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1ère Partie

DECEMBRE

JANVIER


Un peu avant le premier jour du mois

Je suis au Bombay Café, rue Felix Faure. Les derniers clients mettent les bouts. C'est samedi, il est pas loin de 16hoo, et je suis seul. Je garde un oeil sur mon vélo attaché de l'autre côté de la rue. Personne dans la salle, à part une bonne femme qui tourne autour de ma table en passant la serpillière. Je me sidère moi-même, en portant mon mug à la bouche, je me rends compte que je viens de finir un livre totalement inutile en moins de six heures de lecture. Approximativement. Oh, j'aurais pu le fermer bien avant, mais je suis comme ça, il m'arrive de rester jusqu'à la fin du spectacle dans l'espoir de tomber sur quelque chose qui me pousserait à être plus indulgent. Le fait est que je me suis encore laissé prendre, à voir tout le monde lire ce "livre" et puis à entendre des bonnes femmes en parler dans le métro. Aussi, c'était la fin de la semaine, la paye venait de tomber et je me retrouvais avec plus de ressources que je ne l'avais prévu. Et souvent dans ce cas là, je me demande bêtement ce que je peux faire de mon fric. J'ai fait un saut à la librairie et - j'en ai encore honte - j'ai acheté "Da Vinci Code".

Honnêtement, j'ai cru que j'allais en pleurer, mais non, c'est le livre le plus drôle que j'ai jamais lu. Je vais pas m'appesantir sur tout ce que l'auteur raconte et sur tout ce qu'il nous apprend pas - pour peu qu'on se soit un jour au l'autre intéressé de près ou de loin aux relations entre les religions et certaines croyances plus antiques. Non, ça m'intéresse pas d'en parler. Ce qui m'amuse le plus, c'est le découpage des chapitres, un peu monté comme un film : on laisse un personnage là, devant une découverte super importante, hop, on coupe, et on commence un autre chapitre avec quelqu'un d'autre, histoire de mettre un peu de suspens. MAIS QU'EST-CE QUE C'EST CHIANT ! Je dois l'avouer : je ne suis pas un grand fan de ce genre de "littérature", les trucs policiers, les énigmes et tout. Pour être honnête, je me suis endormi six fois sur "Les Dix Petits Nègres" de Christie avant d'arriver à la dernière page et de me dire : "ah bon?". Pareil pour d'autres romans, exception faite de "La Flèche Peinte" dont je ne me souviens plus du nom de l'auteur, mais lequel m'a énormément déçu par la suite parce que tous ses bouquins se ressemblaient. Bref, tout ça pour dire que la façon dont ce cher Dan Brown a découpé son bouquin, ça se fait depuis des siècles et que ça m'a fichtrement mis hors de moi de sentir venir la fin des chapitres, leur interruption sur un dialogue... Mon Dieu, et ne parlons pas de la taille de certains chapitres qui peuvent facilement tenir sur une Carte Orange!
Je ne vais pas dire que j'ai trouvé le dénouement de l'histoire avant la dernière page, mais il y a certains trucs qu'on voit venir comme une grosse locomotive fumante au fond d'une plaine. Le coup de la sagesse ancienne/Sophie/Sofia... (désolé pour ceux qui n'ont pas encore lu ce chef d'oeuvre). Le coup de la scène inavouable, le coup du flic super efficace mais borné comme pas possible et du flic moins gradé qui est un peu plus gentil, plus posé. A propos, est-ce que Dan ne se foutrait pas un peu de notre gueule en baptisant son commissaire français Bézu ?!!! Il n'aurait pas pu trouver plus ridicule comme nom? Et les clichés sur les français, les anglais et aussi - par souci d'égalité peut-être? - les américains en "veste de tweed" ! Comprenez maintenant pourquoi je ris.
Mais bon, passons, je pourrais prendre un malin plaisir à descendre ce livre pièce par pièce, mais je vais me retenir de le faire par respect pour ceux qui ont aimé... Oh, et puis, si, juste deux ou trois petites choses. Depuis quand, lorsqu'on est en voiture, en remontant les Champs vers l'Etoile, faut-il tourner A GAUCHE pour prendre l'Avenue de Friedland?!! Et puis, c'est quoi ce chauffeur de taxi qui dit que la rue de Longchamp coupe précisément l'Avenue Kleber alors que la-dite rue traverse toute la largeur du XVIème et coupe en réalité trois avenues dont l'avenue Victor Hugo et Poincaré - c'est con, j'habitais une rue perpendiculaire à la rue de Longchamp, dommage. Et aussi, des "prostituées nubiles" devant l'église Saint-Sulpice. Là-dessus, ce cher Dan vous fait venir un moine rompu à l'autoflagellation et autres délices maso de ce genre qui se fait souffrance pour ne pas avoir une érection devant ces "prostituées nubiles". Albinos qu'il est en plus,, le moine, et, qui plus est, atteint d'une sévère myxomatose, tout comme les lapins, et -oh oui, oh oui !- il se trimballe en Audi noire. Oh, ça c'est la classe!
Ok ok, Dan, c'est pas grave, tu vends et ton bouquin a été traduit dans un nombre incalculable de langues - on l'a écrit derrière ton bouquin, Dan, et à ce qu'il paraît, t'es le nouvel auteur à lire absolument, et t'as vu ? moi même je m'y suis laissé prendre. Aussi, Dan, ou Monsieur l'éditeur de ce bouquin, je voudrais bien savoir qui est cet Harlan Coben qu'on cite en exergue en quatrième de couv et qui encense votre roman et je voudrais aussi savoir si, comme moi, il a vu "Indiana Jones et la Dernière Croisade" parce qu'il y a une scène avec le moine albinos qui me rappelle étrangement une scène de ce film : quand le personnage essaye de fracasser une dalle sans faire de bruit. Certes, Indi était dans un bibliothèque et le moine dans une église, mais - on non, ça ne peut pas être une coïncidence! - ne cherchaient-ils pas la même chose? Oh, Dan, j'aime comme tu nous balances tous les trois paragraphes le mot "secret". Et je passe encore sur "fraternité", "secte", "mystère" ou quelque chose du même calibre. Et aussi ce féminisme presque racoleur auquel je n'y crois pas et qui s'adresse à ton lectorat que tu sais en grande majorité être féminin, justement. Hein, mon cher Dan? Que fais-tu donc quand tu nous sors sur quatre chapitres successifs : "féminin sacré"? Ok, c'est le thème du bouquin, mais bon, tant de répétitions sur si peu de pages ! Pendant ma lecture, j'ai retourné le bouquin plusieurs fois pour regarder ta superbe frimousse sur la photo, dans ta veste - en tweed ? -, ta fossette au menton et ton regard légèrement incliné vers le bas qui semble avoir percé je ne sais quel secret mystique et dire : "ouais, je sais". Et je suis sûr qu'il y en a qui doivent te trouver bel homme, et d'une certaine profondeur d'esprit - normal, t'es écrivain et prof d'anglais. Ah Dan, y a juste une interprétation que j'aimerais livré de ton bouquin, parce que moi aussi je suis joueur et j'aime les codes. Je me demande - comme le fait souvent ton personnage principal, le célèbre Robert Langdon - combien de personnes verront que dans ton histoire, il y a sous-jacent l'éveil sexuel de ton autre personnage, Sophie la femme flic? Oui, voilà un femme, plutôt charmante si on se fit à tes descriptions, qui a 32 ans, toujours célibataire et qui porte un lourd traumatisme en elle. Oui, la pauvre, un soir, alors qu'elle n'avait que 22 ans, a surpris son grand-père, qu'elle chérissait tant et qui l'avait élevé, avoir des rapports sexuels dans la cave de son manoir lors d'une cérémonie obscure. Alors moi, je ne sais pas ce qui l'a le plus bouleversée : les types en costumes ou son grand-père à poil qui se faisait chevauché par une femme ? Parce que, il a quand même le droit d'avoir des rapports sexuels son grand-père, non? Et puis, à 22 ans, on est au courant de ces choses là, à moins d'être atteint d'un accès de pudibonderie chronique ou d'avoir passé toute sa vie chez les nones. Enfin, passons. Son grand-père, c'était son modèle, il lui a tout appris. Voilà qu'il est en train de mourir avec une balle dans le flanc au plein milieu du Louvre, sous un Caravage pour être précis, il lui reste 20 minutes à vivre au grand-père de plus de 70 balais - 20 minutes ! notez bien ! - et il a le temps de descendre la grande Galerie, d'écrire un truc sur le plexi de la Joconde, de cacher une clé derrière un autre tableau, de revenir dans la salle et d'écrire un autre truc sur le sol et de prendre son sang pour se dessiner une étoile autour du nombril. Tout ça avec une balle dans le buffet ! Non mais, vous avez déjà vu la longueur de cette galerie en vraie?!! Ok, passons. Le message qu'a laissé le grand-père, c'était, pour résumer, faire rencontrer sa petite-fille avec ce charmant professeur Langdon, un intellectuel américain, mais pas trop, plutôt bien, foutu la quarantaine et qui porte une montre Mickey Mouse! Le genre de truc que tout le monde trouverait totalement ringard, mais sur lui ça fait classe parce qu'il est vachement intelligent et qu'il a un physique qui plait à la femme trentenaire. Vous voyez ce que je veux dire. Notre Robert, en plus, est un peu un homme d'action. Histoire de dire qu'il ne sait pas que se servir de sa tête. Il n'a pas peur des armes à feu, ne se démonte pas, balance des portes de fourgonnettes dans le nez de directeurs de banques peu scrupuleux si on lui demande. Bref, le type idéal. Notre amis Robert a au début du livre quelques souvenirs à propos d'une femme qu'il voit peu et qu'il a laissé l'année dernière dans un aéroport à Rome. Robert est un romantique, il vit encore sur l'espoir de la retrouver, qui sait? Le lecteur aimerait peut-être aussi qu'il la retrouve sa bonne femme de l'aéroport. Mais non, c'est juste pour faire ressortir son côté sentimental parce qu'il va tomber sur Sophie, la petite-fille avec son fardeau, et il va finir par l'embrasser à la fin sous un ciel écossais clair et étoilé dans une scène digne des pires romans à l'eau de rose. Entre temps, la petite Sophie aura confié son fardeau et notre bon Robert - mon Dieu, j'en ris encore ! - lui aura dit en gros : "mais ma chère Sophie, les relations sexuelles, ce n'est pas saaaaale!". Oui, parce que sous couvert de l'étude des symboles, Robert aura expliqué que dans les temps anciens, les parties de jambes en l'air étaient considérées comme un moyen de communiquer avec les dieux. Ainsi, Dan saisit l'occasion de mettre en scène la consternation de son personnage devant la réaction puérile de ses étudiants après qu'il leur ait mis au défi de considérer les rapports sexuels d'une façon plus spirituelle. "Langdon poussa un soupir. Ils n'étaient encore que des gamins". Tadam! notre Robert passe pour un exemple de maturité. Quelle femme ne souhaiterait pas entendre ce genre de discours : le sexe, c'est spirituel ? Et Sophie qui pardonne tout à son grand-père et qui voit tout d'un oeil différent, ne vient-elle pas là de revoir sa vision sur le sexe? Un bon point pour Robert, je n'ai jamais vu une méthode de drague aussi efficace. Mais pour finir, mon cher Dan, avec ta magnifique fossette au menton, spirituel ou pas, mystique ou pas, tu bandes comme tout le monde, et tu ne me feras pas croire que c'est la théologie ou les aphorismes de Schopenhauer sur la sagesse dans la vie qui te mettent dans cet état. C'est plein de bon sentiments et de mauvaise foi entendue. Quand est-ce que les hommes arrêteront de faire croire aux femmes, et de même, les femmes aux hommes, qu'ils ont totalement occulté ce côté sauvage qu'il y a dans les rapports sexuels. Je ne parle pas de brutalité dans les rapports en disant sauvage. Ce que j'entends par sauvage, c'est que malgré le fait que l'on soit les êtres les plus intelligents de la création, qu'on pense, contrairement à d'autres espèces, qu'on possède un intellect, nous somme toujours des animaux et le sexe continuera à nous le rappeler qu'on le fasse d'une manière ou d'une autre. Il n'y a rien d'intellectuel dans le sexe, c'est juste la vision que chacun en a qui est différente. Aussi, un individu sevré de sexe ne meurt pas, au pire il n'aura pas de descendance, mais un individu qui n'utilise pas son cerveau, rien n'est moins sûr qu'il reste en vie bien longtemps. Comme quoi, le sexe, individuellement, n'est pas vital. Si certains deviennent fous par manque, c'est que, justement, ils n'utilisent pas leur cerveau. Mais bon je m'égare.
Au Bombay Cafe, je pensais à une multitude de choses. Je pensais aussi à ce que disait Dostoïevski dans ses Carnets du Sous-Sol à propos de la culture livresque, d'être un homme conscient ou un homme d'action. Et il est clair que je me suis un peu enfermé dans mon sous-sol. Je comprends pourquoi les gens aiment les bouquins du genre de ceux de Dan Brown mais je peux pas souffrir qu'on y attache autant d'importance. parce qu'il n'y a rien dans ces livres et cela me ferait mal de les trouver encore en bibliothèque dans cinquante ans. J'ai assisté dernièrement à une lecture des textes de Kerouac, Burroughs et Ginsberg. Jusqu'à la fin. Et le conférencier disait qu'il y avait toujours une demande pour la littérature beat, que ça se faisait rééditer assez facilement. Au début de la lecture, la petite salle de la Maison de la Poésie était pleine. Je suis arrivé un quart d'heure en retard et on m'a autorisé à entrer en me prévenant que je devrai par contre rester debout. A la fin, la moitié de la salle était vide. Mais j'étais tout de même heureux qu'une vingtaine de personnes soit restée jusque là. Je me disais que ce que j'aimais marchait encore. Non pas que je veuille faire de la littérature beat, ce serait un non sens total et il n'y aurait aucune justification à cela, mais je tends plus vers ce genre, vers des problématiques plus sérieuses, vers moins de fiction. Je n'arrive pas encore à être clair là-dessus, mais je suis sûr que m'être orienté vers la fiction, ou me cacher derrière, ne m'a pas servi. Je sais aussi que, selon le rédacteur en chef de Lire, l'autofiction ne marche plus. Mais j'en ai rien à foutre que ça marche ou pas, que je sois nombriliste ou pas, ce sera moi et rien d'autre. Et si ça marche, je suis sûr que je squatterai plus longtemps les rayons de bibliothèques que Dan Brown. Certes, il se sera fait plus de fric que moi dans sa vie, avec sa veste et sa fossette, mais l'éternité est un salaire bien plus conséquent. Aussi j'ai décidé : à partir d'aujourd'hui, dans ce que j'écrirai en dehors de ce journal, je serais un auteur Millerien et tant pis si ça marche pas. Du moins, j'essayerai.
Demain, le 2 Novembre, j'enfourcherai mon vélo, je me rendrai à mon boulot glissant près des Invalides, et sur les Champs, au lieu de courir sur les trottoirs en me demandant s'il y a une bonne raison à tout cela, je pédalerai dans le vide me demandant, quoi ? s'il faut une raison à tout cela.
Un jour, juste devant chez moi, un vieux prenait le soleil assis dans sa chaise roulante comme oublié sur le trottoir. Je n'ai pas vu son visage. Mais il semblait avoir vécu.
 
© lmer 2004


Et on continuera à jouer sur nos os, comme sur un xylophone, et les gens iront voter pour rêver cinq secondes, et puis...


A l'heure où j'écris ceci, je ne sais toujours pas qui de Bush ou Kerry a remporté les élections et, ce n'est pas que j'en m'en contrefiche, mais... voilà, je viens de rentrer chez moi et d'ouvrir mon courrier. Toute le journée, les gens ne parlaient que de ça, à croire qu'on attendait le résultat de nos élections. Comme quoi, il semble bien que le destin de tout un chacun dépend toujours des actions d'un autre. Peut-être est-ce un moyen de se divertir de nos propres problèmes. Je suis sûr que certains aujourd'hui connaissent par coeur le taux de chômage et le déficit budgétaire des Etats-Unis, ce qui leur coûte par seconde de faire la guerre en Irak, et tout... Je vais sûrement me répéter mais je n'ai aucune affinité avec ce qui touche de près ou de loin à la politique, et vous pouvez très bien me traiter d'irresponsable. Je viens de rentrer chez moi, d'ouvrir mon courrier (encore une lettre de refus), et Bush pourra toujours être réélu, ce n'est pas ça qui va changer le contenu de mon frigo. Tenez, ou si, juste pour vous dire que ça me touche un minimum, je vous laisse ce poème de Bukowski.
 
face of a political candidate on a street billboard


there he is:
not too many hangovers
not too many fights with women
not too many flat tires
never a thought of suicide
 
not more than three toothaches
never missed a meal
never in jail
never in love
 
7 pairs of shoes
a son in college
a car one year old
insurance policies
a very green lawn
garbage can with tight lids
 
he'll be elected
 
Voilà, moi de mon côté, je vais tirer un peu sur mon violon, ça ne changera pas non plus le contenu de mon frigo, mais au moins, je sais ce que je serai en train de jouer.

© lmer 2004


Ce que c'est de l'être...


Ils ronronnent, vous êtes à leur table, ils parlent tout doucement, sans accent, sans hausser le ton et ils pourraient presque se dire "merde" tout en gardant le sourire, tout en ronronnant. Pour eux, il n'y a pas de monde plus beau que le leur. Pour eux, vous n'avez pas encore eu cette chance. Et parfois vous vous demandez si on vous a invité par pitié ou par amitié. Vous êtes un témoin privilégié, vous les voyez dans toute sorte de situations, il leur arrive même de s'engueuler devant vous, et, parfois, c'est à cause de vous qu'ils s'engueulent. Ils viennent de temps en temps chez vous et vous êtes tellement proches qu'ils se sentent facilement comme chez eux. Ils donnent toujours l'impression de vouloir se reproduire sur votre canapé, pourquoi le canapé? pourquoi pas un lit, ailleurs, ou le hall de votre immeuble avant de sonner? non, c'est au milieu du salon, et ils peuvent vous trouver trente-six mille raisons à cela à commencer par le fait qu'ils s'aiment. Ils ne se rendent compte de rien, pour eux tout est normal et pour eux vous êtes trop susceptible ou trop pudique. Mais n'importe qui s'offusquerait de voir qui que ce soit frayer dans son salon!
Je sais, on va me dire que je parle ainsi parce que je ne sais pas encore ce que c'est, parce que je suis peut-être un peu aigri et tout, que je n'aime pas les couples qui ronronnent, mais ça va me tomber dessus un jour où l'autre. Mais ça, voyez vous, j'en doute.
Aussi loin que je m'en souvienne, je n'ai jamais lutté contre la solitude, et tous ceux qui me connaissent vous diront que c'est bien là une situation qui me convient parfaitement. Forcez moi à rencontrer quelqu'un ou à côtoyer quelqu'un pendant un moment et je vous ferez le plus beau des scandales. On a toujours dit de moi que je suis timide. Il y a sûrement du vrai là-dedans, mais je pense aussi que c'est un terme qu'utilisaient trop facilement mes instituteurs et professeurs à mon égard par faute de trouver mieux. C'est que les gens, je préférais les regarder plutôt que de m'y mêler. A quoi bon s'entourer d'une bande d'inconnus? Non, je n'ai jamais été réellement timide. Prenez mon frère qui est encore moins expressif que moi, il parle encore mois que moi aux étrangers, se contentant, aux premiers contacts, d'écouter seulement, mais personne ne dit de lui qu'il est timide. Parce que les gens viennent naturellement vers lui, il inspire la confiance. Et comme il est souvent entouré, personne n'a idée de penser qu'un type aussi fréquenté soit timide. De mon côté, je n'ai jamais eu une foule d'amis, et Dieu m'en préserve. Depuis que je suis conscient du monde qui m'entoure, il me semble que j'ai passé la plus grande partie de mes journées à observer, voire même à analyser, et les gens doivent le sentir, interpréter ceci comme une certaine méfiance ou je ne sais quoi. Et c'est comme avec les animaux, s'il y a une bête dans le clan qui reste plantée là sous les feuillages à balayer les autres du regard, sans se mêler aux petits jeux ou autres nécessités sociales, on la laisse à son sort, on pense qu'elle ne veut pas s'intégrer, mais ce n'est pas là le problème de la bête esseulée. Ce n'est pas qu'elle ne le souhaite pas ou qu'elle se croit supérieure aux autres; elle se contente juste de regarder les autres. Et puis, contrairement à ce qu'on pense, c'est peut-être elle qui a le plus les coussinets sur Terre. Quand cette dernière s'ouvrira en deux, ce sera certainement la première à le savoir. Et par conséquent, ce sera certainement la plus triste parce que, alors que toutes ses amies mourront brusquement, surprises dans leurs petits jeux, elle sera le seul témoin de la disparition de tout ce beau monde.
Non, je n'essaye pas de me convaincre en disant que la solitude ne me gêne pas et que même, je la préfère à toute autre situation. Bon, je ne veux pas dire que je vais fermer les portes si l'occasion de me mettre à la colle avec une fille se présente. Non. Par ailleurs, il m'arrive de tomber amoureux facilement et c'est certainement là ma plus grande faiblesse. C'est là que c'est le plus chiant: parce que je n'en ai rien à foutre que la personne en face n'éprouve rien pour moi, je n'en ai rien à foutre que quelqu'un puisse m'aimer à l'avenir. Ce qui m'effraye le plus n'est pas de me retrouver seul après, mais le fait que je ne puisse plus ressentir un quelconque sentiment pour qui que ce soit par la suite. C'est purement égoïste, je l'avoue. Là je vois venir certains: "mais c'est parce que tu n'es pas encore prêt!". Pour eux, je ne suis prêt à rien. Vous connaissez l'histoire : les concessions, le partage et tout. Mais tout le monde se leurre là dessus, plus ou moins. Je vois des couples autour de moi tellement fiers d'eux parce qu'ils le font, "ces concessions", oh, c'est leur grande fierté! Et moi, je suis censé ne rien y comprendre. Mais je vois Seb par exemple qui, il n'y a pas encore trois ou quatre ans, n'avait que le cinéma à la bouche, et récemment, il vient de me confier que la seule chose dont il avait envie en ce moment, c'était de se tirer en province dans une baraque peinard et d'y vivre tranquillement avec sa femme. A présent, je me regarde moi, je m'écoute me dire que non, jamais, je couperai à mes rêves pour vivre peinard avec une femme. On va me dire encore une fois: " mais tu ne sais pas ce que c'est!". "Quoi?". "Tu ne sais pas ce que c'est d'être amoureux!...". Foutaises! Je tiens à dire à ceux qui me sortent ça que, plus qu'eux, je sais certainement ce que c'est de l'être, oui, je le sais, parce que moi, je ne ronronne pas quand je le suis, amoureux, non, je crie! Et c'est bien là l'unique symptôme de cet état. Je ne dis pas que tous les autres ne le sont pas réellement, ou qu'ils ne l'ont jamais été. La différence c'est que la grande majorité des gens se focalisent sur l'aboutissement de leur quête amoureuse comme s'ils étaient tous arrivés à un terminus qu'ils sont censés ne jamais quitter, quitte à se transformer en fantômes et hanter les quais. Pour ça, ils sont prêts à faire ces fameuses "concessions". Je ne dis pas que c'est mal. Et cela n'a rien à voir avec le fait que je sois prêt ou pas. Il n'a jamais été question d'être prêt ou pas pour se transformer en fantôme. Mais chacun a sa propre destination, son propre terminus et ceci ne correspond en rien à ma voie de garage. On a tendance à penser que la recherche de l'autre est vitale, indispensable. C'est pour ça que quand je tiens un discours totalement opposé, les gens ont tôt fait de me cataloguer comme un type aigri et sans expérience, un type qui ne connaît strictement rien aux sentiments. Ce que je dirai pour ma défense, c'est qu'il est aussi vital de manger, et tout le monde n'est pas obèse pour autant. Et qu'on ne me parle pas du fait que c'est tout autre chose, que l'amour est une nourriture spirituelle et d'autres conneries de pseudo romantiques mystiques qui n'y pensent strictement rien et passent leur vie à faire leur compte. Personne n'a conscience de cet aspect de la chose.
A lire ces lignes, beaucoup penseront que je n'aime pas, et même que je n'aime pas aimer. Mais bien au contraire. J'aime les gens. J'aime excessivement les gens et c'est pour ça que dans la plupart des cas je ne leur pardonne rien. J'aime les types bizarres et surtout chiants que je croise en soirée, les types en costard cravate dans le métro, les femmes qui parlent trop fort, les ados qui ne se soucient jamais de rien, et plein d'autres encore. Mais quand ils sont "eux", tellement "eux", jusqu'à l'os, jusqu'à donner l'impression qu'ils sont la seule vérité, que le monde doit ressembler à un connard tel jour, puis à un costard telle année, à un ado sur telle décennie, eh bien, je ne peux pas le pardonner, je ne peux strictement pas les souffrir.
Parallèlement, le mystère de ma "solitude" - parce que ce sont les autres qui l'appellent encore comme ça - ne fait plus aucun mystère. Quelle fille décente pourrait accepter tout ça, toutes mes humeurs et mes idiosyncrasies? Au boulot, on m'a déjà catalogué comme un type sage et plutôt intelligent, le type qui ne fait pas trop de vagues. Au début du mois, j'étais au cinéma avec Marianne, une de mes collègues, voir ce film, 2046. Elle m'a demandé à la sortie si j'avais aimé et elle a semblé surprise que je réponde par l'affirmative. Et je suis sûr qu'elle doit penser de moi que je suis un gars tendre et sensible. Ce n'est pas que je ne le suis pas, mais je peux m'avérer être une sacrée ordure comme tout le monde. Voilà où je voulais en venir en fait : ce n'est pas que je ne fais pas de concessions, c'est que je ne veux pas tromper qui que ce soit sur ma personne. Même si je suis friable, je ne suis pas un bloc que l'on peut tailler indéfiniment, et par ailleurs ça ne servirait à rien parce qu'on finirait par retrouver la même forme et la même matière en dessous, je suis une multitude d'humeurs , d'exigences et de faiblesses, de sentiments et de haine, d'aveux et de mensonges et, par dessus tout et à l'intérieur de chaque grain de sable qui forme ce foutu bloc, je préfère l'écriture à une séance de baise. Mon bon lotus blanc. Je suis malade, malade d'être tellement amoureux de ce qui m'entoure au point de vouloir le recréer par écrit. Et je ne connais personne capable de partager cette maladie.
 
© lmer 2004


Souvenirs rembourrés au fond du frigo


Et ils sont partis. Il n'y a qu'à ce moment que je m'en rends compte, lorsque, rentrant chez moi et vidant mes poches, j'ouvre mon frigo et ne vois qu'un pack de Guinness seul, immobile dans le froid au fond du frigo. Et plus personne qui glisse dans l'appartement, plus personne pour ronronner, plus personne pour répéter "baby" à chaque fin de phrases. Ca fait bien quatre jours qu'ils sont partis, mais il n'y a qu'aujourd'hui que je me rends compte que mon frère et sa régulière ont mis les voiles pour l'île natale. Puis après, l'Australie. Le matin de leur départ, alors que je partais pour le boulot, je les ai réveillés pour leur dire au revoir puisque que je n'allais pas avoir le temps de les rejoindre à l'aéroport dans l'après-midi, et ils m'ont dit : "see you soon in Australia". Et j'espère que ça annonce un évènement majeur pour les mois à venir. Ou peut-être rien du tout. Je n'arrive jamais à juger les relations de mon frère. Il se comporte toujours de la même façon. Dès qu'il se trouve une femme, il sautille, sourit à longueur de journée, trouve des sujets de conversations et se risque même à raconter des histoires drôles. Si vous connaissez le bonhomme, vous devinez facilement ce qu'il se passe dans sa vie, parce qu'en période de grandes solitudes, on le voit plus réservé, avec son éternelle guitare, à pondre des chansons à la Elliot Smith un peu matinées de Buckley, à scruter le vide en grattant les cordes, et à croire à son potentiel artistique. Un potentiel qu'il a sûrement et qui aurait abouti à quelque chose si une femme ne passait pas par là de temps à autre. Et là, on va encore me reprocher de dire quelque chose comme ça, mais le fait est que c'est totalement vrai pour lui et ça, je n'y peux rien. Du moins pour ce qui concerne la musique. Parce que mon frère peut vivre des mois sans réel objectif et se mettre à dresser des plans quinquennaux dès qu'une de ses relations devient un peu sérieuse. Chose que toute une majorité conviendra à appeler "maturité" sans rougir. Et moi, je ne sais pas comment appeler ce phénomène, mais je suis persuadé que c'est tout autre chose, quelque chose plus proche de la notion de "nécessité", ou de "volonté". Allez savoir, j'y penserai plus tard. Parce que vous l'aurez bien compris, je m'y attache rarement, aux plans.
Bref, voilà mon frère plein d'un nouvel élan, et il sautille, sautille vers l'Australie. Il est prêt à faire mille concessions, lui, avec ses dreads, est prêt à se mettre un costard cravate et bosser douze heures par jour pour le bien de ses proches et de sa famille. C'est lui qui l'a dit. Dois-je en conclure tout de suite que je ne vais pas tarder à être "tonton", voire "parrain"? Je ne sais pas, mais je dois avouer que ça ne m'étonnerait pas de mon frère. A son annulaire droit, il a déjà une espèce de bague. Son Australienne a la même. Lorsque que je l'ai remarquée, ils ont tous les deux dit en choeur:
"Because, it's bad luck to wear it at the lef hand".
Ok.

Et là je revois mon frère quelques années en arrière, avec son ex. Il avait aussi une espèce d'alliance sur son annulaire gauche et disait à qui voulait l'entendre: "oui, moi et une telle, nous somme mariés!". Ils s'appelaient "chouchou" entre eux, se voyaient vivre éternellement ensemble, par delà les âges, et rien, non absolument rien, ne pouvait quelque chose contre ça. Et moi, j'étais déjà mauvais, je ne croyais en rien, et encore moins à quelque chose d'éternel (à part moi-même, évidemment) et je me disais; "ça va foirer, oh, sûr, ça va foirer". Ca a foiré.
En fait, ce n'est pas que je fus totalement mauvais. Je crois que je n'ai jamais cru qu'une autre personne à part moi puisse avoir une vision réellement passionnée et romantique des relations entre individus. Vous savez, comme dans ces romans du 19ème siècle. Comme, par exemple, dans "Les Pauvres Gens" de Dostoïevski où les deux personnages principaux - un homme et une femme - s'écrivent des lettres tous les jours alors qu'ils sont presque voisins, et même après s'être vus dans la journée. Comme dans ces vieilles histoires où des types sont prêts à se jeter du haut d'une falaise si une femme le leur demandait. J'en conviens: ce ne sont que des livres. Et sûrement que je me trompe sur "un véritable romantisme", mais tout de même, ce que je voyais autour de moi à l'époque me semblait plus être des amours de feuilletons granguignolesques qu'autre chose. Ceci dit, je n'avais pas de réponses non plus, pas de visions précises de ce que pouvait être ce "véritable romantisme", et je dois avouer que moi non plus je n'ai pas échappé au granguignolesque de l'amour de feuilleton. Personne d'ailleurs. Remarquez: aujourd'hui tous les poèmes d'amour se ressemblent. Qu'est-ce que je raconte? Presque plus personne n'écrit de poèmes d'amour. Il en existe tellement peu. Si j'étais une femme, j'exigerais qu'on invente des tickets de rationnement pour les poèmes d'amour! Quel monde infâme que celui-ci où on ne trouve plus un seul poème correct!
Autre chose, la dernière fois j'étais au rayon lingerie d'un grand magasin de fringues avec Muriel, la copine de Seb. Elle cherchait des dessous pour ses soeurs. Je la suivais entre les rayons et me demandais vaguement quel genre de fille pouvait avoir assez de courage pour porter des culottes ORANGE, genre vitamine C, ou de la même couleur que les bandes réfléchissantes que l'on voit sur les tenues des égoutiers. Peut-être un truc pour mieux se repérer dans le noir, qui sait? Je me posais ce genre de question mais quelque chose d'autre me travaillait aussi sans que je puisse mettre le doigt dessus. Je me suis arrêté devant un soutien-gorge, j'ai appelé Muriel et ça m'est venu soudainement:
"Mais, ils sont TOUS rembourrés!"
Je m'étonne encore de ne pas l'avoir vu plus tôt; mais c'était bien ça, tous les modèles avaient une poche intérieure, dans la baleine, où on pouvait glisser une espèce de petit coussin, ou bien le retirer. Mais dans quel état de dégénérescence peut bien être la génération actuelle? A croire que toutes les femmes aujourd'hui virent comme nos écrans de télé: de plus en plus plats (avec des coins carrés aussi tant qu'on y est). Et qu'avons nous comme résultat: une armée entière de jeunes femmes dans les rues avec LA même poitrine. Ce qui est navrant, parce que ce qu'il y a de bien quand on s'intéresse un minimum aux attributs féminins, c'est qu'ils sont tous différents, les seins.
Voilà dans quel monde on vit: dans un monde sentimentalement et mammairement identique et trompeur. Et Dieu seul sait ce qu'il peut encore nous arriver.
Revenons au frangin. Je suis sûr qu'en ce moment, il doit faire le tour de l'île et montrer certains endroits qu'il affectionnait tant, les endroits où il a grandi, où il est parti à l'école et peut-être se rendre compte que tout ça a changé, qu'il a vieilli, et se dire d'un air nostalgique: "oh, c'était mieux dans les années 80". Je le vois bien, figé sur ses grandes cannes blanches, la tête en l'air, fier et émerveillé à la fois, arpentant une plage familiale au bras d'une femme qui a une tête de plus que lui. Et à sourire, sourire, sourire bêtement comme les hommes de notre famille savent si bien le faire quand ils tombent mollement comme des oiseaux gazés en plein vol. Pour une femme bien sûr, dois-je encore le préciser? Le mâle créole en général a ça de particulier, c'est dans le sang: il peut paraître un peu rustre, se montrer volontiers viril et plein d'assurance, friser légèrement la phallocratie, mais mettez le face à une femme et tout ça fiche le camp, et ce même chez les plus coriaces gavés à la bière blonde ou au rhum local. Au début, le mâle créole, tout inconscient qu'il est, ira encore s'aventurer avec ces potes au bar du coin, mais il y réfléchira à deux fois, plus tard, lorsque sa femme créole, furieuse et jalouse comme un pou, lui aura placé quelques mots bien sentis à son retour. Je pense que rien au monde ne peut contenir la puissance dévastatrice de la gueulante d'une femme créole. Et le mâle créole préférera supporter cent fois les moqueries de ses camarades plutôt que d'avoir à se confondre en excuses devant sa femme. D'ailleurs, le mâle créole n'est pas si con et il sait très bien ce qui lui est le plus agréable et profitable.
Mon frère n'a pas de chance sur ce coup: il est créole et sentimental. Et en parlant de femme créole, je vois aussi ma mère contente de voir son aîné revenir à la maison pour un temps, avec une fille bien sous tout rapport. Il lui arrive de s'inquiéter des relations de mon frère. Contrairement à moi, parce qu'il faut bien l'avouer, on joue dans deux catégories différentes et je suis encore loin de pouvoir recoller au score, si je peux me le permettre. Quand mon frère annonce qu'il a une nouvelle fille dans sa vie, c'est une annonce presque banale, ça a autant d'intensité émotionnelle que le fait de dire qu'on est parti acheter du pain à la boulangerie du coin. C'est pour dire! Quant à moi, si j'agis un peu bizarrement, si je sors un peu et qu'on n'arrive pas à me mettre la main dessus, ma mère devient soudainement enthousiaste et se met à croire que j'ai une petite amie. Dans ces moments là, j'ai beau lui dire qu'il n'en est rien, il lui faudra bien quatre jours avant de se rendre compte de l'amère vérité des choses: son fils est un foutu célibataire. Mais bon, elle ne désespère pas, et lorsque qu'il m'arrive de vraiment rencontrer quelqu'un, elle s'enthousiasme de nouveau comme au premier jour, comme si c'était la meilleure nouvelle qu'elle ait jamais entendue. Voilà ce qu'il en est, en gros, pour se faire une idée. Aussi, ma mère est prolixe en conseils en tout genre: "t'es trop difficile... qu'est-ce que t'attends pour la larguer?... quoi? tu ne lui as pas encore dit qu'elle t'intéressait?... oublie celle-là, trouve toi une autre... ne ferme pas toutes les portes, profite, nom de Dieu! t'es encore jeune!...". Enfin, ça c'était surtout quand j'étais encore sur l'île. Maintenant, il lui est plus difficile de se tenir au courant de mes histoires. Il y a qu'un seul conseil que je garde et qui s'applique à toutes les circonstances, un conseil qu'elle a piqué à sa propre mère: "quand tu aimes quelqu'un, pense à garder un peu d'amour pour toi-même". C'est fichtrement vrai. Mais c'est un précepte que je n'arrive jamais à appliquer.
C'est connu: tout le monde voit sa mère différente d'une autre, différente de toute autre femme. Il en est de même pour moi, ma mère est sensiblement différente des femmes créoles que j'ai eu l'occasion d'observer jusque là. Elle est déjà beaucoup plus indépendante. Et Dieu, qu'est-ce qu'elle y tient à son indépendance! Déjà, dans sa vingtaine, toujours célibataire alors que la majorité de ses six soeurs étaient déjà mariées, et habitant seule dans une ville - chose qui à l'époque pouvait facilement courroucer un patriarche dans une famille réunionnaise rurale -, elle refusait en bloc les demandes en mariage des types qu'elle croisait. Dans sa tête, elle n'avait qu'une limite: avoir un enfant à la trentaine. Et le reste pouvait toujours attendre. Sur les photos jaunis de cette jeunesse débridée - ça fait bizarre de dire cela en parlant de sa mère, mais bon... - on la voit avec ses valises, à Madagascar, ou dans un autre coin sauvage, souriante, tout le temps, au volant d'une voiture différente d'une année sur l'autre. Elle vous dit: "mon Dieu, qu'est-ce que je pouvais rouler vite avec celle-là!... oh, ce que je l'aimais bien ma coccinelle!...", et vous avez du mal à croire que c'était bien là une bonne partie de l'existence d'une fille de la campagne. Je ne pense pas sublimer l'image que j'ai d'elle. Aujourd'hui encore, elle me surprend avec ses fantaisies inattendues, son goût prononcé pour les voitures allemandes, et ses sorties inopinées avec ses amies quinquagénaires. Il m'arrive assez souvent de prendre le téléphone et de demander à mon tour: "mais, t'étais passée où encore?".

En ce moment, ma mère doit se sentir jeune en voyant le couple de mon frangin. Elle doit raconter plein d'anecdotes sur son aîné malgré la barrière de la langue, et dire à l'élue du coeur de notre homme heureux de faire comme si elle était chez elle, comme si elle était sa fille. La légendaire hospitalité créole. Réunionnaise, du moins. Et peut-être qu'elle a aussi saisi un moment pour dire à mon frère que notre père venait de se faire opérer de la prostate. Elle est comme ça, ma mère, elle a une façon très particulière d'annoncer certaine nouvelle.
Quand elle me l'a dit au téléphone il y a de ça une semaine, attendant sûrement une réaction quelconque de ma part, je n'ai pas bronché plus que ça. Ca fait longtemps que j'ai arrêté de calculer le nombre d'années pendant lesquelles je n'ai pas vu mon père. Et à l'heure actuelle, je n'ai pas de sentiments particuliers. Je sais que ma mère avait une idée plus étendue sur l'évènement, à savoir comment je réagirais si quelque chose de grave arrivait à cet homme, et même, s'il venait à mourir un jour ou l'autre. Voilà encore une chose à laquelle je n'avais pas encore réfléchie, mais je crois avoir un début de réponse: je m'en foutrais un peu. Je sais, je sais que je ne devrais pas dire ça, au moins par respect pour ceux qui ont véritablement perdu un membre de leur famille. Mais bon, comment se comporter avec quelqu'un qui ne s'est jamais comporté comme votre père? Je veux dire, il s'est tiré, n'a jamais donné de nouvelles... Je me souviens d'une fois où j'avais longuement insisté au téléphone pour le voir, quelque chose comme une demi-heure, et tout ce qu'il avait trouvé comme idée était de se retrouver sur le parking du théâtre de la ville. Et il s'était pointé avec sa nouvelle femme. Enceinte jusqu'aux yeux qu'elle était, sa femme. Je lui ai demandé s'il pouvait me porter sur ses épaules, comme il avait l'habitude de faire avant, et il a dit:
"Oh L., ça, c'est plus possible. Papa, il a une nouvelle vie, il ne peut plus te porter sur ses épaules..."
Et quoi? Hein? Ca lui aurait fait annuler le divorce de me porter sur ses épaules?
Comme j'étais déjà un chieur à l'époque, j'ai demandé jusqu'à ce qu'il cède. Et il a cédé parce que je dois tenir de ma mère quelque part. Seulement, ce n'était plus comme avant, et j'ai presque regretté aussitôt, avec cette boule amère au fond de la gorge, cette mauvaise volonté que je sentais dans chacun de ses pas, mais tant pis, c'était la dernière fois que je montais sur les épaules de mon père, et je le savais. "Papa, il a une nouvelle vie". Eh bien, tu peux toujours la finir tout seul, ta nouvelle vie!
Un jour, un de mes cousins est passé chez moi avec sa famille. Sa petite fille qui était plutôt curieuse a scruté la maison sous tous ses angles, est montée à l'étage, et lorsqu'elle est redescendue, elle a demandé à ma mère:
"Tu n'as pas de mari?"
Ma mère a répondu:
"Un mari? Je ne sais pas. Demande à L. où se trouve mon mari."
La petite a demandé:
"Il est où ton papa?"
Et j'ai répondu:
"Mon père? Oh, il est mort, pourquoi?"
Ca a choqué légèrement la mère de la petite. A l'époque, j'avais déjà cet humour particulier que personne ne comprend à part mon frère et moi-même. En réalité, je n'étais pas souvent drôle et les gens s'offusquaient à chaque fois. Mais, au moment où j'avais dit ces mots, je ne pense pas que je faisais de l'humour. Ce jour là, je crois que je pensais réellement ce que disais.
Et n'avait-il pas toujours été ainsi? Depuis le jour où il avait quitté la maison dans un accès de rage inutile, depuis le jour où il avait téléphoné, que ma mère nous avait filé le combiné à mon frère et moi pour entendre une connerie du genre:
"Les enfants, Papa ne reviendra plus. Désormais, tout ce qui m'appartient et qui est resté à la maison vous appartient"
Oh mon Dieu! Quoi? Quatre cinq costumes démodés des années 70, une tonne et demie de livres de poches et un appareil photo avec des miroirs cramés!!! C'est ça que tu nous refiles comme tes plus grandes possessions? Tes plus grandes possessions que tu n'as jamais eu à payer en plus! Merde, arrête de me faire rire!
Oui, n'avait-il pas toujours été ainsi? Comme ce jour où il était venu me chercher à l'école, et que je me suis mis à courir à sa rencontre en disant à la surveillante que c'était mon père, et que cette cruche en le voyant au loin avec sa peau blanche, et en me voyant moi avec mon teint de mulâtre, s'est mise à glousser: "t'es sûr que c'est ton père?"
Bordel, oui, il l'était. A qui d'autre je peux bien ressembler aujourd'hui à part à cette carcasse maigre, cette façon de marcher en posant le pied à peine par terre, cet aspect timide et ce rire à la con. Mais voilà, ce ne sont là que des gènes, et les dires de la surveillante, bien que cruels, passaient déjà comme une lourde prémonition.
Et maintenant, est-ce que ça me ferait quelque chose s'il venait à mourir? Voilà dix-huit ans que je n'ai pas eu le moindre échange avec cette personne. Et bien que je sais que ma mère finirait par me forcer à aller le voir si une telle chose arrivait, parce que c'est mon père malgré tout, parce qu'il y a plein de conneries qui font que je n'y peux rien, parce que Dieu seul sait quels liens absurdes peuvent lier certaines personnes, parce que sans lui je ne serais peut-être pas là, etc, etc......... S'il arrivait une chose pareille, et si vraiment il fallait que j'obéisse à ma mère, eh bien j'irais volontiers lui balancer de la terre dessus, et la pelle, et les sauts, et la corde et tout ce qui me passe sous la main parce que, tu vois, L., il a une nouvelle vie maintenant, et que ça le ferait chier à L. de la bouleverser pour se rendre à un enterrement, mais d'un autre côté, t'aimes tellement les parkings mon vieux, que ce serait dommage de te laisser profiter seul de ta dernière aire de stationnement!
J'ai encore plein de souvenirs de mon père. Je n'ai que ça, des souvenirs. Les souvenirs, hélas, ça ne s'enterre pas. Je sais ce que je ressens pour chaque membre de ma famille excepté mon père. Et ça peut être de la déception, comme de la haine, comme des regrets. Tout sauf de l'indifférence. Et c'est bien la seule personne que je n'ai toujours pas réussi à pardonner. Encore aujourd'hui, ça me fait bizarre de prononcer ou d'écrire ce mot "père", c'est certainement le mot le plus abstrait pour moi, je n'ai pas d'image précise, pas de référence par rapport à ce mot, pas même une idée. Pendant des années, j'ai regardé les pères des autres. Qu'ils furent bon ou mauvais, au moins eux l'étaient, des pères. Et je ne vois pas ce que le mien a fait pour en être un à part féconder deux ovules. Donc, je me permets d'utiliser ce syllogisme fort simple: je n'ai jamais eu de père. Un jour, quelque part sur l'île, on enterrera un type et ça pourra être lui comme quelqu'un d'autre tout aussi anonyme.
Où en sommes nous aujourd'hui? Ma mère, mon frère, et quelques autres, là bas, sur l'île. Et moi qui suis toujours là à essayer de pondre quelque chose de potable, toujours à essayer de vivre sans trop me laisser bouffer par mes rêves, toujours à avoir peur de me faire bouffer l'âme un jour par une femme, toujours à jouer avec mes souvenirs, toujours à contempler un pack de Guinness au fond du frigo... Ils sont tous partis, et L. a de nouveau une nouvelle vie.
 
© lmer 2004



L'actrice


En pause, comme à notre habitude, on se perche sur nos tabourets et on attend. La plupart fume, d'autres lisent les journaux gratuits. Mon truc à moi en ce moment, c'est de lire les horoscopes. Parfois, je le lis pour mes collègues, pour rire. Et c'est souvent un bon moyen de finir sur des plaisanteries vaseuses. Aussi, en pause, il nous arrive de regarder la télé. C'est ce que je fais le plus souvent. A côté de moi, J.C, un type de mon équipe, tatoué sur toute la longueur des deux bras et un peu dans le cou, parle avec un autre tatoué sur toute la longueur d'un seul bras. Ils connaissent tous les tatoueurs de France, à ce que j'entends, la particularité d'un tel et d'un tel, le temps, la technique que ça prend et plein de détails auxquels personne ne pense en se réveillant le matin. J.C a 31 ans et une petite fille de 20 mois. Il a travaillé en Italie, à Londres, a quitté la France pendant six ans, a exercé comme graphiste en freelance. Sa femme travaille dans un cabinet de tendances. Il est dans la nécessité d'avoir un revenue fixe pour sa gosse, même si sa femme touche plus que lui. Et à le voir, à part pour les questions financières, tout semble aller pour le mieux dans sa vie. J'écoute vaguement ce qu'il dit, avec C., un autre de l'équipe qui est aussi perplexe que moi. Je sirote un peu mon thé. Et puis, une fille se pose sur le tabouret d'en face. Elle ne dit rien, nous scrute un peu, attend sûrement qu'un de nous se décide à avoir un sujet de conversation. J'examine son badge: "Sophie - Rayon Pop Rock". Elle tire sur sa cigarette et nous demande: "vous êtes?". Je prends un pan de mon gilet bleu et je dis: "f... .com". Elle regarde mon badge: "ah oui, c'est vrai". "et toi, je fais, t'es au rayon pop-rock?". "non, ils se sont trompés, je suis à la tech et à l'indé". "je vois, ça fait longtemps que t'es ici?". "non, trois semaines... je suis en CDD jusqu'à fin décembre". "t'es étudiante?". "non". "tu fais quoi?". "je fais du théâtre". tout en disant ça, j'étais en train de regarder ses dents. "oh, et tu fais quelque chose à côté?". "non". "tu joues quoi comme registre?". "un peu de tout. la dernière fois, j'étais dans une pièce qui se jouait dans les catacombes". "intéressant". je lui montre C. du doigt: "Monsieur aussi a fait du théâtre". "ah bon?". J.C: "oui, un peu, t'as pris des cours?". "oui, j'étais au cours Florent, au cours du soir...". Et je me suis contenté d'écouter la suite. C'était marrant sa façon d'aborder les gens comme ça. Ca se sentait qu'elle était curieuse des gens. Il y a une foule de gens comme ça, là où je bosse, toute une armée qui pourrait faire de l'art une troisième économie, mais ils sont tous paumés là à attendre "un plan". D'ailleurs j'apprends qu'un type qui bosse au rayon variétés françaises écrit des pièces et que certaines d'entre elles ont déjà été montées. Intéressant. Faudrait que je lui touche deux mots, ou que je lui fasse lire deux trois trucs. Mais quelle bonne blague! Faudrait que j'ai un truc présentable avant tout!
C'est marrant, elle a dit: "je fais du théâtre", et non: "je suis actrice". Alors que c'est ce qu'elle est. Elle ne fait rien d'autre. Je ne sais pas si elle est douée. Il y a un millier de personnes qui font du théâtre et le plus souvent on tombe sur des amateurs. Mais elle a l'air posée, assez curieuse, loin de ce que Seb me raconte à propos de certaines élèves délurées et vides du Cours Florent qu'il fait passer en casting pour ses courts-métrages. Et ça change de voir une "artiste" sans névrose, sans complexe, sans rien, avec juste une belle rangée de dents et un sourire qu'elle donne volontiers.
 
© lmer 2004



Automne



triste vent d'automne
qui laisse mourir
les amants
posés sur la fin
d'un trottoir humide
solitaire
quand les regards fuient
les passants
heureux et pleins
d'hiver
triste fin d'automne
laisse les mourir
maintenant
c'est déjà la fin
où son regard humide
solitaire
fixe un trottoir où fuient
les passants
heureux en plein
hiver...
 

© lmer 2004



Tout ce que je sais


Tout ce que je sais: mon âge, mon nom, mon adresse, ton numéro de téléphone, et quoi encore? ton anniversaire, le jour, les années où j'ai oublié de te le souhaiter, la fois où je t'ai téléphoné en douce de l'appartement d'une de mes tantes pour ne pas payer la communication. Ce jour-là, tu étais en plein déménagement et tu me décrivais ton appartement vide, là-bas, à Bordeaux, et je le voyais cet appartement, avec un lit sans matelas dans un coin, ton vélo, quelques affaires, des papiers, et surtout toi, seule, toute seule au milieu de cet appartement.
Tout ce que je sais: le temps, ton ancien numéro de téléphone, tes yeux et ta manie de te ronger les ongles, ces moments où tu te murais dans ton silence, tes lettres, les miennes, les centimes récupérés à droite à gauche pour payer les timbres, ma vanité, et toi quelque part, ici, ailleurs. On m'a filé ton numéro de téléphone, pour en finir, mais maintenant que je l'ai...
Dieu seul sait pourquoi je pense à toi en ce moment. Aujourd'hui, j'ai vu une fille qui te ressemblait. Quelle blague! Toutes les filles qui m'intéressent te ressemblent. Elles ont toutes la peau pâle et les lèvres fines, elles sont toutes brunes et sont muettes, comme toi, elles savent quelque chose que je ne sais pas. Cette fille, elle avait les cheveux qui s'arrêtaient à la base du cou et elle avait ta taille, tes hanches, ta peau... du moins de ce que je m'en souviens. Elle a demandé un renseignement à un vendeur. J'ai regardé de loin, même si je savais que ce n'était pas toi et je me suis dit que ce serait vraiment étrange de se retrouver là, après tout ce temps. La dernière fois où j'étais su l'île, alors que je prenais l'avion pour Paris, un ami de mon frère s'est pointé pour prendre le même vol. Et derrière les vitres je voyais sa famille, sa petite soeur qui était une de tes amies. Et je ne voyais pas très bien, mais juste à côté, en contre-jour derrière la vitre, à quelques pas de sa soeur, il y avait une silhouette que j'aurais juré être toi. Qu'aurais-je fait si j'avais été sûr que ce fut toi? Ne pas prendre l'avion? Lâcher mon  boulot de l'époque? Quoi que, c'est ce que j'ai fini par faire mais pour une toute autre raison. Et tu sais parfois comment je peux oublier vite, te remplacer par Jane, ou par Caroline, mais dans le fond, c'était toujours toi. C'est vrai, je devrais faire une croix sur toi, c'est ce que tout le monde me dit. Mais ce n'est pas le fait de ne plus te voir que je regrette le plus, mais cette fois au téléphone où je me suis emporté pour rien, pour ton silence, et cette lettre, cette sale lettre, où je reniais tout, où j'ai été un con, un idiot suprême à dire que je t'aimais comme une soeur et que ça ne changerai pas. T'aimer comme une soeur? Non, non! Et même si c'était vraiment le cas, j'aurais été prêt à faire un inceste! Je t'aimais bien plus que ça, bien plus encore que tu m'aies sucer mon âme, bien plus encore. Je sais que ceci sera sûrement la seule lettre que tu ne liras jamais. Mais tu le sais tout cela, c'est bien tout ce que tu sais.
On m'a dit récemment: "les types comme toi, quand ils aiment, ils aiment à vie!". Si tu savais comment ça m'énerve de constater que ceux qui me disent ça ont raison, fichtrement raison. Je me maudis moi-même, cette tare immonde, je n'oublie rien, les noms, les visages, les instants, et ça me pèse. Ca pèse des tonnes et surtout quand je m'aperçois que je fais toujours les mêmes conneries.
Je me souviens de cette lettre du 28/11/97 dans laquelle tu indiquais que tu passerai peut-être Noël sur Paris, et moi, tout plein d'espoir et naïf comme un veau, je m'apprêtais à t'avoir pour moi ne serait-ce qu'une journée. Pendant deux semaines, je ne me suis pas présenté en cours et j'envoyais chier les autres élèves parce qu'ils étaient tous insignifiants, qu'ils ne comprenaient rien et que ça ne servait à rien de leur donner la moindre explication sur mon comportement. Je me suis surpris à écrire K.S sur un coin de table. Le mois de décembre est passé et je ne t'ai pas vu. Je ne me rappelle plus ce que j'ai bien pu te raconter en janvier. En février, tu me réponds: une lettre assez longue où tu racontes ton périple à Paris. C'était si près. Et Noël et le jour de l'an, t'étais dans le sud, à la frontière espagnol, puis à Carcassonne, puis à Toulouse où apparemment les gens se sont foutus à poil sur une place dont tu as oublié le nom, à Bordeaux où tu as dormi dans un château. Je m'imaginais tout ça. Mon Dieu, je me souviens de ça, et pas de ce que j'ai fait, moi, cette année!
On m'a proposé un contrat pour tous ces poèmes, du moins, une partie que tu n'as jamais reçue, un contrat à compte d'auteur. Et ça me fait mal de penser que j'ai failli accepter. Tu sais comment on peut être impatient à cet âge là. Mais cela aurait été un total manque de respect, toute cette soupe, immonde soupe. J'aurais pu faire six fois mieux, mais depuis, je n'écris plus ce genre poèmes. Et tant mieux...
Je sais, beaucoup de gens se foutraient de ma gueule en lisant ces lignes. Mais que savent-ils, eux, qu"ont-ils vécu à part leur misérable vie, leur vie fade, leur vie à compte en banque, leur vie à info télévisée, leur vie à 35 heures?
Je sais que tout ça ne sert à rien. Je ne le fais pas pour essayer de récupérer quoi que ce soit, j'ai changé, et si tu savais en quel être infâme je me suis transformé, quel être intolérant et susceptible, quel rat! De même que tu as changé forcément. Et que contrairement à moi, tu ne te complais pas dans ta solitude et ton égotisme.
Aujourd'hui, j'ai vu quelqu'un qui te ressemblait, et quoi? ce n'était pas toi, c'est tout ce que je sais...
 
© lmer 2004



In God we trust

Others pay cash

La routine habituelle. Marcher sur les Champs au petit matin et se presser un minimum pour ne pas trop être en retard, le week-end ronflant encore dans le sang, le corps encore endormi, mais ça va, je sens comme une légère motivation pointer quelque part.
Le week-end dernier, Fred a débarqué à Paris en provenance de sa Normandie. On a bouffé à cet éternel chinois près de la gare, écouté cet album de Peter Blanchard en hommage à Grappelli, il est ressorti avec le dernier Keren Ann, et Seb qui était là aussi a du se tirer au Liberté pour voir une fille qui déprimait suite à une peine de coeur. "C'est bon, si tu fais quelque chose, j' dirai rien à Muriel!" je lui ai dit. Et on s'est séparé. Arrivé chez moi, on s'est retrouvé seul à rien foutre avec Fred, et en attendant que ces potes appellent on a regardé les Français se faire battre une septième fois de suite par les Argentins. Du moins, on a regardé jusqu'à la moitié de la deuxième mi-temps. Et où était donc passée cette équipe si fière et chambreuse qu'on avait vu devant les Australiens? Et notre petit Michalak qui n'a pas eu l'occasion de donner un coup de boule rageur dans le ballon après avoir marqué un essai? Voilà où ça mène de faire de la pub pour des cosmétiques. On regardait ça, avec Fred, sans le son, avec Keren Ann, et Dieu sait que si il y avait eu moins d'engagement sur le terrain, tout ça aurait ressemblé à un vaste défilé de mode. Jouant avec la télécommande, j'ai dit à Fred:
"Franchement, je sais maintenant pourquoi il y a plus de filles qui préfèrent le rugby que le foot. Et c'en est presque inavouable. Il y a un tel amas de testostérones, de sueur et de sang sur le terrain... ça doit jouer quelque part... la confrontation physique entre mâles". C'est un peu comme les rennes qui frottent leur bois en pleine saison de rut. Sauf que là, ils doivent faire avec un ballon qui rebondit pas correctement. Ce qui rajoute un petit côté intellectuel à la chose...
On a quitté le match et on s'est rendu au Corcoran's où les potes de Fred nous avaient donner rendez-vous. Seb a appelé pour savoir où on était et s'il pouvait ramener la fille avec qui il traînait depuis le début de l'après-midi. "Mais oui, mais oui!". Fred a payé les premières Guinness alors que ses potes arrivaient, et on s'est installé au sous-sol. Sur les écrans dans le pub, il y avait la fin d'un match et ils n'allaient pas tarder à passer celui du Pays de Galles. Les potes de Fred, c'était un type que j'avais déjà croisé avant, son frangin et une nana que j'avais déjà croisé aussi à Caen mais qui n'avait pas retenu mon attention plus que ça. Et c'était des jeunes comme tous les jeunes qui font des études, voyagent beaucoup et s'intéressent aux actualités, parfois à la politique. J'essaye comme je peux de me mêler à la conversation mais moi, question politique et voyages, zéro, ça me laisse froid et je préfère boire, ça passe mieux. Preuve de mon manque de participation: mon verre descend plus vite que les autres. Le match de rugby commence et il y a un couple de Gallois qui vient de se poser sur des tabourets à deux pas de notre table. Le type, un peu de bide, une petite barbiche, des lunettes rondes et une bière blonde dans la main, se met à entonner  son hymne national, et il n'y va pas à moitié. Sa femme le suit comme elle peut. La télé est derrière moi et je peux voir ce qu'il se passe sur l'écran en regardant son reflet dans un cadre accroché au mur d'en face. Comme ça, j'ai l'action sur l'écran et la réaction des supporters en même temps. Je me surprends à regarder le match et à applaudir lorsque que les Gallois marquent, et aussi quand les Néo-zélandais marquent aussi - ce qui a un tout autre effet sur nos supporters gallois. Je ne sais pas à quel phénomène je dois attribuer ces réactions, à la bière? aux "COME ON WALES, COME ON IN!"? aux "And the ball ends up to the kiwis" (oui, les commentaires étaient en anglais)? ou au fait que j'en ai strictement rien à foutre et que je me demande si j'ai assez de fric pour me payer une autre pinte?...

Seb arrive finalement avec une brune moulée dans un jean, l'air un peu abattue, mais qui sourit volontiers. Elle a les cheveux qui ondulent sur ses épaules, des épaules plutôt menues, et à part le léger tic qui la fait légèrement tressaillir le coin de l'oeil , elle est au poil. Elle donne dans la décoration artistique. Elle et Seb se sont rencontrés sur le tournage d'un court. Son nom c'est Samantha, elle s'est entichée d'un mec qui bossait sur le même film, et l'a fréquenté plus ou moins intimement pendant deux semaines. Et puis, pouf! le type s'est tiré sans donner de nouvelles et ça fait trois mois qu'elle ne l'a pas vu. Elle a passé des journées à attendre devant chez lui, à appeler à droite et à gauche, fait tout le bottin pour essayer de le retrouver, en vain. Je me demande quel type peut être assez con pour lâcher une fille comme ça. Un peu plus tard, Seb me dira en me croisant dans les chiottes:
"Eh, t'as vu, hein? après, dis moi encore que je partage pas! hein? t'as vu, j'ai ramené une nana, et pas des moindres!".
Bel effort. On finira dans un restaurant grec deux rues plus loin à parler de ce que chacun fait, de ce que chacun aime, de ce que chacun rêve, de ce que chacun vie, quoi...
Le lendemain, toujours avec Fred, mais sans Seb cette fois-ci, ne sachant que faire, on se rend au Bombay Café où le type qui commence à me connaître me demande si j'ai réservé. Oh, il sait très bien que c'est presqu' inutile de réserver quand on n'est pas plus de deux. Il le fait pour la forme. Il y a un petit guide qui est sorti il y a de ça deux ans recensant les meilleurs brunchs à Paris. Le Bombay Café y est cité comme un endroit où la direction a "le chrono à la main" et où il ne fait pas bon y rester si on souhaite prendre son temps. Ce qui est vrai quelque fois, mais très rarement, en réalité, uniquement lorsqu'on se pointe à midi. Sinon, vers le début de l'après-midi, on ne se fait pas trop bousculer. Une nouvelle édition de ce guide vient de sortir récemment et les critiques n'ont même pas changé leur bafouille. Et je me demande s'ils y ont remis les pieds.
Fred et moi sommes posés à côté du comptoir parce que la salle est bourrée à craquer et sur le coin de celui-ci, je peux lire:
In God We Trust
Others Pay Cash
Et comme je ne suis pas Dieu, et que, de toute façon, la direction ne me croirait pas si je lui disais que je le suis bel et bien, je paye et mets les bouts.
 
Puis c'est lundi, lundi poussif avec ces éternels clients à satisfaire, ces éternels clients qui cherchent les produits au mauvais endroit, et ces éternelles clientes qui vous cassent les oreilles en martelant le carrelage parce qu'elles ne savent pas marcher avec des chaussures à talon. Au rayon variétés françaises, je retombe sur une cliente que j'avais renseigné la dernière fois - pas celle qui ressemble à K., une autre - qui, avec ses cheveux longs et ses énormes yeux bleus, est aussi tout à fait bien, tout à fait au poil. La dernière fois, elle s'était adressé à C. qui l'avait intelligemment rebasculée vers moi parce qu'elle cherchait quelque chose dans "mon rayon". On a parlé un peu. C'était encore une fille qui faisait du théâtre, elle cherchait des bruitages et une musique "inquiétante" pour la scène d'intro. Je lui avais proposé "La Danse Macabre" de Saint-Saëns, le seul truc qui me venait à l'esprit. En la revoyant, je lui demande comment avance son projet et si elle a trouvé ce qu'elle cherchait. Elle dit qu'elle a finalement porté son choix sur la BO de "J'aimerais pas crever un dimanche". Elle est à une borne d'écoute et parle avec une légère pointe d'enthousiasme ou de fierté. De toute façon, j'écoute à demi, je regarde ses yeux, et je me dis que c'est pas possible de les avoir aussi bleus. Je lui dis: "bon, ben bonne continuation pour vote pièce!". Et je la laisse là. De retour au bureau, on me demande si j'ai pris son numéro. Et je me sens terriblement con. Les autres sont persuadés qu'elle repassera un jour. Mais bon, faudrait-il que j'y pense ce jour-là.
De retour chez moi, je regarde la lettre que j'ai écrite à K. et me dis que si Seb tombait là-dessus, sûr qu'il me ferait encore un sermon sur ma connerie. Je suis tenté de la jeter, cette foutue lettre. Quatre pages, recto verso et merde, je parle pas des brouillons. Je la fous dans un tiroir pour ne plus la voir. Seb appelle pour voir un film de De Palma. Faut que je sorte...
 
© lmer 2004


La bouillotte


Me suis réveillé avec la gorge enflammée et rouge comme un barbecue. Ai passé trois plombes devant le miroir de la salle de bain à me regarder le fond du gosier pour voir où j'en étais. Et sur l'étagère, toute la médecine est périmée au moins d'un trimestre, à part les boîtes d'aspirine, mais évidemment, elles sont toutes vides. Alors je me rabats sur des pastilles pour la gorge et un cachet d'Advil qui restait sur une plaquette. Je prie pour que mon cas ne s'aggrave pas pendant la journée.
Mais après une heure de boulot, je suis pris d'une petite montée de fièvre accompagnée d'une soudaine lassitude. Je passe deux fois devant le dernier Frank Michael sans m'en rendre compte. Je grappille quelques instants de lucidité à droite à gauche. Je tiens jusqu'à la pause déjeuner.
Au retour, je me trouve dans l'obligation de trouver un truc dans l'infirmerie de la boîte. La douleur commence à me monter au nez et j'ai chaud, puis j'ai froid, puis j'ai chaud... enfin, ainsi de suite... Deux de mes collègues, Marianne et A., se dévouent pour aller me chercher quelque chose. Deux minutes plus tard, alors que je regarde l'aspirine pétiller au fond de mon verre d'eau, Marianne me sort:
"Il faut que tu te gargarises avec. C'est super efficace!"
J'en doute pas, mais j'ai quelques complexes à me gargariser sur mon lieu de travail devant tout le monde. Allez, pour lui faire plaisir, je fais mine de passer cinq secondes par les chiottes qui se trouvent près de la salle de pause pour faire des bruits avec ma bouche. Et je ressors aussitôt. On va ensuite s'assoire un peu plus loin sur des caisses retournées. Je dis en touchant mon front:
"Je crois que j'ai de la fièvre"
Marianne pose une main sur mon front et l'autre sur ma nuque:
"Ouais, un peu"
Je me pose sur une caisse et je fais comme tous ces types qui aiment se plaindre quand ils sont malades et qu'il y a une minette dans les environs:
"Oh, je commence à avoir des courbatures dans les jambes en plus"
"C'est dingue, fait A., comment les garçons semblent moins supporter la douleur que les filles"
"Comment?"
"Oui, reprend Marianne, c'est connu, les femmes résistent à la douleur plus facilement que les hommes"
J'avais déjà entendu ça quelque part, mais bon, j'étais pas non plus en train de me rouler par terre!
"Nous les filles, continue A., on est habituées à avoir des maux de têtes et tout, et vous les garçons..."
"Et c'est donc vrai?" je l'interromps.
"Quoi?"
"Ben, je sais pas, moi, est-ce que c'est vrai que ça fait si mal que ça?"
"De quoi tu parles?"
"Y a une chanson de Jeanne Cherhal qui parle d'une fille qui se tort de douleur tous les mois, jusqu'à en "étouffer ses cris dans l'oreiller"..."
"Ah, tu parles des règles!" me dit Marianne.
"Ben vi!"
"C'est clair que ça fait mal, quoique, ça dépend des femmes, je pense"
"Quand tu as une douleur au bras, par exemple, continue A., c'est bon, tu peux ne pas y penser et continuer comme ça, mais là, c'est pas pareil..."
Elle se lève avant de reprendre:
"Ca te fait comme une barre là..."
Elle indique la zone en question.
"C'est comme une crampe, développe Marianne, la douleur peut durer assez longtemps, disparaître l'espace d'une minute, puis reprendre. Moi, ça me fait mal aux reins parfois. Tu vois, mas première crise d'épilepsie, c'était à cause de cette douleur..."
Mon Dieu, ce que ça doit faire un mal de chien!
"... il peut arriver des jours aussi où ça fait tellement mal que t'en es presque obligé de rester au lit jusqu'à ce que ça se passe..."
"Ouais, moi j'utilise une bouillotte" lance A.
"Au ouais? Moi, la bouillotte, ça marche pas pour moi, bien au contraire"
"Putain, c'en est à ce point?" je m'étonne.
"Oh, ça dépend des femmes je pense"
"Ouais, mais toutes les deux, là, ça vous fait quand même un minimum mal!"
"Il paraît que les femmes qui ont eu un gosse ont beaucoup moins mal après"
"Oh, je sais pas, ma mère, elle a toujours mal. Non, sérieusement, le pire, chez certaines femmes, ça peut se transformer en légère hémorragie..."
"Oui, reprend A., je connaissais une femme, eh bien, il fallait qu'elle se change toutes les heures, et même, la nuit, elle était obligée de porter des couches. Elle perdait tellement de sang pendant ces périodes qu'elle en devenait anémique. Ca ne s'arrêtait pratiquement jamais..."
" 'Tain, ça doit pas être commode à vivre"
A. se tourne vers Marianne:
"Moi je sais que pendant ces périodes, je ne supporte pas qu'on me touche"
"Ah ouais?..."
Et je les laisse causer entre elles. J'avais assez d'infos comme ça. L'espace d'un instant, j'ai mis tout ce qui venait d'être dit sur le compte de la fièvre ou d'un délire improviste. Mais non, j'avais bien entendu.

Le seul fait marquant de l'après-midi fut l'apparition de Pascal Obispo au rayon Variétés Internationales, habillé comme un sac et ressemblant à un gland poilu avec son bonnet sur la tête et sa barbichette des grands jours. Ces célébrités, à trop vouloir dire qu'elles sont comme tout le monde, qu'elles vivent comme tout le monde, eh bien, c'est pire, elles ont encore moins de classe que le manque de goût lui même. C'est peut-être tant mieux pour elles.
J'ai passé mon chemin.
Quelques heures plus tard, je me retrouve devant mon miroir pour évaluer les dégâts. Un léger mieux peut-être? J'ai oublié de faire un saut dans une pharmacie, mais j'ai retrouvé un tube d'aspirine encore plein, ainsi que quelques sachets d'Aspégic. Et si je me collais une bouillotte sur le front?... Non, je pense pouvoir tenir la nuit sans ça. Et de toute façon, je ne crèverai pas aujourd'hui. Ce serait trop beau. Il n'y a qu'une chose qui peut avoir ma peau, qu'une seule! Mais je ne sais fichtrement pas ce que ça peut bien être.
 
© lmer 2004



La saison du chocolat chaud


Début d'après-midi, je regarde les infos de la 2, cloué sur mon tabouret dans la salle de pause. Personne à part Marianne et J.C qui papotent, assis à une table juste à côté. J'ai le sinus lourd, lourd comme mort, et les yeux secs. D'ailleurs, je me demande si je ne suis pas en train de regarder la télé avec la bouche bêtement grande ouverte. D'autres membres de l'équipe se sont enrhumés aussi. Je crois que personne ne s'est encore rendu compte que le chauffage dans le magasin était réglé au maximum. On y passera tous.
Je passe le dos de ma main sous mon menton. C'est bon, ma bouche était bien fermée.
A la télé, le présentateur du journal m'énerve un peu, il m'agace même, il fait tellement faux. J'aurais eu moins de fièvre, je l'aurais trouvé tout aussi faux. Je suis encore en train de chercher ce qui cloche lorsque Marianne se tourne soudainement vers moi et me demande:
"Et toi? Qu'est-ce qui te rend heureux?"
"Ce qui me rend heureux?..."
Je la regarde un instant, puis reporte mon attention sur ce qui se passe sur l'écran.
"... la glace à la fraise... avec des morceaux dedans... entre autres... les côtes de boeuf aussi..."
Bien sûr, j'oublie: écouter Yo Yo Ma jouer les suites de Bach en buvant de la Guinness allongé à même le sol, rentrer dans une librairie tout en sachant que mon compte est au vert, en ressortir avec l'illusion qu'il est toujours dans le vert, tomber sur des bouquins où je me retrouve dedans et me convaincre que je ne suis pas si cinglé que ça, les films comme "Lost In Translation" ou "Punch Drunk Love", toujours dans les films: la scène finale de la 25ème heure de Spike Lee, laisser poireauter mon banquier qui se croit drôle alors qu'il ne fait que réciter les sketchs de ses comiques préférés dont il a toutes les vidéos et qui vous dit: "eh bien, faut sourire Monsieur M.!" alors qu'il a votre âge, qu'il veut vous faire croire qu'il vous considère comme son petit frère, qu'il touche trois fois votre paye, qu'il est le crétin le plus obscure de l'histoire du service bancaire pour particulier et que personne ne peut rien pour lui... en gros, il est foutu mais il ne veut pas l'admettre avec son costume gris anthracite et ses doigts jaunes et sales, avec sa manie de faire la cour à sa collègue du bureau d'en face, mais, soyons honnête, c'est juste pour un coup, juste pour un coup, bien sûr... il est foutu, et ça me rend heureux parce que je sais que je n'aurais jamais la même vie que lui. Ce qui me rend heureux? Rentrer chez moi, dans l'air sec de l'hiver, en soufflant contre le vent et voir ma respiration embuer mes verres, passer par le parc V. et constater qu'il se vide, que les feuilles sont par terre, que la pelouse se transforme en tableau pointilliste, voir le jour décliner, cet instant entre l'orange et le rose, les lumières s'allumer dans les appartements et les gens qui passent derrière les vitres, deviner qu'on a mis en route les chaudières, les radiateurs qui s'emplissent d'eau chaude et les gens qui se frottent les bras sous leur pull en pensant à la saison de la soupe et du chocolat chaud, les millions d'heures de leur existence comme figés, un instant, là, et ma main qui plonge dans une poche de ma veste pour en sortir une feuille morte que Marianne a glissé là en revenant de déjeuner, la première feuille de l'hiver, déjà morte, et cette certitude que l'été finira par revenir, un jour où l'autre...
Glace à la fraise avec des morceaux dedans... C'était assez bien résumé.
 
© lmer 2004


éh, bob! on voit ton slip!


il prend le métro, c'est le cave habituel, celui qui se rend à son boulot parce que c'est lundi et qu'il n'a pas le choix, il n'a jamais eu le choix, sa station est bondée, mais il prend le métro quand même. les portes s'ouvrent et tout le monde se rue à l'intérieur, donne des coups de coude, et notre homme s'y rue tout autant, mais voilà, personne ne veut lui faire un peu de place et le signal annonçant la fermeture des portes retentit déjà, notre homme est froid, sec et si peu vif, tout comme ces petits chiens à mémère qui ne sont même plus capables de bander pour les femelles de leur espèce et préfèrent cent fois les cuisses de leur maîtresse, à un point! à un point de les confondre avec une de ses semblables, bref, les portes se ferment et  le cave ne veut pas louper son métro, donc, logique, il bloque les portes avec son pied, droit, il souffre à peine, et c'est une centaine d'autres personnes à part lui qu'il retarde. le chauffeur du métro, c'est un type plutôt stable, il s'est réveillé tôt ce matin, il a conscience de l'utilité de sa fonction, même s'il se laisse facilement entraîner dans les combines syndicalistes de ses collègues grévistes, mais à part ça notre chauffeur, il ne demande rien à personne, non jamais, à part le fait qu'on le laisse faire son job correctement, notre chauffeur fait crépiter son micro:
"Veuillez ne pas gêner la fermeture des portes, s'il vous plait!"
c'était assez poli, trop poli pour un cave, et forcément, un cave ça n'y comprend rien, surtout si on reste poli avec lui. le même:
"éh bob!"
le chauffeur, ça commence à lui courir, déjà qu'il était en retard d'une minute ce matin au départ de la ligne, il tâte sous le comptoir pour voir s'il ne l'a pas oublié, quoi?; son magnifique fouet avec sa belle crosse en résine noire et brillante, et se demande s'il aura à l'utiliser, il pense, le chauffeur, oui, il aime son boulot, mais il aurait pu rester chez lui ce matin pour jouer de la clarinette ou, il ne sait pas trop, ou tout aussi faire la vaisselle, notre chauffeur, il est célibataire, ses horaires lui laissent peu de temps pour sortir, aussi, il a très peu d'amis et ne rencontre que peu de femmes, donc logique, il ne fait jamais la vaisselle avant d'aller se coucher, ça l'agace un peu, mais pas autant que l'autre pékin qui bloque les portes, il essaye alors, mais un peu tard:
"VIRE TON PIED D'LA!"
Le cave commence à prendre conscience qu'on s'adresse à lui, il fait un petit mouvement de recul, personne pour le pousser plus loin, on croit qu'il va enlever la jambe, mais non, à l'intérieur, les gens commencent à s'agiter:
"Merde, prenez l' prochain!
"Oui, quoi, Monsieur, enfin, non mais!"
"Vous voyez pas qu'y a pas d' place, bordel!"
"C'est vrai quoi! Pas possible! éh bob!"
"Mais j' m' appelle pas bob!"
"On s'en branle bob!"
"Tire toi bob!"
Notre chauffeur:
"Bon, tu t' tires bob où j'appelle un agent?"
Bob regarde à l'avant du métro, et... et rien.
"Merde bob!"
Le cave reste là, mais cette fois-ci, il semble bien qu'il essaye d'enlever sa jambe, il est tout rouge, comme ces petits chiens à leur mémére, sous leur pelage et qui bandent sournoisement la langue pendue, comme s'il était convaincu que personne ne l'avait vu, mais en fait il sait, un pan de son pantalon est coincé entre sa cheville et la porte, il tire, tire, il ne sent pas ce courant d'air qui lui chatouille les reins, puis soudain quelqu'un crie:
"éh bob! on voit ton slip!"
quelques observateurs rient, d'autre demandent pourquoi on rit, dans un ultime accès de rage, le cave arrache sa jambe au wagon, dans un bruit tellement sec que tout le monde croit un instant qu'il l'a laissée à l'intérieur, il s'éloigne, tout doucement, se pose sur un banc poisseux et collant, le chauffeur le voit dans son retour vidéo et soupire, soulagé, il pense à sa clarinette, il passe de nouveau la main sous le tableau de bord, se saisit du fouet au joli manche en résine, brillant comme l'ébène, le lève et se met à le claquer dans l'air, vers les 100 millions de fourmis qui se trémoussent devant son métro, et le voici, avec son engin, et ses 100 millions de fourmis, palopant vers le terminus.
il ne verra pas la lumière du jour, mais sa journée n'est pas totalement foutue.
 
© lmer 2004


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