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Lettre au lecteur7


                L’urgence de l’écrivain
Quelle est-elle donc au jour d’aujourd’hui ? Sûrement pas de mener le combat pour instaurer un droit de prêt dans les bibliothèques publiques. Comment se plaindre que le commerce envahit tout, revendiquer que le livre n’est pas une marchandise comme les autres, et oser réclamer de l’argent sur chaque livre emprunté en bibliothèque, pourtant synonyme de gratuité ?
Ce serait une démarche «très près de ses sous» d’autant plus choquante qu’elle toucherait les lecteurs les moins aisés. Et surtout une démarche à bien courte vue, parce que les bibliothèques représentent un encouragement fort à la lecture.
Or il y en a bien besoin en ce moment. On peut craindre en effet que les arguments selon quoi le livre papier, de préférence s’il est jauni, serait autrement plus sensuel que l’ordinateur, ou bien que l’odeur et le toucher en seraient irremplaçables, ne tiennent pas très longtemps. Car le livre apparaît comme un objet extérieur à tout ce qui est «moderne», relié à l’école où justement les technologies nouvelles sont pour l’instant peu présentes.
Non, il n’est vraiment pas opportun de dégoûter les gens du livre, avec un droit de prêt, au moment où internet offre de nombreux accès gratuits, logiciels, informations, documents.
L’urgence en ce domaine serait plutôt d’obtenir des horaires d’ouverture plus larges pour les bibliothèques. Il n’y a rien de plus désespérant, quand on a rassemblé l’énergie pour aller emprunter des livres, que de trouver porte close parce qu’il est plus de 18 h, pas encore 13 heures, ou bien parce que c’est samedi soir, dimanche ou jour férié…
Ce serait aussi de proposer que les bibliothèques de quartier soient connectées au réseau de sorte que les lecteurs consultent les catalogues et réservent les livres avant de s’y rendre. Ce qui d’ailleurs se révélerait tout aussi judicieux pour les librairies, certaines le font déjà dans une pratique de proximité d'internet.
Mais l’urgence de l’écrivain en ce début de millénaire c’est surtout de faire face au surgissement d’un deuxième support pour l’écrit. Car il est spontanément troublant pour lui de voir son support traditionnel, le livre imprimé, mis en cause par le support numérique. Comment donc n’être pas seulement réactif, condamner la technologie et se replier sur des mesures corporatistes en attendant que l’orage passe, tout en sachant qu’il ne passera pas ?
Sinon en assumant la nouvelle donne de diffusion tout à la fois en ligne, par livre électronique et par livre imprimé ? Donc en choisissant la perspective enthousiasmante d’un développement de l’écrit à travers ce nouveau support, autant que par la complémentarité des deux. Parce que l’un fonctionne en déroulement vertical et l’autre en feuilletage latéral, l’un allie rapidité et capacité de stockage, l’autre confort et autonomie etc.
Donc l’urgence de base aurait plutôt été de trouver un mot français pour e. book, déjà un peu tard, à moins de «coller» l’américain  avec un «e. livre» prononcé à la française.
On comprend que s’occuper de faire payer les lecteurs de bibliothèques, relève au mieux du jeu de l’autruche pour occulter la formidable transformation du monde de l’écrit. Au pire, d’une vision conservatrice qui juge les nouveautés mauvaises, et donc s’en tient à consolider le monde tel qu’il est, en ne touchant à rien d’essentiel, comme si ce monde là était gelé. Et surtout pas à la langue.
Précisément, l’urgence de l’écrivain ces temps-ci serait de répondre à la nécessité de développer une langue vivante.
Prenons un exemple. Si quelqu’un dans la rue se mettait à parler la langue du 17ème siècle, sans doute qu’un vaste éclat de rire s’en suivrait. Ce ne serait d’ailleurs pas le ridicule qui l’emporterait mais l’incompréhension.
Le plus gênant ne serait pas l’usage d’imparfaits du subjonctif ou de formes disparues. Ce serait que cette langue, pleine de concepts obsolètes, s’avérerait pauvre pour rendre compte de la moindre de nos conceptions de vie : d’un côté parler de sexe faible pour nommer la femme, de l’autre de parité homme-femme et des droits des enfants ; prétendre la supériorité de peuples sur d’autres par un ethnocentrisme quasi naturel ou concevoir la mondialisation avec égalité entre peuples ; enseigner des vérités ou bien intégrer une information ; envoyer un messager ou communiquer en temps réel ; se battre en duel ou écouter l’autre ; l’honneur ou l’échange ; la cause ou le raisonnement objectif...
Ce serait aussi une langue chargée de métaphores rurales, comme l’étaient les sociétés : le troupeau et le pasteur, mettre la charrue avant les bœufs, tant va la cruche à l’eau, là où le bât blesse, ne pouvoir être au four et au moulin etc.
Il se trouve qu’une langue courante de notre temps se développe, notamment dans la spontanéité des échanges entre amis, même s’ils restent sous la pression de cette interrogation : est-ce que ça peut se dire en français ?
Une langue s’affranchit aussi dans les milieux scientifiques, industriels, publicitaires, langue qui n’hésite pas inventer en cas de besoin, même si souvent elle ne fait que coller à l’anglais.
Une langue surtout est en train de naître à travers le courrier électronique, une langue rapide et créative, comme libérée, qui se place au plus près de nommer notre monde, nos vies ou nos pensées. Qui ne s’embarrasse ni de formes archaïques, ni de références rurales. Qui, d’une certaine façon, est sortie de la culpabilité.
On doit constater hélas que l'écrit des livres imprimés reste souvent une langue proche de celle du 17ème siècle, la quasi totalité des romans d’aujourd’hui sont par exemple écrits au passé simple, alors qu’il est presque impossible de l’utiliser pour raconter à des amis sa dernière aventure : je courus, elle me vit, nous tombâmes amoureux !
Cependant, mettre en cause cette langue du passé est considéré comme un péché très grave par une sorte de cléricature, ainsi que Philippe Sollers la nomme justement, gardienne du temple de plus en plus repliée sur une défense de la langue au seul sens de conservation.
Pourtant l’urgence n’est pas de conserver cette langue qui ainsi se «réduirait» et bientôt ne servirait plus qu’à vilipender le monde présent, par incapacité à le décrire. Qui surtout s’acheminerait vers un statut de langue classique, à la manière de l’arabe classique, par rapport a la langue courante.
L’urgence de l’écrivain, aujourd’hui, c’est d’accroître le possible de la langue, c’est de la faire accoucher de concepts qui poussent notre pensée à la lecture du monde. C’est de la rendre capable de raconter notre temps autant que de l’inventer.

4/4/2000 / tous droits réservés / texte reproductible sur demande
Lettre au lecteur 6

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