlées, des volutes fugaces qui s'épaissirent et bientôt s'assemblèrent, décrivant une ébauche de forme humaine, un spectre à la face mouvante et aux membres indistincts. Et une voix incroyablement douce se fit entendre, la assourdie voix d'une femme.
   " La roue tourne, la balance penche, le bois est à la Sorcière Blanche. "
   Xyixiant'h, percevant le danger, tira sa rapière qui n'était pourtant que de peu d'usage dans ce genre de situation, et fit signe à Néron de reculer. Celui-ci sortit des abysses de terreur dont les noirs filets le retenaient pétrifiés et parvint à faire quelques pas en arrière. La prêtresse sortit alors de son corsage le symbole d'or de Melki, le visage aux trois yeux de la déesse, et le brandit au bout de sa longue chaîne devant la face du revenant tout en psalmodiant l'antique prière du repos des morts, qui datait, disait-on, des premiers matins de la race des elfes. L'esprit divin de la bienfaisante Melki baigna alors la scène, se manifestant sous forme d'un nimbe orangé resplendissant sur les écailles de l'armure et projetant aux alentours mille éclats scintillants.
   Mais le fantôme sembla se rire de ces démonstrations. Sans paraître un seul instant troublé, il poursuivit ses malédictions.
   " Toi qui fus lieu de mon supplice, deviens mon jardin des délices
   Tout intrus, divin ou mortel, en sera gardien éternel
   Et par ce procédé fatal, finira en nu intégral. "
   Puis, l'apparition émit trois hoquets de rire amer, et s'évanouit. La lande retrouva sa relative quiétude.
   " Qu'était-ce ? Demanda Néron une fois qu'il eut retrouvé quelque contenance.
   - Un mort-vivant de quelque sorte, amateur de rimes. Elle a parlé d'une sorcière blanche...
   - Que fait-on, maintenant ?
   - Nous ne pouvons laisser ce corps pourrir ici, ce serait inconvenant. Ramenons-le au village, nous tâcherons de découvrir le nom de son assassin, et nous pourrons lui donner une sépulture décente. "
   Et le bourricot fut ainsi mis à contribution pour cette pénible tâche.

   
9 ) Escapade en mer
   

   Mais au fait, qu'étaient devenus les autres Compagnons du Gonfanon pendant ce temps ? Eh bien Ghibli le nain bourru et Sarlander le plus mauvais archer de la race des elfes avaient un temps visité les contrées Bardites et les ports de la Mer des Cyclopes. Ils avaient pris des vacances bien méritées, puis l'ennui venant, avaient loué leurs épées, ou plus exactement leurs haches, à des armateurs de la région désireux de sécuriser leurs transports. Ce type de précaution était devenu utile car les temps étaient troublés, plusieurs nations du Septentrion n'ayant rien trouvé de mieux pour occuper leurs jeunesses oisives et turbulentes que de déclarer la guerre à l'empire de Pthath, de l'autre côté de la mer. Ainsi donc avaient-ils sillonné les routes océanes, visité diverses villes, dont la merveilleuse Sembaris, et parcouru bien des contrées surprenantes.
   Au moment où nous les retrouvons, ils avaient été embauchés à bon prix par la Hanse Occidentale de Venereille, une riche compagnie maritime du sud du Shegann au passé chargé d'histoire, de gloire et d'épiques truandages. La Hanse avait perdu plusieurs navires récemment, dont des fragments importants avaient été retrouvés sans présenter de trace de combat naval, et les enquêtes dans les bars à flibustiers et chez les receleurs habituels n'avaient rien donné. La mission des deux compères était donc de découvrir quel sort mystérieux avaient été celui des nefs " Monceau-d'or ", " Perle-du-Nagus », " Héraut-de-la-Libre-Entreprise ", " Fortune-de-mer " et " Exploite-tes-employés ". Pour ce faire, ils avaient embarqué à bord du fier " A-moi-les-sous ", commandée par le fier capitaine et habile négociant Jean-Roger Glandier-Duval, qui était de l'avis des marins un excellent capitaine, puisqu'on ne le voyait jamais sortir de sa cabine. Nos héros observaient la mer alentour, parfaitement plate et indolente, humaient le vent qui était parfaitement quelconque, cherchaient des yeux quelque navire suspect à l'horizon, et consignaient sur leurs carnets les allées et venues de l'équipage. Alarmé par ce manège, pour une fois, le capitaine fit son apparition sur le pont. Quel beau spectacle ! La cinquantaine élégante, perruque poudrée, bel habit, mise impeccable, un perroquet du nom de " Jococo " sur l'épaule.
   " Eh bien messieurs, encore une plaisante journée de navigation à bord de l'A-moi-les-sous. N'est-ce pas ?
   - Plaisante comme un rat mort, commenta Ghibli.
   - Certes, certes, approuva Sarlander avec affectation. Remarquable navire, en effet.
   - Alors, avez-vous trouvé quelque explication au mystère qui nous préoccupe ? Je vous vois consigner un rapport...
   - Quelques notes de travail, tout au plus.
   - Je vous assure qu'à mon bord, toutes les procédures réglementaires de la Hanse sont scrupuleusement respectées.
   - Je l'ai noté, en effet. En fait, ce n'est pas tant l'application de ces procédures qui nous étonne que les procédures elles-mêmes.
   - Ah, bien bien, fit le capitaine, soulagé de voir son commandement hors de cause. "
   Soudain, le premier-maître aperçut son supérieur sur le pont et, après un instant de surprise, se précipita sur lui pour lui montrer un document. Agacé, Jean-Roger Glandier-Duval y jeta un oeil distrait, puis le parapha de la plume d'oie qu'on lui tendit.
   " Un problème capitaine ?
   - Il semblerait qu'une élingue de bord d'éclisse aurait fusé sur la rouelle bâbord.
   - Et alors ?
   - Jococo aime les gâteaux !
   - Eh bien, répondit le capitaine sans prêter attention au caquètement de son animal, la drisse de nage est au taquet, ce qui fait que la chaussette du cabestan du hunier de misaine est ferlée... Voyez, c'est inscrit là.
   - Oui, oui, mais c'est grave ?
   - Comment le saurais-je ? Je ne fais que vous rapporter ce que m'a dit ce garçon, je n'y connais rien à ces choses.
   - Mais je croyais que vous étiez capitaine.
   - Je suis là pour donner des ordres et pour vérifier qu'ils sont exécutés, pas pour entrer dans les détails techniques. C'est la tâche des subalternes ça. Et puis d'ailleurs je n'aime pas le terme de "capitaine", ça fait un peu marine à grand-papa, ne trouvez-vous pas ? Je préfère " senior-consultant en management de navigation ".
   - Hin hin. "
   Et nos compères commencèrent à se dire qu'ils avaient une piste.

   
10 ) Le Rituel
   

   Le corps fut mené jusqu'à la place du village, juste devant le grand lavoir, et étendu sur une claie. Tout Noirparlay était assemblé là, comme pour la grande fête de Sainte-Mortripe, mais l'ambiance était moins festive. Les notables étaient au premier rang, le père Appeldémoniaque, qui avait trouvé le temps d'enfiler sa robe azurée, Valtaar le forgeron, Morgane Abomination, Gorkhan le boucher, Hannibal Letueur l'aubergiste, et même le vieux bourgmestre Ben Laden, sorti de sa sénile retraite pour l'occasion. Les l'Empaleur eux aussi étaient là au grand complet. Aucune nouvelle manifestation surnaturelle ne se produisit à cette occasion. Acta Vilaleine, l'apprenti du prêtre, se chargea d'examiner la dépouille, car il faisait office de chirurgien dans la contrée. Il livra bien vite ses conclusions à la foule assemblée.
   " La victime a été écorchée, et ses... organes abdominaux ont été retirés, de telle sorte qu'il soit impossible de déterminer son sexe. D'après l'état de conservation, la mort ne remonte pas à plus d'une journée. Je n'ai relevé aucune lésion susceptible d'avoir causé le décès, mais compte-tenu des parties manquantes, bien sûr...
   - C'était quelqu'un du pays ? S'enquit un des gueux grisâtre.
   - Difficile à dire.
   - Il faudrait faire la tournée des fermes de la région pour voir si personne n'a disparu récemment, proposa le boucher.
   - Il y a peut-être plus simple, dit alors Morgane, et tous se turent car c'était une sage femme dans toutes les acceptions.
   - Caquète donc, mauvaise vieillarde, s'exclama Waldemaar.
   - Le jour où je t'ai sorti du ventre de ta mère, j'aurais mieux fait de me saouler la gueule. Donc, comme les assassins ont pris soin de rendre leur victime méconnaissable, je propose que l'on utilise les ressources mystiques pour découvrir le fin mot de l'affaire. Dites-moi, mon père, vous connaissez sûrement une conjuration pour faire parler les morts ?
   - Quoi, moi ? Mais vous plaisantez, ou bien vous confondez Miaris avec d'autres divinités de moindre moralité. même si je reconnais la justesse de la cause, elle ne saurait me pousser à employer de tels procédés, dont d'ailleurs j'ignore tout. "
   Mais Waldemaar avait sa petite idée sur la question, et apostropha son fils en ces termes.
   " Au fait, fils indigne et fainéant, as-tu retiré quelque chose des ruineuses études que je t'ai payées ? Puisque la science du clergé a des lacunes, peut-être que la magie profane pourra faire parler ce malheureux.
   - La science du clergé n'a pas de lacunes, l'Empaleur ! Elle a des obligations morales qui...
   - Oui, oui, bien sûr. Alors, grande andouille, te sens-tu capable ?
   - Euh... certes, j'ai fait un peu de nécromancie. Peut-être puis-je m'essayer, mais il faut pour cela une enceinte fraîche, à l'abri de la lumière qui fait fuir les esprits, et le moins de témoins possible. Peut-être la chapelle ferait-elle l'affaire ? Le concours du père Appeldémoniaque serait aussi le bienvenu.
   - Ah bon ? En quel honneur ?
   - Ces sortilèges ont parfois des effets néfastes, et l'intervention vigoureuse d'un prêtre du bien pourrait être nécessaire pour conjurer les forces démoniaques autant qu'indésirables qui pourraient apparaître.
   - Si tel est mon devoir, je consens à vous apporter mon concours. Acta, va quérir mon bâton à pommeau d'argent et ma chasuble d'exorcisme, il est temps de châtier le mal. "
   Le jeune apprenti fila au presbytère, tandis que Morgoth organisait la suite des événements. Il requit la présence de son père et de quelques autres notables choisis avec soin, formant une assistance de témoins dignes de confiance. En outre, il fit signe à sa promise de l'accompagner dans son office. Morgoth comptait parmi les meilleurs nécromanciens du Septentrion, aussi ne craignait-il que fort peu les revenants, mais il avait considérablement exagéré le danger de l'opération afin de fournir à Mogh Soltah l'occasion de briller devant ses ouailles, car il pressentait que la défiance traditionnelle entre le prêtre et son père risquait de nuire à la prochaine cérémonie nuptiale, et il ambitionnait d'offrir à sa mie un beau mariage dénué de pugilat et de projection d'objets de culte.
   Quatre hommes firent entrer la malheureuse dépouille dans le petit temple, puis sortirent et fermèrent les portes. La foule des curieux ne se dispersa pas pour autant.
   Et parmi l'élite de Noirparlay, Morgoth donna son art en spectacle, s'appliquant à égrener chacune de ces phrases qu'il aurait pu prononcer en dormant tant elles lui étaient familières, soignant les inflexions, le rythme et le ballet des mains gantées au-dessus du corps.

   " Qui êtes vous, monsieur ?
   - Je suis Morgoth l'Empaleur, sorcier.
   - L'Empaleur ? Mais vous devez être mon employeur alors ! Ah, monsieur, je suis confus de mon retard, figurez-vous que mon cheval, ce sot animal, a mangé des baies d'argouti sauvage sur le bord du chemin, et de par le fait qu'il a crevé, j'ai dû faire le reste de la route à pied. J'ai bien cru que je n'arriverai jamais vivant jusqu'à Noirparlay.
   - Eh bien, pour être honnête, vous n'y êtes pas tout à fait parvenu.
   - Ah ? Comment cela, je ne suis pas à Noirparlay sur Ymondïs, dans le pays Vantonnois ?
   - Si fait, vous y êtes bien, mais j'ai le regret de vous informer que vous ne comptez plus au nombre des vivants. Vous êtes, hélas, défunt.
   - Quelle est donc cette faribole ? Je vois, je sens, je réfléchis comme tout un chacun, je ne suis donc pas mort ! Voyez ces mains, sont-ce celles d'un trépassé ? "
   Il regarda ses mains, qui n'étaient que des griffes d'os recouvertes de tendons et muscles à nu.
   " Ah ben oui. Mais... mais... Ma peau ? Et où diable sont donc passés mes intestins ? ça alors, j'ai bien l'impression, monsieur, que vous avez raison, me voici mort, on ne peut plus mort.
   - Croyez que j'en suis sincèrement navré.
   - Et moi donc. Toutefois, je m'explique difficilement ma bonne santé. Permettez que je m'étonne, car j'ai vu quelques cadavres au cours de ma vie, et aucun ne m'a semblé en état de s'interroger sur sa condition comme je le fais présentement.
   - Votre étonnement est bien légitime, mais la situation s'explique : il se trouve que je suis nécromant...
   - Aaah ! N'en dites pas plus, je crois que je saisis maintenant le procédé, mais pas la raison de ma résurrection. Je suis dans un temple, à ce qu'il me semble, vous livrez-vous avec votre secte à quelque expérience révoltante sur vos contemporains ?
   - Nullement, monsieur, et nous sommes dans un honnête temple de Miaris, dont le prêtre est précisément ici.
   - Mes hommages, mon père.
   - Enchanté.
   - Et donc, reprit Morgoth, nous avons convenu de susciter votre concours post-mortem pour nous aider à résoudre une affaire criminelle mystérieuse, et je suis sûr que vous accèderez à notre demande quand vous saurez de quoi il s'agit.
   - Je suis toute ouïe.
   - L'affaire criminelle qui nous occupe est celle de votre assassinat. Nous avons trouvé votre... personne dans cet état à quelque distance du village, et nous désirons bien sûr retrouver le meurtrier. Vous conviendrez qu'il nous soit intolérable de laisser un tel scélérat en liberté.
   - A qui le dites vous.
   - Donc, nous souhaiterions connaître le mobile et les circonstances de votre meurtre. Vous m'avez dit tout à l'heure que vous veniez me voir, n'est-ce pas ? Que je vous avais employé pour quelque besogne...
   - J'ai dû me tromper, le l'Empaleur que je recherche est drapier et non magicien.
   - Ah, mais ce doit être mon père, Waldemaar, que voici.
   - Enchanté.
   - Monsieur.
   - Je suis confus de mon retard, et je sollicite votre indulgence car il n'était pas de mon fait, comme vous le constatez.
   - Euh... certes, certes, vous êtes excusé. Mais vous veniez à quel propos, au juste ?
   - Ah, mais en plus, je manque à mes devoirs les plus élémentaires. Je me présente, Jean Auguste René Marie Jubourg-Lemaupas, expert comptable. Désolé, je n'ai pas de carte...
   - Le fameux comptable ! S'exclama Morgoth, qui avait passé toute la matinée à éplucher les comptes de l'entreprise familiale en lieu et place du susdit.
   - Précisément.
   - C'est étrange de tuer un comptable, comme ça. Comment cela s'est-il passé ?
   - Hélas, je crains de ne pas vous être d'une grande aide. Je me souviens d'avoir marché quelque temps sur les chemins de votre pays, et m'être égaré à plusieurs reprises. Les collines peuvent être traîtresses, vous savez, quand on ne connaît pas le coin. A un moment donné, le soleil s'est mis à décliner, et moi-même je commençais à être exténué et affamé, j'ai donc pressé le pas pour arriver à Noirparlay avant la nuit. Les derniers souvenirs que j'ai de cette soirée, c'est que nous étions entre chien et loup, comme on dit. J'étais fort las. Après, c'est le trou noir.
   - On dirait que les circonstances de votre trépas n'ont pas été particulièrement douloureuses. J'en suis soulagé pour vous. Aviez-vous des objets de valeur sur vous ? De l'or, des valeurs ? Quelque chose qui aurait motivé une crapulerie ?
   - Jamais de la vie, voyons. Voyez-vous, les routes ne sont pas sûres.
   - Ah oui ? Et où étiez-vous donc, au moment où vous avez perdu conscience ?
   - Oh, je ne connais pas la région. Attendez que je me souvienne... J'étais sur un petit chemin escarpé serpentant au flanc d'une colline. En contrebas, il y avait une forêt maladive poussant sur un lit de rochers, on entendait le clapotis d'un ruisseau invisible derrière les arbres... Clapotis n'est pas le mot juste, c'était plutôt un torrent.
   - Hum... Oui, c'est un type de paysage assez commun par ici.
   - Attendez, j'ai souvenir d'un élément qui pourrait vous aider. De l'autre côté du vallon, sur un plateau a la végétation rase, on apercevait les ruines d'une tour de pierre, au milieu des restes d'autres bâtiments et de murs d'enceinte. Sans doute une ancienne forteresse, ou bien un village fortifié.
   - Mais bien sûr, c'est le village mort de Villepourry, vous étiez sûrement sur la Voie Contrée, qui surplombe le Bois des Maudits. Vous n'étiez pas arrivé, je pense que vous aviez encore deux ou trois heures de marche. "
   L'assistance approuva les conclusions de Morgoth.
   " Nous savons donc où je suis mort, cela vous donne-t-il des indications sur les circonstances ? Y a-t-il un monstre dépeceur d'étrangers qui niche dans les parages ?
   - Pas à ma connaissance.
   - Ah. C'est ennuyeux, j'aurais au moins aimé savoir pourquoi... Enfin, ça pourrait être pire.
   - Ah ? Mais en quoi ?
   - Eh bien, nous sommes à la fin du mois du Rat-boule, c'est à dire avant la moitié de l'année civile.
   - Alors ?
   - Eh bien voyons, si j'étais mort deux semaines plus tard, ma veuve n'aurait pas pu bénéficier de l'abattement fiscal correspondant à douze douzièmes de la taxe de réversion interprofessionnelle de solidarité relative à la perception sur la valeur ajoutée foncière. Et si elle se remarie avant la fin de l'année, elle peut même bénéficier de l'exonération forfaitaire de charge sociales sur les plus-values de valeurs mobilières (nonobstant le plafond annuel de cessions de 730 ducats) ainsi que d'un crédit d'impôt de 12,5% à défalquer sur l'IRPP de l'an N+1 au titre des frais annexes de veuvage et d'obsèques à charge des usufruitiers de biens immobiliers non-gagés.
   - Déductible des revenus externes a posteriori ? S'enthousiasma Xyixiant'h.
   - Absolument, et au prorata du quotient familial rectifié !
   - C'est génial ça, je savais pas.
   - Eh, mais je vous remets, c'est pas vous qui jouez dans Smallville ?
   - Ben... Non...
   - Euh... Excusez-moi, mais le sortilège va arriver à son terme. Avez-vous autre chose à nous dire, monsieur le mort ?
   - Du genre prophétie d'outre-tombe, des choses comme ça ?
   - Ben, c'est des trucs qui se font.
   - Voyons... Disons, " Mméfie toi de tes ennemis, et suis ton destin ".
   - Super. Vachement utile.
   - Désolé, je suis comptable, pas augure, je fais ce que je peux.
   - Moui. Bien. Repose donc en paix, âme troublée, nous te vengerons.
   - Oh moi, maintenant, vous savez... Allez, salut, on se reverra sûrement un jour ou l'autre. "
   Et il retrouva son immobilité cadavérique.
   " Quelle tristesse, quel gâchis, commenta tristement Mogh Soltah.
   - Et quelle absurdité que de mourir sans jamais avoir su pourquoi, ajouta Waldemaar.
   - Quelqu'un a vu mon Tobie ? Où es-tu, mon Tobie ? Demanda Ben Laden à l'assistance qui n'eut pas le coeur de lui annoncer pour la troisième fois de la journée que son chien était mort douze ans plus tôt.
   - Un si bon comptable, se lamenta Xyixiant'h. Une tragédie, une perte irréparable...
   - Il faudra songer à prévenir sa famille, nota à juste titre la veuve Noire.
   - Hier, j'ai mangé des fayots, stipula le bourgmestre.
   - Bien, allons expliquer tout ça à nos concitoyens. "

   Mogh Soltah sortit le dernier de son temple, et se plaça au milieu de la rangée des notables, comme pour bien rappeler à tout le monde que depuis les petits problèmes de santé de Ben Laden, il dirigeait de fait la communauté. Il leva les bras pour bien faire montrer les amples manches de sa jolie chasuble de soie, puis de sa voix de stentor, s'exprima en ces termes.
   " Or donc, céans et tantôt, nous... "
   Et l'exposé, qui s'annonçait interminable, farci de citations savantes et de subordonnées oblatives, s'acheva là. Car la petite place du village, au demeurant fort typique et charmante avec ses arcades commerçantes, ses arches enjambant les rues étroites et ses quatre platanes à l'arbre bien clémente en été, venait d'être envahie par un parti de six cavaliers en armes, ayant fière allure. Et le plus grand s'exclama :
   " Holà, gentils manants et braves vilains, ne tremblez plus, sortez de vos chaumines, que ris et chants fleurissent à nouveaux, ne cachez plus pucelles et damoiseaux, car voici que parmi vous s'avancent les Traque-Bestes du Vantonnois ! "
   Nous ignorons encore tout de cette coterie-là, mais reconnaissons-leur au moins une vertu, ils m'épargnent le tracas de chercher un titre pour le chapitre suivant.

   
11 ) les Traque-Bestes du Vantonnois
   

   Celui qui parlait pour les autres était un robuste gaillard vêtu d'une armure polie et luisante dans le jour déclinant, portant un sabre de cavalier et une arbalète, ainsi qu'un grand pavois au blason plein de besons, de cotices, de queues d'hermines et autres lambels. Il était fort jeune, peut-être n'avait-il pas vingt printemps, et sa belle figure fit immédiatement tomber en pâmoison toutes les jeunes filles ainsi que quelques jeunes hommes aux moeurs douteuses.
   " J'ai nom Hardi Brasdacier, dit " l'Intrépide ", chevalier du bon et du beau, protecteur de la veuve et de l'orphelin. Qui donc parmi vous nous a fait mander, moi et mes joyeux compagnons ?
   - C'est qui ces guignols ? Demanda Morgoth à son père.
   - Sûrement les aventuriers qu'on a envoyés chercher pour donner la chasse au dragon, expliqua Waldemaar.
   - Les quoi ?
   - Soyez les bienvenus, mes amis ! S'exclama Mogh Soltah. Béni soit le chemin qui vous mène jusqu'à nous, et puissiez-vous triompher de la grand-bête. Mais pour l'instant, profitez de la légendaire hospitalité de Noirparlay sur Ymondïs.
   - Lorsque nous eûmes reçu votre appel désespéré, nous avons sauté sur nos montures, et avons chevauché sans répit depuis Zhouft, aussi un peu de détente serait en effet bienvenue. Je vous présente mes compagnons. "
   Lesdits compagnons se mirent en ligne, et leur chef les désigna l'un après l'autre. La première portait une longue robe d'azur semée de motifs d'argent, dessinant quelque constellation exotique. Le vêtement étant peu pratique, elle montait en amazone. Serré sous son cou et pointant au ciel, un blanc hennin ceignait sa chevelure d'un blond par ailleurs assez quelconque. Son visage assez carré n'était pas dénué d'intérêt, et elle paraissait un peu plus âgée que le précédent.
   " Voici Melisande Arcane, notre mystérieuse magicienne, initiée aux sombres voies de la magie dans les lointaines contrées d'Orient. "
   Elle agita sa baguette pour appuyer le propos de l'autre. Une baguette avec une étoile dorée au bout. Son voisin dans l'alignement était un rouquin d'assez petite taille, qui n'était pas Sook, vêtu de gris et de rouge. Il regardait partout avec suspicion et un sourire crispé, et se frottait les mains. Eut-il voulu prendre l'air torve et sournois qu'il ne s'y serait pas pris autrement.
   " Prenez garde, bonnes gens, au rusé Felix Goupil, acrobate et tire-laine, beau parleur à la main leste. Cachez vos bourses, je ne réponds de rien ! "
   A son côté se tenait, tout hiératique et mystérieux, un grand homme mince tout de marron vêtu, portant l'arc et le bâton de chêne. Le haut de son visage était dissimulé dans l'ombre de son capuchon, et le bas, immobile et osseux, inspirait crainte et respect. Il ne bougeait pas d'un cil, les bras croisés devant lui en une attitude empreinte de sérénité et de virile assurance.
   " Voici Boîteux, un homme des bois originaire du nord lointain. Il parle peu, surtout en ville, mais connaît tous les secrets de mère nature, et se bat comme un chef. Quel destin l'a mené à nos côtés ? Quel autre destin l'attend ? Nous n'en savons rien, il est bien taiseux, notre mystérieux ami. "
   Un peu plus loin se tenait une femme rubiconde approchant la quarantaine, mince et sèche, dont les interminables cheveux se teintaient prématurément de gris. Sa robe s'ornait de moult colifichets surprenants, faits de plumes, d'os, de tendons desséchés et de plantes innombrables, dont elle conservait de nombreux spécimens séchés dans ses poches en cuir.
   " La nature n'a pas non plus de secret pour notre druidesse, Junon Arc-en-ciel, qui parle aux arbres et commande aux esprits de la forêt. Les fourmis sont ses yeux, les serpents sont ses oreilles, redoutez sa sagesse ancestrale. "
   Elle partit d'un rire hystérique, mais bref. Quant à la dernière à passer, elle ne s'habillait que de quelques bandes de cuir et pièces de fer, rehaussées, de ci de là, par un liseré de fourrure grise. Son heaume était fait du crâne de quelque grand loup, d'où pendaient trois queues. Son crâne était intégralement rasé, et sa peau bronzée et luisante. Sa mâchoire crispée ne semblait pas apte au sourire. Elle brandissait avec aplomb une longue pique au bout ferré.
   " Chassée de sa contrée nordique par les hommes de sa tribu, qui jalousaient son courage et son habileté aux armes, voici Skorcha la Furie du Nord, une princesse guerrière forgée dans le feu des batailles.
   - Ritititititititi ! " Hurla-t-elle pour appuyer son propos tout en faisant tournoyer sa pique.
   Et Puis, ils entonnèrent une chanson.
   " Ils servent la justice, l'amour et le bon droit
   Ils se mettent au service des manants comme des rois
   Ils ont tous fière allure, aux yeux ils n'ont pas froid
   Acclamez les Traque-Bestes du Vantonnois
   - Mais qu'est-ce que c'est que ces béjaunes ? " Se demanda notre héros, soudain très fatigué.

   L'unique auberge du village était hélas pleine, du fait que c'était bientôt la saison du champignon. Noirparlay était réputée dans tout le Vantonnois pour sa production de champignons des bois, et quelques négociants de la région stationnaient pour l'occasion dans le village pour acheter aux gens du coin le fruit de leurs glanements. Ils n'étaient pas bien nombreux, du reste, ces négociants, mais l'auberge était fort modeste, aussi les Traque-Bestes furent-ils invités à loger chez l'habitant. Morgoth insista auprès de son père pour que l'habitant en question fut lui-même, car d'une part la propriété des l'Empaleur était une des rares du village à pouvoir accueillir tant de monde dans des conditions décentes, et d'autre part, il avait sa petite idée, qu'il chuchota en ces termes à sa fiancée alors qu'ils traînaient dans les ruelles désertes.
   " Je ne sais pas vraiment si ces abrutis sont aussi bêtes qu'ils en ont l'air, mais prudence. A force de chercher les dragons, ils pourraient les trouver, fut-ce par hasard. Tant qu'ils seront sous notre toit, nous pourrons les tenir à l'oeil, et à l'écart des bavards du village, et nous connaîtrons leurs intentions ainsi que leurs allées et venues.
   - Voilà qui est diaboliquement pensé.
   - Et j'ajoute qu'éventuellement, nous pourrions trouver un moyen subtil de nous débarrasser d'eux définitivement.
   - Morgoth !
   - Je veux dire que nous pourrions les mettre sur une mauvaise piste. Qu'ils passent donc quelques semaines à battre les colline et les marais, ça les calmera, et le temps qu'ils reviennent, nous serons repartis depuis longtemps.
   - Ah bon, tu m'as fait peur. Mais tu sais, ils ne m'ont pas eu l'air particulièrement redoutables.
   - C'est vrai, mais imagine qu'un de ces rigolos soit pris d'une subite crise d'intelligence au cours de notre mariage et se mette à hurler à tout le monde que tu es un dragon...
   - Ah oui, ça gâterait un peu la fête. Ce genre de détail pourrait même jeter comme un froid.
   - Surtout si c'est suivi d'un combat, avec destruction du village à coups de queue.
   - Finement observé. Hum... dis-moi, ce matin, j'étais en compagnie de Néron... Il est...
   - N'est-ce pas un charmant garçon ?
   - Si si... Dis-moi franchement, as-tu de l'amour pour ton frère ?
   - Certes, certes...
   - Ah. Et je suppose que tu l'apprécies pour ses qualités d'âme, sa franchise, sa droiture, son bon caractère...
   - Sans doute, ce sont bien les qualités qu'on lui prête, pourquoi ces questions, tu veux l'épouser lui aussi ?
   - Non non, c'est que... ben, heureusement qu'il a ces qualités hein ?
   - Euh...
   - Parce qu'en dehors de ça, il faut bien avouer qu'il est doté d'une stupidité remarquable.
   - Ah ?
   - Et d'après ce que j'ai compris, ce jeune nigaud s'est mis en tête de suivre tes traces et de devenir aventurier. Faut-il être bête tout de même. Tu devrais le surveiller, d'ici qu'il parte sur les routes avec les... comment s'appellent-ils déjà ? Les Traque-Bestes...
   - Néron ? Courir après les dragons ? Effectivement, il est bien jeune et n'en a guère l'étoffe. Note bien, je n'étais pas beaucoup plus vieux lorsque je suis moi-même parti sur les routes, mais ce fut par nécessité et non par goût. Je vais tâcher de le dissuader d'embrasser un tel destin, ou au moins, le convaincre de ne pas se mêler aux autres zigotos. Tu as bien fait de m'alerter. "

   Morticia faisait un peu la tête d'avoir six bouches de plus à nourrir qui débarquent aussi tard dans la soirée, et compte tenu de son caractère entier, elle ne fit pas mystère de ses opinions à ce sujet. Néanmoins, le repas se déroula sans incident. Après avoir meublé les silences par diverses considérations qui ne révolutionneront pas la science météorologique, on en vint au fond de l'affaire.
   " Et donc, ce fantôme ne s'est pas montré hostile ?
   - Mais non, répondit Xyixiant'h. Il s'est contenté de délivrer ses vers, par ailleurs fort quelconques :
   " La roue tourne, la balance penche, le bois est à la Sorcière Blanche.
   Toi qui fus lieu de mon supplice, deviens mon jardin des délices
   Tout intrus, divin ou mortel, en sera gardien éternel
   Et par ce procédé fatal, finira en nu intégral. "
   - Une mise en garde on ne peut plus claire, hélas. On cherche à chasser les passants du bois, ou de la lande, ou des deux. Mais si le fantôme était du genre féminin, comment se fait-il que le cadavre dont il était issu était du genre masculin ? Demanda le Hardi Brasdacier.
   - Ah, mais vous mettez le doigt sur un point intéressant, je crois. L'esprit est en effet sorti de ce cadavre martyrisé, comme si les deux étaient liés, mais... L'affaire est étrange, tout à fait étrange.
   - Et après, il a disparu comme ça...
   - Oui. Enfin, j'ai tenté de le repousser, mais je ne pense pas que ce soit mon action qui soit responsable de sa disparition. Et ça aussi c'est curieux, maintenant que j'y pense.
   - Comment ça, vous l'avez repoussé ? S'étonna Felix Goupil.
   - Avec mes pouvoirs de prêtresse. Ah, j'ai peut-être omis de préciser ce détail, je suis prêtresse de Melki.
   - Ah, bien, Melki, reprit le chevalier. Mais il n'y a rien d'extraordinaire à votre échec. Sans vouloir vous offenser, ni vous ni votre déesse, je crois savoir que son domaine est bien éloigné des basses considérations martiales et de la lutte contre les morts-vivants.
   - Eh, quand même, je suis niv... enfin, j'ai déjà châtié des abominations autrement plus dangereuses que ce spectre.
   - Bien, poursuivit le chevalier. Et quelle est donc cette sorcière blanche ? Je suppose que c'est la même que celle du " Bois de la Sorcière " et de la " Lande du Gibet de la Sorcière ".
   - Ah oui, s'enthousiasma Melisande, tu te souviens, c'est comme le pré du pendu derrière chez tonton Jacko. Mais si, c'était un vieux bonhomme que maman avait connu et qui s'était pendu un soir après que...
   - Vous êtes frère et soeur ? Demanda Morticia.
   - Euh, oui.
   - C'est vrai que vous vous ressemblez, s'étonna Morgoth. Mais je croyais avoir compris que vous veniez de l'Orient lointain où vous aviez été initiée aux arts mystiques...
   - Oui... En fait, ça s'explique... elle avait été... enlevée... petite... par des nomades... qui l'ont emportée... vers l'Orient lointain.
   - Ah, mais c'est remarquable ça, poursuivit Morgoth en feignant à merveille l'innocence. Je suis moi-même fasciné par ces mystérieuses contrées aux coutumes cruelles. Vous étiez détenue où ? Shedung, Prythonnie, Danka...
   - Exactement, à Shedungprythonniedanka.
   - Tout à fait surprenant, en effet. En tout cas, je crois me souvenir que le bois et la lande doivent leurs surnoms à deux sorcières différentes. Et je ne saisis pas votre intérêt pour cette affaire. J'avais compris que le bourgmestre vous avait fait mander pour une sombre histoire de dragon.
   - Certes, expliqua (sur le mode " explication patiente à destination des civils ignorants, après tout c'est pas leur faute ") Hardi. Toutefois, votre contrée est de l'avis général paisible et sans histoire, il ne s'y passe jamais rien. Et puis brusquement, voilà qu'on voit un dragon apparaître et disparaître sans explication, suivi d'un meurtre horrible autant que mystérieux. La coïncidence est un peu grosse pour moi.
   - Vous pensez les deux affaires liées, donc.
   - Absolument. Qui pourrait donc dépecer un innocent comptable en pleine campagne comme ça, pour le plaisir, et l'exposer ensuite de façon indécente ? Seul l'esprit pervers et profondément maléfique d'un de ces grands reptiles pourrait concevoir sans tressaillir de honte une telle vilenie.
   - Ridicule, intervint Xyixiant'h en manifestant quelque discret agacement. Lorsque le dragon mange l'homme, il n'en laisser rien, il le mâche un peu pour en extraire le goût savoureux et briser les os, puis l'avale tout rond. Les plus jeunes, s'ils n'ont pas la force ou l'appétit, mangent la chair et ne laissent que des ossements épars. Mais une telle mise en scène, ce n'est pas le travail d'un dragon, je vous l'assure.
   - Peut-être qu'il a un goût pour la peau, proposa Boîteux d'une petite voix de fausset qui surprit tout le monde. Moi j'ai connu quelqu'un qui aimait particulièrement la peau du poulet rôti, et qui...
   - Je doute que ce soit quelque chose de cet ordre.
   - Vous pouvez la croire, appuya Néron (qui était ravi d'avoir tant d'aventuriers à table). Elle a vu plein de dragons, hein, pas vrai ?
   - C'est vrai, confirma la prêtresse, consciente d'avoir beaucoup trop parlé.
   - Ah, mais si vous êtes spécialiste de ces bêtes, vous pourriez peut-être nous accompagner !
   - Euh... j'ai un mariage, dans trois jours...
   - Ah ? Vous ne pouvez pas vous faire excuser ?
   - C'est à dire que mon absence risquerait de se remarquer. Vu que je suis la mariée.
   - Ah évidemment, dans ce cas, c'est plus poli d'être présente. Mais j'y songe, nous n'avons pas besoin de bouleverser vos plans. Nous partirons demain examiner la Lande où vous avez fait cette macabre découverte, et par la suite, nous inspecterons le lieu présumé du crime. Nous camperons sur place et nous serons revenus après-demain, ce qui fait qu'il sera encore bien assez tôt pour célébrer votre hymen.
   - Je ne suis pas sûre...
   - Mais si, s'enthousiasma Morgoth, elle est trop modeste mais elle est ravie d'avoir l'honneur de vous accompagner. Pas vrai chérie ?
   - Euh... oui...
   - Il va de soi, monsieur, que vous êtes aussi le bienvenu.
   - Non, ça ira, je dois... enterrer ma vie de garçon.
   - Ah, je comprends.
   - Vous reprendrez de la dinde ? Proposa Morticia.
   - Mais bien volontiers madame, répondit Skorcha la Furie du Nord d'une petite voix chantante assortie d'un grand sourire. C'était tout à fait exquis, vous me donnerez la recette... "
   Puis, voyant que tout le monde s'était tu pour la regarder avec de grands yeux, elle ajouta en tapant sur la table :
   " Par Barug, ça vaut bien une cervelle de gobelin à l'hydromel, comme on les sert dans ma tribu, ah ah ah ! Et ritti aussi ! "

   
12 ) Les préoccupations du dragon
   

   " Je suppose que tu as une bonne raison de m'envoyer courir le dragon.
   - Une excellente, mon aimée. Demain, je compte faire un tour du côté du Manoir, car je pense que le noeud de l'affaire se trouve là.
   - Je partage ton analyse.
   - Et je voudrais éviter autant que possible d'avoir ces fouineurs dans les pattes, surtout leur chef, qui m'a l'air moins bête que je ne l'avais espéré au premier abord. Donc si tu pouvais les occuper...
   - Tu es sûr que tu ne veux pas un coup de main ? On ne sait jamais, en cas de coup dur.
   - Eh, tu oublies à qui tu parles.
   - Ah oui, c'est vrai, l'Archimage Morgoth, le Grand Nécromancien.
   - Et puis d'ailleurs ce n'est que mon village, on ne part pas tuer Skelos. En plus de ça, je n'y vais pas seul, je pense que je vais emmener Néron avec moi pour lui montrer la réalité du métier d'aventurier.
   - En espérant que ça lui fera passer ses sottes idées de gloire. A lui et à d'autres.
   - C'est pour moi cette petite remarque ? Je te sens un peu chiffonnée depuis quelques jours.
   - Tu t'en es aperçu ? Pour tout dire, plus ça va et plus je m'inquiète de ton évolution.
   - J'ai l'air malade ?
   - Du tout, tu as l'air en pleine santé, tu es même sensiblement plus vigoureux que lorsque nous nous sommes connus. C'est surtout ton état mental qui m'inquiète.
   - Allons bon... Mais je t'assure que je me sens fort bien. C'est vrai que d'un certain point de vue, celui dont les facultés mentales déclinent est mal placé pour s'en apercevoir, puisqu'il juge de son état grâce à son intellect, qui est déficient. Mais dans mon cas il y a un signe qui ne trompe pas. En effet, comme tous les sorciers, mes performances professionnelles sont directement indexées sur la puissance et l'ordre de mon esprit, or je t'assure que jamais de toute mon existence je n'ai été plus puissant qu'aujourd'hui. Et ma maîtrise de l'art ne fait que croître de mois en mois, je croyais du reste que tu t'en étais rendu compte.
   - ça ne m'avait pas échappé, mais loin de me rassurer, ce point aurait plutôt nourri mon inquiétude. Car je ne te crois pas du tout atteint d'un de ces maux des gens du commun, comme l'idiotie ou la sénilité, mais d'un mal plus subtil qui en a emportés bien d'autres avant toi. Un mal sournois et insidieux, dont j'ai vu les ravages chez tant d'hommes...
   - Peste, tu m'inquiètes ! Et quel est donc ce redoutable fléau dont tu me crois menacé ?
   - Je crains, Morgoth, que tu ne deviennes un seigneur du mal.
   - Moi ?
   - Eh oui.
   - C'est ridicule enfin ! C'est moi, Morgoth l'Empaleur. Bon, certes, mon nom ne parle pas en ma faveur, mais tu ne vas tout de même pas t'arrêter à ce détail dont, tu en conviendras, je ne suis pas responsable.
   - Certes... Bien, je sais que c'est la chose la plus difficile qu'un homme mortel soit appelé à faire, mais tâche de réfléchir objectivement sur toi-même en conservant un regard extérieur. Tu es un nécromancien...
   - Ah là là, toujours ces préjugés à propos de la nécromancie... C'est une noble et ancienne science visant à adoucir l'abrupte falaise séparant la mort de la vie, et permettant aux honnêtes gens curieux ou effrayés des choses de l'au-delà de se rassurer et de se familiariser avec le monde des défunts, voilà tout. On ne passe pas notre temps à réveiller les morts.
   - C'est donc un autre Morgoth qui a levé une armée de goules et de squelettes contre l'usurpateur de Gunt ?
   - Oui, bon... C'était la guerre, tout ça...
   - La guerre... Tu y as donc mené une troupe comptant des gobelins et des dragons, ainsi que ta garde noire là...
   - Ma garde noire ? Tu veux dire les Jurateurs de Zod ? Tu plaisantes, ce sont juste des jeunes magiciens idéalistes, un peu enthousiastes peut-être, qui me suivent par tocade ou par désoeuvrement, parce que je suis une figure romantique, tu sais comme ils sont à cet âge. Ce sont des gamins inoffensifs, des sortes de fans.
   - Tu es au courant qu'ils ont juré de mourir pour toi ?
   - Dans six mois ils en riront, et dans dix ans ils auront oublié comment je m'appelle.
   - Quatre-cent nécromants fanatiques prêts à te sacrifier leur vie, ce que certains ont déjà fait d'ailleurs, qui marmonnent des rites cryptiques venus du fond des temps en psalmodiant ton nom, qui te considèrent comme un dieu, et toi tout ce que tu trouves à dire c'est "ça leur passera, c'est des gosses". Et ta menue propriété au pied de la Montagne de Feu, tu en dis quoi ?
   - Quoi, la Citadelle des Ombres de Gorgoroth ? Qu'est-ce qu'elle a, elle ne te plait pas ? C'est pourtant spacieux, sûr, bien exposé plein sud, pas trop loin des grands axes, et c'est la seule demeure qui avait une cour intérieure assez grande pour qu'un certain dragon que je connais puisse s'y poser. Et puis, j'ai eu un bon prix.
   - Tu m'étonnes, c'est bourré de spectres. Et ton anneau maléfique, qu'en est-il ?
   - Tu déraisonnes, cela fait des mois que je ne l'ai pas mis à mon doigt. Je n'en ai plus aucun besoin, vois-tu.
   - Ne sens-tu plus son appel ? Ton âme n'est-elle pas attirée vers lui ? Ne me mens pas à celle qui partage tes nuits, Morgoth, car je sais quels tourments sont les tiens, et j'entends les mots que tu chuchotes lorsque le sommeil te libère des convenances.
   - Foutaise !
   - N'est-ce pas toi qui a abattu les murailles de Karkhathras, brûlé Soung et la vallée de Myrhel ? N'as-tu pas pillé les greniers de Daltar et le monastère de Pona ? N'es-tu pas le hardi général qui anéantit successivement les trois armées de l'Usurpateur levées contre toi ? As-tu donc déjà oublié le sac de Jhor et la destruction impitoyable des Tours de Fer, alors que leurs ruines sont encore chaudes ?
   - Ce sont de brillantes victoires que tu me cites là, et dont je n'ai aucun remords. J'ai toujours cherché à épargner la vie de mes hommes, et dans la mesure du possible, celles des civils. Oui, j'ai tué nombre d'ennemis, mais n'est-ce pas le devoir de tout général ? Et lorsque cela ne présentait aucun risque, j'ai été magnanime envers les prisonniers, les ai bien traités et renvoyés dans leurs foyers. Si ce sont là les agissements d'un seigneur du mal, tu risques d'être à cours de mots pour qualifier ceux qui se conduisent plus mal que moi, et qui sont, je crois, une majorité parmi les hommes qui ont eu la lourde tâche de commander des armées en campagne. Je ne pense pas mériter ton mépris, Xyixiant'h, car j'ai toujours agi selon les lois et usages de la guerre, contre des ennemis qui se sont rarement préoccupés de telles considérations.
   - Il est vrai, et tu te trompes lorsque tu dis que je te méprise, car tu n'es en rien méprisable à mes yeux. Mais si tu as respecté ce que tu appelles les lois de la guerre, que penses-tu qu'ont fait tes soldats, tes officiers ? Ce que j'ai vu dans le sillage de tes armées, ce ne sont pas des champs de fleur et des populations en liesse, ce sont au contraire les mêmes scènes que j'ai hélas contemplées dans tous les pays en guerre, le pillage, le viol, la terreur, les règlements de comptes, les vols et les combines... Oh, je me doute que tu n'as en rien ordonné ces ravages, certains ne sont même pas du fait de ton armée, car il suffit que l'ordre soit perturbé un temps pour que la convoitise, la peur, la haine trop longtemps contenue se déchaîne parmi les sociétés des hommes. Tout ceci n'était pas à ton instigation, pourtant, tu aurais pu arrêter ces ignominies. Si tes armées avaient été employées à bâtir plutôt qu'à détruire, à rétablir la concorde plutôt qu'à répandre le sang...
   - ...nous aurions perdu la guerre et Gunt, ainsi probablement qu'une bonne partie du Septentrion, seraient aux mains de Condeezza, de l'Usurpateur et de leur dragon. Les idéaux, c'est bien joli, mais ça ne suffit pas à gagner une guerre. Il est un temps pour la philosophie, et il est un temps pour l'action. Et par bonheur, le temps de l'action touche à sa fin, car nous voici victorieux. Gunt, ainsi que les nations environnantes, ont bien souffert des feux de la guerre, des braves innombrables sont morts dans les deux camps, tout cela je le sais fort bien. Mais je sais aussi que l'ancienne société a été brûlée par ces mêmes feux, et sur ses cendres, nous bâtirons une nation nouvelle, plus forte, plus belle et plus juste. Il est peu d'exemples dans l'histoire que les médiocres, les parasites, les profiteurs soient exterminés et que les hommes de bien triomphent, et pourtant, cet exploit, nous l'avons accompli. Et c'est précisément là le point crucial de mon argumentaire : je me suis battu, non pour mon profit personnel ou dévoré par quelque ambition malsaine, mais pour que la paix revienne, que la justice règne, et que le légitime gouvernement de Gunt soit rétabli dans ses droits. C'est ainsi que je souhaitais faire, et c'est ainsi que ça s'est passé. Je ne suis pas un seigneur du mal, tout simplement parce que je me bats pour la cause du bien.
   - Mais non, Morgoth, tu ne te bats pas pour le bien. Souviens-toi donc comment tout ceci a commencé, souviens-toi de ce que tu pensais de ces querelles, à l'époque. Tu n'en avais cure, voici trois ans, de Gunt et de son Magiocrate, et je suis convaincue qu'aujourd'hui encore, ce n'est pour toi qu'un souci bien secondaire. même si tu te refuses à l'admettre, tu ne te bats que pour une seule raison qui te consume plus sûrement encore que l'anneau, tu ne cherches que la vengeance.
   - Que dis-tu, Xy, tu cherches à me troubler...
   - La brutalité de tes actes ne me rappellent en rien le philosophe candide que j'ai connu jadis, me crois-tu donc aveugle ? En tout cas, je ne suis pas sourde. Tout à l'heure, tu as craché le nom de Condeezza comme un morceau de viande pourrie, et sache que lorsque la nuit vient, et que ce n'est pas la convoitise de l'anneau qui occupe tes rêves, tu appelles à ton secours un nom, le nom d'une femme, et ce n'est pas le mien. Ai-je besoin d'en dire plus ?
   - ...tu...
   - Ouvre les yeux, et regarde. Comment appelles-tu celui qui agit mû par la colère, celui dont la haine lève vivants et morts en armes, ruine les nations, déchaîne les plus noires sorcelleries issues d'éons tragiques ?
   - Que Hegan me pardonne, tu as raison, je suis devenu un seigneur du mal ! "
   La dureté qui s'était accumulée peu à peu sur le visage de l'elfe s'évanouit alors en un instant.
   " Non, mon aimé, pas encore. Car j'ai lu en toi, et j'y ai vu une chose rare et incorruptible, que je n'avais trouvée que chez bien peu d'individus. Les épreuves que tu as traversées auraient irrémédiablement souillé tout autre nature que la tienne, mais elles ne t'ont pas totalement aveuglé. Bah, ce sont sans doute les fantômes de la nuit qui nous alarment, oublie ces questions, mon magicien, et abordons maintenant des sujets plus plaisants. T'ai-je jamais conté l'histoire de la dame à la licorne ?
   - Je ne crois pas...
   - En fait, c'est une histoire qui se conte avec les doigts... "

   
13 ) Retour en mer
   

   Cette même nuit, à quelques deux mille lieues de là, en pleine mer Kaltienne, le climat était bien différent. Les marins appelaient ça, pour respecter le manuel de navigation de la Occidentale de Venereille, un " disfonctionnement atmosphérique hyperpluviométrique à agitation océanique amplifiée ". On leur avait longuement fait comprendre qu'employer des termes désuets tels que " tempête " était non-professionnel et pourrait contrarier leur avancement au sein de la compagnie.
   " Capitaine, capitaine...
   - Tss... allons allons, que vous ai-je appris ?
   - Mais capitaine...
   - Je n'écouterai rien tant que vous n'emploierez pas la terminologie réglementaire, monsieur. Si on s'est donné la peine de la formaliser, c'est qu'il y a une raison. Sans doute. "
   Le quartier-maître se reprit.
   " Monsieur le Senior-consultant en Management de Navigation, notre flottabilité est non-conforme avec les certifications de sécurité définies au titre des paragraphes V et VIII du Contrat de Nautation Triennal. En outre, le trend sur le ratio émergé/submergé de la coque est à la dégradation rapide.
   - Ah ? Et quelle est la raison de cette évolution préoccupante ?
   - Il y a un trou dans la coque, et l'eau rentre.
   - Eh ?
   - Je voulais dire, un audit informel a mis en lumière une étanchéité partielle de la paroi extra-contentrice, ayant pour conséquence l'irruption d'une grande quantité de liquide de sustentation, entraînant un déséquilibre auto-entretenu en feedback positif.
   - Et vous croyez que la Direction Centrale Contentieux-Sinistre va se contenter d'un audit informel ? Envoyez le Directeur Qualité me faire une évaluation complète, avec rapport à la clé indiquant un calendrier complet des événements à prévoir, un chiffrage précis des travaux de maintenance, et surtout, une indication des responsabilités engagées dans cette affaire. Pour ma part, je vais monter un Comité de Crise Pluridisciplinaire qui sera l'interlocuteur-métier sur ce pénible épisode. Et un Comité de Projet chargé d'étudier les évolutions d'organigramme qui s'imposent. Et je vais désigner un Chargé de Ressources pour gérer toute cette eau en mode projet. Mon dieu mon dieu, comme si j'avais besoin de ça, à deux ans de la retraite(2).
   - Je dois en outre vous signaler que deux... Opérateurs de Propulsion ont basculé par-dessus bord lors du choc, et que les requins les ont mangés.
   - Les requins ?
   - Des Eléments Externes Pisciformes à Denture Proéminente.
   - Ah, les Ingénieurs en Prédation Aquatique. Vous avez bien stipulé qu'ils avaient été dévorés ULTERIEUREMENT à leur passage par-dessus bord, comme vous dite dans votre langage imagé et folklorique. Au passage, la terminologie réglementaire est " externalisation des ressources ".
   - Euh... certes...
   - Bien, dans ce cas, considérant qu'ils n'étaient plus à mon bord au moment des faits, ils n'étaient plus sous ma responsabilité, n'est-ce pas ? Voici donc une affaire qui ne me concerne en rien. Tiens, mais que se passe-t-il là-bas ? Que font ces ressources autour du Dispositif Supplétif de Navigation ?
   - On dirait que nos passagers les exhortent à le mettre à la mer.
   - Mais... mais ce n'est absolument pas de leur responsabilité ! Allez chercher l'Executive Synchronization Benchmarker pour qu'il les rappelle rapidement à l'ordre avec son Equipement Pédagogique. Ah, mais c'est quasiment de la mutinerie, comment osent-ils ? Les blâmes vont tomber, vous pouvez me croire. Venez Berthier, il faut urgemment constituer un Rapport de Crise et constituer un Commission de Discipline afin de nous dédouaner. Ah, mais ça ne va pas se passer comme ça ! J'ai pas fait Monotechnique(3) et les Naves(4) pour me faire dépouiller de mes prérogatives par une paire de barbares hirsutes, sodomites et gauchistes !
   - Certes non, capitaine.
   - Et je vous jure que si j'attrape le bougre de glou qui m'a glou glou, je le glou glouglou glou...
   - Glouglousanctions ?
   - Glougloucomité d'architectureglou.
   - Glou ! "
   Et pendant ce temps, le Chief Executive Volatile s'enfuyait à tire d'aile vers les chaloupes bondées qui déjà souquaient ferme en direction de la terre, justifiant sa défection d'un strident " Jococo aime pas l'eau, Jococo aime les gâteaux ".

   
14 ) La Modeste Compagnie part en campagne
   

   Or donc, bien avant que l'aurore ne se fut levée, Morgoth déposa un doux baiser sur le front de sa mie encore alanguie, prit le sac contenant ses affaires, puis alla réveiller Néron. Celui-ci se montra fort étonné, mais suivit néanmoins son frère dans la nuit fraîche et humide.
   " Où tu m'emmènes, comme ça ?
   - Au Manoir. Mais auparavant, nous allons chercher un autre joyeux compagnon.
   - Au Manoir ? Mais que diable comptes-tu faire là-bas ? On le dit hanté.
   - Précisément, et c'est pourquoi j'ai le sentiment qu'il y a plus à apprendre sur les affaires qui nous tracassent en visitant cette ruine plutôt qu'en cherchant un improbable dragon dans les terres sauvages.
   - Vraiment ? Mais alors, il faut prévenir les Traque-Bestes immédiatement !
   - Certainement pas. Qu'ils aillent donc se perdre dans les marais autant que ça leur chante, tout ce qui m'importe, c'est qu'ils ne viennent pas traîner dans nos pattes. Xy y veillera.
   - Tu n'as pas l'air d'avoir beaucoup d'estime pour eux. Ils m'ont pourtant eu l'air d'aventuriers fort capables ! Du reste, j'avais plus ou moins caressé l'idée de me joindre à eux...
   - Seigneur, mais as-tu des yeux ?
   - Ils ont belle allure et des armes étincelantes...
   - Si elles sont étincelantes, c'est parce qu'elles n'ont jamais servi, nigaud. Ce sont des béjaunes, de cette variété d'aventuriers qui ne quittent jamais la ville, ne sortent jamais l'épée du fourreau et ne voient jamais d'autres monstres que les éléphants roses et les rats peuplant la ruelle derrière la taverne, où ils se retrouvent cul par dessus tête les soirs de beuverie.
   - Ceux-ci m'ont pourtant l'air disposé à partir à l'aventure.
   - Alors, ils sont de la plus dangereuse variété de béjaune, celle des inconscients. Chaque année il se trouve de nombreux jeunes gens comme eux pour quitter le confort de leurs foyers et partir chercher les ennuis dans les donjons. La plupart ne vivent pas assez longtemps pour voir l'issue de leur premier combat. En plus ceux-là, ils ne se mouchent pas avec les doigts, ils partent chasser le dragon mordoré vénérable. Enfin bref, tout ça pour dire que si un jour tu t'engages dans une compagnie d'aventuriers, choisis judicieusement tes compagnons, c'est le plus important. S'ils sont débutants, tes chances de survie sont quasi-nulles. Et méfie toi des apparences, elles sont souvent trompeuses. Ces guignols se donnent beaucoup de mal pour avoir l'air de durs à cuir, les véritables aventuriers se donnent tout autant de mal pour passer inaperçus. Dans ces matières, la discrétion est un avantage.
   - Je suppose qu'il nous faut trouver un nom.
   - Un nom ?
   - Pour notre compagnie. C'est l'usage. Du genre " les Batailleurs de Ceci ", ou " les Pourfendeurs de Cela ", ou " les Protecteurs du Machinchouette "...
   - Ou bien plus fréquemment, " les Disparus du Marais ", " les Cadavres Non-Identifiés ", " les Regrettés Fanfarons ", " les Mendiants Eclopés ", " les Ecrasés-Sous-Rochers ", " les Errent-Sans-Tombes ", " les Dysenteries Hémorragiques ", " les Grands-Brûlés ", " les Sans-Victoire ", " les Bouffeurs de Pissenlits par la Racine ", ou pour les plus chanceux, " les Dépouillés Du Premier Kilomètre ". Bon, si tu y tiens, et comme j'évoquais tantôt les grandes vertus de la modestie, pourquoi pas " la Modeste Compagnie " ?
   - Je doute qu'on en fasse des chansons, mais soit. Mais pourquoi t'arrêtes-tu donc devant la boucherie ? Elle est fermée à cette heure.
   - Eh oui, mais c'est notre escale. "
   Ils étaient en effet devant la boucherie Fléaudesmondes, où ils se présentèrent pour prendre Fornhax avec eux. En fait, ils le surprirent au moment où il sortait de chez lui en catimini. Ils le hélèrent et, d'un pas alerte, partirent tous trois en direction du bois.
   " Tu faisais quoi là, à te faufiler comme un voleur ?
   - Eh bien, j'allais au boulot, quelle question. Ah, mais c'est vrai, tu n'es pas forcément au courant. Il se trouve que je suis le bandit du village.
   - Félicitations. Mais pourquoi sors-tu à cette heure ? Ne me dis pas que tu cambriolais tes parents.
   - Du tout voyons, pour qui me prends tu ? Tu sais que traditionnellement, le bandit du village est banni du village.
   - Si tu as été banni, qu'est-ce que tu faisais ici ?
   - Ben... je dormais. C'est chez moi.
   - Tu es banni de jour ? C'est un intéressant concept juridique.
   - Ben... Non, en fait je suis officiellement banni de jour et de nuit. Sauf que la nuit, il fait noir, donc je peux revenir et personne ne me voit. Je mange, je me repose, j'habite quoi. Et à l'aurore, je retourne dans les bois.
   - Tu n'as jamais croisé personne dans les rues la nuit ? J'ai peine à le croire.
   - J'ai souvent croisé des gens, mais il faisait assez noir pour que les gens en question puissent plausiblement nier m'avoir reconnu.
   - Ah, je vois. On ne peut pas dire que la population de Noirparlay te traque impitoyablement.
   - ça reste dans les limites du raisonnable, il est vrai. En fait, j'ai été condamné par un juge de la ville, et tu sais comme par ici, on n'aime pas que les gens de la ville se mêlent de nos affaires. Et puis je ne fais de mal à personne, je ne détrousse que des étrangers.
   - Un parfait honnête homme, donc.
   - Exactement, un honnête homme. Et donc, vous aviez besoin de moi pour quoi ?
   - Visiter le Manoir et savoir ce qui s'y trame.
   - Ah, comme au temps de notre enfance. ça ne nous rajeunit pas. Tu savais qu'il était hanté ?
   - C'est bien ce qui me fait aller là-bas. Si je me souviens bien, il ne l'était guère, hanté, à notre époque.
   - Oui, c'est une hantise récente. D'ailleurs, maintenant que j'y pense, c'est vrai que c'est assez curieux.
   - Et ça date de quand exactement ?
   - Oh, je dirais six mois, un an, quelque chose comme ça.
   - Bigre, et personne ne s'en est alarmé ?
   - Ben, tu sais, elle est abandonnée, la bicoque, alors ce qui s'y passe... Et puis soyons juste, quand je parle de maison hantée, ce sont surtout des manifestations du genre statue qui se déplace quand on a le dos tourné, gémissements lointains d'âmes en peine, fenêtres allumées la nuit, feux follets, rien de bien méchant. Il n'y a pas eu de disparition de nouveaux-nés, de vierges éventrées à la pleine lune ou de veaux à deux têtes, ce genre de choses. Le coup de l'écorché, c'est nouveau.
   - Ouais. C'est bizarre, cette affaire. Donc, tu nous accompagnes ?
   - Attends, je vais demander à ma secrétaire si j'ai des réunions dans mon agenda. Evidemment que je viens, c'est pas tous les jours que j'ai l'occasion de rigoler un bon coup.
   - Parfait, parfait. Tiens, mais c'est pas le père Tristesire que voilà ? Que fait-il avec cette fourche ? "
   Effectivement, Mordred Tristesire s'avançait à grandes enjambées, la figure congestionnée et les yeux exorbités, agitant vivement son outil. Morgoth se souvint alors vaguement que l'allée Jean de Kellon, le chemin défoncé qu'ils empruntaient et qui allait droit au Manoir, passait sur ses terres.
   " Ouate de phoque, mes yeux ne m'avaient pas trompé, c'est les fils l'Empaleur et l'autre malandrin ! Bougre de saligauds, sortez de ma propriété, bande de bons à rien ! Qui se ressemble s'assemble.
   - Ah, mais monsieur, je vous prie de nous...
   - Dehors, bandits, gredins ! Et allez dire à votre voleur de père que ses manigances ne marchent pas avec moi.
   - Mais je vous assure que notre père est un honnête homme, tout dévoué à la cause de la communauté. Il est possible que vous ayez quelque ressentiment à son sujet, mais je vous assure que je ne sais rien de votre querelle.
   - Tes belles paroles ne m'impressionnent pas, tu es un menteur et un escroc tout comme lui. La pomme ne tombe jamais loin du pommier.
   - Mes hommage à votre chêne, monsieur. Allez, viens, on va faire un détour à travers champs.
   - Bande de hippies ! Cochons d'enfants de salaud... "
   Les objurgations de l'ennemi familial se perdirent bientôt dans le bruissement des feuilles dans le vent et les piaillement des oisons. Morgoth s'enquit alors auprès de son frère d'une question qui le tracassait depuis longtemps.
   " Tu sais pourquoi il en veut au paternel, au fait ?
   - Je crois que c'est une vieille histoire de coins à champignons. Ou alors ça a un rapport avec la bergerie Figolu.
   - Ah, la fameuse succession.
   - En fait, je ne suis pas certain qu'ils se souviennent eux-mêmes des origines de leur haine réciproque.
   - Mais en tout état de cause, ceci n'a sans doute que très peu de rapport avec l'affaire qui nous occupe pour l'heure. Hardi, compagnons, à l'aventure ! "

   
15 ) L'oracle
   

   Pendant ce temps, après une bonne nuit de repos, les Traque-Bestes s'apprêtaient à leur tour à partir sur la route, cherchant querelle à un dragon qui, pour tout dire, les observait avec un certain amusement faire leurs préparatifs. Xyixiant'h avait ressorti son armure, son épée, son symbole Melkite et son petit sac. Son casque posé sur la table devant elle, son menton posé sur ses mains, elle racontait une histoire aux petites Jezabel et Ebzebeth, les filles de Iago, lorsque dame Morticia, prétextant quelque vague tâche ménagère, s'approchait d'elle.
   " Or donc en ces temps là, le bel et bon pays de Pluvalüe était gouverné par le vieux roi Poêleverte, qui avait un fils, le vaillant Euribor. Ce dernier aimait en secret la douce princesse Eonia, héritière du royaume rival de Caquarante. Si grande était l'inimitié entre les deux familles que leur amour était impossible, mais un jour, elle fut enlevée par l'abominable serpent Monétaire...
   - Dites-moi, ma future belle-fille...
   - Oui ?
   - Je me disais comme ça, enfin, je vous ai entendu dire tantôt que vous étiez de rite Melkite.
   - C'est exacte, je suis même archiprêtresse de Melki.
   - Ah, fort bien. C'est une déesse que nous avons peu l'habitude de pratiquer dans ces contrées.
   - Il est vrai que mes collègues ont rarement eu la fibre prosélyte. Nous recrutons nos nouveaux adeptes parmi les âmes qui, un jour, sont touchées par la grâce, émues par les beautés du monde, nous rejoignent pour honorer cette lumière qui habite chacun d'entre nous.
   - Remarquable. Mais je me disais que ça poserait peut-être un problème, par rapport au fait que j'avais jusque là prévu une cérémonie de rite Miarite. Car c'est, de toute éternité, la déesse Miaris que l'on prie par ici, comme vous avez pu vous en rendre compte.
   - Une allégeance honorable que celle de votre village. Mais si cela dérange tant votre prêtre de marier une prêtresse de Melki, peut-être pourrait-on omettre de lui signaler ce point.
   - Oh, mais ça ne posera pas de problème du côté du père Soltah, on lui paye assez cher en denier du culte pour qu'il daigne marier mon fils à qui bon lui semble. Je me disais que vous, en revanche, ça pourrait vous chagriner d'être l'objet d'une cérémonie... euh... païenne.
   - Ah, je vois. Soyez sans crainte, ma déesse n'est pas de ces divinités jalouses. Elle est bien au-dessus de ces mesquines considérations.
   - Tant mieux. Et aussi, puisque vous n'êtes pas spécialement... humaine... Je me demandais s'il y avait des usages spéciaux à respecter, des choses à savoir, des mets à ne pas servir au banquet... Quelles sont vos coutumes nuptiales, au juste, à vous autres ?
   - Oh, nous n'avons rien d'aussi compliqué que vous. En général, le mâle en rut se met en embuscade derrière un nuage, et lorsqu'il aperçoit en contrebas une femelle à son goût, il plonge à toute allure, la saisit aux flancs et au cou, et là... Ah, mais vous vouliez dire " vous autres les elfes ". Euh, eh bien, on fait ça dans la forêt, devant l'Arbre-Ancêtre, la nuit, quand la lune est nouvelle, à la lumière des étoiles, et devant le flambeau de Machinael, on se jure fidélité éternelle, on s'échange des bijoux, des trucs comme ça... Et puis on se met tout nus, on danse et on chante jusqu'à l'aurore. 'nostalgie, monde perdu, trucs de ce genre, je vous fais pas un dessin. Mais je vous assure que je suis parfaitement disposée à me marier selon vos coutumes, faisons en Chine comme les Chinois.

   Puis, vint l'heure de partir. Xyixiant'h monta en croupe de Skorcha, qui bénéficiait du cheval le plus robuste. La dame se dit que tout était réuni pour que cette journée fut agitée et pleine de rebondissements. Comme quoi, même une créature d'une grande sagesse et parvenue à un âge avancé aurait tort de se fier à sa seule intuition, en effet, il ne se produisit rien de bien passionnant. Lorsqu'ils parvinrent à la lande, les cieux se mirent en devoir de les humecter quelque peu, sans grande conviction toutefois. Le crachin passait lorsqu'ils furent en vue de l'arbre fatal où le corps avait été trouvé. C'est en vain qu'ils se mirent en quête d'un indice éclairant le mystère, d'un parchemin perdu, d'une vieille amulette à moitié enfouie, d'une tombe ancienne, d'un dolmen maudit... On ne signala pas non plus d'apparition de fantôme, ni bien sûr de dragon, mais ce dernier point ne surprit guère notre prêtresse. Après quelques heures de recherche infructueuse, au cours desquelles Melisande Arcane eut tout loisir de démontrer sa totale incapacité à pratiquer les sortilèges divinatoires les plus simples, ils cassèrent la croûte, puis reprirent le chemin des collines qui se dressaient au nord.
   Boîteux, l'homme des bois, fut partisan de prendre à val, avis que Xyixiant'h se garda bien de contredire, de telle sorte qu'au bout d'une heure, ils étaient perdus au fond d'une combe peu engageante à l'atmosphère putride, sans visibilité et sans moyen d'en sortir à moins d'abandonner les montures. Ils gaspillèrent ainsi une bonne partie de l'après-midi à faire demi-tour et à grimper sur une colline, pour redescendre jusqu'au chemin appelé " Voie Contrée ", où s'était déroulé le drame. Et effectivement, comme la victime du meurtre l'avait elle-même décrit, on pouvait distinguer au loin, de l'autre côté de la vallée, mais quelques lieues en amont, des vestiges dépassant sans peine de la végétation. Toutefois, on ne les distinguerait pas bien longtemps, car Junon Arc-en-ciel, grâce à sa connaissance quasi-empathique des cycles qui régissent notre mère nature, fit cette laconique autant que pertinente prophétie :
   " On dirait bien que la nuit va tomber. "
   Il est vrai qu'ils avaient pris quelque retard. La route était étroite, le fossé profond et les bêtes fatiguées, ils convinrent de poursuivre quelque peu leur chemin en file indienne, puis de s'arrêter dès que la luminosité baisserait de trop. Ils n'allèrent pas bien loin du reste, car une demi-lieue plus loin, le chemin profitait d'un col, surnommé " Gueule de l'Oracle " par les gens du coin, pour se diviser au creux d'un espace suffisamment large pour former une pâture vaguement acceptable. Quelque berger de jadis avait jadis bâti ici sa cabane, une assez belle construction si l'on considère qu'elle était tout de pierres plates, surmontée d'une haute cheminée conique qui se trouvait fumer. Un aventurier ayant un peu de métier, ou un passant observateur, aurait tout de suite noté la bizarrerie de la chose, car d'une part on n'était pas en période d'estivage, et d'autre part, aucun troupeau n'avait brouté ici depuis longtemps, comme en attestait la hauteur de l'herbe. Qui donc pouvait habiter ces lieux retirés du monde et battus par les vents ? Vent qui agitait nerveusement les gerbes d'orties fraîches et de blé sauvage, la grappe d'aulx et le collier de fleurs grises arrangés autour du panneau de bois faisant porte, en une sinistre décoration. Hardi s'approcha et y toqua. N'obtenant pas de réponse après le troisième essai, il entrebâilla la planche et jeta un oeil.
   Puis il recula d'un bond en poussant un cri, et se retrouva assis par terre. Les lames sortirent des fourreaux. Une tête de cauchemar , énorme, s'encadrait dans l'orifice obscur dont s'exhalaient des relents tièdes et humides de concoctions végétales en macération alcoolique. Toutefois, la tension retomba bien vite lorsque, une fois les une fois qu'il fut plus en vue dans la lumière crépusculaire, l'être s'avéra être un individu de sexe inconnu, aux jambes grêles, aux mains rendues griffues par la vieillesse, et affublé d'un masque confectionné à base d'une cucurbitacée géante des environs, qu'il avait évidée, trouée et garnie de maint accessoires tels que des ossements de rongeurs, des plumes de vautour et de ces cailloux en forme de coquillage que l'on retrouve en abondance dans certaines veines rocheuses. Il brandissait un bâton cliquetant (car divers ustensiles bruyants y étaient cloués) et marmonnait ainsi.
   " L'oracle ! Ils vinrent voir l'oracle. L'oracle qui savait tout et voyait tout.
   - Excusez-moi, j'ai dû louper le début de l'histoire... S'enquit le jeune chevalier.
   - C'était un guerrier bien musclé, mais sans cervelle, comme souvent les guerriers.
   - De qui parlez-vous, vieillard ?
   - Et ils lui posèrent maint questions stupides, auxquelles il ne répondit pas. L'oracle avait mieux à faire, il était occupé.
   - Ah, c'est donc vous, l'oracle ! Je comprends mieux.
   - Sokath, les yeux grands ouverts ! Les voyageurs posèrent maint questions à l'oracle, mais il ne répondit à aucune. Car l'oracle savait le prix de ses conseils.
   - Blêh ?
   - Il veut des sous, traduisit Xyixiant'h.
   - L'elfe était belle et blonde, mais faisant mentir les adages communs, elle avait l'esprit vif. N'était-ce pas elle, d'ailleurs, qui jouait dans Edgemont ?
   - Non.
   - La Chinoise.
   - Non.
   - Pas la gouine, l'autre...
   - Non-euh !
   - L'affaire était toutefois de peu d'importance. Patient, l'oracle attendait.
   - Tiens, vieil homme, fit Hardi en délaçant sa bourse. Voici trois pièces d'or. J'espère que tes conseils les valent, oracle.
   - Ils étaient incrédules, mais l'oracle savait déjà qu'il satisferait ses clients. Il compta trois pièces d'or, cela faisait deux questions.
   - Euh... trois non ? Trois pièces, trois questions...
   - Il est relaté dans les Parchemins des Anciens que jadis, lorsque le monde était jeune encore et les couleurs du ciel bien plus claires qu'aujourd'hui, en cette ère de magie et de maint merveilles oubliée des hommes et dont déjà s'éteint le souvenir parmi la race des elfes, en ces temps là donc, trois pièces d'or valaient en effet trois questions, mais c'était avant que le Noir Ennemi ne souille la verte forêt de son souffle corrupteur et n'invente la taxe professionnelle, les charges, les complémentaires maladie et le timbre fiscal. Et puis, avec les trente-cinq heures, ça s'est pas arrangé, c'est encore la faute aux socialistes, tout ça.
   - Bon... bien, euh... Notre quête est celle de la justice, puisque nous traquons un vil assassin. Nos soupçons se portent sur un dragon qui rôde dans les parages. Bien que le corps ait été découvert en bas dans la vallée, nous avons tout lieu de croire que le crime a été perpétré dans ces montagnes, et que le criminel, pour d'obscures raisons, l'aura véhiculé. La question est donc la suivante : savez-vous quelque chose à propos de ce malheureux comptable et de son bourreau ? Avez-vous vu ou entendu quelque chose de suspect ? Un indice qui nous mènerait sur la voie ?
   - Oh, mais ce n'était pas une question pour un oracle, c'était plutôt le genre de question pour un témoin. L'oracle, cependant, était en toutes chose clairvoyant, et s'il n'avait pas d'histoire de meurtre, au moins avait-il une histoire de cadavre. Voici deux jours de cela, au matin, il avait vu près de la rivière un corps inanimé, celui d'un homme bien fait et bien vêtu. Sa mort était probable, aussi l'oracle, pris d'un sentiment religieux, se mit en devoir de descendre pour lui donner une digne sépulture. Et non point, comme pourraient le prétendre certains, pour le dépouiller, pouah, quelle vilaine pensée ! Or, le val était en cet endroit bien escarpé, et l'oracle n'avait plus ses jambes de vingt ans, ni de quarante, ni de soixante. Donc, il retourna à sa cabane chercher une corde à noeuds, afin de faciliter sa descente et de ne point se rompre le cou lui-même. Le temps qu'il revienne, le mort s'était enfui. Un fauve l'avait-il traîné jusque dans sa tanière ? Etait-il moins mort qu'il n'en avait l'air ? Qui le dira ? Une chose était certaine cependant, c'est qu'il restait aux voyageurs une question à poser.
   - Bien, et cette question sera simple : trouverons-nous notre dragon ?
   - C'était enfin une question pour un oracle, et il leur fut répondu qu'en effet, ils trouveraient leur dragon, à moins que le dragon ne les trouve, et qu'éventuellement, peut-être était-ce déjà fait.
   - Moi qui me figurais avoir posé une question simple à laquelle on ne pouvait répondre que par oui ou par non...
   - Partagèrent-ils ensuite la cahute du pauvre vieil oracle ? L'histoire ne le dit pas. "
   Il est vrai que la nuit tombait à grands pas, ce qui prouvait combien l'excès de métaphores conduit facilement les auteurs inattentifs à des absurdités sémantiques. Hardi jeta un regard vers l'intérieur de la cabane de berger. L'oracle devait probablement dormir roulé en boule, et débarrasser auparavant le brasero qui occupait le centre de l'édifice, car l'endroit paraissait trop exigu pour qu'une personne y dorme normalement.
   " On ne voudrait pas déranger, monsieur, et si vous le permettez, nous allons planter les tentes sur vos terres. "

   
16 ) La Demeure
   

   " Eh ben voilà, on y est... Annonça Néron.
   - La sinistre Demeure, lieu de nos futurs exploits, renchérit Fornhax.
   - Qui sait quel culte ancestral trame étend ses ignobles ramifications derrière ces murs ?
   - Notre premier donjon. Enfin, à part pour Morgoth. Est-il vrai que tu as déjà... dans un... tu sais, un donjon ?
   - ça a dû m'arriver une ou deux fois, litota-t-il.
   - On procède comment ? On rampe jusqu'à la... on se dissimule et on...
   - Inutile, mon but n'est pas de prendre l'ennemi par surprise, mais de le débusquer, le forcer à se montrer au plein jour.
   - Ah ! Bien. "
   Le portail de fer rouillé béait maintenant sur le jardin laissé au nature, et les cyprès ployaient sous les assauts des rafales d'automne. Sur l'embrasure, ils notèrent la présence de ce curieux gnome qui se cachait les yeux. Ils avancèrent, Morgoth en tête, sur le chemin serpentant entre les statues muettes, jusqu'à se retrouver sous l'abri du porche. Le magicien à son tour déchiffra le vitrail ornant la porte.
   " C'est quoi, " De Kellon " ?
   - La famille qui possédait la Demeure, répondit Fornhax. Tu ne connais pas l'histoire ?
   - Vas-y, raconte.
   - C'était une famille des environs, les descendants des seigneurs féodaux que nos aïeux avaient chassé de leur castel à coups de fourches. Des gens qu'on essaye d'oublier par ici, tout ce qui en reste, c'est ce manoir, et le nom de l'allée qui y mène. On dit que par esprit de revanche, ils avaient passé une alliance avec un démon chassé des enfers. Celui-ci fut autorisé à féconder toutes les femmes de la famille, et en contrepartie de la préservation de sa lignée, il devait restaurer les De Kellon dans leur prospérité.
   - Et qu'advint-il ?
   - L'union contre-nature fut consommée, et les premiers rejetons en naquirent, rusés et mauvais, comme prévu. Et le démon tint sa parole, conférant une nouvelle et inexplicable richesse aux De Kellon. Cela dura quelques générations, où ils retrouvèrent leur influence dans la région. Mais au final, la haine et la folie les emporta dans un tourbillon de meurtres, incestes, suicides... Le dernier d'entre eux est mort, seul et dément, une vingtaine d'année avant notre naissance. Ma grand-mère m'a conté que le jour où son corps fut retiré de sa demeure, il était horriblement défiguré par quelque pourrissement des chairs qui le dévorait depuis des années. De ce jour, le Manoir est abandonné.
   - Hébé, c'est pas gai tout ça. Classique, mais pas gai.
   - Et... Le démon... Qui... qu'en est-il advenu ? Demanda Néron.
   - L'histoire est muette à ce sujet. "
   Une rafale agita les feuilles desséchées, portant le cri lointain d'un animal inconnu.
   " Bien, trêve de billevesées. Fornhax, crochète la porte. "
   En silence, le jeune malandrin s'exécuta. Son matériel semblait bien rudimentaire à côté de ce que Morgoth avait vu entre les mains des voleurs de sa connaissance, et sa technique des plus hésitantes. Toutefois, après bien des hésitations, il parvint à faire jouer la serrure.
   La porte couina longuement en s'ouvrant. Une odeur de moisissure s'échappa des ténèbres, suivie de deux cafards qui se glissèrent précipitamment dans un interstice entre deux planches du perron. Aux aguets et à pas de loups, Néron s'avança, courbé en avant, la dague à la main, sous l'oeil perplexe de Morgoth, qui le suivit, précédant son cadet.
   Si l'abandon avait été un royaume, la Demeure en aurait fait un digne palais royal. Des tableaux aux couleurs passées, couverts de poussière sale, représentant des personnages aux visages souvent difformes et dont nul vivant n'aurait pu dire le nom, pendaient aux murs dont le plâtre par endroit se délitait, laissant à nu les lattis de bois et de torchis. Un couloir menait, vers la droite, à une triste salle de réception. Juste en face de l'entrée, un escalier étroit invitait à monter aux étages obscurs. A gauche, une porte devait en toute logique conduire aux cuisines et aux quartiers des domestiques.
   " Et si on se séparait ? Proposa Fornhax, provoquant des roulements d'yeux affolés de Néron.
   - Excellente idée, approuva Morgoth avec cependant une nuance d'ironie dans la voix, qui échappa à ses compagnons.
   - Je vais voir par là, dit-il en se dirigeant, toujours du même pas ridicule, vers la salle à manger.
   - Tiens, dit Morgoth en désignant les cuisines à son frère, va par là, et sois prudent.
   - êh...
   Mais déjà, Morgoth se dirigeait d'un pas sûr vers l'escalier.

   Qu'il était long, ce couloir, se dit Fornhax tandis qu'il s'avançait. Etait-ce le froid qui faisait flageoler ses genoux ? Il se surprit à éprouver une certaine appréhension à l'idée de découvrir la salle de réception. Quel spectacle macabre l'y attendait-il ?
   Pourtant, il n'y avait rien. Peut-être était-ce pire. Juste une grande table entourée de douze chaises à dossiers hauts, un grand buffet, deux grands fauteuils et un guéridon devant une immense cheminée éteinte depuis des lustres. Tous ces meubles étaient recouverts de dais blancs, étincelants de blanc même sous les rayons de soleil qui filtraient obliquement au-travers des planches clouées en travers des grandes baies vitrées. Aux murs, des trophées de chasse pourrissant, une bibliothèque presque vide de livres. Il s'avança dans la pièce, sursautant au moindre grincement que ses pas déclenchaient.
   Le regard de Fornhax fut attiré vers un élément qui, immédiatement, devint le seul centre d'intérêt pour lui. La bibliothèque de bois noir construite dans une niche du mur était lisse, lustrée, et exempte de toute poussière. Et à hauteur d'yeux, sur la troisième étagère, posé à plat, se trouvait un unique livre. C'était un épais volume relié de cuir bordeaux. Lorsqu'il le prit, le voleur le trouva fort léger malgré ses dimensions. Debout, et malgré l'horreur qui commençait à l'envahir, il l'ouvrit, lentement, et lut sur la page de garde le titre de l'ouvrage.
   " Le dernier larcin de Fornhax Fléaudesmondes "
   Les yeux exorbités, il vit avec terreur sa main, sa propre main, se diriger vers le coin de la page, puis la tourner, contre sa volonté.
   La page suivante était blanche.
   Un craquement le fit sursauter. Il se retourna d'un bond, un feu d'enfer crépitait dans la cheminée. Et sur le dossier d'un des fauteuils, posée comme une énorme araignée des forêts profondes, une main, noire et sèche, terminée par de cruelles griffes.
   Les yeux de Fornhax tombèrent à nouveau sur le livre, sur la page qui, il le savait avant même de la voir, n'était plus blanche. Elle portait maintenant une illustration, une gravure. Son propre visage était représenté, son visage déformé par la mort, les yeux révulsés, la langue pendante et gonflée, une serre griffue serrée autour du cou en une ultime étreinte.
   Le tome tomba des mains tremblantes du voleur, il tomba au ralenti, ouvert, comme les graines tournoyantes de ces arbres qui volent dans le vent d'automne. En touchant le sol, il souleva deux gerbes de poussière, et fit un bruit sourd et grave, qui fut le signal. Le signal de la fuite. Fornhax ne fit qu'un bond, et sans se retourner courut ventre à terre vers la sortie, sans plus rien voir autour de lui. Mais juste avant d'arriver à la porte, dont le franchissement était devenu son plus cher désir, un choc terrible brisa net son élan, et il sombra dans une douloureuse inconscience.

   Néron attendit, la main à quelques centimètres de la poignée ronde de cuivre et de nacre. Mais quelle mouche l'avait-elle donc piqué ? Mais quelle folie l'avait-elle donc prise ? Qu'avait-il donc eu en tête lorsqu'il s'était pris pour un aventurier ? Ah, il devait bien rigoler, Morgoth, du bon tour qu'il lui avait joué. Bon, il l'ouvrait, cette porte ?
   La paume n'était plus qu'à quelques millimètres du fatal bouton, dont il pouvait presque sentir la froideur métallique sur sa peau. L'imagination trop fertile du jeune homme lui donnait d'horribles aperçus des monstruosités qui pouvaient l'attendre, là derrière. Des monstruosités qu'il ne fallait pas déranger.
   C'était fait maintenant, il touchait le globe solide, et incroyablement glacé. Il l'empoignait à pleine main, et le faisait tourner, bien trop vite à son goût. Il ne pouvait rien faire d'autre, il devait aller au bout de son calvaire. Il ne pourrait pas supporter les quolibets de son frère s'il échouait - non pas ceux de Morgoth, qui était bien au-dessus de tout ça, mais ceux de Drako, son jumeau.
   Il ouvrit la porte en grand, d'un coup.
   Non, ce n'était pas la cuisine, là derrière.
   C'était une géhenne de pierres noires, une grotte colossale, une province caverneuse aux mille recoins, un pays souterrain dont les cimes de roche cristalline soutenus par de cyclopéennes colonnes de basalte scintillaient mille fois plus que le plus brillants des cieux d'hiver. Le flux des lacs, des torrents et des cascades de lave animaient cette scène dantesque d'une lueur méphitique et pulsante, et au long de ces artères ardentes s'activaient des hordes, des légions d'esclaves nus et enchaînés, gémissant sous le poids de lourdes charges et le fouet d'autres esclaves guère mieux lotis qu'eux-mêmes. Il vit les machines, les grues et les roues, les palans et les leviers gigantesques sur lesquels ils s'activaient, il en vit le moindre détail avec une acuité surnaturelle, bien qu'ils fussent à des lieues de là. Il vit aussi le fruit de leurs efforts, une citadelle de pourpre et de sable, de sang et de cendre, la construction la plus gigantesque qu'il se puisse concevoir, bien qu'elle fut encore loin d'être achevée. Il vit enfin le maître de ces lieux, lové, comme assoupi, au sommet d'une stalagmite, surplombant le chantier. Un dragon, un gigantesque dragon aux écailles noires et luisantes. Il le vit, et il le reconnut, tant il l'avait souvent croisé sous cent formes différentes au cours de ses cauchemars. Il était le Seigneur. Il était le Tyran. Il était la Destruction.
   Et un oeil colossal s'entrouvrit, et le regard du jeune homme croisa celui du Dieu Ténébreux.
   Sans plus chercher à comprendre, ni même à crier, ni même à respirer ou à rien faire d'autre, Néron tourna alors les talons et fila aussi vite qu'il le put jusqu'à la porte, où il fut brutalement arrêté par une collision violente qui le jeta par terre.

   Le couloir de l'étage était vide. Les portes de toutes les chambres étaient fermées. Morgoth s'avança, l'oreille attentive au moindre bruit. Il tenait prêts quelques sortilèges défensifs et offensifs. Une porte s'ouvrit lentement devant lui, une silhouette vint s'y encadrer. Il retint au dernier instant une puissante boule de feu qui eut réduit en cendres une bonne partie du bâtiment.
   Condeezza Gowan. Son ennemie. A cette distance, et seul, il n'avait aucune chance contre elle. Elle se tenait, narquoise, dans son armure de métal, une épée à la main, l'épée qui avait...
   " Enfin, nous nous retrouvons, Morgoth. Quelle plaisante surprise. Voici qui me donnera l'occasion d'achever ce que j'avais commencé.
   - Que d'acharnement, madame, à vouloir ma mort. Elle vous coûtera, soyez-en certaine.
   - Oh, mais je ne compte pas me battre contre vous, monsieur mon ennemi. Bien au contraire, j'ai là une amie qui souhaiterait vous parler. Venez, ma chère, ne soyez pas timide...
   - Depuis la porte ouverte sur un trou de nuit, une silhouette s'avança alors, traînante, hésitante, malhabile. Une silhouette maigre, à la peau blanche et semée de mille traces de supplice. Ses yeux étaient éteints, qu'il avait jadis connus pleins de malice et d'acide philosophie. Le coeur de Morgoth se serra alors, de rage plus que de peur.
   - Tu m'as bien déçu, Morgoth, tu m'as bien déçu. N'as-tu donc rien compris de ce que j'ai tenté de t'apprendre ? Il est vain de lutter, Morgoth, il est vain de se battre contre Elle.
   - Vertu...
   - Mais il ne sera pas écrit que je t'aurais laissé tomber entre ses mains sans rien faire. Ton destin ne sera pas le mien, Morgoth, ton âme ne sera pas jetée aux chiens dans ses donjons de torture. "
   Elle sortit du fourreau son sabre maudit, Ryunotamago, que Morgoth avait vu trancher bien des gorges et des membres.
   " Tu auras la grâce d'une mort rapide. "
   L'espace d'une seconde, la guerrière morte recouvra sa force et sa souplesse, et lui porta une attaque parfaite, qu'il n'avait aucun moyen d'éviter, ni de parer. Il ne fit, du reste, rien pour se défendre, et resta au milieu du couloir, immobile, au bord des larmes.
   La lame traversa le sorcier de part en part. Le visage interrogateur de Vertu resta un instant à hauteur du sien, puis se dissipa comme un nuage dans un ciel d'été. Condeezza fit une révérence, puis partit d'un rire inaudible, et disparut de même, à son tour. Morgoth resta seul, au milieu du couloir. Il savait qu'il avait vu tout ce qu'il y avait à voir en ces lieux, fit demi-tour, et redescendit lentement l'escalier.

   Arrivé au bas de l'escalier, Morgoth considéra avec scepticisme Néron et Fornhax, allongés et gémissant par terre. Manifestement, ils s'étaient rentrés l'un dans l'autre en fuyant.
   " Arrêtez vos singeries et relevez-vous, j'en ai fini ".

   
17 ) La veillée
   

   Revenons maintenant au lieu dit " la Gueule de l'Oracle ", dont nous connaissons maintenant la toponymie.
   " En tout cas, constata Xyixiant'h une fois que le camp fut dressé et le repas mangé, voici qui dédouane le dragon.
   - Et en quoi, grands dieux ? Demanda le dénommé Felix Goupil. Mon père dit toujours, " Certains êtres ont le mal pour nature ".
   - D'après vous, tous les dragons sont maléfiques ?
   - Certainement... Enfin, c'est bien connu, tout le monde sait ça. En quoi cette histoire de cadavre blanchit-elle le ver immonde ?
   - L'oracle a dit avoir vu un corps, mais s'il avait été écorché, il me semble qu'il l'aurait signalé, non ? Ce genre de détail se remarque. En outre, il a bien dit que le corps était vêtu. On ne me fera pas croire qu'un dragon déshabillerait un homme pour le dépecer, puis le rhabillerait, puis le déshabillerait de nouveau pour le conduire ailleurs, l'attacher à un arbre et le laisser pourrir là.
   - C'est un point troublant, en effet, concéda Junon.
   - Foutaise, trancha Felix ! Tout ceci n'a qu'un seul but : nous tromper. Il ne fait aucun doute dans mon esprit que la bête est responsable de votre macabre découverte. Il est certain qu'elle n'agit que par malignité, poursuivant des buts qui nous échappent à nous autres humains, et que je ne veux pas connaître. Mon père m'a prévenu un jour à ce propos, en ces termes : " Gustave, sache que le démon affiche mille masques, l'homme de bien avance la tête haute et ignore ses simagrées ".
   - Il est draconologue, votre père ?
   - Ben... non, il est notaire à Vellidia, le vieux. Mais ce qui vaut pour les successions houleuses vaut aussi pour les dragons.
   - Ah. Vous avez sans doute plus de lumières que moi sur ce chapitre. Gustave.
   - Euh... sinon...
   - Oui ?
   - Je me demandais simplement, il me semblait vous avoir déjà vue quelque part. C'est pas vous qui jouiez dans Dawson ?
   - Non, non et NON ! Hum... excusez-moi. Et vous... Boîteux, si c'est réellement votre prénom, vous êtes bien coi ce soir.
   - C'est que j'observe les étoiles, qui sont bien belles. Mais si ça vous intéresse, je m'appelle Alphonse Quatrefaces, et j'ai sottement quitté une belle situation d'apprenti comptable à Vellidia pour suivre les Molart, là ! Ah, mais je vous jure, qu'est-ce que je suis venu faire ici ?
   - Les Molart ?
   - Melisande et Hardi, ou plutôt Lucienne et Joseph, d'honnêtes prénoms que leur ont donné leur père, qui n'est pas du tout un prince cadet de Pélagie ayant fui son pays pour des histoires de prophétie et de tache de naissance, mais qui est chirurgien à Vellidia, et de surcroît un bien brave homme dont j'aurais mieux fait de suivre les conseils plutôt que les enfants.
   - Alphonse, je t'en prie... fit Hardi.
   - Ah, mais pourquoi ai-je donc sottement quitté la tiède étude de maître Phlagus ? Il caille ici !
   - C'est la nature, voyons, s'extasia Junon.
   - 'couilles, la nature. "
   Et sur ces fortes paroles, l'homme des bois-pas-trop-éloignés-des-grands-axes retourna à sa citadelle de silence.
   " Dites-moi, reprit impitoyablement Xyixiant'h à l'adresse de la druidesse, qu'est-ce qui vous a poussé à entreprendre cette quête ?
   - Bof, ça ou vendre des légu... euh... je voulais dire, les arbres de la forêt m'ont parlé... et donc... un ennemi en marche... je dois protéger... les esprits anciens... nostalgie d'une ère révolue, tout ça...
   - Hin hin. Noble cause. En tout cas, l'ami Alphonse avait raison sur au moins un point, la nuit est des plus claires. C'est fou comme les nuées ont disparu. On pourrait presque toucher les étoiles du doigt. Dites-moi, chère Melisande, quelle est donc cette constellation-ci, qui ressemble à une queue de scorpion ? Je suppose qu'une magicienne comme vous connaît les choses du ciel.
   - Certes, pas vous ? Je vous croyais plus ancienne que nous tous, rapport à votre race, je suppose que vous avez eu cent fois le temps d'apprendre les voies du ciel.
   - Selon la tradition des elfes, en effet, mais je crois que vous-autres humains découpez autrement le zodiaque. Comment s'appellent celles-ci ? ça ?
   - Eh bien, c'est... les Trois... Etoiles... en Triangle...
   - Oh... et celles-ci ?
   - Les Deux... Etoiles Alignées.
   - Et là, au nord ?
   - C'est le Tas d'Etoiles Vers le Nord. Qui se prolonge par la Ligne Irrégulière.
   - C'est fabuleux, on en apprend tous les jours. Et ça ?
   - La Contribution Sociale Généralisée.
   - Et cette formation laiteuse difficilement discernable, juste à côté de la grosse étoile jaune ?
   - On l'appelle la Nébuleuse Floue Avec l'Etoile à Côté. Juste au-dessus, vous voyez la Route en Zig-Zag, et dans le prolongement, l'Equerre Biaisée.
   - Tiens donc, c'est vrai que vu sous cet angle. Et ça ?
   - L'Animal Bizarre.
   - Et là ?
   - C'est l'Engin Biscornu.
   - Et celui-ci ?
   - L'Objet Mal Défini.
   - Dingue ça.
   - Dans cette région, vous pouvez aussi voir le Poisson des Grands Fonds, et puis Scrophyon Ecrasé par le Rocher. Vous connaissez la mythologie je suppose ?
   - Oui, c'est le Scrophyon de Scrophyon-la-Bouse, je crois. Et là...
   - Fumer est Dangereux pour la Santé
   - Oh, et cette grosse là ?
   - La Tache de Vinasse
   - Et là ?
   - La Crêpe Ovale
   - Et là ? Et là ? Et là aussi ?
   - Les Etoiles Qui Restent. Bon, assez d'astrologie, j'ai sommeil. Bonne nuit.
   - C'est vrai, moi aussi. Oui Felix ? Pourquoi me fixez-vous ainsi ?
   - Ben... vous êtes sûre que... Bah, laissez tomber.
    - Ah. Bien. "
   Hardi, le fils du chirurgien, fit entreprit alors d'éteindre le feu à coups de bottes, tandis que chacun faisait mine de gagner sa tente.

   Deux heures plus tard, la petite troupe fut éveillée en sursaut par l'exclamation de Xyixiant'h.
   " En plus c'est Katie Holmes, ça n'ai rien à voir ! Alors lâchez-moi maintenant... "
   Elle trouva enfin le sommeil, et la nuit se déroula sans plus d'incidents.

   
18 ) Les troubles origines de Morgoth
   

   L'expédition avait été brève, et les frères l'Empaleur furent de retour chez leur mère pour midi. Ils mangèrent en silence à la table commune, parmi les familiers et les ouvriers de l'entreprise, sans qu'on songe à les questionner. La mine cadavérique de Néron et l'humeur taciturne de Morgoth suffirent à calmer les curiosités.
   L'après-midi, les deux frères, qui avaient laissé Fornhax à ses coupables activités forestières, se reposèrent, se délassèrent un peu. Morgoth, dans la solitude de sa chambre, interrogea le crâne de son condisciple qu'il avait trouvé dans les ruines du Cygne Anémique, et comprit bien des choses à bien des sujets, mais il n'est pas temps d'en discuter ici. Puis, son humeur ne s'étant guère améliorée à la suite des révélations qui lui avaient été faites, il descendit à la cuisine retrouver le père l'Empaleur et Néron devant un bol de soupe. Son jeune frère exposait alors toute son aventure, sans doute poussé par quelque désir de se libérer d'une histoire trop pesante pour lui.
   " Tout ça n'était qu'illusion, expliqua alors le mage lorsque son frère eut fini. Un rêve suscité par une habile sorcellerie, rien de plus.
   - Tu en parles comme si c'était la chose la plus naturelle du monde.
   - J'ai vu bien pis au cours de mes voyages, crois moi. C'est impressionnant, il est vrai, et moi-même, j'ai été un temps ébranlé par ces visions. Nul doute que celui qui les a suscitées est un fort capable magicien, avec qui j'aimerais bien discuter de deux ou trois détails techniques.
   - Alors, il n'y avait pas de portail vers les enfers ?
   - S'il y avait un seuil infernal à Noirparlay sur Ymondïs, je serais au courant. Rassure-toi, je t'assure que s'il y a un esprit malin derrière tout cela, c'est celui d'un homme de chair, et non celui d'un démon.
   - A t'entendre, dit alors Waldemaar, on croirait que tu es un des puissants de ce monde, auxquels rien n'échappe.
   - D'après ce qu'on dit, j'ai déjà ma petite réputation dans certains cercles. Mais j'y songe, peut-être pourrais-tu m'éclairer sur certaines chose que je pressens...
   - Allons bon, il pressent maintenant.
   - Depuis que je suis petit, je sens en moi comme... un appel. Sans vantardise aucune, il m'a toujours semblé que j'étais différent des autres, et voué à suivre d'autres chemins, en marge de la société humaine.
   - Ce que tu me décris, fils, est une grave maladie qu'on appelle l'adolescence, mais dont heureusement on guérit spontanément sitôt qu'on prend femme et mouflets, et qu'on a d'autres soucis en tête pour s'occuper le ciboulot. Tu peux en croire un ancien malade.
   - J'ai pourtant l'intime sentiment d'avoir un destin particulier qui m'attend. "
   Waldemaar eut alors une étrange moue, enleva ses lorgnons, en ôta les poussières avec sa manche, puis les remit. Après un silence, il raconta.
   " Je savais que ce jour viendrait, fils, où je devrais te conter les circonstances de ta venue parmi nous. Ton sentiment ne t'a pas trompé, car il est vrai que tu es marqué au front du sceau d'un destin unique, fait de grandeur et de folie, de gloire, de sang et de démesure. Mon histoire commence par une froide nuit d'automne, l'une de ces nuits livrées au vent et à l'orage, propres à épouvanter les âmes simples et inquiéter les gens de bien. En ces temps là, ta mère n'avait pas encore hérité de ses parents, et nous vivions, en compagnie de Iago et Lucrèce qui n'était encore qu'un petit nourrisson, dans la chaumière du Puits-l'abeille, un peu à l'écart du village. Te souviens-tu de cette maison que nous avons eu ? Il est vrai que tu parlais à peine lorsque nous l'avons quittée, aujourd'hui elle tombe en ruine, le toit crevé... Mais à l'époque, c'était un abri d'autant plus appréciable qu'il faisait réellement un temps épouvantable dehors. Or donc, nous étions tous là, blottis autour de l'âtre, heureux à la simple idée de ne pas être dehors, lorsqu'on frappa une longue série de coups violents à la porte. C'était bien singulier, car on ne pouvait guère s'attendre à ce que quiconque voyage par ce temps et à cette heure, et surtout ces coups n'étaient pas ceux d'un personnage poli cherchant humblement quelque secours, mais plutôt ceux d'un individu énergique sachant ce qu'il veut. J'allais donc à la porte, prêt à tout, et la main posée sur le lourd bâton que je gardais toujours appuyé près de la porte, j'ouvris. Un éclair illumina la campagne, et le personnage qui s'encadrait dans la porte m'apparut soudain. Il était très grand, très fort, c'était à n'en pas douter un homme d'action, un guerrier. Je revois encore son armure maculée de terre, faite de petites plaques de fer, sa grande cape rouge fermée d'une fibule d'or, je revois aussi son large visage à la barbe rousse, épaisse quoique taillée avec soin. Il était en sueur et, je le vis plus tard, en sang. Une cruelle blessure le faisait boiter, mais le peu de temps que je l'ai connu, je ne l'ai jamais entendu gémir ou se plaindre. Il entra en titubant, blême, un petit fardeau vagissant sous son bras. Il s'assit, s'effondra presque, sur le tabouret que je lui tendis, et sans se présenter, il parla et exposa son histoire sans périphrase ni politesse, non pas comme un rustre, mais comme quelqu'un de terriblement pressé, poussé par une impérieuse raison. Et ses paroles qui sont restées gravées dans ma mémoire, les voici :
   " Ecoute, brave bourgeois, et fais comme je dirai, pour ton bien, et pour le bien du monde. Si toi et les tiens êtes des gens de bien, vous prendrez cet enfant, le nourrirez et le soignerez avec toutes les attentions. Car en vérité, des temps troublés s'annoncent, de sombres forces s'amassent dans le levant, qui déjà complotent, s'enhardissent et bientôt, sortiront de la nuit propice de leur maléfice ancestral pour fondre sur les nations sans défense. Et lorsque viendra ce jour, l'ultime espoir de l'humanité et des peuples libres sera l'Elu, dernier descendant de l'Empire d'Or, celui-là même qui n'est encore qu'un bébé à peine tiré du ventre de sa mère, mais dont déjà le front est marqué du tragique sceau d'un destin tourmenté. La nécessité me pousse à vous confier ce fardeau un temps, afin de tromper les meurtriers lancés à ses trousses par le Noir Ennemi. Je reviendrai un jour prochain le reprendre et poursuivrai ma route, mais si je faillis dans ma tâche, si jamais je tombe face aux forces du mal, je compte sur vous, mes amis, pour l'élever dans le secret de ses origines, comme s'il était de votre propre sang. "
   Et il repartit dans la nuit et le froid, affronter ses démons. Jamais nous ne l'avons revu, j'ignore jusqu'à son nom.
   - Mon dieu... Et ce bébé, c'était moi ! "
   Waldemaar considéra son fils avec un moue consternée au coin gauche de sa lèvre.
   " Alors toi, on peut te raconter n'importe quelle espèce d'invraisemblable connerie, et tu gobes. Dis-donc, bougre d'ahuri, tu n'as jamais remarqué que tu ressemblais à tes frères et soeurs comme deux gouttes d'eau ? Allez, file donc aider ta mère au jardin au lieu de me regarder bêtement ! ".

   
19 ) De la bonne manière d'occire un dragon
   

   Le lendemain matin, les Traque-Bestes et leur s'éveillèrent, transis de froid, perclus de courbatures, et soucieux de reprendre leur périple au plus vite, de manière à se réchauffer sous l'effet d'une chevauchée vigoureuse. Après avoir petit-déjeuné d'une soupe brûlante dont l'un d'eux avait emporté une outre, ils se remirent donc en route sur la Voie Contrée, afin de découvrir le lieu ou le comptable avait fait la dernière rencontre de sa vie. Le temps était brumeux, et l'oracle les avaient mis en garde contre les traîtrises du chemin, aussi progressèrent-ils avec une certaine circonspection jusqu'à un tournant assez rude. Bien en contrebas, un éboulis se perdait dans l'ouate grise du matin frais, mais menait, leur avait-on assuré, à la dernière localisation connue du cadavre mystérieux. Ils descendirent, et constatèrent qu'en effet, l'oracle avait eu bien raison de ne pas descendre sans s'encorder, ce qu'ils firent eux-mêmes. Plus bas, la pente se faisait plus douce, tout en restant suffisante pour qu'un corps sans vie roule tout seul. Il y eut des touffes d'herbe rase, puis des buissons s'accrochant au flanc d'une prairie alpestre, et un peu plus bas, une rangée d'assez grands conifères, dont l'un, d'après le vieil homme, avait dû bloquer la route du défunt. Junon et Melisande firent semblant de lancer des sortilèges de divination, mais Boîteux ne se donna pas la peine singer une recherche des empreintes. Ils se séparèrent en deux groupes pour fouiller l'orée du bois pendant environ une heure, sans rien découvrir de particulièrement notable, si ce n'est un outil bizarre, sans doute de forgeron, de charpentier ou de bûcheron, une pince toute en acier, longue comme un bras depuis l'épaule jusqu'à la main, fort lourde, et qu'un puissant ressort empêchait qu'on l'ouvre, à moins de faire de considérables efforts, en contrepartie de qui il rajoutait sa force à celui qui voulait la refermer. L'objet n'était sans doute pas un ustensile de comptabilité, à moins que les normes comptables de ces régions ne fussent particulièrement exotiques, et en raison de sa longueur et de sa masse, il constituait de fait une excellente arme contondante " par destination ", comme disent les procureurs. Un peu lasse, Xyixiant'h fit remarquer :
   " Ah, vous voyez bien, aucune trace de dragon.
   - C'est bien ce qui les trahit, madame, s'emporta Felix. Les dragons sont rusés et fourbes, et le fait qu'ils en laissent pas de traces derrière eux signe leurs méfaits.
   - Bien. Puisque manifestement vous êtes un spécialiste, savez-vous à quelle variété de dragon nous avons ici affaire ?
   - Un gros et sournois.
   - Oui, mais sa couleur ?
   - Mais quelle importance, enfin, qu'il soit mauve ou écru ? Tout ce qui m'importe, c'est qu'après notre passage, on n'en voit que du rouge.
   - Bien parlé, compagnon, intervint Hardi. Voilà une saine attitude.
   - Ne me dites pas que vous êtes ignorants de la Grande Race au point de ne pas connaître les différentes races de dragons et leurs caractéristiques, ce serait trop comique.
   - Il suffit, madame. Depuis Noirparlay, vous ne cessez de railler notre quête et de mettre en doute nos capacités, mais jusqu'ici, vous nous avez été aussi utile qu'une arbalète à un macareux. Puisque votre science de ces abominables vers est si grande, nous vous écoutons, dites nous ce que vous en savez.
   - C'est que... le sujet est plutôt vaste. La culture draconique est plus ancienne que celle des elfes, et...
   - Peu nous chaut ces sornettes, nous ne sommes pas ici pour discuter aimablement philosophie et belles lettres avec ce monstre, mais pour le débiter en tranches et nous réjouir de ses râles d'agonie.
   - Ouais. Je ferai celle qui n'a rien entendu. Pour ce qui vous intéresse ici, sachez que ce n'est pas une petite entreprise. Normalement, un groupe d'humains affrontant en loyal combat un dragon adulte et en pleine possession de ses moyens n'a guère de chances d'en triompher, quelles que soient les armes, armures et sortilèges mis en jeu. Dans un tel cas de figure, le dragon cherchera tout d'abord à frapper de son souffle les magiciens et les prêtres qui sont d'ordinaire au deuxième rang. Dès le début du combat, il ne reste donc plus que les combattants, qui ne peuvent compter sur l'aide magique de leurs compagnons morts. Et ces combattants comprennent vite qu'un dragon est certes massif, mais qu'il a la vivacité du lézard. Les griffes métalliques de ses pattes, s'appuyant sur une musculature de titan, déchirent sans effort les boucliers les plus durs, écrasent les armures comme vous écraseriez une châtaigne contre un arbre. Sa queue frappe avec la vitesse d'un fouet et le poids d'un boeuf, c'est suffisant pour briser l'échine du plus robuste des nains, et sa gueule est un étau sans pareil, capable de broyer un bloc de granite.
   - J'ai... j'ai peine à le croire.
   - A votre avis, quelle taille cela fait-il, un dragon ? Savez-vous seulement ce détail ? Oh non, inutile d'écarter les mains, ce n'est pas une bête qu'un homme mesure en un empan. Ce vous me montrez là, c'est l'envergure d'un jeune à peine sorti de l'oeuf, mais un dragon n'est qu'un enfant tant qu'il n'a pas atteint la longueur de trois bons chevaux, et c'est encore un adolescent lorsqu'il peut toucher du museau, en se dressant sur ses pattes postérieures, la cime de ce grand sapin. A chaque mue, les dragons grandissent en taille, en force et en robustesse, jusqu'à atteindre l'âge ultime, celui de grand-vénérable. A ce stade seulement, il est en pleine possession de ses moyens physiques et intellectuels. La taille précise varie selon la race.
   - Mais que sont donc ces races de dragons, dont vous nous rebattez les oreilles, il y en aurait plusieurs variétés ?
   - C'est le moins qu'on puisse dire, et je croyais sincèrement que c'était notoire. Vous devriez compulser assidûment les Normes Donjonniques, mais comme je vois que votre ignorance est considérable, je vais vous instruire un peu. Le souffle du dragon n'est pas nécessairement de feu, je sais que beaucoup le pensent à tort. Seuls sont dans ce cas le Drake Igné à la livrée rouge et noire, le Ver du Désert qui est rayé dans le sens de la longueur, et le Dragon-Fée, qui est plus rare. Le Dragon des Glaces est tout de blanc vêtu, et tue lentement par son souffle de givre, c'est un assassin patient, que ses victimes aperçoivent rarement. Il peut aussi vous transir de froid d'un seul coup, mais s'y risque rarement, car cet effort lui coûte. Le Dragon-Tonnerre, aussi appelé Dragon Bleu, est bien plus brutal car il foudroie son ennemi à courte distance avant de le charger furieusement, c'est aussi un des plus habiles pour ce qui est de voler. Le Dragon d'Ombre et le Dragon Noir sont des cousins souvent confondus. Tous deux crachent un puissant acide, causant une mort abominable, mais le premier est plus puissant car il peut se transformer à volonté en brume visqueuse et insidieuse, et ainsi échapper à ses ennemis. Le dragon de perles est un des plus puissants, mais se mêle rarement des affaires du monde. Peu de choses résistent à son souffle pétrifiant dont il est le seul dépositaire, qu'il peut du reste échanger quand bon lui semble contre un éclair semblable à celui du Dragon-Tonnerre. Le Serpent de Mer est, comme son nom ne l'indique pas, un authentique dragon, le seul à ne pas voler. Son souffle est tout de vent et de courant, particulièrement dévastateur dans son élément, les marins le connaissent, le redoutent et évitent ses lieux d'établissement. Pour l'anecdote, il existe aussi la Cyber-Dracoliche de Destruction du Chaos, aussi appelé " El Bourrinador " ou de son nom scientifique " Draco Grosbillis Terminus». Il en est d'autres variétés, moins communes.
   - Et d'après vous, quelle est la race de celui que nous cherchons ?
   - Celui qui s'est un peu amusé - de façon tout à fait innocente d'ailleurs - au-dessus du village ? D'après la description, c'est un dragon mordoré.
   - Vous ne les avez pas évoqués.
   - Ah oui ? Je suis distraite parfois... Ce sont les plus doux et les plus timides des dragons, à telle enseigne qu'on les voit rarement sous leur forme reptilienne. Peut-être ai-je omis de signaler, et si je ne l'ai fait c'est encore un regrettable oubli, que nombre de dragons voyageaient de par le monde et se mêlaient à l'humanité en adoptant sa forme. Car il faut savoir que beaucoup de dragons sont magiciens, et acquièrent donc, par l'étude, ce genre de compétence. Mais pour les mordorés, nulle étude n'est requise, la métamorphose est un talent naturel, et par ailleurs des plus utiles, car jusqu'à un âge avancé, ils sont faibles et fort vulnérables, selon les critères des dragons, bien sûr. C'est que le mordoré grandit lentement, bien plus que les autres variétés, et peut paraître chétif. Toutefois, arrivé à un certain âge, il subit une métamorphose spectaculaire qui lui fait rattraper d'un coup la plupart de ses congénères, à supposer qu'il survive à cette épreuve, ce qui est fort rare. Et donc...
   - Euh... vous avez bien dit que ces dragons sont vulnérables et chétifs ?
   - J'ai dit ça moi ? Ah oui, j'ai dit ça.
   - Eh bien, c'est tout ce que nous avons à savoir. On l'attrape, on le choppe et zou, à nous la gloire.
   - Mais c'est pas vrai, c'est une obsession. Je vous dis que c'est difficile et dangereux, la chasse au dragon.
   - Foutaise ! Qu'il vienne ici, ce ver, qu'on lui sorte les entrailles ! Par Hanhard, mon épée a hâte de fouiller sa panse.
   - Mais vous n'avez même pas de plan de bataille !
   - Bien sûr que si.
   - Ah ?
   - Moi, Boîteux et Skorcha-la-Furie-du-Nord, on l'encercle, et pendant ce temps, Gus le crible de flèches...
   - Felix. Je m'appelle Felix.
   - Oui, oui. Felix le crible de flèches, Junon l'immobilise par un charme et Melisande lui balance des boules de feu. Jusqu'à ce qu'il n'en reste que du carpaccio. Génial non ?
   - Ben... dans l'absolu ça se défend... mais j'ai l'impression que votre technique... mériterait une petite... simulation. Attendez, on va faire un essai, pour voir si ça marche bien. Je me mets ici, alors mettez-vous en ordre de bataille, comme vous avez dit, hein. Voilà, donc, on va dire que je suis un dragon.
   - ça demande un certain travail d'imagination.
   - Attendez, je vais vous aider. "
   Il y eut un grand " woosh ", et les arbres ployèrent sous l'effet du déplacement d'air.

   Il arrivait parfois à Hardi Brasdacier de faire un rêve, un cauchemar plutôt. Superbe, en habit de lumière, au centre de l'arène écrasée de soleil, il toisait à l'autre extrémité du grand ovale de sable un magnifique toro bravo de Miura, une bête ombrageuse de sept-cent kilos à la robe brune, aux sabots fins et aux cornes acérées, un animal suant et écumant de rage après qu'on lui eut, dans le secret du toril, dûment latté les cojones à coups de pelle. Puis, en un instant de terreur, il s'apercevait qu'il avait oublié sa muleta à la maison et que son épée s'était changée dans sa main en pique-saucisse de fer blanc. Et dans les gradins, quinze-mille bovins silencieux et immobiles l'observaient de leurs yeux noirs.

   Il avait peine à croire que la scène qu'il avait devant les yeux était réelle. Ce n'était pas un monstre. C'était un sinueux océan de muscles agité des remous étincelants coulant gracieusement entre les arbres. Un monstre bien élevé, ça a les dimensions d'une bête. Ce qu'il avait devant lui n'était pas loi d'avoir des dimensions géographiques. Ce n'était pas grande, c'était vaste. Un monstre, même puissant, vous laisse toujours une chance de le terrasser, fut-elle infime. Il y a toujours une ruse subtile à découvrir, une arme magique appropriée cachée dans quelque tombeau ancestral, un parchemin, une potion, un vieux-bonhomme-qui-sait, une prophétie, un rituel plus ou moins grotesque à accomplir, un talon d'Achille. Mais aucune arme enchantée des temps de légende ne semblait de taille à transpercer les épais boucliers vitreux qui recouvraient Xyixiant'h. Et quand bien même, comment trancher une tête grosse comme une diligence qui vous surplombe de dix mètres ?
   Bien que peu aguerris, les Traque-Bestes réagirent d'un bel ensemble. Sous l'effet de la surprise, Hardi Brasdacier sursauta et lâcha son épée étincelante, qui décrivit une courbe irrégulière dans l'air frais du matin. Le temps qu'elle retombe, il s'était déjà éloigné de vingt pas, les yeux exorbités et trop effrayé pour émettre le moindre son. Mélisande Arcane tomba sur son postérieur, jambes coupées, et entreprit une retraite précipitée à quatre pattes, l'écume aux lèvres. Félix Goupil prouva qu'il était un acrobate capable en faisait un bond d'autant plus prodigieux qu'il était désordonné, et retomba en hurlant comme un possédé avant prendre la fuite à vive allure et en agitant les bras, malgré ses multiples contusions. Boîteux et Junon Arc-en-ciel s'effondrèrent à terre, inconscients. Eugénie-Nadège Darrançon de Lamballerie, dite " Skorcha-la-furie-du-Nord ", lâcha son bâton et partit à toute jambes en hurlant quelque chose du genre " Rititititi ".
   " Intéressante technique. "

   
20 ) Le félon est démasqué et la justice triomphe
   

   " Ainsi donc, les Traque-Bestes t'ont laissée revenir toute seule...
   - Voilà, ils sont partis très rapidement, à cause de leur chasse au dragon. "
   Pour des raisons inconnues de Morgoth, Xyixiant'h répugnait à mentir, ce qui la forçait parfois à employer des tournures de phrases ambiguês dont seule une oreille exercée pouvait déceler l'hypocrisie. Toutefois, la salle à manger étant pleine de gens de la famille qui n'avaient pas à tout connaître de leurs petits secrets, aussi ne releva-t-il pas.
   " Et vos recherches n'ont rien donné ?
   - Rien, hormis ce médiocre résultat, attends que je cherche... Voilà, on a trouvé ceci. Attention, c'est lourd.
   - Ah ah, un indice ! C'est une grosse pince, dirait-on.
   - On sent l'homme instruit. Effectivement, une pince.
   - Holà, mais c'est qu'elle n'est pas facile à manoeuvrer ! Pas de doute, celui à qui elle était destinée était un robuste gaillard.
   - Tout à fait juste. Mais je doute que nous en tirions le moindre renseignement utile. "
   Morgoth lissa sa barbe, les yeux mi-clos, pensif. Les rouages de son cerveau tournèrent à vive allure, et bien vite, parvinrent à des résultats inespérés.
   " Au contraire, ma douce mie, au contraire ! Voici que cet ustensile vient de me livrer l'identité de l'esprit malade qui a ourdi tout ce pénible complot, à défaut de ses motivations exactes.
   - Fantastique, puisses-tu dire vrai !
   - Suivez-moi, mes amis, allons mettre la main sur ce malfaisant personnage. "
   Et il sortit dans la cour, suivi de sa famille, puis rameuta les employés des l'Empaleur qui déjà songeaient à rentrer chez eux. En remontant dans la Grand-Rue, le cortège grossit encore de quelques dizaines de curieux, et arrivés sur la place, c'est une centaine de villageois qui se pressaient. Fier comme la justice et terrible dans sa robe de sorcier, notre héros fit résonner trois fois le heurtoir de bronze scellé à la porte du temple. La foule était fort impressionnée par l'allure virile du jeune homme, à qui du reste la situation ne déplaisait pas.
   Le portail s'ouvrit.
   " De quoi-t-est-ce encore ? S'enquit Mogh Soltah Appeldémoniaque, qui était en civil, à défaut d'être grammairien.
   - Je viens de découvrir le vil assassin, mon père.
   - Ah, bonne nouvelle. Allons saisir ce scélérat !
   - C'est que nous sommes arrivés, je crois. Votre jeune aide, Acta Vilaleine, est-il ici ?
   - Euh... je suppose que oui, je lui ai dit de faire le ménage dans le temple... Mais, où est-il donc passé ? Vous le soupçonnez ? "
   Soudain, Morgoth aperçut, s'échappant de la porte latérale du temple, une silhouette furtive à la démarche suspecte et pressée.
   " Saisissez-vous de lui ! » lança-t-il à la cantonade.
   On ne put guère parler de poursuite, car l'apprenti prélat fut agrippé de tous côtés par les villageois avant d'avoir fait trois pas, et fermement ramené jusqu'au parvis du temple, où Mogh Soltah, inquiet, l'attendait.
   " Eh bien, Acta, où donc t'enfuyais-tu ? Ne me dis pas que tu as trempé dans cette vilaine histoire.
   - Hélas, bon père, geignit le malheureux (dont la contrition était des plus touchantes), trois fois hélas, j'ai trahi votre confiance.
   - Tu avoues ! Ah, et moi qui n'avais rien vu de la noirceur de ton âme, quel mauvais maître j'ai été. Mais quel démon t'a donc poussé à tuer ton prochain, toi, un novice de Miaris ? Pourquoi as-tu souillé de sang les mains que les dieux t'avaient donné pour bénir les fidèles ?
   - Ah, mais pardon, je n'ai tué personne. Je me suis comporté de façon indigne, mais je ne suis absolument pas un assassin.
   - Je suis prêt à te croire, Acta, temporisa Morgoth. Raconte moi comment tout ça s'est passé.
   - Voici toute l'histoire. Il y a trois jours de ça, j'étais allé, en cachette du bon père qui n'aime guère ces superstitions, jusqu'à la Gueule de l'Oracle pour consulter le vieux de la montagne, afin de savoir si j'arriverais à m'attirer les faveurs d'une certaine jeune fille. Ne le trouvant pas à sa cabane, je poursuis sur la Voie Contrée, jusqu'à ce que je l'aperçoive penché au bord du chemin, visiblement perplexe. Frappé dans ma curiosité, je scrute à mon tour le val en contrebas, et là, j'aperçois l'objet de son attention, le corps d'un homme qui y était tombé. Alors, une idée démoniaque surgit dans mon esprit. Plutôt que de me faire connaître de l'oracle, je me dissimule dans les fourrés, et attends qu'il parte. Puis, je dévale tant bien que mal la pente, et m'empare du bonhomme. Il était mort, c'était certain, ses reins et sa nuque étaient brisés, et il était froid, sans doute avait-il raté le virage la nuit précédente, et s'était-il rompu l'échine en tombant.
   - Le cas s'est déjà produit dans le passé, je crois. Continue.
   - Bien, donc, me voici à fond de combe, à côté d'un cadavre. Aussitôt, je l'enveloppe dans son manteau, et le traîne à l'abri sous un bois touffu. Et là, dissimulé dans l'ombre propice, à l'aide de mon couteau, je dépèce le malheureux et le vide.
   - Horreur ! S'exclama alors le prêtre. Mais pourquoi un tel blasphème ?
   - Mon idée était de l'alléger autant que possible, car je doutais de pouvoir le transporter tout entier jusqu'au lieu où je voulais l'amener. Donc, après l'avoir dépouillé de sa peau, sa graisse, ses viscères et ses effets personnels, que j'ai enterrés non loin en un lieu que je vous indiquerai, j'ai enveloppé sa pauvre carcasse dans son manteau, et entame ma descente jusqu'à la Lande de la Sorcière.
   - Et là, tu l'as crucifié.
   - Exactement. J'ai attendu la tombée de la nuit, tapi dans le Manoir qui est non loin, puis j'ai effectivement procédé à cette macabre mise en scène. Puis, j'ai patiemment attendu qu'on vienne le découvrir, dissimulé dans le bosquet. J'avais acheté, lors de mon dernier passage à la ville, un parchemin d'illusion. Il m'avait coûté bien cher, mais s'est révélé fort utile pour simuler la présence d'un revenant.
   - Mais dans quel but ?
   - Eh bien voilà. Il y a deux ans, poussé par le désir de mieux connaître les force maléfiques qui sont les ennemies d'un prêtre de Miaris, je me suis rendu, seul et en secret, dans le Manoir. Là, je brisais par mégarde un sceau, et libérais un ancien esprit tourmenté. Celui-ci, rendu fou par des années de solitude, se mit à hanter la demeure. Je vis que son pouvoir était grand à l'intérieur de son domaine, où il pouvait fouiller dans l'âme des intrus pour les confronter à leurs terreurs les plus abjectes, et je décidais d'en tirer parti. Afin d'éloigner les gens de la Demeure et des bois environnants, je répandis la nouvelle qu'ils étaient hantés.
   - C'était le cas.
   - Certes. Toutefois, je m'aperçus bien vite que le pouvoir et la virulence du fantôme décroissaient très vite à mesure qu'on s'éloignait de son foyer, et pour tout dire, n'allait pas plus loin que les limites de son jardin. Or, les passants continuaient de croiser devant la propriété, mais personne n'y entrait jamais, l'efficacité de la méthode pour éloigner les intrus était donc quasi-nulle. Voici pourquoi j'ai décidé, dans un moment de folie sans doute, de me livrer à cette mascarade sordide.
   - Il y a toutefois un point que je ne m'explique pas, s'étonna alors Morgoth. Pourquoi tous ces efforts ? A quoi vous sert-il d'éloigner à tout prix les gens du Manoir ? Quels pactes noirs y tramez-vous, dans le secret de cette maison maudite ?
   - Eh bien, c'est un peu embarrassant... Comment dire...
   - C'est le meilleur coin à champignons de la région ! Il voulait se le garder pardi !
   Ainsi parla alors Ben Laden, sorti pour l'occasion de sa bafouillante sénilité. Et Acta baissa la tête, honteux et consterné de sa propre médiocrité.

   
21 ) Histoire du Conté
   

   Et il y eut une nuit, et il y eut un matin.
   " Un coin à champignons ! Est-ce que tu te rends compte qu'ils m'ont dérangé, moi, l'archimage Morgoth dit " le Victorieux », Général en Chef des armées de Gunt, pour une histoire de coin à champignons ? Moi qui commande à des légions, moi dont le nom sème la... Ah, rien que d'y penser, ça me...
   - Que veux-tu, on ne peut pas sauver le monde à tous les coups.
   - Non mais je demandais pas le Seigneur des Anneaux, une petite aventure sympa m'aurait suffi, quelques fées, quelques monstres, mais là, là... On n'atteint même pas le niveau d'un épisode de Scoobidoo !
   - On est sensés être en vacances, cesse donc de te tourmenter pour cette histoire ridicule. Dis-moi plutôt, je me pose une question depuis qu'on est arrivés au village. Le bourgmestre là...
   - Ben Laden, oui. Je pense qu'il occupait déjà ces fonction quand je suis né, mais je doute qu'il passe cet hiver.
   - C'est vraiment son nom, Ben Laden ?
   - Oui, que je sache.
   - C'est quoi son prénom ?
   - Il s'appelle Ben, évidemment.
   - Aaaah ! C'est son prénom...
   - C'est un diminutif.
   - Bien sûr.
   - C'est pour Benito.
   - Mais pourquoi j'ai demandé ? Et puisque tout à l'heure, je vais devenir madame l'Empaleur, j'aimerais aussi savoir d'où viennent les patronymes un peu... étranges, que portent les gens de la région. Je suppose qu'il y a une histoire.
   - Eh bien c'est... Jadis... Or donc... Il advint... j'en sais rien, en fait. J'ai tellement l'habitude que je ne me suis jamais posé la question. Tu devrais demander à mon père, il aime bien raconter de vieilles histoires. Toutefois, il est probable qu'il te sortira une invraisemblable fadaise de son invention, comme il en a l'habitude. A défaut d'être instructif, c'est distrayant.
   - Certes, j'ai hâte d'entendre ça. Tout comme j'ai hâte de savoir quel raisonnement tortueux autant que brillant t'a fait comprendre, à partir d'une simple pince en fer, que ce type que tu connaissais à peine était le coupable !
   - Oh, c'est un raisonnement subtil. Très subtil. Toutefois, avant de te l'exposer, je préfèrerai que nous fussions mariés.
   - C'est cochon ?
   - Non.

   Et alors, ils se marièrent. Ce fut charmant et champêtre, et malgré le temps menaçant, ce fut fort réussi. Tout le village vint admirer la mariée dans sa robe blanche (bien qu'elle en fut à sa quarante-deuxième noce en tant qu'épousée) et le marié en costume traditionnel du Vantonnois (détail que par la suite, on évita de rappeler à Morgoth, même sur le ton de la plaisanterie). Le banquet dura toute l'après-midi, et Xyixiant'h enchanta jusqu'aux plus tristes sires de ses chants, danses et rires. Tout le village en tomba très amoureux, et comprit quel homme fortuné était Morgoth.
   Puis, elle finit par se pencher vers son beau-père, déjà passablement aviné, pour lui poser la question. Ainsi lui fut-il répondu :
   " Oh, c'est une vieille histoire dont peu de gens se souviennent encore. Il faut dire que ce n'est pas une histoire très glorieuse.
   - Je vous écoute, j'adore les vieilles histoires.
   - Eh bien voilà, c'était il y a très longtemps, pour être plus précis, il y a trois cent ans environ. Adonc, il y avait la guerre dans les territoires du nord. C'était une longue guerre, terrible et confuse.
   - La guerre de succession de Lavonie ?
   - Je vois que vous connaissez l'époque. Donc, un jour, une bande de mercenaires nordiques en maraude vint à errer dans la région. Des hommes sans foi ni loi, des brutes épaisses, pour tout dire. Ils vinrent la nuit, les villageois n'eurent même pas le temps de sonner l'alarme. La plupart des hommes furent massacrés dans leurs lits, et les femmes livrées aux sévices de ces guerriers sauvages.
   - Quelle horreur !
   - Ceci n'a rien d'extraordinaire, hélas. Ils s'installèrent, s'empiffrèrent autant qu'ils purent et se réchauffèrent aux foyers mêmes de ceux qu'ils avaient assassinés, pillant le peu de richesses que possédaient les villageois. Ils comptaient rester quelques jours et reprendre leur randonnée sanglante, toutefois, l'hiver arriva plus rapidement qu'ils ne l'avaient prévu. En l'espace d'une nuit, la neige recouvrit tout, et comme cela arrive certains hivers, Noirparlay fut coupé du monde. Et cet hiver fut particulièrement rude et long. Lorsque la glace et la neige fondirent enfin, nos mercenaires voulurent se remettre en quête de batailles lucratives. Mais ils apprirent incidemment que durant leur absence, la guerre s'était achevée, qui plus est par la défaite totale de leur employeur. Ils étaient donc sans ressource ni alliés, séparés de leur pays par des semaines de marche en contrée hostile...
   - Les risques du métier.
   - Tout à fait. En outre, certains de ces mercenaires commençaient à n'être plus tout jeunes et l'aventure avait perdu de son attrait à leurs yeux, et puis la nature avait fait son oeuvre, pas mal de ventres s'arrondissaient parmi les femmes, auxquelles du reste ils commençaient à s'attacher. Bref, quelques uns ont choisi de repartir braver le danger, et de ceux-là on n'a plus aucune trace, mais la plupart se sont installés à demeure, ils ont appris à cultiver la terre...
   - Et donc, conclut Morgoth, nous descendrions de ces barbares ? J'ai peine à le croire.
   - Tout le monde descend de barbares, seule change l'ancienneté de cette barbarie originelle.
   - Mais quel rapport avec les noms de famille ?
   - C'est tout simplement parce que ces nordiques avaient des noms imprononçables, et qu'en outre, ils ne parlaient pas un traître mot de vantonnois. Donc, leurs femmes, qui n'avaient pour eux qu'un amour très modéré, les ont affublés de surnoms peu flatteurs, qui leur sont restés et se sont, par la suite, transmis à leurs descendances en guise de patronymes. Voilà toute l'histoire. "

   Puis, la nuit tombant, on passa du repas de midi à celui du soir sans même avoir à quitter la table. On apporta les lourdes pièces de gibier, les tonnelets, on fit un grand feu au milieu des tables et on dansa tout autour au son des filuches, des sistres et des brimboulettes. Comme dans toute noce bien réglée, il arriva un moment où les principaux intéressés se levèrent, saluèrent l'assistance, puis se retirèrent, soulevant un concert de plaisanteries graveleuse. Ainsi montèrent-ils à leur chambre, assez hilares, et se retrouvèrent-ils seuls, accompagnés seulement de la clameur de la foule qui filtrait péniblement au travers des lourds volets de bois.
   " Ah, nous y sommes enfin, à ce moment tant attendu. Vas-y, ne me fais plus languir.
   - Il me semble me souvenir que nous avons pris un peu d'avance en ces matières, ces dernières années.
   - Je ne te parle pas de ça, nigaud. Allez, raconte moi comment tu as deviné pour Acta !
   - Es-tu sûre de vouloir l'entendre ?
   - Sûre. Nous voici mariés, et des époux doivent tout se dire.
   - Vraiment ?
   - Vraim... euh...
   - Alors peut-être vas-tu ENFIN me dire ton âge, qu'on en finisse.
   - Trente-cinq, voilà, ça te va ? Bon, raconte un peu ton histoire.
   - Trente-cinq quoi, au juste ?
   - Murmble...
   - Xy, tu es un peu agaçante.
   - Mille. J'ai trente-cinq mille ans, tu es content ? Eh oui, je suis une vieille chose.
   - Trente-cinq mille ans ?
   - A quelques siècles près, j'ai un peu perdu le compte à une époque.
   - Trente-cinq mille ans ?
   - Tu veux voir ma carte d'identité ?
   - Mais... ça n'existe pas, trente-cinq mille ans. Personne n'a trente-cinq mille ans. C'est impossible.
   - Il y a moi.
   - Mais tu déraisonnes, enfin, ça voudrait dire que tu aurais vécu durant le temps de l'Empire d'Or, et même le Cycle de Sang, que tu aurais connu Skelos...
   - Connu, connu... On ne fréquentait pas vraiment les mêmes cercles à l'époque.
   - ...
   - Je l'ai bien croisé deux ou trois fois chez des amis, mais... Oui ? Arrête donc de faire cette tête, tu savais quand même qui tu épousais. Je suis un dragon, pour ma race, c'est un âge tout à fait... tout à fait... canonique, d'accord, mais...
   - Je t'aurais donné quatre iy cinq mille, pas plus.
   - Merci, vil flatteur. Bon, ton histoire.
   - ... euh, oui. Bien, bien. Mon histoire, alors. Mais je te préviens, ça risque de te choquer un peu.
   - Vas-y, parle librement.
   - Eh bien voilà, cette pince, j'ai essayé de la manoeuvrer.
   - C'est dur, hein ?
   - Très. Manifestement, un homme ordinaire ne pourrait en aucun cas la manipuler efficacement. En fait, seul un individu particulièrement robuste le peut, si tu me suis.
   - J'avais compris.
   - Donc, c'est une pince de fort.
   - Oui, oui, et alors ?
   - Eh bien, ça coule de source ! Si c'est une pince de fort, il est logique de déduire à partir de là qu'Acta ruse, aborde Gueule d'Oracle, voit si l'allée Jean de Kellon va Voie Contrée.
   - ...
   - Hein ? C'est logique non ? Eh, tu fais quoi avec cette arbalète ?
   - Cours en zig-zag en poussant des petits cris.

   
22 ) Epilogue
   

   Et il y eut une nuit, sur laquelle nous ne nous étendrons pas, et il y eut un matin. Et il y eut un midi, au cours duquel on sauta le repas, car la veille, on s'en était mis plein la lampe.
   Et puis, Morgoth laissa sa moitié vaquer à ses petites affaires avec les filles du village, et partit en compagnie de Néron sur la Voie Contrée, évita la propriété de l'acariâtre voisin, et parvint quelques minutes plus tard jusqu'au Manoir. Le gnome les regardait d'un air peu amène, les saluant d'un geste obscène. Il entra dans le jardin, observa la bâtisse. Il expliqua en terme simples les forces mystiques à l'oeuvre dans cette malédiction, de façon à ce que son jeune frère soit moins impressionné. Puis, ils repartirent en sens inverse sans même entrer, car aucun des deux n'en avait envie. Morgoth referma la barrière de fer grinçante, et accrocha un petit panneau de bois de sa confection, indiquant " Danger, spectres ".
   " Tiens, te voilà réduit à chasser les fantômes ? Comme Vertu serait triste de te voir arrivé là... »
   Morgoth se retourna, Condeezza Gowan était à cinq pas, au milieu du chemin, en armure et manteau de fourrure.
   " Eh oui, que veux-tu, on ne peut pas passer sa vie à lutter contre le mal, il faut un jour se trouver un métier honnête.
   - Tu n'as pas l'air bien surpris de me voir.
   - Non, ça va. Et toi, tes petites affaires ?
   - Justement, je voulais en discuter un peu avec toi. ça ne vous dérange pas si je vous emprunte votre... frère, là... ?
   - Mais non madame, je vous en prie. "
   Morgoth avait ordinairement l'esprit vif, mais après les libations de la veille, il fallut trois secondes pour comprendre que Néron voyait Condeezza, et pour en tirer la conclusion qu'il n'avait pas affaire à une illusion fantomatique tirée des recoins les moins présentables de son esprit. Trois secondes, c'était plus qu'il n'en fallait à l'une des meilleures combattantes du monde pour franchir la courte distance qui les séparait, le mettre hors de combat d'une manchette dans le foie et activer une bague de téléportation.

   Et Néron l'Empaleur resta au milieu du chemin, interdit.







Eh bien, on dirait que notre héros est en mauvaise posture. Par quel procédé se sortira-t-il de cette pénible situation ? Vous le découvrirez dans :
L'épisode sans titre




Notules de bas de page


1 - Ce n’était pas un surnom, il tenait effectivement une boucherie.



2 - Statutairement, les Agents de catégorie IV bénéficient d'une retraite à taux plein après 140 trimestres de cotisations.



3 - Ecole Supérieure Monotechnique de Saint-Exans les Tripiers. Joli uniforme.



4 - Ecole des Naves : Etablissement de grand renom où sont enseignées toutes les connaissances nécessaires à la conduite d'un navire, le cursus étant articulé autour de quatre unités de valeur. - Maîtrise et mise en œuvre du verbiage charabiatesque - Dilution de responsabilité au détriment des subordonnés - Histoire et pratique des dix-sept Génuflexions Serviles devant les Puissants - Analyse financière et créativité comptable