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Bonnes feuilles
Et
pourtant il tourne, publié 10 ans plus tard, peut d'abord
déconcerter: "mal foutu", selon le propre mot de son auteur, très
peu "écrit", au sens de "travaillé", ou de "composé",
il semble la juxtaposition rapide et parfois brouillonne de pages arrachées
à un journal bien peu tenu certes, mais, et ce sont là les
qualités de ses défauts, sans la pesanteur, l'obsessivité
ou le contrôle introspectif de nombre de journaux. L'inachèvement
de l'ouvrage, qui assemble sans autre forme de procès des notes
(plus ou moins) relatives à Ghislain Cloquet (les repérages
à deux d'un film qui ne sera jamais tourné, en 1969, puis
la mort du célèbre chef opérateur en 1981) au récit
au jour le jour d'un stage de monteuse effectué dans les laboratoires
Eclair en 1973, en accentue paradoxalement la force. Car, au-delà
de la saveur ponctuelle de telle anecdote de cinéma, ou de tel
portrait (les pages les plus impressionnantes à cet égard
sont de toute évidence celles consacrées au tournage avec
Joseph von Sternberg), c'est précisément dans l'intervalle
de ces notes mal jointes que le lecteur peut entendre la voix très
particulière de Dorothé Blanck, à la fois douce,
très présente, et comme éloignée, ou perpétuellement
"sur le départ" - une voix proche et pourtant toujours lointaine.
C'est dans ces pages bricolées qu'il peut saisir ce que l'on n'ose
nommer une philosophie - disons une façon d'habiter le monde, de
s'y mouvoir, d'en fendre l'air - avec détachement, le dos bien
droit, les yeux ouverts, un pas devant l'autre, en toute liberté,
sans prévoir, sans jamais chercher à construire ou établir
(une carrière, une famille, ou simplement une aptitude professionnelle...);
sans mépriser non plus ceux qui, par conformisme ou inclination
réelle, construisent ou travaillent, comme les ouvrières
du laboratoire Eclair que Dorothée Blanck, qui a partagé
leur vie à titre quasiment expérimental pendant trois mois,
évoque dans ses notes avec une sympathie (au sens étymologique)
à la fois profonde et effarée - si loin, si proche, sur
un chemin si escarpé que peu l'empruntent. Il ne faut pas se
fier au titre, ni au sous-titre du dernier ouvrage de Dorothée
Blanck, Rêves: érotiquement vôtre.
Certes, il s'agit bien de courts récits de rêves, dont l'acte
ou simplement les organes sexuels sont, il est vrai, les figures dominantes.
Mais l'absence d'onirisme, ou du moins du mélange à la fois
flou et codé de bizarre et de merveilleux que ce terme désigne
habituellement, même dans le domaine des Lettres, le dédain
de l'interprétation ou de l'analyse, le refus enfin de masquer
le sexe avec les habits folkloriques de l'érotisme justement, toujours
de pacotille, conduisent le lecteur en des régions bien moins balisées,
et bien plus arides, que la couverture ne semblait l'annoncer. Ce qui
frappe en effet, c'est bien la netteté, la précision, l'impassibilité
de ces récits de rêves, lapidaires et en même temps
très détaillés - en un mot vrais, aussi vrais, muets
et incompréhensibles qu'une pierre. Car paradoxalement cet ouvrage,
qui n'a demandé presque aucun travail d'écriture (Dorothée
Blanck affirme que les récits s'imposent immédiatement et
simplement, sans retouche), se révèle le plus écrit,
c'est-à-dire celui qui donne de la manière la plus évidente
le sentiment d'un style. Tout dès lors est nécessaire, réel,
exact dans ces récits de rêves, même les plus invraisemblables,
qui forment les uns à la suite des autres, en creux, comme un négatif
que l'on développe, le récit a-chronologique d'une vie et
l'autoportrait sans figure d'une femme ouverte /offerte et imprenable.
Jérôme Reybaud |
Une chambre pour un moment (Denoël, 1991)
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