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Morgoth XII
Eh oui, comme le disait Lamartine, le temps est assassin, et emporte avec lui les rires des enfants et les mistral gagnants. C'est au nombre de douze que s'achèveront donc les aventures de Morgoth et de la Compagnie du Gonfanon, douze comme les apôtres du Christ, douze comme les mois de l'année, douze comme les étoiles d'or sur la bannière de l'Europe unie, douze comme Teblazie, douze comme le zedou de techi, douze comme les mercenaires, qui étaient sept, je confonds avec les salopards... Bref...


LES PORTES DE SHARAGANZ




   Avec l'ambition - sans doute vaine - d'élever quelque peu le niveau culturel de mon lectorat, j'ai décidé d'orner l'ouverture de mes chapitres par des citations(1) tirées de grands classiques de la littérature japonaise.





   1 ) Vaudeville préambulatoire

   S'arrêtant un instant sur la route d'Odayshô, où son daimyo l'envoyait en pèlerinage auprès du Bouddha de Gyo.oban, le bushi Tezuka Akira contempla longuement un buffle d'eau dans la rizière. C'est une attitude méprisable.
   
(Matsuda Raymond, Hakagure)

   " Ciel, mon mari.
   - Ça par exemple, Hermione, au lit, à cette heure !
   - Hélas, ce matin au marché, j'ai pris froid, et j'ai dû m'aliter.
   - Mais vous êtes nue, mon amie !
   - C'est pour faire tomber la fièvre.
   - Est-ce la fièvre qui met sur votre visage cette expression coupable ? Et sont-ce les habits d'un médecin que je vois sur la chaise ? Mais alors, la rumeur disait vrai, je suis cocu !
   - Mais non, mais non.
   - Et je gage que l'impudent maraud est dissimulé sous le lit... ou bien dans cette penderie...
   - De grâce, mon ami, n'ouvrez pas cette porte.
   - Qui m'en empêchera ? Montre ta bobine, vilain satyre, et expliquons nous entre hommes.
   - Hélas, il l'a ouverte.
   - Ça alors !
   - Parbleu, capitaine, je vous vois bien surpris et confus.
   - Vous, Maréchal, l'amant de ma femme !
   - Eh oui monsieur, et c'est vous faire beaucoup d'honneur encore.
   - Quelle infamie ! Quelle trahison !
   - Croyiez-vous donc vos promotions dues à vos seuls mérites ? Ah ah, tu disais vraie Hermione, c'est un brave nigaud.
   - J'enrage ! N'eussiez-vous été mon supérieur, je vous eus défié en champ clos.
   - Hélas, monsieur, je le suis, et n'ai nul désir d'ôter mes galons pour complaire à vos envies de duel. Partez, maintenant, hors de ma vue. Retournez à votre casernement et servez moi bien, pour ma part, il faut que je termine ce que j'ai commencé.
   - Je meurs de honte... "
   Et l'infortuné capitaine s'en fut en courant dans les rues de Sharaganz, ravalant ses larmes. Le soleil s'était déjà caché derrière les remparts lorsqu'il pénétra en larmes dans la salle du " Singe Triboules ", un établissement de médiocre renommée essentiellement fréquenté par des ouvriers venant boire leur paye, partageant avec eux une ferme intention de se saouler.
   Mais voici qu'un homme s'approche de notre héros. Un homme remarquablement quelconque dans sa mise, son attitude et son propos. Le genre d'individu dont on se dit spontanément : " tiens, un brave type ", sans toutefois pouvoir préciser pourquoi on a un tel a priori.
   Ils entament une discussion à voix basse. Le capitaine ne se fait pas prier pour conter ses misères, l'autre compatit. A son tour, le brave type raconte une longue histoire au capitaine. Qui l'écoute. Puis l'écoute mieux encore. Puis fait mine de discuter quelques points, mais ses manières sont déjà celles d'un homme convaincu.
   Un morceau de parchemin et une mine au plomb passent de l'un à l'autre. Chacun son tour, ils griffonnent des plans, des bouts de phrases.
   Une bourse passe de l'un à l'autre. Une affaire s'est faite.

   Et là-haut dans le ciel, passait un dragon.



   
2 ) Derrière Gorgo

   Les jeunes acteurs portaient tous le toupet frontal ainsi que des manches arrondies, et c'était drôle. Sur le moment. Même si, aujourd'hui, j'ai peine à me souvenir des raisons de mon hilarité, sans doute consécutive à l'abus de saké.
   
(Saikikoo, Le grand miroir de l'amour chat - Amours des angoras)

   Comme il est dit dans les Tablettes de Skelos, à moins que ce ne soit dans l'Almanach Agraire des Platitudes Proverbiales à Destination des Campagnes Sous-Développées, que tout ce qui a commencé doit un jour finir.
   Enfin, sauf ce qui est éternel.
   Mais comme le disait le vieux sage, rien n'est éternel.
   A part quelques trucs très très durs.
   Comme des pierres très dures.
   Et encore. Enfin, je suppose que c'est une question de... durée.. euh... bref...
   Et merde. Alors on essaie de faire les choses bien, genre épique et tout, et puis ça tourne tout de suite à la bouffonnade.
   C'était un peu comme Morgoth, tiens. Il essayait de donner quelque lustre à son entreprise, à savoir la conquête de Sharaganz, capitale du royaume de Gunt. Il avait tout bien fait comme il faut, avec le volcan menaçant dans la contrée désolée, la forteresse cyclopéenne surmontée d'une tour vertigineuse, les légions fanatiques qui lui obéissaient aveuglément, les hordes de morts-vivants, les dragons aux ailes membraneuses sillonnant le ciel en quête de sang humain, les plastrons polis des armures noires, les gonfanons empourprant la plaine d'un incendie ravageur, les nécromants qui lui étaient inféodés et dont les conjurations protectrices soutenaient la détermination de la troupe, bref, ça avait de la gueule, cette histoire. Il avait même prévu une grosse cerise sur le gâteau, une monstrueuse créature de métal, sortie de ses ateliers.
   C'était une machine colossale recouverte de plaques d'électrargyre, ce métal couleur d'argent, résistant comme l'acier, imputrescible comme l'or et léger comme certains bois tropicaux un peu lourds, récemment découvert par des mages habiles et que l'on ne pouvait extraire de son minerai que grâce au souffle des dragons de foudre. Son cœur palpitant était un gigantesque chaudron de bronze alimenté en charbon par des ouvriers nains, et dont la vapeur actionnait, en une débauche de sifflements et d'exhalaisons, le mouvement des six roues cerclées de fer hautes chacune comme trois hommes montés les uns sur les épaules des autres. De sa gueule, ouverte sur des crocs ornementaux destinés à semer la terreur parmi les ennemis, sortait cette même vapeur ainsi que des grincements abominables. A son somment, l'on avait aménagé une plate-forme entourée de merlons de métal aux formes élancées, garnie d'une immense baliste, ainsi que de force scorpions et machines de guerre destinées à foudroyer sur place piétons et cavaliers. Ses constructeurs l'avaient forgé pour être le seigneur des batailles, l'ange de la destruction, l'invincible marteau des dieux écrasant les félons. C'était Gorgo le Gigantesque Grand Gargant Géant de Guerre. Un engin fort bien conçu, avec une double coque capable de résister aux projectiles perçants comme contondants, plusieurs runes de garde contre les magies de bataille, des meurtrières couvrant tous les angles contre les assauts d'agiles fantassins, et une puissance lui permettant de franchir toutes sortes de défenses, d'écraser des murailles, de combler des fossés. Sur le papier, ça marchait très bien. C'était vraiment dommage que parmi les ingénieurs qui l'avaient dessiné, aucun n'ai eu la curiosité intellectuelle de s'enquérir de l'état de la route menant de Gorgoroth à Sharaganz.
   Gorgo était donc planté au milieu de ladite route, à trois lieues seulement de son point de départ. Juste à la sortie de la plaine, la route faisait un S assez semblable à celui qui figure sur le panneau de signalisation " roulez bourré ", entre deux parois montagneuses fort escarpées. Confiance d'ingénieur et hardiesse militaire avaient conduit les officiers responsables à essayer de passer en force, ce qui avait eu pour résultat de le coincer solidement en biais.
   " Ben, c'est bien barré, encore, cette affaire ! Commenta fort stérilement Ghibli.
   - Et moi qui comptais sur l'effet de surprise. Tiens, de quoi discutent donc le chef ingénieur et le capitaine de Gorgo ?
   - Si j'avais quelque foi en l'humanité, prophétisa tristement Sarlander, je dirais qu'ils se disputent pour savoir comment on pourra sortir de cette embarrassante situation, mais instruit de mon expérience, je crois plutôt qu'ils n'ont rien trouvé de plus urgent à faire que de déterminer les responsabilités de ce raffarinesque fiasco. Chacun semble persuadé que c'est l'autre, c'est classique. Mais je pense qu'ils ne tarderont pas à trouver un terrain d'entente ainsi qu'un pauvre lampiste avec une tête à chapeaux.
   - C'est à craindre, en effet. Bah, peu importe.
   - Peu importe ! S'étonna Mark. Tu as remarqué que la moitié de ton armée est devant ce gros machin et l'autre moitié derrière ? Comment tu comptes les faire passer ?
   - C'est un détail mineur...
   - Ben, réfléchit Ghibli, si c'est creux à l'intérieur, on pourrait ouvrir le trou du... enfin, l'orifice arrière, et puis faire passer les gusses par l'intérieur et ressortir par la gueule, c'est simple.
   - Niais nain, comment tu comptes faire pour la cavalerie ? Et les machines de siège ? On part attaquer une ville, on risque d'en avoir besoin, pas vrai Morgoth ?
   - Oui, sûrement.
   - Tu as sans doute un sortilège bien senti...
   - Non, mais les muscles de Xy devraient faire l'affaire. Xy, ma douce ? Ma bubulle ? Ma dragonette ? Ma tétine jolie ? Ben, où elle est passée encore, ma grosse moitié ?
   - Tiens, c'est vrai ça, on ne l'a pas vue dans le coin depuis un moment.
   - C'est curieux, elle ne passe pas inaperçue en général.
   - Les autres dragons aussi sont partis.
   - Oui, mais ça c'est normal.



   
3 ) Les machines de l'Archimage

   S'en revenant victorieux de la grande bataille de la plaine du Kansen, qui vit le shogun Tetinogawa triompher du daimyo Ryonosuke, le bushi Toriyama Kosuke aperçut un micocoulier en fleurs, et s'arrêta un instant à son ombre pour relacer sa sandale. Son maître en fut très impressionné.
   
(Matsuda Raymond, Hakagure)

   Le palais Tokayan n'était pas particulièrement impressionnant à première vue, en tout cas, pas autant que ce qu'on aurait pu en attendre du siège central du pouvoir de Gunt. Quatre tours effilées aux flancs semés de grands bulbes oranges lumineux en formaient la défense magique, supposée impénétrable. Par les nuits sans lune en effet, un observateur aux yeux habitués à l'obscurité pouvait se convaincre de la présence du champ de protection bleuté, que l'on disait apte à repousser toute attaque mystique ou physique. Une cinquième tour, plus épaisse, abritait le seul accès de la forteresse, un double portail fortifié perché à vingt mètres au-dessus du quartier, auquel on accédait par un large escalier s'élevant en pente douce de la majestueuse Place des Astres Propices. Un pont, assez large pour que deux charrettes s'y puissent croiser sans se gêner, menait d'une seule audacieuse volée du portail de la tour à celui du palais proprement dit, un édifice inscrit dans un carré de cent-cinquante pas, dont les austères contreforts incurvés cédaient la place, à mesure que l'altitude gagnait, à de larges baies vitrées élégamment ajourées et égayées de mille gargouilles facétieuses et austères figures d'astrologie. Telle était la demeure du Magiocrate de Gunt Athanazagorias Dumblefoot, une citadelle vieille comme le temps, que son génial architecte avait voulue quasiment impénétrable. Quasiment car, en avisé professionnel, l'architecte en question s'était gardé une secrète porte de sortie, qui pouvait aussi faire office de porte d'entrée, pour le cas où les aléas de la vie ne auraient retourné sa création contre lui.
   Un architecte qui était mort, bien sûr, dont les os étaient tombés en poussière et le nom dans l'oubli depuis des éons, mais qui s'était un soir confié, sur l'oreiller, à son amante du moment, une elfe douce, sage et belle à s'en arracher le cœur, et qui était aussi un dragon. Et les dragons ont reçu des dieux, parmi d'autres qualités, une fort longue mémoire, aussi Xyixiant'h n'eut-elle aucune peine à se glisser dans les couloirs, à éviter les patrouilles et à se glisser dans les appartements du Magiocrate de Gunt.
   " Messire, je vous en conjure, écoutez moi.
   - Quoi ? Vous ici, madame ? Vous êtes venue me tuer, sans doute ?
   - Non, messire, je viens au contraire vous prévenir contre un péril qui vous menace.
   - Vous parlez de Morgoth ? Il mène son armée contre moi, n'est-ce pas ?
   - Vous le saviez donc...
   - Oh, je le soupçonnais depuis quelques jours. Je ne puis plus rien voir de Gorgoroth ni de la région environnante, un grand pouvoir magique m'en empêche. Inutile d'être grand devin pour comprendre ce qui se passe. Mais qu'est-ce qui lui prend ?
   - Je crois que l'anneau vert a perverti son âme, messire. Je crois qu'il convoite maintenant les huit autres anneaux. Il a rassemblé son armée, et il s'est mis en marche. Rien ne l'arrêtera, vous devez fuir, et disperser les porteurs des anneaux.
   - A quoi bon fuir ? Je sais quel pouvoir irrésistible exerce l'Anneau d'Anéantissement, même brisé. Morgoth retournera chaque pouce des trois continents pour retrouver l'objet de sa convoitise, à moins qu'on ne l'arrête. Ah, sot que j'ai été, je l'ai cru assez fort pour résister au pouvoir mortel, mais je me berçais d'illusions. Et sa force menace aujourd'hui de se retourner contre les peuples du monde. Disperser les anneaux serait une erreur stratégique, nous diviserions nos forces et ne ferions que gagner un peu de temps.
   - Vous dites peut-être vrai, mais alors que faire ?
   - Livrer bataille ici, car c'est sur notre terrain que nous avons le plus de chances de vaincre. Les murs de Sharaganz sont épais, et plus que tout autres, capables de résister aux assauts d'un mage de sa puissance. Deux de mes porteurs d'anneaux sont morts durant la guerre, un autre fut tué par vous et vos compagnons, comme vous le savez, il n'en reste donc que six. Quatre gardent la porte du Palais, ici même, un autre commande la Deuxième Armée qui campe aux pieds des murailles, et quand j'ai su la trahison de mon général en chef, j'ai envoyé le dernier chercher le renfort de la force d'assaut aérienne, il devrait bientôt revenir avec des secours.
   - Alors, la confrontation est inévitable.
   - Je le crains. Sur le papier, les chances sont pour nous, mais vous connaissez Morgoth, sa seule réputation suffit à faire trembler les genoux de mes officiers. L'avenir reste à écrire, madame.
   - N'y a-t-il donc aucun moyen de trouver un compromis entre vous ?
   - Pas tant qu'il portera son anneau, qui corromps son jugement. Mais j'y songe... il pourrait y avoir un moyen...
   - Je vous écoute ?
   - Oh non, ce sont les divagations d'un vieux mage gâteux, il n'y aurait aucun moyen que ça marche.
   - Dites toujours.
   - Je pense que si l'anneau de Morgoth perdait son pouvoir, ne serait-ce que quelques secondes, celui-ci retrouverait ses esprits. Il serait alors facile de lui faire ôter son fatal bijou, et l'affaire s'arrangerait sans effusion de sang.
   - Est-ce possible ?
   - Certes, certes. Venez, il faut que je m'assure que ces machines fonctionnent encore. "
   Et avec une vigueur que ne laissait nullement deviner son grand âge, le Magiocrate releva sa robe violette aux glyphes d'argent et se mit à courir dans les couloirs iridescents de sa forteresse, provoquant la stupeur de ses conseillers et courtisans affairés. Suivi de la jeune elfe que tous connaissaient, en grande armure de guerre scintillante, il grimpa toutes sortes d'escaliers, et quitta bientôt la zone du palais que tout le monde connaissait pour rejoindre celle que personne n'était sensé connaître, le laboratoire personnel d'Athanazagorias Dumblefoot. C'était un véritable hangar, sans doute la zone était-elle frappée de ce sortilège qui a la faveur des mages, et qui fait grandir une portion de l'espace sans en modifier ses dimensions extérieures. C'était si grand que Xyixiant'h aurait pu s'y allonger sous sa forme de reptile, sans toucher les murs ni le plafond. Mais il aurait fallu pour cela pousser les multiples tas d'engrenages cliquetants, vasques, récipients de cristal, tubes glougloutants, globes pulsants, créatures et morceaux de créatures, tables d'opérations, instruments servant à remplacer des choses par d'autres choses, et autres mécanismes pour beaucoup inachevés, qui jonchaient le sol ou pendaient au bout de longues chaînes. Si elle s'était intéressée aux techniques modernes de la sorcellerie, Xyixiant'h aurait reconnu des noctiluques solipèdes dégouttants d'humeurs malévolentes, des psychopompes rhomboédriques à suidés coproactifs, des zéotropes mithrocéphales rutilants constellés de pédipalpes ichoreux aux branchies anaptères, des orbes solénoïdes autologues à chanfreins elliptiques, et même un très intéressant myoblaste amphotère partiellement racémique miscible en petites quantités dans des énantiomères disubstitués d'ergols hypergoliques. Mais ce n'était pas le cas.
   Dumblefoot se dirigea vers un des quatre vitraux circulaires qui de jour éclairaient la pièce, sur le côté trônait une bien intrigante machine. Son constructeur n'avait pas cherché à l'agrémenter d'angelots ou de faunes vomissants, certains panneaux de bronze gisaient, démontés, leurs vis sans doute perdues depuis longtemps, ne dissimulant plus les entrelacs de fils d'argent irriguant force quadrants indicateurs en fer et reliés à toutes sortes de manivelles de cuivre. Une énorme roue y était accrochée, une roue de pierre plus haute qu'un homme dressée verticalement, une pierre grise dans laquelle on avait pratiqué tout un réseau de minuscules rigoles remplies de fils d'or, et menant d'une cavité centrale jusqu'à neuf alvéoles périphériques, ornée chacune d'une rune de belle taille.
   " La voici, la machine en question. C'est le Distillateur, mon chef d'œuvre, le fruit de toute une vie d'étude et de travail.
   - Je comprends, c'est grâce à ceci que vous avez divisé l'Anneau d'Anéantissement !
   - Exactement. En fait, celui-ci est une réplique faite par Morgoth en incluant les perfectionnements de la magie moderne. L'original est là-bas, il n'est probablement plus en état de marche.
   - C'est donc ça... Mais que voulez-vous faire ? Réunir l'Anneau ?
   - Non, bien sûr. Mais le Distillateur, lorsqu'il est activé, a un fâcheux effet secondaire dont je voudrais tirer parti, en effet lorsqu'il fonctionne, il perturbe toute magie alentours, y compris celle d'un puissant objet comme un fragment d'Anneau. Il agit sur les artefacts magiques en dissociant leurs multiples natures intimes, voyez-vous.
   - Je ne comprends pas bien, je crois.
   - Il est vrai, j'oubliais que vous n'êtes pas de l'Art. Sachez que tous les objets magiques sont un mélange subtil de plusieurs types d'essences mystiques, le Distillateur a pour fonction, précisément, de séparer ces essences, pour les recomposer. Pour l'Anneau, j'ai tout simplement déposé cette maudite chose au centre, et grâce à un pacte que j'avais avec un puissant démon, j'ai puisé dans sa puissance immense pour activer la machine. Ainsi ai-je procédé, j'en tire une grande fierté.
   - Vous pouvez, c'est une belle réussite, même si maintenant, elle se retourne contre vous. Comment comptez-vous faire pour l'amener à mettre l'anneau dans la machine ?
   - Nul besoin, nous ne cherchons pas à diviser l'anneau vert, mais à le perturber, et les ondes subtiles de la machine ont une certaine portée. En fait, en utilisant la force vitale d'une créature suffisamment puissante, il suffirait que Morgoth entre dans cette pièce et que nous activions le Distillateur pour qu'aussitôt, son fragment d'anneau perde de sa virulence.
   - Remarquable ! Mais de quel genre de créature avez-vous besoin ?
   - Eh bien... en fait, pour ne rien vous cacher, je rougis de devoir vous en faire la demande mais voilà : je pensais à vous.
   - Moi ?
   - Votre fluide vital, madame, est sans commune mesure avec celui du médiocre démon qui m'a servi jadis, et en outre, vous êtes bien préférable à lui, car vous êtes une créature profondément bonne et sainte, ce qui renforcera l'effet de la machine contre un élément essentiellement malévolent.
   - Vous voulez que j'œuvre contre mon époux ?
   - C'est déjà ce que vous faites, hélas. En outre, vous n'agirez point contre lui, mais contre l'anneau qui le possède et le pousse à la déraison criminelle, vous agissez donc pour son bien.
   - C'est vrai, vous avez raison. Peut-être est-ce la solution...
   - Je sens en vous une prévention.
   - Ben... C'est pas que j'ai pas confiance, mais je me méfie.
   - Je comprends votre appréhension bien légitime. Venez, je vais vous montrer la cuve, vous verrez par vous même que ce n'est absolument pas dangereux. Voyez, c'est ce trou dans le sol. "
   Il s'agissait d'une dépression circulaire de six pas de diamètre sur deux de profondeur, où menait quelques marches. Une sinistre table de pierre en occupait le centre, vers laquelle pointaient quatre tiges de céramique effilées.
   " Observez-là, c'est tout simple, c'est ici que le sujet s'allonge... Oui oui, vous pouvez monter pour vous rendre compte. Et donc, ce panneau de contrôle que vous voyez là sert à commander les mécanismes subtils, ainsi que le champ de stase.
   - Et ces sangles, c'est pour quoi faire ?
   - Ah, c'était pour le démon dont je vous ai parlé. Il était consentant pour l'opération, bien sûr, le pacte, mais avec ces créatures, on ne sait jamais... Bref, j'ai dû l'assujettir à la table grâce à ces sangles magiques, qui sont à l'épreuve des créatures les plus puissantes. Tenez, regardez, un simple geste et hop...
   - Ah oui, c'est pratique, je ne peux plus bouger. C'était une sage précaution, la fourberie est la marque des démons.
   - Très juste, mais vous les connaissez mieux que moi. Et ici donc, comme je le disais, le champ de stase, qui achève d'immobiliser le sujet. Vous voyez, c'est juste cette manette là. "
   Une brume bleuâtre se répandit au-dessus de la table où Xyixiant'h s'était allongée.
   " Il n'y a pas à dire, ça marche encore.
   - Oui, ça marche très bien, c'est Morgoth qui l'a réglée dernièrement, on peut lui faire confiance.
   - Sûr, il est doué, on peut lui faire confiance.
   - D'ailleurs madame, tant qu'on y est, vous auriez sans doute été bien inspirée de lui faire confiance, à lui plutôt qu'à moi. "
   Le Magiocrate croisa alors ses bras devant sa poitrine, montrant ostensiblement ses vieilles mains noueuses. A chaque annulaire brillait un anneau magique, tout à fait semblable, nonobstant la couleur, à celui de Morgoth. Et un instant, mais un instant seulement, le masque du vieux magicien sage et débonnaire se fissura, et laissa suinter le sourire carnassier d'un démon dévoré par l'appétit de puissance.
   " C'est un mystère pour moi qu'un être aussi naïf que vous ai pu survivre aussi longtemps. Mais nous y mettrons bon ordre, croyez-moi. "



   
4 ) L'amiral victorieux

   Le Nin-Tua-Viet-Tao-Dao est plus qu'un art martial, c'est avant tout une philosophie de la vie. L'adepte du Nin-Tua-Viet-Tao-Dao recherche avant tout l'harmonie du corps et de l'esprit, qui doivent s'unir pour atteindre le Kay-ra, l'état de sérénité intérieure. Pour atteindre le Kay-ra, il faut pratiquer les quatre perfections qui sont :
   - Perfection de l'effort, qui permet d'en faire le moins possible en faisant trimer les autres
   - Perfection de la parole, qui permet de mentir avec aplomb dans toutes les circonstances
   - Perfection de la voie, qui permet de passer sa vie à s'amuser en se foutant du reste
   - Perfection du geste, afin de frapper ses ennemis par derrière et de se réjouir de leurs lamentations.
   Tel est le Nin-Tua-Viet-Tao-Dao, la voie du pied et du poing dans ta gueule.
   
(Hankuro Sensei, la voie du traître)
   

   " Dites-moi, amiral, ne trouvez-vous pas un peu alarmant que le Magiocrate nous demande en urgence ?
   - Il doit avoir ses raisons, mon jeune Punch. Probablement a-t-il besoin du concours de nos forces aériennes pour quelque défilé propre à impressionner les foules, ou bien des diplomates étrangers.
   - Aurait-il envoyé son homme-lige, là, pour un simple défilé ? D'après sa missive, la situation est grave...
   - Oui, j'ai lu ça. Il est sujet à des crises d'exagérations, parfois. De toute façon, nous serons à Sharaganz demain.
   - Certes, mais...
   - Quelque chose vous tracasse, James ?
   - Je me disais, ce défilé, il est tout de même bien étroit et sinueux. Ne serait-ce pas un excellent endroit pour une embuscade ?
   - C'est la voie réglementaire à suivre selon les manuels militaires en usage dans l'armée de Gunt, et il se trouve que c'est aussi le chemin le plus court. Vous ne voudriez tout de même pas qu'on arrive en retard ?
   - Non, bien sûr... mais si on nous attaque...
   - Mais qui diable nous attaquerait ? Nous sommes la force d'élite de l'armée de Gunt, nous sommes en paix avec nos voisins, et les frontières sont bien loin.
   - Mais il y a des signes de troubles civils. Vous savez que des marchands de paupiettes élastiquées ont été empalés par la foule déchaînée à Dolguldur-les-Mirontons. Et on murmure pourtant depuis plusieurs semaines... enfin, vous savez bien...
   - Je sais quoi ?
   - Il circule dans les rangs de la troupe le bruit que le général en chef Morgoth...
   - ...qui est un excellent élément et un loyal serviteur de la Couronne, et on a bien de la chance de l'avoir avec nous, malheur à qui médira de lui devant moi. Oui, qu'a-t-il, Morgoth ?
   - Euh... non, rien du tout.
   - Vous devriez consacrer moins d'énergie à écouter les bruits qui circulent parmi la canaille, et plus à mener votre carrière au mieux de vos intérêts, croyez-moi. Vous ne voulez pas rester enseigne toute votre vie, non ? Tenez, éloignons-nous un peu, que je puisse mieux voir l'ordre de marche. "
   L'enseigne James T. Punch manœuvra latéralement le radeau magique jusqu'à un coude éternellement ombragé du torrent Ksokades, d'où l'on pouvait en effet admirer la force aérienne de Gunt. Même s'il y manquait les dragons, c'était impressionnant. Une vingtaine de tapis volants à trois passagers formaient l'avant-garde, entourant la barge de commandement que l'amiral avait laissée au sinistre cavalier noir envoyé par le souverain de Gunt. Derrière venaient huit nefs d'assaut, engins de bois forts chacun de cent soixante hommes et hérissées de balistes de siège, une douzaine de gulits des vents, des créatures colossales et assez stupides invoquées depuis un lointain plan d'existence et servant de bêtes de sommes, mais que leur lenteur et leur puanteur faisait exécrer, puis venaient encore trois nefs d'assaut escortées d'une dizaine de tapis, une vingtaine de griffons et leurs cavaliers aux longues lances, une étrange mais efficace compagnie de mercenaires chimères, harpyes et élémentaires recrutés lors de la guerre, et encore des tapis volants et des nefs de bataille. Le cortège s'étirait sur deux lieues environ.
   L'avant-garde tourna sur la droite pour contourner le piton rocheux qui marquait la partie la plus étroite du défilé, et il revint à l'esprit de l'enseigne Punch, qui n'avait pourtant jamais été particulièrement attentif en classe, un de ses cours de tactique de l'école militaire, concernant les embuscades. Les dragons... pourquoi manquait-il les dragons, déjà ? Oui, ils étaient rattachés à la Première Armée, celle de Morgoth. Parce que sa femme commandait aux dragons, quelque chose comme ça. Non, pas tout à fait, sa femme était un dragon. Mais c'était de peu d'importance. Il se dit que si les rumeurs étaient vraies, les dragons de Morgoth attaqueraient là, à cet instant précis. Ils attaqueraient en descendant de derrière la crête, répandraient leurs souffles mortels sur l'avant-garde avant qu'elle n'ai le temps de les voir... non, ils auraient le temps de les voir arriver. Sauf s'ils étaient invisibles, bien sûr... ça pourrait se produire à n'importe quel moment, la mort qui vient sans prévenir, un éclair blanc... Etait-ce son imagination qui lui jouait des tours ?
   Ses yeux s'écarquillèrent à mesure qu'il comprenait. Ce qu'il voyait n'était pas le fruit d'une trop grande imagination ou de ses supputations paranoïaques, c'était réel. Le hurlement des hommes et des dragons, le tonnerre, les machines broyées, tout cela lui parvenait maintenant, étouffé par la distance. Et le reste de l'armada, pour qui le massacre était dissimulé par le piton, continuait sa progression à une allure placide, inconsciente du déchaînement de violence qui se déroulait à quelques dizaines de pas seulement. La barge de commandement était tombée la première, l'assaut avait été parfaitement mené, et seul debout parmi les débris et les cadavres, le cavalier dressait son poing vengeur à destination des reptiles volants dont les ailes, maintenant que le sortilège d'illusion était dissipé, obscurcissaient le ciel comme un vol de pigeons au-dessus d'un quignon de pain. Eut-il le temps d'employer son anneau à se battre ? Le résultat fut nul, un immense dragon bicéphale l'écrasa de son poitrail contre le sol caillouteux, se releva, et comme si la chose présentait quelque intérêt, calcina et dissout ses restes d'un double souffle ravageur. Un second vol de dragons descendit alors de la montagne et coupa en deux la longue arrière-garde, des dragons plus petits, mais plus rapides, qui après un premier assaut particulièrement meurtrier, jouèrent à cache-cache entre les gulits des vents avec les survivants. Il fallait plusieurs minutes pour qu'une nef d'assaut prise de cours fut en ordre de bataille, et les assaillants le savaient. Avant que les engins de guerre ne fussent armés, ils se livrèrent à un furieux massacre sur les ponts, et les coûteuses machines s'abattirent l'une après l'autre dans un fracas abominable. Bien peu parmi les défenseurs eurent le loisir de fuir.
   " Ils vous ont payé combien, amiral ?
   - Ils m'ont payé très cher, car je suis quelqu'un d'une grande probité et que l'on ne m'achète pas avec six sous et une médaille de vermeille. Et maintenant enseigne, mettez le cap vers les pays Balnais, je vous prie, j'ai une nouvelle identité et un compte en banque bien garni qui m'y attendent. "



   
5 ) La plaine de Malemort

   La pluie de printemps est parfois traîtresse, qui surprend le voyageur alors que le soleil brille encore. Lorsqu'une telle mésaventure arriva à Terazawa Osamu, le célèbre ronin de la province de Kamichii, alors qu'il se pressait dans les ruelles d'Edo, il entra dans la boutique d'un potier bien connu dans toute la ville, afin de s'abriter des éléments. Nous savons tous que penser d'une telle attitude.
   
(Matsuda Raymond, Hakagure)
   

   La rumeur enflait dans les rues de Sharaganz, ou plutôt, les rumeurs. Pourquoi la Deuxième armée, campée à quelques lieues au sud de la capitale, avait-elle en toute hâte gagné la plaine de Malemort, devant la porte nord ? Pourquoi depuis deux jours creusaient-ils tranchées et érigeaient-ils chevaux de Frise avec une ardeur laissant à supposer que leur vie en dépendait ? Pourquoi la milice municipale patrouillait-elle dans les rues à toute heure du jour et de la nuit, le pilum à la main ? La réponse à toutes ces questions tenait en un mot, un seul mot qui pourtant faisait trembler ceux qui ignoraient ce dont ils parlaient, et frappait de terreur ceux qui étaient mieux informés.
   Morgoth ! Morgoth s'était rebellé, disait-on, et il arrivait de sa sombre forteresse, accompagné de ses féroces dragons, de ses fanatiques mages de guerre, de son armée victorieuse et totalement acquise à sa cause, ses morts qui marchent... On le disait invincible, et le fait est que durant la guerre, il était resté invaincu. On le disait cruel et fou, d'autres soutenaient qu'il était lui-même de l'engeance des dragons, qu'il était fils de dieu, qu'il était possédé par un démon, qu'il était la réincarnation de Skelos, qu'il se baignait dans le sang de jeunes vierges, parfois tout ça en même temps.
   On disait qu'il avait semé en ville des agents acquis à sa cause, et ça au moins, c'était vrai. Ceux-ci louaient dans les tavernes les grands mérites du seigneur de Gorgoroth, sa force, sa jeunesse, sa proximité avec le peuple dont il était issu, ses brillantes victoires, ses prouesses de mage, sa lutte incessante pour la justice, sa bonne tenue à table, son langage châtié, et ses prises de position courageuses contre le lobby des traiteurs industriels et leurs manigances élastiqueuses. Ils répandaient surtout l'opinion selon laquelle le Magiocrate n'était qu'un imposteur, opinion qui avait de plus en plus d'adeptes parmi la population. Ne riez point de la crédulité des gens de Sharaganz. Bien sûr, que l'on raconte une telle chose à un honnête homme et il en rira, et conseillera à son interlocuteur de consulter un spécialiste. Mais qu'il l'entende d'une seconde personne, n'ayant aucun rapport avec la première, puis d'une troisième enfin, même si notre gaillard est le plus grand patriote du pays doté d'un bon sens en airain, il en viendra à douter, et cherchera à confronter ce point de vue à ce qu'il sait. Or, l'esprit humain a ce fatal travers qu'il peut découvrir sans effort apparent les preuves les plus convaincantes aux bobards les plus invraisemblables.
   Mais les gens du Magiocrate étaient au courant de ces tentatives de subversion, et leurs agents à leur tour mettaient bon ordre à ces tracas, rudoyant les grandes gueules stipendiées par le général renégat, les bousculant, et ces nuits là, les coups d'escopette volèrent bas, et plus d'un finit face contre terre, le ventre percé par un surin.
   Mais si le Magiocrate mettait tant d'ardeur à faire taire de pauvres types un peu trop bavards, n'était-ce pas la preuve qu'ils disaient la vérité ? Ainsi se mirent à penser beaucoup de gens à Sharaganz, avant même que la légion de Morgoth ne débouchât du Défilé des Trépassés dans la plaine de Malemort.
   " Ils sont bien retranchés, et il y a toute une artillerie magique sur les murailles.
   - Je sais. C'est moi qui ai fait les plans de bataille en cas de siège. Campons ici.
   - Euh... le soleil est encore haut, tu sais... On pourrait attaquer tout de suite...
   - Sois tranquille Mark, le temps de la bataille viendra bien assez tôt. Laissons-les mariner dans leur jus, le temps ne nous presse pas. Demain, les hommes seront reposés et prêts à se battre. Fais établir un périmètre de défense.
   - A l'est, des dragons ! "
   Les yeux de Sarlander, meilleurs que ceux des hommes, avaient en effet repéré le vol pesant des grands sauriens. Un frisson parcourut la troupe, mais les énormes créatures se posèrent le plus pacifiquement du monde. L'énorme bicéphale, qui devait être le chef (nul autre que Xyixiant'h ne connaissait les prérogatives en vigueur chez ces puissants alliés) s'approcha pesamment, et pencha une de ses têtes vers le seigneur de guerre vêtu de pourpre, juché sur son cheval noir. Il émit une série de sons complexes, de la langue draconique sans doute. Morgoth lui répondit brièvement dans la même langue. La patte griffue du monstre s'ouvrit, assez large pour que trois hommes puissent y tenir debout, et vint se placer à côté du mage. Un minuscule objet y brillait, que Morgoth prit et contempla à la lumière du jour déclinant. Il remercia le dragon d'un mot et d'un geste de tête, puis rangea l'anneau dans l'une des poches de sa cape.
   " Et de deux !
   - Qu'est-ce donc ?
   - Oh, une babiole qui risque de m'être utile. Mon cher Mark, j'ai le plaisir de t'annoncer que nous sommes maîtres des cieux, l'armée aérienne de Gunt en viendra pas en aide à son Magiocrate, faute de combattants.
   - C'est donc là qu'étaient les dragons... Je comprends ta confiance, Morgoth, on dirait que tu avais prévu quelques coups d'avance. Mais je me demande si tu n'es pas devenu trop confiant. Les défenseurs de Sharaganz pourraient profiter de la nuit pour nous surprendre ici...
   - Et pourquoi feraient-ils une chose pareille ? Ils se figurent que le temps joue pour eux, que des renforts vont venir à leur aide, et de plus, ils ne commettraient pas l'imprudence de s'aventurer hors de la couverture que leur fournit la muraille et les tours de garde.
   - Soit, je te crois lorsque tu t'es occupé des forces aériennes de Gunt, mais il reste la troisième armée, stationnée dans le Khorfi, qui te dit qu'elle n'est pas en route, qu'elle ne doublera pas le nombre de nos ennemis, demain matin ?
   - Eh bien pour ça, il aurait encore fallu que les messagers envoyés par l'état-major survivassent - à condition que ce soit français - aux flèches des archers elfes lors de la traversée de la forêt de Skahkal. Et puis, je crois savoir que le général Golodion a précisément choisi cette semaine pour aller faire pèlerinage et retraite au sanctuaire de Benibi avec ses principaux officiers. C'est un homme très pieux.
   - Et je suppose que c'est toi qui a trouvé un moyen de l'éveiller à la vie spirituelle...
   - Oh non, ce sont les dieux qui lui ont inspiré de sainte pensées. Moi je l'ai juste soudoyé.
   - Ouais. C'est bien ce que je pensais. Tu ne leur as laissé aucune chance.
   - Il y a d'autres généraux avant moi qui ont pu se vanter d'avoir gagné seize batailles consécutives, aucun d'entre eux, je crois, n'avait l'habitude de laisser une chance à ses ennemis. Je suis assez d'accord avec le grand théoricien militaire Walter Clausethz lorsqu'il écrit : " Mieux vaut gagner une guerre que de la perdre ".
   - Je vois, comme c'est chevaleresque. Et c'est souvent que tu te livres à la corruption comme ça ?
   - Oh, et arrête de faire ton paladin outragé, on sait tous les deux à quoi nous en tenir à ton sujet. Et tu sais comme moi que payer des traîtrises dans le camp adverse coûte toujours moins cher que de perdre une bataille. Si tu tiens à le savoir, je n'ai jamais affronté une armée sans avoir quelques colonels à ma solde en face de moi, et je m'en suis toujours très bien porté.
   - J'espère que tu sais ce que tu fais.
   - Personne ne sait ce qu'il fait, Mark. "
   Et sur ces peu engageantes paroles, Morgoth retourna à sa tente et à son humeur maussade.



   
6 ) L'armée du Magiocrate

   L'orée du printemps
   Inspire au pauvre poète
   Des haïku stupides
   
(Nanase Noburo, anthologie)
   

   Enchantement de la vue et de l'ouïe, le ramerin bleu est un espiègle passereau nichant à l'ombre des grands châtaigniers, et dont les vols printaniers au-dessus des prés semés de boutons d'or sont un spectacle ravissant propre à émouvoir un instant le cœur du passant le plus endurci. L'oiseau au doux plumage inspira bien des poètes épris de spiritualité, car il lui arrive parfois de pousser une trille joyeuse pouvant, avec un peu d'imagination, se transcrire en langage elfique par " Yishmi yaki raïti ", ce qui signifie, " louée soit la splendeur de Melki ", prière traditionnelle de ce culte. Sans doute ces poètes eussent-ils été étonnés de savoir que ladite prière signifiait en fait, dans le langage de cet animal, que les ramerins situés sur les branches inférieures seraient bien avisés d'évacuer la verticale du locuteur, désireux de se délester urgemment d'un excédent de poids avant que de prendre son envol. " Yishmi yaki raïti " aurait pu, en effet, se traduire plus justement par " j'ai la taupe au guichet ".
   Et de ces incontinents volatiles, un grand nombre périt en un très bref et pitoyable piaillement lorsque le petit poirier séculaire qui marquait le centre de la plaine fut écrasé par le pied du Titanide Berserker de Guerre, une monstruosité de vingt mètres de haut, écarlate et poilu, dont le pagne orné des crânes de cent guerriers, dont beaucoup étaient humains, puait la charogne à une demi-lieue à la ronde, affolant bêtes et gens. De son poitrail puissant et de sa face congestionnée, pas un pouce qui ne fut exempt de cicatrice. Mercenaire depuis sa conception dans les tréfonds utérins d'une abominable matrice, sa vie entière n'avait été que bataille, dans les dédales des enfers, en de mystérieux mondes aux géométries étranges, sous les ordres des déités les plus féroces. Ses cornes noires et luisantes, longues de dix pas chacune, s'agitaient dans l'air frais du matin, impatientes de broyer les os, de tremper dans la chair tiède, encore une fois. Il n'avait pour se protéger qu'un bouclier, la larme d'un démon disait-on, un écu laiteux tout d'une matière laiteuse et immaculée qui aurait pu servir de navire à bien des pêcheurs, et affecté à cet emploi, il n'aurait certes pas fait le plus petit bateau du port. Bien que ses énormes mains griffues et constellées de caux(2) coupants lui auraient suffi à semer la terreur parmi ses ennemis, il était armé d'une massue, sans doute taillée dans le tronc d'un arbre entier. Dans la massue étaient plantés des clous rouges capables d'embrocher un cheval.
   Derrière lui venaient les légions, rameutées en toute hâte, des orcs, gobelins, gnoberlings, mourbellings, hobgobelins, trolls, trollinets, demi-trolls et autre racaille humanoïde au sein de laquelle l'aventurier pédant faisait de subtils distinguos, un peuple de mercenaires accordant plus de prix à un village pleins de braves gens à égorger qu'à un coffre rempli d'or. Ils étaient une nuée innombrable, ce qui ne les troublait guère, aucun d'entre eux ne savait compter. Ils connaissaient le Titanide depuis peu, mais lui vouaient un culte touchant, voyant en lui la personnification des qualités qu'ils appréciaient, la force, le courage, l'endurance, la haine de ce qui est beau et la stupidité crasse.
   Les mages de bataille du Magiocrate valaient bien ceux de Morgoth, ils étaient une trentaine à flotter sur leurs tapis individuels, survolant avec dédain les soubresauts de la multitude puante. D'autres, sans doute, étaient en réserve derrière les remparts ou dans le palais de Tokayan. Au dessous d'eux, les soldats de Gunt ne leur adressaient pas un regard. Ils n'avaient que mépris pour ces parvenus, ces lâches, ces opulents mages incapables de redescendre à terre, de chausser le cothurne et de porter les lourds fers de guerre. Ils étaient fiers, les gars de la deuxième armée, comme toujours les militaires après une guerre victorieuse. Ils étaient fiers, mais ils ne pouvaient s'empêcher de songer à ces batailles qu'ils avaient remportées sous les ordres de Morgoth, ce même Morgoth qu'ils allaient devoir affronter. Bien sûr, le Magiocrate avait dépêché l'un de ses cavaliers noirs pour les mener et les protéger, mais serait-ce suffisant contre le maître de Gorgoroth ?
   Dumblefoot était un invocateur de grand talent, c'était sa spécialité, il avait convoqué le Titanide durant la nuit, mais aussi d'autres alliés. Il y avait un parti d'araignées venues d'un lointain pays du continent méridional, à la reine desquelles on avait promis l'usufruit des cadavres ennemis en cas de victoire. Il y en avait de toutes tailles, depuis les rejetons blanchâtres au corps gros comme un poing de jeune fille jusqu'à la reine, un monstre rouge et noir aux pattes grêles et qui paraissait capable de lutter le Titanide lui-même, mais le gros de ce parti velu était composé de centaines de bêtes grises larges comme des chariots, lourdes comme deux bœufs gras et, détail alarmant, assez alertes pour sautiller en tous sens malgré leur masse.
   " Tiens, j'aurais cru qu'ils resteraient sous l'abri des murailles. Pourquoi avancent-ils à notre rencontre ? Je me demande ce qui leur prend.
   - Peut-être veulent-ils te désarçonner, contrecarrer tes plans par une manœuvre que tu n'aurais pas prévue.
   - Je n'avais pas prévu, en effet, qu'ils seraient animés de pulsions suicidaires, abandonner un avantage tactique pour surprendre l'ennemi peut porter ses fruits à condition d'avoir l'effet de surprise. L'ordre de bataille prévu hier reste valable. Mark, Ghibli et Sarlander, rejoignez la cavalerie sur l'aile droite. Je serai parmi l'armée des morts, aux côtés de Piété et Monastorio. Clib', si le cœur t'en dit ?
   - S'il m'est donné de vivre une aventure épique
   Autant y faire entendre mes bruits métalliques
   Mon épée frappera et de taille et de pique
   Vous me compterez donc, messieurs, dans votre clique.
   
- Sinon, toujours pas de nouvelles de ta copine ?
   - Qui ? Ah, Xy... Si, j'ai des nouvelles, figurez-vous qu'un messager de Shraraganz est passé me trouver hier soir, pour me dire qu'elle est retenue dans la citadelle par le Magiocrate, enfin, celui qui se fait passer pour tel. Je suppose que je suis sensé m'y rendre seul pour affronter mon destin, ces trucs...
   - HEIN ? Et c'est tout ce que ça te fait ?
   - Y'a pas marqué " Skywalker " ici. Et puis c'est une grande fille, elle se débrouillera, elle m'a dit qu'elle avait déjà été enlevée sept cent treize fois par des nécromants fous, elle a l'habitude. Allez, rejoignez vos positions, qu'on en finisse une bonne fois pour toute avec cette histoire.



   
7 ) La bataille de Sharaganz

   Tandis qu'il musardait dans le quartier des courtisanes d'Osaka en compagnie de deux compagnons plus jeunes, le célèbre Fujishima Masami s'arrêta soudain, jeta par terre deux-cent monme de sa bourse, se mit ses sandales sur la tête et chanta " la macarena " tout en jouant à la corde à sauter avec son katana. En toute honnêteté, j'ignore ce que l'on peut penser d'un tel comportement.
   
(Matsuda Raymond, Hakagure)
   

   De lourds nuages étaient venus du sud, chargés d'une pluie qui ne tarderait sans doute pas à tremper le champ de bataille, et sous cet éclairage, la plaine de Malemort n'en semblait que plus triste. Elle n'avait de plaine que le nom, il s'agissait d'un semis de menues collines couronnées de bosquets impropres à la pénétration de la cavalerie, séparées par des ruisseaux plus ou moins stagnants formant ça et là des mares traîtresses signalées par la teinte plus sombre de la végétation. Quelques cultivateurs parvenaient à survivre de cette mauvaise terre, ils auraient sans doute mieux fait de choisir un autre endroit pour bâtir leurs chaumières de tourbe. La nature accidentée du terrain aurait été favorable à la dissimulation des troupes si les deux formations n'avaient disposé d'éléments aériens à foison. Morgoth avait habilement manœuvré en disposant son armée de trépassés sur le flanc gauche, les zombis et les squelettes ne risquaient guère d'être impressionnés par l'avancée des araignées, ni d'être incommodés par leur venin. L'armée régulière, pour sa part, préférait de loin être opposée à une force qui lui soit similaire, fut-elle menée par un titan mugissant.
   Thrlax, un intrépide dragon de foudre trop jeune pour avoir appris la prudence, fut le premier à quitter les rangs de l'armée insurgée pour fondre directement sur le Titanide Berserker, en quête sans doute d'une victoire glorieuse à rattacher à son nom. L'explosion aveuglante parvint au camp de Morgoth bien avant le coup de tonnerre, mais si la décharge avait fauché quelques humanoïdes accrochés aux basques du démon rougeâtre, celui-ci avait paré le coup de son bouclier magique, qui avait résisté sans difficulté. N'écoutant que sa soif de gloire, le reptile n'en continua pas moins sa course, gueule béante, et fut cueilli sèchement par un monumental coup de massue, et son corps disloqué fut projeté parmi les rangs des gobelins hilares, bien que nombre d'entre eux eussent été écrasés sous les anneaux désarticulés du dragon.
   Ce premier succès donna du courage aux partisans du Magiocrate, dont une compagnie de cavaliers accompagnée d'un groupe d'orcs particulièrement véloces et assoiffés de sang déboula depuis une crête sur un carré de piquiers qui, pris au dépourvu, n'eurent que le temps de mettre en pratique leurs réflexes militaires, qui consistaient à former une tortue hérissée de lances parfaitement parallèles. Emportés par leur élan, les assaillants s'y empalèrent en nombre avant de briser les rangs des défenseurs, qui alors jetèrent bas leurs armes encombrantes pour tirer les glaives du fourreau. D'autres fantassins de première ligne vinrent alors leur prêter main forte, tandis que pleuvaient sur les renforts des orcs une pluie de billes de plomb projetée par des frondeurs dissimulés dans un petit bois surplombant le vallon. Un, puis deux sorciers du Magiocrate se mirent en devoir de les pilonner de boules de feu pour les en débusquer, un plan qui aurait pu marcher s'il n'avait plu durant la nuit, ce qui avait rendu la végétation bien trop humide pour prendre feu. Les deux intrus furent aussitôt bombardés de pierres et de carreaux d'arbalètes qui s'écrasèrent avec de petits éclairs secs sur les invisibles boucliers magiques qui les protégeaient. Cependant, ces sortilèges n'avaient qu'une durée de vie limitée, en particulier s'ils étaient aussi rudement mis à l'épreuve, aussi les mages firent-ils retraite à une altitude plus élevée, laissant la situation au sol dégénérer en un invraisemblable chaos.
   Plus à l'ouest, la cavalerie régulière de Sharaganz, menée par l'abominable Cavalier Noir, cravachait sec les croupes suantes de ses montures pour déborder le flanc occidental de Morgoth. Les frondeurs se déchaînèrent sur eux, et bien que certains chevaliers fussent désarçonnés, ce ne fut pas suffisant pour briser l'assaut avant que la marée n'atteigne l'infanterie, retranchée sur la ligne séparant deux collines jumelles. Les fantassins de la première armée tinrent bon tout d'abord, saignant les chevaux de leurs assaillants et mettant à terre bien des preux trop lents, mais bientôt les sabres des cavaliers furent assistés dans leur besogne par les salves mortelles d'une douzaine de mages volants venus soutenir l'assaut, et par le hurlement frénétique du Cavalier Noir qui, de sa longue et lourde hache, fauchait les hommes comme on fauche les blés. Les officiers donnèrent alors l'ordre du repli, que les hommes ne se privèrent pas de suivre avec diligence et déboulant dans le vallon situé derrière. Ce faisant, ils ouvrirent une brèche dans le front de la première armée, que le Cavalier Noir perçut tout de suite. Plutôt que de poursuivre la piétaille, il sonna le rassemblement des troupes à portée, et exhorta ses hommes à lancer une charge afin d'achever la dislocation de la ligne de ses ennemis. Suivi de cent ou deux cent preux en file étroite, il déboula alors à toute allure, écrasant la résistance des maigres troupes situées à cet endroit, traversa une dépression et fonça droit vers une colline un peu plus élevée que les autres, afin de bénéficier d'une vue dégagée de la situation. Le concept de peur lui était-il encore familier, à ce personnage maudit à l'âme souillée par l'anneau ? S'il en était capable, c'était le moment d'en éprouver. De son promontoire en effet, il vit les hommes qu'il croyait avoir vaincus refermer leurs rangs sur son passage, et devant lui, une troupe de réserve fraîche, des piquiers lourds en armures impénétrables qui montaient à sa rencontre. Dans le ciel, les dragons venaient de faire leur apparition, et cerclaient maintenant autour de lui, tandis que la cavalerie de Morgoth, sans se presser outre mesure, approchait au trot, menée par le paladin Marken-Willnar Von Drakenströhm dans sa terrible armure à la couleur du basalte. C'était un piège !
   Cependant, à l'autre bout du champ de ba , la marée des araignées grises déboulait à une vitesse surprenante sur la pourrissante division des guerriers disparus, on aurait dit un panier de fruits trop longtemps négligés disparaissant sous un tapis de moisissures. Le choc fut d'une grande brutalité, chélicères contre boucliers, mandibules contre casques, thorax chitineux contre mâchoires dégarnies de chair, et sous l'assaut furieux des monstrueux arthropodes, les rangs noirs et serrés des cadavres ambulants, épaule contre épaule, parurent se soulever, se couvrir de cloques et de pustules, puis éclater, se déliter... la vitesse supérieure des grandes araignées faisaient des ravage parmi les rangées stupides des combattants trépassés. Qu'une patte articulée tombe sous les coups des hachoirs ébréchés, et dix autres sortaient de la nuée diffuse, et cent yeux impavides de laque noire apparaissaient parmi la toison immonde de la foisonnante fratrie arachnéenne.
   Le Cavalier Noir n'était pas du genre à se rendre. Tous ses hommes étaient tombés autour de lui, criblés de flèches et percés de lances, et leurs montures gisaient alentour, les membres brisés, implorant qu'on mette fin à leur calvaire. Mais la hache du Cavalier Noir vrombissait toujours autour de lui, rappelant aux imprudents qu'il était le maître de sa destinée, et les pauvres projectiles des archers, frondeurs et arbalétriers ne pénétraient gère son armure. Alors, les rangs des soldats s'écartèrent, et Mark parut, gravissant la pente avec assurance, vivante incarnation de la virilité martiale. De son immense épée flamboyante de sainteté, il salua le guerrier maléfique dont la cape de fuligine partait en lambeaux, et le guerrier lui répondit de même. Ils marchèrent l'un vers l'autre, sous les yeux de centaines de soldats assemblés pour assister à un duel de légende, et à l'instant où un premier coup de tonnerre retentit dans le ciel, les armes se rencontrèrent. Mark envoya un coup de taille à son adversaire, qui le bloqua avec le manche de sa hache avant de riposter d'un coup de taille tout semblable, propre à fracasser les montagnes, qui ne rencontra que la tourbe du monticule. Il s'en défit presque aussitôt pour porter un deuxième coup au paladin, qui se baissa pour l'esquiver et se fendit, mais pour n'empaler que la cape noire flottant au vent. Il se releva en parant sans difficulté un coup de bûcheron, et avec l'assurance que donne le bon droit, porta un coup oblique, en appuyant de toutes ses forces. Là encore, le long manche métallique de la hache noire fut d'une grande aide pour la parade, mais le Cavalier Noir parut un instant ébranlé par la puissance du coup. Mark en profita pour écraser le genou du spectre de son talon chaussé de fer, et se redressant, s'apprêta à achever la besogne en le pourfendant d'un coup vertical aidé du poids de la sainte lame. Soudain, alors que tout semblait perdu pour lui, le maléfique séide du Magiocrate leva son poing, à une phalange duquel brillait l'anneau fatal qui lui conférait son pouvoir. Une décharge d'éclairs, semblable à un fouet, cingla le paladin qui fut repoussé à plusieurs pas, sans toutefois mettre genoux en terre. Le noir ennemi eut toutefois le temps de se relever et de fondre sur lui en poussant un hululement furieux. Sans faiblir, le chevalier du Cœur d'Azur monta à sa rencontre, et les deux fers se croisèrent une nouvelle fois. Un éclair muet éclaira la scène, comme si les dieux avaient voulu montrer à tous cet instant précis. Lorsque le tonnerre parvint enfin à la colline, le Cavalier Noir s'était effondré sur lui-même, les mains vissées sur l'épée bénie du paladin dont, de son torse, seule dépassait la large poignée. Le sombre séide recula de quelques pas, tomba en rampant parmi la lande rase, puis se retourna, et leva une dernière fois le poing au ciel. Durant une fraction de seconde, la flamme maléfique de l'anneau fut ravivée, juste avant qu'en un claquement d'ailes, la gueule d'un dragon ne tombe du ciel pour emporter le bras du Cavalier Noir, qui à cet instant, tomba en poussière. Mark observa un instant le vol du jeune reptile se dirigeant vers l'est puis, fourbu mais trop fier pour en faire étalage devant ses hommes, redescendit retrouver sa monture, et traversant les rangs des soldats pétris d'admiration avec une bien légitime fierté, les exhorta à la charge.
   Malgré cent flèches fichées dans sa peau squameuse, le Titanide, fou de rage, semblait au sommet de sa puissance destructrice, tuant dix hommes à chaque moulinet de son effrayante massue. A chaque pas, la terre tremblait, à chaque coup, elle se fissurait et partait en lambeaux. Il se contentait de tracer sa route imperturbable parmi le cœur du dispositif de Morgoth, laissant un sillage de cadavres à peine reconnaissables. Les yeux fous du monstre roulaient dans ses orbites, et même ses alliés n'osaient plus s'en approcher. Sarlander l'elfe et le nain Ghibli, consternés, voyaient s'approcher la dévastation en marche. Les yeux ! Parbleu, c'était le point faible des créatures les plus puissantes. L'elfe démonta alors, s'attirant des regards fort étonnés de la part de son compagnon, et, chose étonnante, il tira calmement l'arc qu'il tenait sur son dos, le banda avec art, et encocha une flèche. Des millénaires de tradition elfique coulaient dans ses veines, un héritage remontant aux premiers temps du monde, quand pour la première fois un elfe avait plié une jeune branche pour y tendre le boyau d'un animal, une époque où les hommes ne peuplaient pas encore le monde. Sarlander venait d'une famille d'archers légendaires, tout enfant encore, il en avait appris plus sur cet art que n'importe quel maître d'arme humain. D'un geste parfait, il visa l'œil gauche Titanide, et sans qu'on put voir qu'il avait relâché ses doigts, la flèche partit, droite comme la justice. Et elle manqua son but de tellement loin que c'en était admirable. Elle serait probablement en orbite à l'heure qu'il est si un malheureux volatile, un pigeon de la variété des corniauds, n'avait eu la mauvaise idée de traverser le champ de bataille ce matin là, à basse altitude. L'oiseau mortellement transpercé chût mollement en une volte gracieuse et spiralante, entraînant derrière lui une pluie de plumes qui entra soudain dans le champ de vision assez réduit du Titanide. Surpris, il se retourna un peu trop vite, et son pied dérapa dans un trou boueux. Il s'effondra alors dans un fracas mémorable. Ghibli et Sarlander, sans attendre, sortirent leurs haches qui vrombirent de conserve, et se jetèrent sus au géant avant qu'il ne se relève, imités en cela par toute l'infanterie de la première armée, avide de vengeance.
   Parmi les défenseurs de Sharaganz, ceux qui avaient cru Morgoth et ses sorciers inactifs durent vite déchanter. Les pourpres invocateurs, se voyant dépassés par les légions arachnéennes, avaient mis au point une contre-attaque tirant parti des faiblesses de leurs ennemis et des points forts de leurs troupes. Evoquant les esprits qui contrôlent le climat, ils avaient, peu à peu, perverti les nuées surplombant le champ de bataille, détourné les vents des montagnes voisines, et suscité des intempéries spectaculaires. En quelques minutes, la température chût d'une quinzaine de degrés, et les rafales furieuses qui maintenant agitaient le manteau nuageux jusque là placide commençaient à se charger, en altitude, de lourds rideaux de neige et de grêle. Insensiblement, les mouvements des araignées, des animaux à sang froid, se firent plus lents, alors que les morts-vivants ne semblaient nullement gênés par le mauvais temps. Bientôt, la marée des immondes bêtes dut refluer devant l'inflexible acharnement des guerriers défunts. Morgoth en était à ce point lorsqu'un dragon le survola, un jeune dragon de foudre à en juger par sa taille, et se posa à son côté. Le reptile ouvrit la gueule sans un son, à l'intérieur brillait un anneau minuscule, parmi une cendre noire et grasse.
   " Enfin, voici l'heure de parachever notre plan ! "
   Et aussitôt, le général fit signe de rassembler la véloce cavalerie squelette et toutes les unités régulières qui étaient à portée de voix. Tandis que les troupes à pied contenaient la gent arachnide, il fit mettre, fonte contre fonte, tous ses cavaliers et lui-même à l'intérieur d'un périmètre réduit, à la périphérie duquel se placèrent quelques-uns des meilleurs Jurateurs de Zod. Ils se mirent aussitôt à marmonner un sortilège qui ne tarda pas à redescendre sur la petite troupe en une pluie fine d'étincelles. Rien ne sembla se passer tout d'abord, mais lorsqu'ils voulurent bouger, les cavaliers constatèrent qu'eux et leurs montures apparaissaient maintenant flous, comme indécis sur la position qui était réellement la leur. Et sans attendre, Morgoth sonna l'assaut, et partit droit vers le coin est de la muraille de Sharaganz, et ce à une allure surnaturelle. Même ceux qui n'étaient pas familiers de la magie comprirent qu'il était l'objet d'un sortilège de rapidité, qui les englobaient tous. Ils suivirent alors la cape pourpre du sorcier qu'ils rattrapèrent à leur grande joie, grisés qu'ils étaient par leur vitesse. Ils passèrent devant les défenseurs de la tour nord-est, trop vite pour qu'aucun n'ai le temps d'ajuster un coup au but, et s'éloignèrent jusqu'à un carrefour marqué d'un grand dolmen, où traditionnellement faisaient halte les marchands et les pèlerins de l'est avant de pénétrer dans la légendaire cité. Les clameurs de la bataille étaient déjà loin derrière eux, et les combattants invisibles derrière l'écran des murailles. Morgoth fuyait-il ? C'est avec un certain soulagement qu'ils le virent obliquer, prendre la route de la cité, la route de la grande porte semi-circulaire, au trot d'abord, puis au triple galop. Qu'espérait-il ? Comme les trois autres qui étaient les seules entrées de Sharaganz, elle était plus qu'un tas de fer et de bois, c'était en plus un indestructible entrelacs de sortilèges défensifs, de démons protecteurs et de conjurations temporelles. De l'avis général, lorsque Sharaganz et ses murailles seraient tombées en poussière depuis des siècles, ses portes se dresseraient encore au milieu du désert, ultime et dérisoire témoignage de la grandeur passée de cette cité des mages et de la vanité des entreprises humaines.
   Mais à un signe du sorcier, chose incroyable, les portes s'entrouvrirent, au grand désarroi des défenseurs qui virent bientôt s'engouffrer dans la brèche la horde furieuse des cavaliers de Morgoth, à la suite de leur maître. Horreur ! Le sorcier renégat était dans les murs, alors que l'armée était au dehors... Voyant cela, bien des défenseurs de Sharaganz comprirent que l'affaire était perdue, et se débandèrent sans demander leur reste, abandonnant armes et uniformes dans les bouches d'égouts pour se fondre dans la masse des civils terrorisés. Tandis que les squelettes montés sabraient les quelques défenseurs de la grande place derrière la porte, Monastorio s'enquit des raisons de ce miracle.
   " Le capitaine responsable de cette porte avait un compte à régler avec son supérieur, une affaire d'infortune conjugale, je crois. Il a été aisé de lui faire comprendre la justesse de notre cause.
   - Ah.
   -D'autant plus qu'il était aussi amateur de paupiettes.
   - Ouais... Je suppose qu'on file au palais.
   - Non, toi et Piété, vous filez vers la porte nord, et vous vous rendez maîtres des murailles. Eliminez toute résistance dans la ville, profitez de notre avantage et faites vite, je ne veux pas que ça traîne. Je dois aller seul au palais pour faire ce qui doit être fait.
   - Sans escorte ?
   - Je n'ai pas besoin d'escorte, mais j'ai besoin d'un témoin. Clibanios, suis-moi. Quoi qu'il puisse advenir, quelqu'un doit voir et entende ce qui va se passer. "



   
8 ) La dernière tétine

   " Les Tayû à trois monme sont à Shimabara comme les sakura du Shitennoji " disait le moine de Wakishimaru. Et nul ne comprit jamais ce qu'il entendait par là.
   
(Saikikoo, Le grand miroir de l'amour chat - Amours des gouttières)

   Exhortés par leurs officiers, les troupes loyalistes reculèrent jusqu'à se trouver sous le couvert de la muraille. Le combat semblait sur le point de s'achever par la victoire des insurgés lorsque les défenseurs de Sharaganz lancèrent sur le champ de bataille un régiment de la milice municipale, des soldats d'une qualité toute relative que les nécromants du Magiocrate avaient transformés, à force d'invocations et de potions, en bêtes de guerre écumantes et hurlantes. Pour ne rien arranger, c'est à ce moment que les tératologues de l'institut royal libérèrent les vermicules, des créatures immondes et blafardes échappées de quelque plan élémentaires, et que l'on avait un temps ambitionné de dresser pour la guerre. De fait, deux centaines de ces asticots géants et aveugles, longs chacun comme trois chevaux, s'envolèrent (car la gravité n'avait nulle prise sur leurs corps constitués d'une matière étrangère) vers l'endroit d'où s'élevait le fracas des armes et les cris des mourants, non sans avoir auparavant dévoré quelques tératologues et pas mal d'habitants de Sharaganz qui avaient le tort de traîner dans les rues. Et ceux des hommes qui s'intéressaient à la science tactique louèrent alors la prévoyance de Morgoth, qui avait pris soin de conserver jusque-là en réserve ses terribles dragons. Les cieux gris de neige ne furent pas longs à se noircir de corps serpentins enlacés en mortelles et lascives étreintes.
   Et insensiblement, la bataille majestueuse en arriva au point où les plans des généraux ne sont plus que torchons de papier depuis longtemps oubliés, où les unités les mieux constituées rompent leurs rangs, où l'on peine à trouver un bouclier qui n'ai pris vingt bosses, un fil d'épée qui n'ai pris dix ébréchures, où le fils de baron et le fils d'esclave se battent dos à dos en se jurant amitié éternelle, où l'archer prend le glaive, où le lancier à cheval se retrouve piéton et brandit la masse prise à un cadavre. Les uniformes déchirés et les insignes couverts de boue n'étaient plus guère lisibles, et tant était grande la confusion que le cri le plus souvent entendu sur champ de bataille était " Eh, toi, ami ou ennemi ? ". Généralement, on répondait " Ami ", la guerre est affaire bien assez dangereuse comme ça.
   Mark était resté bien en arrière de l'endroit où se déroulaient ces combats, non par lâcheté, mais parce qu'il avait pris un mauvais coup. Il se releva et se décrotta un peu. Tout compte fait, cette charge héroïque contre les orcs du chaos retranchés derrière les chevaux de frise n'avait peut-être pas été une si bonne idée que ça. Combien de temps était-il resté sonné ? Allons bon, voilà qu'il neigeait, en cette saison. Et ces cons d'écolos qui bassinaient tout le monde avec le réchauffement de la couche d'ozone !
   " Ouf, j'ai bien cru que cette fois, j'allais y passer. Holà, mademoiselle, vous devriez vous mettre à couvert. Un champ de bataille est un endroit dangereux pour une jeune fille.
   - J'en ai pourtant visité beaucoup, il ne m'est jamais rien arrivé.
   - Vous avez bien de la chance. Surtout qu'une jolie petite nana comme vous au milieu de soudards avinés, si j'en crois mon expérience de ces choses... Dites-moi, auriez-vous vu mon destrier dans les parages ? C'est un noble destrier de guerre, tout carapaçonné, ou caparaçonné, je ne me souviens jamais comment on dit...
   - Je crois qu'il est là-bas, derrière l'arbre mort.
   - Ah, bien. C'est un joli pendentif que vous avez là, on dirait une sorte de tétine, non ? C'est en argent ?
   - C'est du toc.
   - Tant mieux, l'endroit est mal choisi pour sortir les bijoux. Ah mais j'y suis, vous devez être un de ces jeunes qui traînent dans les cimetières la nuit, qui lisent de la poésie morbide et qui écoutent de la musique de cinglé ! Je dis ça à cause des fringues et du maquillage. Sans vouloir vous vexer.
   - Je devrais plutôt être flattée que vous me trouviez jeune. C'est bien votre cheval là ?
   - C'était. Eh bien, on dirait que la pauvre rosse a couru son dernier galop. Eh mais... c'est qu'il porte mon armure sur le dos, ce macchabée ! On dirait qu'il y a une justice en ce monde, son larcin ne lui aura pas porté chance, à ce pauvre type. "
   Puis Mark aperçut le visage du pauvre type en question.
   " Oh.
   - Ben oui.
   - Finalement, elle n'était pas si solide que ça, cette armure.
   - Ce sont des choses qui arrivent. "
   Mark se retourna. La jeune fille en noir se dandinait sur ses bottines à talons et arborait un sourire un peu pincé. Il aperçut dans les tréfonds de son regard l'éclat sinistre d'une étoile mourante.
   " Vous avez visité beaucoup de champs de bataille, hein ?
   - Je crois bien les avoir tous vus.
   - Et elles sont où les Walkyries ?
   - J'ai pensé qu'entre vieilles connaissances, on pouvait s'arranger à la bonne franquette. Mais si vous y tenez absolument, je peux vous faire le truc des Walkyries, effectivement.
   - Bah, ça ira comme ça, pas de chichis entre nous. "
   Il prit sans trembler la main qu'elle lui tendit. Il crut entendre le froissement des ailes d'un pigeon, ou de quelque autre volatile. L'univers s'évanouit peu à peu autour d'eux, montagne après montagne, arbre après arbre, jusqu'à ne se réduire qu'à un assez mince chemin.
   " Sinon, vous faites quelque chose après le boulot ? Non parce que je me disais, si vous connaissez une bonne taverne dans le coin, on pourrait faire plus ample...
   - Enlevez votre main de là.
   - Oh pardon. Je disais, s'il y a une taverne, on pourrait s'en...
   - Elle y est toujours.
   - Désolé, je suis parfois distrait. "



   
9 ) Deux archimages et neuf anneaux

   Servir le Shogun est un honneur, mais aussi une lourde charge. Kurumada Buichi, s'en revenant du sanctuaire de Nijinoshima après avoir tranché les têtes de trois condamnés, avisa une paysanne qui vendait, sur le bord de la route, des champignons gonji de toute beauté. Il lui en acheta alors pour cinq monme et deux bu. Et qu'est-ce que vous voulez que ça me foute ?
   
(Matsuda Raymond, Hakagure)
   

   Une pluie de sortilèges défensifs s'abattit sur Morgoth lorsqu'il posa le pied sur la première marche du grand escalier, mais s'il ralentit, il ne s'arrêta pas pour autant, poursuivant son chemin avec obstination. Quelques habitants de Sharaganz étaient sortis, médusés, pour assister au spectacle, et voyant la longue cape rouge voler nerveusement, les plus avisés se dirent qu'il allait y avoir du vilain, que ça risquait de se mesurer sur l'échelle de Richter et qu'il était grand temps de mettre quelques lieues entre eux et le palais de Tokayan.
   La pluie de magie se calma lorsqu'il franchit le seuil du portail monumental, pour découvrir devant lui le large pont de pierre, simple table grise sans balustrade ni garde-fou d'aucune sorte, qui se déroulait jusqu'au palais. On eut dit quatre mauvais corbeaux perchés sur la branche d'un arbre, les quatre cavaliers noirs assemblés pour garder le domaine du Magiocrate. Ils attendirent, immobiles, que Morgoth se fut avancé jusqu'au milieu du pont environ, puis tels un vol de morbides volatiles, déployèrent leurs haillons dilacérés et crasseux avant de laisser libre cours, tous ensemble, à leurs terribles pouvoirs de destruction. Mais l'archimage pourpre n'avait rien d'un novice, et à son appel, ses propres sortilèges de protection se déclenchèrent. L'éclair de l'un des guerriers maudits fendit l'air pour se fendre en deux devant le nécromant, l'enveloppant d'une cage lumineuse et arachnéenne l'espace d'un instant. Les noirs tentacules d'une magie déliquescente cinglèrent ensuite la position de Morgoth, mais ne trouvèrent aucune cible, car il s'était transporté par magie de quelques mètres sur sa gauche. L'onde de choc envoyée par le troisième se brisa la surface d'une bulle dorée qui clignota un instant avant de s'évanouir. Le quatrième en était encore à invoquer un parti de guerriers spectraux lorsque vint la contre-attaque de l'archimage.
   Il ne fit qu'un geste, l'air vibra d'une énergie colossale, et les quatre carcasses pourrissantes des cavaliers noirs furent projetées contre les murs de la forteresse. Ils retombèrent, brisés, dans un bruit grotesque de casseroles vides, et tous quatre tombèrent en poussière à cet instant. Ainsi, Morgoth l'Empaleur récupéra-t-il quatre des neuf anneaux, en plus des trois qu'il possédait déjà. Il en rangea six dans sa petite bourse de fuligine qu'il portait autour du cou, et les contempla un instant avant de resserrer le lacet. Puis il leva les yeux au ciel, et vit le vortex des nuages tourbillonner autour du palais. Il s'éveillait, l'Anneau ancien, et à son appel accouraient les effluves méphitiques de la magie noire. Il savait qu'en ce moment, depuis le Panthéon jusqu'au Pandémonium, on sonnait les cloches de l'apocalypse, les Dieux et les Démons, à leur tour, n'allaient pas tarder à intervenir. Il fallait agir vite, avant que tout ne se complique.
   L'immense porte à doubles battants vola en éclats et ses fragments calcinés s'éparpillèrent parmi les délicates soieries, les tapisseries vénérables et les courtisans affolés aux robes froufroutantes. Lorsqu'il pénétra dans l'édifice, Morgoth n'était déjà qu'une pure silhouette rouge et noire vibrant de remous et de courants magiques, dans laquelle on peinait à reconnaître un homme. Avant que les gardes royaux postés sur les balustrades de bois précieux n'aient le temps d'activer leurs arbalètes ou leurs bâtons d'assaut, Morgoth lança sur eux son pouvoir mystique décuplé par l'anneau vert qui pulsait à son doigt comme une sangsue immonde. Derrière lui venait Clibanios, timide, s'excusant presque de tant de brutalité. Ils gravirent quatre à quatre les marches de porphyre du grand escalier, portés par un élan irrésistible, et bientôt, ils disparurent à la vue des simples mortels.

   Athanazagorias Dumblefoot attendait paisiblement, debout devant la fenêtre ronde, non loin de son Distillateur, vêtu d'une simple robe noire fendue en deux par le triangle blanc de sa longue barbe de patriarche.
   " Ainsi donc, tu es venu à moi, mon jeune disciple. Viens, approche, n'aie pas peur.
   - Je crois, mon maître, que dans la présente situation, il serait peu approprié de ma part d'avoir peur. Savez-vous que mes armées assiègent votre cité ? Et la situation sur le champ de bataille n'est guère à votre avantage, je crois.
   - Péripétie que cela, vous le savez bien mon ami, laissons donc ces nigauds sans importance s'éventrer pour des histoires d'honneur, de gloire, de basse politique et de fil à roti. Le véritable nœud de l'affaire se dénouera ici, la véritable bataille ne comptera que deux combattants.
   - Tout est dit alors, à quoi bon souiller ce moment de vaines paroles. Affrontons-nous, et que le plus fort triomphe.
   - Croyez-vous que ce soit réellement nécessaire ? Il y a un compromis à trouver, Morgoth, j'en suis convaincu. Dans le fond, il n'y a aucune raison de nous opposer l'un à l'autre.
   - Vous désirez ardemment le pouvoir de l'Anneau d'Anéantissement, et pour cette raison, vous êtes l'ennemi de tout ce qui vit, ce qui m'inclut. Qu'avez-vous à en dire ?
   - J'en dis, mon ami, que vous confondez l'Anneau avec son funeste pouvoir de corruption. Mais si je vous disais que j'ai découvert le moyen d'avoir le pouvoir sans les effets néfastes, que diriez vous ?
   - Je dirais que vous vous illusionnez, et que vous n'êtes pas le premier dans ce cas. Mais je vous écoute tout de même, quel est ce moyen ?
   - Ah, bien, vous êtes raisonnable. Voyez, avancez un peu et observez la machine située dans la fosse, juste là.
   - Xy ! Abominable scélérat, je vous ferai rengorger de votre... morgue... vil grigou, imposteur, malappris, troufignon, oryctérope, cognassier, entéléchie, babiroussa énantiomérique ! Ah, les mots me manquent, monsieur, pour qualifier votre... Vous êtes très méchant !
   - Tout juste. Rassurez-vous, votre mie ne souffre pas. Pas autant que je le souhaiterais. Vous connaissez ce dispositif, bien sûr, c'est vous qui l'avez mis au point. Il sert à extraire l'énergie des démons pour alimenter le distillateur, mais peut aussi prendre celle des créatures saintes. Et nulle créature n'est en ce monde plus sainte et pure que Xyixiant'h, le légendaire dragon iridié. En utilisant le fluide béni jailli des entrailles de votre épouse, je rassemblerai les fragments de l'Anneau, mais comme son âme d'une ineffable bonté y sera emprisonnée, elle corrompra à jamais la corruption elle-même.
   - Vous êtes un dément.
   - Mais pas du tout, voyons. Songez qu'armés de cet anneau, délivré des putrides réminiscences de Skelos et de quelques autres porteurs aussi peu recommandables, nous pourrons sans peine étendre notre puissance sur ce continent. Nous pourrions sans effort balayer la Reine Noire et ses minions, et par la suite, nous attaquer à la succube, nous pourrions interdire à tout jamais aux dieux et aux démons de régir la destinée des hommes, nous pourrions bâtir un empire plus puissant et glorieux que tout ce que la Terre a connu jusqu'ici. Et pourquoi nous arrêter à la Terre ? Les cieux nous attendent, Morgoth, je sais que vous vous intéressez à la question tout comme moi... Et pour ça, je n'ai besoin que de votre aide, et des anneaux en votre possession.
   - Il suffit, j'en ai assez entendu. Et si jamais j'ai eu des doutes sur votre convoitise de l'Anneau, vous venez de les dissiper. Libérez mon épouse et rendez vous, vous aurez la vie sauve. Et surtout, donnez moi ces anneaux !
   - Jamais ! Ah, mon jeune ami, comme je le craignais, vous n'entendez point la voix de la raison. Quelle tristesse, vraiment, que de devoir en arriver là, mais soit... Il est temps pour vous de payer votre manque total de lucidité ! "
   Et le sinistre vieillard, sur la face duquel avait depuis longtemps disparu le masque hypocrite de la bonté, tendit devant lui ses deux mains paresseusement ouvertes pour foudroyer Morgoth.



   
10 ) La bataille s'achève

   Le bushi Takada Shinobu était célèbre en son temps pour avoir abusé de sa vieille mère, tué son demi-frère pour lui voler vingt bu, tranché la tête d'un camarade qui l'accusait - à juste titre - d'avoir triché aux cartes, rançonné les paysans de trois villages, empoisonné son maître et causé la perte du fils de celui-ci en répandant sur son compte des rumeurs scandaleuses, fui lâchement les lieux des trois batailles auxquelles il avait été convié avant même que les sabres n'aient été sortis du fourreau, pillé un monastère et brûlé les bonzes après leur avoir promis de leur laisser la vie sauve, tranché les mains d'une mendiante par amusement, et menti à ses propres fils jusque sur son lit de mort. Je ne suis pas convaincu qu'il ai parfaitement saisi l'esprit du bushido.
   
(Matsuda Raymond, Hakagure)
   

   Sarlander se fendit et porta l'estocade, ce qui n'était d'ailleurs pas aisé avec une hache de guerre, au gnoberling hideux qui lui faisait face, lequel ramassa ses boyaux et jugea utile d'aller prendre des vacances sous d'autres latitudes. Avec son ami Ghibli qui se battait non loin, il pratiquait une sorte de concours, énonçant fièrement le nombre de ses victoires à chaque ennemi tué.
   " Soixante-huit !
   - Tricheur, il n'est pas mort, regarde-le, il galope comme un jeune homme partant rejoindre sa belle qui lui aurait promis de lui montrer son pilou-pilou.
   - A ce compte-là, je dois remettre en cause ta victoire sur ce piquier que tu as occis tantôt dans le feu de l'action.
   - Eh bien quoi, il est mort.
   - Bien que ceci ne fut jamais stipulé clairement dans notre accord, il me semblait naturel de ne considérer que les ENNEMIS que l'on a tués.
   - Oh, ça va, l'erreur est naine. C'est pas le premier ni le dernier à tomber victime d'un tir ami. Soixante dix-sept ! Ah, si j'avais su, plutôt que l'infanterie, je me serais engagé dans la marine, pour sûr !
   - Les marches y sont moins longues, dit-on.
   - Dans la marine, oui, on peut naviguer sur les sept mers
   - Dans la marine, viens protéger la mère Patrie
   - Dans la marine, viens rejoindre tes copains, mec
   - Dans la marine, dans la marine. Eh, mais où courent-ils, tous ces marauds ?
   - C'est vrai que l'ennemi se fait rare, se seraient-ils effarouchés à la vue de nos trémoussements ? Mais non ma foi, on dirait plutôt qu'ils ont décidé de rejoindre leurs officiers, qui se sont discrètement éclipsés. Une attitude raisonnable, si tu veux mon avis. Et cela fait bien nos affaires en prime, il ne reste plus qu'à mettre le siège devant les remparts, mais je doute qu'on nous résiste longtemps.
   - Si tu prêtais plus d'attention au déroulement de la bataille, tu verrais qu'on se bat déjà furieusement sur les chemins de ronde. Vois, cette silhouette reconnaissable entre toutes, c'est l'ami Piété.
   - Ou alors c'en est un autre qui se bat à quatre bras. En tout cas, le voilà disqualifié pour notre concours, car il dispose d'un avantage déloyal. Et là, voici Monastorio, venant à la tête d'un parti de trépassés. Ils ne vont pas tarder à prendre la barbacane, si je ne me trompe pas.
   - Quoi, sans nous ? Les malotrus !
   - Oui, ça ne se passera pas comme ça. On ne va pas se laisser doubler par ces deux peintres, tout de même. Holà, les braves, rassemblement ! Par les mânes de Saint Bazton, prenez pics et fourches, que ceux qui ont perdu une main ou un pied cessent de geindre comme des mauviettes et nous suivent comme ils peuvent, en boitillant s'il le faut, il est temps d'achever cette bataille par un coup d'éclat ! Tous à la porte, et hardi ! "
   Et c'est ainsi que, suivant un nain et un elfe, l'armée de Morgoth se lança à l'assaut de la Porte du Nord.



   
11 ) L'Anneau

   Jardins de Kyoto
   Quand fleurit le cerisier
   C'est trop d'la balle !
   
(Nanase Noburo, anthologie)
   

   Pouf pouf pshit, fit Athanazagorias Dumblefoot du bout de ses longs doigts crochus.
   " Euh... Ah, c'est embarrassant, ça. Ne bougez pas, je la refais, euh... Et maintenant, tu vas mourir !
   Bzz... T'hpouf.
   " Eh bien, mon maître, auriez-vous un imprévu ? Demanda Morgoth tout en approchant du vieux mage désorienté.
   - Mais non, que croyez-v... euh...
   - Non seulement vous avez perdu la raison, mais j'ai l'impression que vos facultés de raisonnement aussi sont atteintes par les ravages de la vieillesse. Alors ma propre femme vient vous voir, vous l'utilisez sur la machine que j'ai personnellement mise au point, et vous ne vous doutez pas une seule seconde que ça pourrait être un piège ?
   - Hein ? "
   Morgoth tendit la main, et deux éclairs pourpres en jaillirent en direction de la poitrine du vieillard qui tressauta, aux prises avec une douleur inextinguible. Il s'effondra à genoux, peinant d'ailleurs à se maintenir dans cette position, et vit son disciple venir à lui.
   " Vous êtes un vieux fou. Vous pensiez que la machine prendrait les pouvoirs de Xyixant'h pour vous les donner, mais c'est exactement l'inverse qui s'est produit, et maintenant vous voici réduit à l'impuissance. Vos anneaux sont à moi maintenant.
   - Ne fais pas ça ! Si tu réunis les anneaux, la déesse du chaos étendra son empire sur la Terre pour des siècles. Plus rien ne pourra l'empêcher !
   - Nyshra ? Mais de quoi me parles-tu, vieille baderne ? Je me fous pas mal de Nyshra ou de Naong et leurs manigances me sont indifférentes.
   - Mais alors, qui sers-tu ?
   - Morgoth. Je n'ai jamais servi que Morgoth ! "
   Les anneaux maudits se dévissèrent des doigts crispés du vieux mage en sueur. Un éclair, plus puissant que le précédent, l'enveloppa alors, le souleva et le projeta violemment au travers de la baie vitrée. Son corps sec s'écrasa sur le toit de la salle de bal, vingt pas en contrebas.
   " Amateur. "
   Dans sa main droite gantée de noir, Morgoth tenait maintenant réunis les neuf anneaux. Par la fenêtre brisée pénétrait une brise calme et glaciale. On eut dit que, de peur de brusquer les choses, les dieux avaient mis un terme aux intempéries pour mieux entendre ce qui allait se dérouler.
   Ecrasé sous le poids d'une destinée écrite des millénaires avant sa naissance, le sorcier rouge gravit les marches menant au Distillateur. Une douleur dans sa paume lui apprit que l'Anneau avait accédé à un état supérieur d'activité, après des années de torpeur. Il ne se fit pas prier pour se débarrasser des neuf orbes de lumières vibrantes, il les disposa, l'une après l'autre, dans les alvéoles du grand cercle de pierre, de plus en plus vite, comme consumé par l'urgence. Mais aurait-il la force de résister, là où tant d'autres avaient succombé ? La liste des victimes de l'anneau était longue, et comportait quelques sorciers bien plus doués que lui-même. Non, il fallait chasser ces vilaines pensées et se concentrer sur le plan, rien que le plan.
   Lorsque le neuvième anneau fut en place, les rainures complexes s'emplirent de flots de lumière, qui se mêlèrent en un tourbillon d'énergie d'une puissance quasi-divine. Et au milieu de ce maelström de sorcellerie impie, palpitait déjà la forme, immonde et pourtant si belle, de l'Anneau d'Anéantissement. Et soudain, tout fut clair pour Morgoth, cette pulsation si familière, cela faisait longtemps qu'elle habitait son âme, qu'elle hantait ces rêves oubliés dès le réveil. Tout allait de plus en plus vite, et tout était de plus en plus facile depuis qu'il l'avait entrevu, il n'avait qu'à tendre la main...
   Le plan. Il se souvint du plan, il devait agir avant que la peur ne le rattrape et que l'ambition ne ruine sa volonté.
   Et, rassemblant tout ce qu'il lui restait d'humanité, il plongea la main dans la cavité maintenant zébrée d'éclairs, et banda ses muscles pour résister à la douleur qui allait l'envahir. Mais il n'y eut pas de douleur, au contraire. Le long de son bras remontèrent, empruntant lascivement le réseau des veines et des nerfs, les serpents tentateurs d'un plaisir inconnu. L'Anneau n'avait pas encore tout à fait pris corps, mais il proposait déjà ses pactes fous et secrets, ses bénéfices illusoires autant qu'irrésistibles. Les trois tresses d'or, d'argent et de bronze inextricablement enlacées étaient maintenant visibles au doigt de Morgoth, il sut qu'à partir de ce moment, il ne pourrait plus ôter l'Anneau. L'aurait-il voulu qu'il ne le pouvait plus. Il ne le voulait plus. L'artefact maléfique prendrait le pas sur la volonté de l'homme, le laissant jouir de mille plaisirs inconnus. Il était l'Anneau, il possédait l'Anneau, et l'Anneau le possédait. Tel était le pacte, ensemble, ils règneraient sur le monde.
   " Oublie-la ", Fit une voix dans sa tête.
   " Oublie-la ".
   " Elle n'est rien ".
   " Elle est le passé, je suis ton avenir ".
   Mais qui ? De qui parlait l'Anneau démoniaque ?
   Morgoth ouvrit les yeux, et une étincelle de conscience s'échappa des palais d'oubli tissés par le fatal tentateur. Comment s'appelait-elle déjà ? Xyixiant'h, oui, elle était là, délivrée par Clibanios, à quelques pas de lui, poussant des cris qu'il n'entendait pas. Le pouvoir de l'Anneau la frappait de toutes ses forces encore hésitantes, mais elle ne reculait pas, recevant les décharges contre son bouclier iridescent.
   Le plan.
   Il se souvint du plan. Il avait failli l'oublier. Le sorcier tendit alors sa main libre vers l'autre Distillateur, l'ancien modèle, que tout le monde croyait hors d'usage. Il pesait plus lourd que dix hommes, mais le pouvoir de Morgoth était tel à cet instant qu'il n'eut qu'une pensée à lui accorder pour le déplacer jusqu'à lui. Il plongea sa deuxième main dans la cavité jumelle de la première, et avant que la chose maléfique ne réagisse, il parvint à en extraire un flot d'énergie putréfiée, qu'il fit transiter par son propre corps. Aussitôt, le vieux Distillateur se mit en marche, ses runes s'allumèrent et se mirent en correspondance avec celles de son jumeau. Répondant au tourbillon de puissance, un maelström se forma aussitôt dans la cavité. L'Anneau se révolta, animé d'une volonté propre et comprenant ce qui se passait, il tenta de couper toute relation avec ce Morgoth, mais il était trop tard : le lien intime qui avait causé la perte de tant de sorciers se retournait maintenant contre la toute-puissante source du mal, extrayant sans pitié des flots de magie pure pour alimenter la création d'une autre chose. Ruant en saccades à la manière d'un cheval n'ayant jamais connu de cavalier, il mena le corps de Morgoth au bord de la rupture, pourrissant ses sillons de noirs caillots. Rien n'y faisait cependant, et plus il s'agitait, plus Morgoth pouvait extraire de puissance pour son propre usage.
   Et un deuxième anneau était en train de naître, qui déjà s'agitait. Ses pouvoirs curatifs emplissaient à leur tour les veines du sorcier, torturé par sa propre sorcellerie à un tel point que même la douleur avait disparu, laissant la place à une conscience nouvelle. Les deux forces se combattaient, et de ce combat, il était le champ de bataille, mais aussi l'arbitre. Et ce combat ne cesserait qu'avec sa mort, car à chaque fois que l'une des puissances enflerait, elle nourrirait l'autre jusqu'au rétablissement de l'égalité des forces.
   Trop altéré pour jouir de son triomphe, son esprit flottant en de multiples temps et de multiples lieux, Morgoth ne se sentit même pas tomber. La tête dans le giron de sa bien-aimée, il venait d'entamer le voyage, long de plusieurs heures, qui le ramènerait du pays de la folie à celui de la raison.
   Et dans la salle redevenue silencieuse, on entendit quelques accords de luth.

   Il en est des dieux comme des hommes
   Qu'ils ne s'enfantent point sans douleur.
   S'efface le mortel Morgoth, comme
   Apparaît Morgoth le Seigneur.



   
12 ) Epilogue

   Parce que la voie des femmes existe, la stupide espèce humaine prolifère.
   
(Saikaku, Le grand miroir de l'amour mâle)
   

   Insensiblement, ces derniers mois, la clientèle du " Singe Oublieux " avait perdu de sa superbe. A la guerre civile de Gunt avait succédé la Guerre Patriotique de Libération, qui s'était soldée par la fondation de l'actuelle Drakonie. Les conflits et les intrigues avaient duré fort longtemps, attirant nombre de mercenaires et d'aventuriers - la frontière entre les deux étant bien mince - dont un des lieux de repos préféré était précisément cette agréable auberge jhoripontaise. La halte était bien connue à la ronde pour son agréable terrasse dominant la place Von Drakenströhm, sa variété surprenante de liqueurs et de bières importées de tout le Septentrion, et les histoires incroyables que le patron racontait à qui voulait l'entendre. Mais la paix était revenue, et les porteurs d'épées maudites, les chasseurs de goules, les ensorceleurs de démons, les tueurs de trolls, les bouffeurs de serpents, les pilleurs de tombes et autres riches fiers-à-bras s'en étaient allés s'enivrer sous d'autres latitudes, plus fécondes en fourbes commanditaires encapuchonnés et en princesses captives. Bien sûr, Tiberius K. Redshirt, le patron, n'allait pas se plaindre du retour de la paix, il allait devoir revoir la politique commerciale de la maison, voilà tout. Mais il se désolait néanmoins de ne plus voir, parmi sa clientèle, ces démarches faussement nonchalantes, ces signes de mains furtif, et cette lueur de sauvagerie dans l'œil de celui qui en a su, vu et fait bien plus que les autres hommes. Pour l'instant, il n'avait dans sa salle que de jeunes béjaunes se vantant d'exploits imaginaires, quand ce n'étaient pas des exploits des autres. Hier par exemple, pas moins de trois guerriers différents lui avaient affirmé avoir tranché la tête du Pancrate de Pthath, chose étonnante car ces faits remontaient déjà à quelques années, à une époque où aucun d'eux n'avait plus de douze ou treize ans. Mais bon, il fallait bien que jeunesse se passe, et qu'on se dépêche de s'encanailler avant de rentrer au cabinet d'avocat de papa.
   En tout cas, une chose était certaine, c'est que l'homme avec qui Tiberius discutait de ses problèmes d'impôts, accoudé au comptoir devant une chopine, ce n'était pas tout à fait ce qu'on pouvait appeler un béjaune.
   " ...parce que bien sûr nous autres, dans la restauration, on est tout de suite suspects, rapport au fait qu'on est payés en liquide, résultat des courses, c'est un contrôle fiscal tous les deux ans en moyenne. Et évidemment, qui dit contrôle dit redressement, parce que pour le fisc bien sûr, les innocents, ça n'existe pas. Alors forcément, tant qu'à être redressé, autant que ce soit pour quelque chose. Il faut bien qu'on se débrouille, sinon nous autres, les petits commerçants, on serait étranglés.
   - Je comprends bien.
   - D'un autre côté, je me demande si c'est bien malin de ma part de te parler à toi de mes petites magouilles.
   - Bof. J'ai autre chose à faire de mes journées que de compter l'or qui rentre dans les caisses du royaume. En fait, mon boulot, ce serait plutôt de le dépenser, l'or, les questions fiscales sont surtout une préoccupation de ma douce et tendre.
   - Ah, c'est madame qui tient les cordons de la bourse.
   - Ces questions l'ont toujours intéressée plus que moi, je les lui laisse bien volontiers.
   - Et sinon, au boulot, ça va ? ça doit être sympa, roi-dieu.
   - C'est super. Passer des heures le cul vissé sur un trône en marbre, avec une couronne de trois kilos sur la tête, à ouïr les jérémiades du chef de la Guilde des Machins de Saint-Truc les Barthas qui veut pour lui le privilège de ci ou l'exemption de ça, à calmer les féaux qui seraient prêts à s'entre-tuer par armées entières pour trois vergers et un clocher en ruine, et les archiprêtres de ceci qui ne sont pas contents que leur minaret soit moins haut que la coupole du voisin, les intermittents du spectacle, les écologistes, et les ambassadeurs, les espions, les courtisans de toutes sortes qui insistent pour avoir des charges improbables du genre " Troisième Porte-Cure-Dents d'Après-Midi ". Ah, et puis il y a aussi les paysans, ils sont marrants ceux-là. Quand c'est pas les inondations, c'est la sécheresse, quand c'est pas la sécheresse c'est les chenilles ou les charançons, la grêle, la peste porcine, le prion aphteux, les sauterelles, les coqs sodomites... Et quand, par extraordinaire, la récolte est bonne, les voilà qui se plaignent encore que les cours s'effondrent !
   - Patron, un raktajinö.
   - Tout de suite madame. C'est quoi au juste cette histoire de coqs sodomites, c'est pas la première fois que... "
   Mais brusquement, l'inversion des volailles venait de passer en toute dernière position dans les préoccupations de Morgoth. Il venait en effet de s'apercevoir que la cliente qui venait de commander, à cinquante centimètres de lui, était Condeezza Gowan, dite la Reine Noire, son ennemie jurée. Celle-ci, tout aussi éberluée, resta un instant bouche bée, avant de reculer d'un bond preste. Elle n'avait pas rajeuni depuis le temps, c'était certain, mais elle jouissait encore manifestement d'une forme physique que lui auraient envié les guerriers les plus robustes.
   Puis, elle se détendit, et un sourire sinistre se peignit sur ses traits.
   " Mais ça alors, n'est-ce point sa majesté le souverain divin de Gunt que je vois là ? Pardon, de Drakonie, je m'y perds.
   - J'avoue être un peu surpris de vous retrouver ici, madame, si loin de vos terres et si proche des miennes. Vous êtes en congé ?
   - Vous fanfaronnez bien, mon jeune Morgoth. Mais peut-être pensiez-vous qu'en me défiant de vos sarcasmes, je ne remarquerais pas l'absence de vos anneaux de pouvoir. Votre pâleur a trahi votre peur, mon ami. Où sont-ils donc, les redoutables anneaux, à la maison ? Ah, c'est ballot ça. "
   Morgoth savait sa situation préoccupante. Condeezza était trop proche et trop rapide pour qu'il puisse esquisser un sortilège, et en combat, il n'avait aucune chance. Quant à compter sur sa mansuétude... L'esprit puissant du souverain analysa les options qui s'ouvraient à lui. Elle était bavarde, c'était son travers, mais il avait déjà exploité ce point faible jadis, et elle ne se laissait jamais prendre deux fois au même piège. Nul, dans l'auberge, n'était de taille à tenir tête à la Reine Noire plus d'une fraction de seconde, et de toutes les façons, il supposait que bien peu auraient sacrifié leur vie pour sauver leur roi. Il tâcha de gagner du temps, n'ayant pas d'autre option.
   " Comment saviez-vous que je viendrais ici ?
   - Mais je ne le savais pas, c'est ça le plus beau. Je suis venue ici en quête de quelque jeune sot prompt à prendre l'épée dans une quête illusoire, une pièce de plus dans une partie d'échecs, un rouage dans mon plan subtil et complexe destiné à vous faire baisser votre garde l'espace d'un instant. Et j'aurais été là à cet instant, prête à vous frapper. Et voilà que par un singulier raccourci, je vous surprends précisément dans la situation où je voulais vous voir, n'est-ce point cocasse ?
   - Allons, allons, mes amis, vous n'allez pas vous chamailler, intervint Tiberius, un grand sourire aux lèvres. Tenez, je ne connais aucune querelle qui ne se résolve de façon civilisée autour d'une bonne chope d'hydromel des nains du Bouclier des Dieux. Allez, racontez moi votre histoire, mes bons clients !
   - Je... euh... Notre querelle est ancienne et... euh... Fit Morgoth avec son charisme habituel.
   - Notre haine, aubergiste, remonte à des années, expliqua la Reine Noire après avoir humecté sa gorge rendue sèche par le ressentiment. La maîtresse de ce personnage, qui au passage se trouve être votre roi le puissant Morgoth, sa maîtresse donc me pourchassa longuement de sa vindicte cruelle, et lorsque je finis par occire cette malfaisante, son élève le plus doué a pris la relève. Mais la vendetta va prendre fin aujourd'hui, j'en fais le serment.
   - Mais, ne serait-il pas profitable, pour vous deux, de déposer les armes et d'enterrer les vieilles querelles ? Vos mères ne vous ont jamais appris que la vengeance n'apportait rien de bon ?
   - C'est faux. Elle occupe.
   - Bon, soit. Alors, je suppose que vous allez vous battre.
   - Oui, par Naong le dieu-serpent, et je vous jure que je répandrai le sang de ce... ce fourbe sur les... murs.
   - Parce que, moi je dis ça, mais les murs on vient de les repeindre et on a acheté du nouveau mobilier design, alors si vous pouviez aller faire ça ailleurs...
   - Je vais... écras... oooh... "
   La Reine Noire fut soudain prise de convulsions et de tremblements des membres, et dut bientôt s'asseoir par terre, ne supportant plus la station debout. Son visage se gonfla, ses yeux s'exorbitèrent, et elle fut alors prise de toux sifflante, puis cracha du sang. Quelques secondes plus tard, elle rampait face contre terre, dans une tentative désespérée pour reprendre le contrôle de son corps dont chaque cellule se rebellait. Sa peau se veina de violacé, tandis que ses plaintes mouraient dans sa gorge.
   Elle s'immobilisa soudain, les yeux grands ouverts, fixes.
   " Quel est... quel est ce maléfice ?
   - Ne la touche pas, ni elle ni la chope. Ça traverse la peau, cette saleté.
   - Tu as empoisonné son hydromel ?
   - Yop.
   - Mais, c'était la Reine Noire ! Un des plus puissants personnages de l'univers, comment as-tu réussi...
   - Je suis aubergiste de niveau huit, quand même. Tiens, au fait, je me sens tout ragaillardi, tout d'un coup, comme si les cloche célestes du paradis sonnaient pour moi seul...
   - Oui, c'est les XP qui tombent. Si tu continues, tu vas me rattraper.
   - Ce serait bien la première ascension divine chez le tenancier d'un débit de boisson.
   - Note, c'est pas si grotesque que ça paraît. Un dieu du vin, ça n'a pas trop de mal à se trouver des fidèles.
   - On m'élèverait des temples cyclopéens...
   - Le Cénotaphe Rhomboïdal de Tiberius...
   - Et sa statue chryséléphantine ! Je veux absolument une statue chryséléphantine. Ah, là là, qu'est-ce qu'on raconte comme conneries après trois bières. "
   Ils contemplèrent encore une fois, avec une compassion assez modérée, le cadavre de la Reine Noire à leurs pieds.
   " Vertu aurait été contente de voir ça, tout de même. On dirait que l'histoire est finie pour de bon.
   - On le dirait. Tu restes dîner ? Maman fait des ravioli...
   - Non, mon devoir est de retourner au palais, car les affaires du royaume m'appellent. "
   Puis, le roi Morgoth se drapa dans son manteau, et se dirigea d'un pas décidé vers la petite porte. Il respira profondément. - Ouais, okay, c'est surtout bobonne qui me fait les gros yeux si je rentre tard, dit-il.

   Ainsi s'achèvent donc les aventures de Morgoth l'Empaleur.



   
Annexe chronophagostéganographie :

   
   Il devient assez urgent de définir une chronologie de l'ère Bornérienne. En ces temps troublés où il ne se trouvait pas deux comtés contigus à s’entendre sur un calendrier commun, on posera arbitrairement que Kalon rencontra Melgo sur l'Ile du Dieu Fou en l'an zéro, à l'automne. Nos deux compères ont chevauché le long de l'Argatha en quelques mois jusqu'à Achs, qu'ils ont atteinte au début du printemps de l'an 1, et ont rencontré Sook à ce moment. Ils traversèrent la Malachie à la fin du printemps, et se séparèrent au début de l'été, an 1. Ils passèrent trois ans et demie à errer chacun de son côté, et se retrouvèrent au début de l'été de l'an 5, sur le continent méridional. Les aventures de Morgoth débutent pour leur part à la fin de l'été de l'an 4, et se déroulent à un rythme soutenu jusqu'à la rencontre avec Sook a lieu à la fin de l'hiver, an 5. La guerre fait alors rage, se concluant par la chute de Jhor qui intervient à la fin de l’été de l’an 8, et c’est dans les mois qui suivent que reprend le récit, jusqu’à la bataille de Sharaganz. Entre temps, Kalon et ses compagnons ont passé trois années relativement calmes à Sembaris, avant que de rencontrer dame Lilith peu avant la prise de Sharaganz. Expulsés de la réalité commune, ils errent en d’étranges dimensions pour un temps qui ne leur semble durer que quelques mois, mais durant lequel s’écoulent une dizaine d’années sur notre bonne vieille terre. La fin des kalonneries a donc lieu aux alentours de l’an 18. Les mésaventures des sauvageons débutent une génération après la fin de Morgoth, vers l'an 35.






   

   Ne cliquez pas ici, puisqu'on vous dit que c'est fini !
Morgoth Epic Level




   
Notules de bas de page


   1 - Toutes de mon invention, sauf une.



   2 - Un cal, des caux. Hein ? Quoi, y'en a un qu'est pas content là ?