Dernière lettre de Damien à sa soeur Louisette
Front de l’ Ebro, le 16 juin 1938
Mon cher Adrien, ma chère Louisette,
Voilà bientôt deux mois que je suis en Espagne sans
vous
donner de mes nouvelles. Je vous accorde que c’est un peu
exagéré
de ma part et vous en demande pardon. Toutefois, n’allez pas croire que
je vous oublie, non, je suis infiniment heureux de passer de temps
à
autre quelques instants avec les chères images que j’ai
emporté
de vous tous, et j’en suis reconnaissant à mon petit appareil
qui
entre parenthèses, ici, ne me sert pas à grand chose.
J’espère que vous êtes en bonne santé et je suppose
que Colinette est partie à la campagne, ainsi qu’Yvonne sans
doute.
J'espère par retour du courrier une foule de détails
que, malgré la petite peine que j’ai pu vous faire bien
involontairement,
vous ne manquerez pas de me donner sur tout ce qui se passe
là-bas,
sans oublier le travail d’Adrien.
Je ne voudrais pas que vous voyiez dans cette demande autre chose que
ce qu’elle comporte, car le moral est excellent et je me
félicite
à tous points de vue d’être aux Brigades internationales,
à côté de nos vaillants camarades espagnols pour
combattre
contre le fascisme international.
Il me faudrait de longues pages pour vous conter mon voyage dans le
détail ; je m’en tiendrai pour aujourd’hui à vous faire
part
de quelques impressions parmi tant d’autres, dont j’aurai le plaisir de
vous entretenir plus tard.
Tout d’abord, le passage des Pyrénées, étape
très
dure surtout pour des gens peu entraînés comme
j’étais
moi-même, mais après avoir passé la
frontière,
il nous était donné d’assister à 2000
mètres
d’altitude, à un spectacle vraiment beau, le lever du soleil
avec
dans le lointain la Méditerranée.
Ensuite on nous a acheminés vers le camp d’instruction. La
Catalogne
est un beau pays où il doit faire bon vivre en temps de paix
mais
présentement, la population qui est très courageuse,
manque
d’une foule de choses de première nécessité (
toujours
la non-intervention qui n’en a plus pour longtemps j’espère). Le
1er mai nous avons défilé dans Olot, jolie petite ville
catalane
dont la municipalité avait organisé, avec le concours des
organisations Front populaire, une manifestation en l’honneur des
Brigades
internationales : un grand meeting eut lieu dans les arènes
où
nous pûmes entendre André Marty qui… comme l’inlassable
lutteur
qu’il a toujours été et qui , connu du peuple espagnol et
catalan dont il est un des plus vaillants défenseurs, fut
longuement
acclamé ; une cérémonie émouvante
devait
clore cette magnifique journée : la remise par la
municipalité
d’un drapeau aux couleurs de l’Espagne et de la Catalogne avec
l’étoile
antifasciste, que nous avons juré de conduire à la
victoire.
Puis, par étapes, ce fut la direction du Front : le 11
mai, nous prenions notre premier bain dans la mer sur une petite plage
de toute beauté, le 14 j’étais affecté à
l’unité
à laquelle j’appartiens présentement : la Cie
mitrailleuse
du bataillon « Commune de Paris » et le 18, nous
montions
en position. Certes, à travers toutes ces
péripéties,
nous avons connu quelques petites misères, mais on se fait
rapidement
à tout et l’on arrive ainsi à avoir une plus juste
appréciation
des choses .
Je suis avec des camarades, des « tordus » comme
on dit ici, qui ont en vu de toutes les couleurs et qui, après
vingt
mois de combats, ont toujours le mot pour rire, même sous les
rafales
de mitrailleuses.
En ce qui me concerne, je crois pouvoir dire que pour mon baptême
du feu, je ne me suis pas trop mal comporté ; il est vrai que ce
n’est qu’un commencement, mais ce qui m’a surtout impressionné,
ce sont les rafales de mitrailleuses et le claquement des balles
explosives
; inutile de vous dire que l’on n’attend pas le commandement pour se
planquer.
Présentement, le secteur est calme et vraiment à certains
moments on ne se croirait pas à 200 mètres des lignes
fascistes.
J’ai déjà écrit, en collaboration avec les
chauffeurs
de taxi qui étaient partis avec moi pour le front, une lettre
aux
camarades du bureau syndical ( ma première lettre que voici
devant
être pour vous) ; or je n’ai pas eu de réponse. Il est
vrai
que j’ai changé cinq ou six fois d’adresse et j’ignore si elle
est
arrivée à destination. Je dois vous dire également
que lors de notre affectation, nous avons été
dispersés
et que je n’ai plus de nouvelles de mes copains chauffeurs de taxi dont
j’ignore l’adresse. Peut-être qu’Adrien pourra me donner quelques
nouvelles ?
Quelles sont mes préoccupations du moment ? Apprendre à
faire la guerre et à savoir utiliser au mieux les armes que nous
avons entre les mains pour en finir rapidement avec le fascisme en
Espagne.
Je m’applique également à apprendre l’espagnol.
Quels sont nos besoins ? Nous manquons de beaucoup de choses, mais
ici sur le Front , si nous n’avons pas la variété, au
mois
avons - nous des vivres en quantité suffisante et si nous
avions les armes et les munitions qui nous manquent encore, nous
aurions
vite donné le coup de grâce à Franco, ce qui du
reste
ne saurait tarder.
A présent, les lettres, journaux et colis nous arrivent
régulièrement ; presque chaque jour nous avons «
l’Humanité
» que nous lisons attentivement et qui est une grande chose du
point
de vue moral.
Je n’ai pas besoin d’argent dont je ne saurai que faire, car il n’y
a rien que l’on puisse acheter sur le Front, mais je vous demanderai de
m’envoyer de temps à autre des journaux.
Les colis sont toujours les bienvenus et si vous aviez l’intention
de m’en envoyer un, permettez-moi de vous indiquer les choses qui me
seraient
les plus utiles ou le plus agréable….(illisible) c’est ce dont
on
est le plus privé ici…gauloises, un paquet de gris, une gitane
serait
un luxe ; pour se mettre sous la dent, un peu de chocolat et des
confitures
; j’aimerais bien avoir un bon bout de fromage fort et si possible,
quelques
morceaux de sucre.
Une petite cartouche en ébonite d’encre Waterman pour mon stylo,
ainsi qu’un petit flacon d’alcool de menthe et un tube d’aspirine me
seraient
un cadeau des plus agréables, sans oublier un petit sachet de
bonbons
pour les gosses, dès que l’on est à l’arrière.
Voici ce que l’on serait heureux de recevoir, mais surtout,
éviter
les gros colis, pas trop de choses à la fois et c’est exigible
pour
plus de garanties par l’intendance du Secours rouge.
J’envoie à Louisette un petit bout du drapeau espagnol ;en
attendant
la joie de vous lire, je vous envoie mes plus gros baisers . Votre
frère
qui vous aime beaucoup.
Damien
P.S. :Je vous prie de faire part de mes amitiés et de mon bon
souvenir à tous les amis de là-bas : Maria et Joseph
Rivière,
à chez…. , à Milou et sa femme, je vais écrire
à
mon ….J’oubliais de vous dire que je me propose d’écrire
à
mes parents et je compte sur vous pour qu’ils n’aient pas de peine
à
cause de moi. Si la Colinette n’était pas à la campagne,
embrassez-la fort pour moi. Je vous prie de me donner des nouvelles de
mon filleul.
MAGNAVAL Damien, 494 Secours rouge international 494
Plaza Altazano Barcelon( Espagne)