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Textes inédits





 

Notes d'août 1960

22 pages tapuscrites de notes de journal datées. Nous en donnons à lire quelques unes.

 

 Euphorismes

Fragments épars.

 

On va chez grand'mère / Pour un moment

Une Chambre pour un moment , publié par Denoël en 1991, a d'abord porté le double titre "On va chez grand'mère / Pour un moment". Le tapuscrit, inséré dans une chemise rouge, révèle un texte assez différent de celui qui sera publié: outre la présence de corrections et ratures, de nombreuses pages sont entièrement barrées. Nous donnons à lire plusieurs de ces passages supprimés, que nous juxtaposons, sans blanc, sans saut de ligne, mais avec des points de suspension, comme dans Une Chambre pour un moment, dont le texte ci-dessous est une sorte de prolongement, de faux double, ou de codicille.

 

 

 



Notes d'août 1960





Lundi 13 août
 
[...]

Toujours la rue, et sans bas, par mesure d'économie: votre dégoût serait complet; et les nuques et bras nus des filles m'émeuvent, je les regarde à travers tes yeux; une très célèbre actrice a raconté avoir un jour en plein cocktail baisé la  bouche de sa rivale pour y retrouver le goût de son amant.
[...]
Petit pèlerinage à la fête des Loges. Cette douceur de retrouver tous les stands, sans l'enthousiasme de la découverte; des moules trois fois pour notre moral; impossible de gagner une volaille: les bêtes, c'est pourtant la consolation du genre humain.
Et si froide en dansant, mais, aux adieux, un homme qui me prend le visage entre ses mains qui me soulèvent, et je les effleurai de mes lèvres.


 
Mercredi 15 août

Ca y est, c'est décidé ! Je me fais apatride pour pouvoir voyager. Beaucoup de gens se disant informés m'ont fait craindre des représailles. Mais si j'ai hésité tant d'années, c'était pour demeurer quelque chose dans mon désarroi. N'ayant jamais vécu dans une famille, sans mari avouable, sans métier stable, ni avenir, si l'on me demandait "Vous êtes étrangère mademoiselle ?", je pouvais répondre avec une satisfaction intérieure mal dissimulée: "Oui, Polonaise"; j'avais l'impression de leur ouvrir des horizons de charme et de douceur; qu'en restera-t-il maintenant ?

Samedi 18 août

L'amour-propre, c'est vous qui l'avez: rien ! Forcée de réagir en passant l'après-midi avec des garçons ! Pour ne pas être trop abattue, grande douche froide, gant de crin à l'appui et maquillage outré: le masque, on n'a pas encore trouvé mieux pour lutter contre une dépression féminine.
C'est bien long tout ceci, dimanche arrive, et lundi, et le coeur se dessèche, surtout face à l'indifférence. Incapable de répondre un mot gentil à maman, je crains qu'elle ne soit pas dupe; son coeur bat déjà d'inquiétude de n'avoir pas sa fille casée. Faim. Rien pris depuis cette nuit, mais au lieu de préparer, j'attends et sursaute aux bruits. Si de nous deux tu n'es pas le malheureux, justice est faite.
 


 
 



 

Euphorismes


 
 
 

6 janvier 97

Les poireaux sont gelés.

Il m'a fallu toute une vie pour rester jeune.

La chair est faible, je veux dire sans force après la cinquantaine.

La danseuse des putes, c'est moi.

J'aime une toupie. Elle est si belle, ses couleurs irisées par la vitesse, laquelle à son maximum devient "immobilité"; à cet instant je la crois mienne, abordable dans son feu qui l'érige, l'affine. Hélas, cela ne dure que la fraction de temps où j'aurai pu mettre le doigt dessus; à la seconde elle se couche à terre, le ventre ventru comme quelqu'un qui digère et refuse d'être dérangé: l'égoïsme du trop plein qui le rend sourd à votre fascination.

Mardi 7 janvier

Comment trouver une phrase alors qu'on n'a pas d'idée ?

La joie est en elle-même, une jubilation humorale.

J'ai toujours aimé plus intelligent. En suis-je plus forte ou plus faible ?

Tant que j'ai à apprendre, je prends.

J'ai donné mon corps à la médecine, y compris la prunelle de mes yeux; qui viendra les chercher ?

En décrochant le récepteur, je suis essoufflée.
"Qu'est-ce qu'il y a, tu as couru ?, demande-t-on à l'autre bout du fil.
- Non, c'est la surprise".

[...]

J'ai réussi à vendre un Topor à Topor. J'ai abusé de sa générosité proverbiale pour lui vendre un dessin qui lui avait été volé...

Je suis comme le serpent, un animal à sang froid. J'absorbe puis je digère pendant longtemps les gens, puis je jeûne d'eux durant l'éternité.

Je sers de modèle pour un peeling léger. Le dermatologue dit à ses élèves que j'ai une peau fine et fragile.
"Je vous signale docteur que j'ai 63 ans.
- Oui, dans le désordre".


 



 

On va chez grand'mère / Pour un moment
 
 
 
 



 
 
 

L'autre, dans le même temps, me racontait son plaisir à donner du plaisir aux femmes en les caressant, en les embrassant, ce que préfèrent 80 % des femmes (dit-il), et cela me fatiguait d'entendre cette profession de foi alors que je n'avais pas envie d'être "raccompagnée"; mes yeux se fermaient, j'ai pris mon vélo pour me rafraîchir à l'air des quais, à minuit...
Déjeuner tendre avec M. B., qui m'annonce pudiquement, au fromage, qu'il va m'aider, si j'accepte ses directives, à fabriquer un squelette avec toutes mes déambulations écrites depuis vingt ans. "Cela peut faire une très jolie chose de littérature brute..." (dit-il)...
Enfin, par rapport aux "dites vacances" je me suis reconstitué une santé dans les errances parisiennes; quand on dit qu'il n'y a de "bon bec qu'à Paris", ça peut se voir au figuré... En tout cas, on y est libre d'être triste sans faire de grimace de politesse; vous ne rencontrez personne qui ne veuille vous avoir vue, le monde protégé par le secrétariat du répondeur téléphonique.
En regardant "Apostrophe" j'imagine Pivot m'interrogeant:
"Pourquoi votre titre "Pour un moment" ?
- Parce que je ne vis que des tronçons de vie, avec des tronçons d'hommes, et je ne raconte que des tronçons de situations..."
Septembre est si dur pour tout le monde, chacun doit se resituer devant l'année à venir; il y a des remises en question si insolubles, quel que soit le niveau de vie, qu'on a tendance à laisser la situation pourrir si l'été ne vous a pas fortifié pour le combat...
Et, déjà; d'une chemisette pour la nuit, on passe, en huit jours, au duvet...
Il a bien vu que j'élaborais ces récits comme on construit un prisme, sans se rendre compte que j'y reflétais son image sous toutes les facettes...
Je me souviens avoir rencontré Zouc, il y a quelques temps: "Si tu attends des hommes qu'ils te demandent. Moi, je prends le hors d'oeuvre, le plat de résistance et le dessert, et, s'il le faut, je me ressers toute seule..."
Ma machine, plus la journée est dense en événements, plus elle est cocue... Je ne sais pas quoi lui dire, par où commencer; à moins de faire comme certaines personnes qui vous racontent par le menu toute l'histoire, et l'on s'ennuie au bout de trois phrases, à attendre que ça se dévide; l'art de la contraction, l'essentiel est là... Bref, quand je vis, je ne tape pas...
Une imbrication dans le rêve d'une telle logique, c'est comme un fil d'or qui nous rattache aux choses, aux gens; malheureusement j'en perds le fil dès que je m'éveille [...] Le seul dialogue totalement réaliste, d'une incision cruelle, quand je sais qui j'aime, au point de sacrifice, ou de tuer, c'est quand je rêve... [...] Le paradoxe, c'est que lorsque je veux me lever pour noter les informations, je me dis: "Non, encore un peu de rêve", pour adoucir les contours, faire basculer une situation désavantageuse, et j'en perds la mémoire, l'essence de la réalité...
Moi aussi, sur mon vélo, je biche devant les piétons; on a le cabotinage qu'on peut... Il suffit d'avoir le nez au vent pour se sentir "seul après Dieu, maître à son bord"... C'est dire que je suis souvent heureuse, dès que je pédale dans Paris...
Toutes les mines sont "face" dans ce troupeau qui grimpe vers la vie, au garde à vous, fixe; j'ai envie de dire "repos"...
Cette paysannerie, de vallées en monts, m'a interdit à tout jamais d'avoir une conversation qui ne serait pas aérée par des incidences; on quitte la grand route pour un lacet, et la réponse vient en bout de chemin; les sous-bois, les troncs qu'on chevauche sont autant de distractions paillardes, entre parenthèses, d'une pataphysique qui se voudrait de haut cru; je me griffe aux ronces pour manger des mûres... Je m'ennuie avec les gens sérieux, un bon voyou vaut mieux que deux tu l'auras...
Les hivers sont longs quand le dialogue n'est qu'en chambre... Heureusement, je suis toujours sortie par tous les temps...
Il y a des filles qui gagnent leur beefsteack, bien décidées à rester au chaud... Moi, j'ai le vélo qui me bouge les sangs, le bistrot pour la conversation, le cinéma pour le rêve d'amour bien saignant, tout ça ne manque pas de jus...
Vive le travail au Club, on est obligé de voir et d'être vue; c'est excitant, un bon antidote à la grisaille qui vous enveloppe de n'être qu'une passante anonyme dans les rues de Paris... Les amours fleurissent spontanément, aussi vite que du chiendent, puisqu'on est couvert par le regard d'autrui au moins aux trois repas, si ce n'est plus, dans les activités sportives communes; la cristallisation se fait en un tour de main, et l'amour derrière le buisson, s'il n'y a pas de lit sans témoin... l'épine, c'est qu'on peut voir son partenaire fuir avec une autre l'heure suivante; j'en fais autant et le tour est joué, personne ne sachant qui est "cocu" le premier; jeu d'influence extra-rapide qui vrille les nerfs, mais on est bronzé et on a le sourire; le dangereux c'est, s'il y a romance pendant la huitaine ou la quinzaine du vacancier romanesque... quand il part, il va vous écrire, mais personne à l'aéroport pour votre retour; six mois sont passés, vous avez joué les fiancées, alors que bobonne l'attendait fermement sur le palier... Tout cela est bien fatigant: au soleil ou sur l'asphalte, retenir du sable est impossible...
"La nuit des rois" par le Théâtre de Bourges; ils ont tous la manie de faire une adaptation moderne de Shakespeare, d'abâtardir ce texte si haut en couleur pour faire des gags sans aucune originalité autre que le pastiche à la Hellzapopin; ce théâtre si  riche devient curieusement pauvre avec ces ajouts contemporains...
Cet homme me surprend: il est à la fois très primaire, il en a la force et la sincérité, et, à le regarder manger à la cantine catholique de la la fondation Chaillot, il a la courtoisie d'un seigneur et une élégance de mondain, alors que je mange comme une paysanne, grossièrement...
Il m'avait draguée devant une papeterie, nous avions dormi en frères, et, à  l'aube, quand il s'est assouvi en moi, j'avais fait semblant de rien, ce qui est le plus vexant pour un homme. Sa tendresse ne s'est jamais départie d'une carte postale annuelle; il est fruste, et beau, et doit beaucoup plaire aux dames, qui doivent bien en faire leur tasse de thé...
Mon Dieu, faites que je sache toujours disparaître, à tous instants, et, revenir, quand le coeur m'en dit, me laisser prendre sous la houle de l'homme dont j'ai envie...
Je trompe tout le monde, et en même temps je ne trompe personne puisque nul ne me prend en charge pour la raison la plus intime: "le quotidien"... Le reste, c'est la manne des petits bonheurs dont je suis friande, si bien que  ma gaieté joue à saute-mouton avec les embûches que les autres contournent d'un même pas déçu et fatigué à l'avance... Ils refusent de se laisser griffer par les brindilles qui dépassent, n'ont de taches que la boue de leur ennui...
Le velours de son poitrail... Bien qu'ayant retraversé Paris dans le vrai froid de l'hiver, je maintiens cette toison au creux de ma poitrine, rentrée dans ma mansarde; il n'y a point d'intempérie qui brise le charme de la copulation; je m'y vautre seule, la ressassant jusqu'à ce que le sommeil me prenne… Ainsi en est-il chaque fois qui'il m'honore; si je me sauve comme une voleuse, c'est pour nous conserver à nous-mêmes cet instant sans que la comédie des départs-au-revoir glisse le doute quant au plaisir pris en commun... Mon vélo: autre plaisir solitaire, de filer dans la bise, sans stationner sur un quai de métro et faire face à la triste solitude des gens en attente; j'ai été eue, cela ne se partage pas...
Les heures silencieuses juxtaposées les unes aux autres se minéralisent; si elles ont été précédées par quelques douceurs, c'est dans la jubilation que je deviens une pierre poreuse déposée dans son lit, respirant doucement tant qu'il n'y a pas urgence à faire semblant de vivre... sinon, c'est une pierre dense, noire, dont les fibresressassent un cauchemar de tempête, de mort, de frustration, de tempête... il faut la rue pour se projeter comme un caillou dans toutes les rigoles, s'éroder contre les trottoirs, et laisser le vent des larges avenues vous pénétrer pour vous ramollir...
Il veut m'envoyer au charbon, pour assurer mon avenir; j'ai déjà tout un passé avec des gens qui pensaient à mon avenir, et j'en suis au point zéro [...] Quel bonheur de n'attendre aucun héritage, de n'avoir pas à se fâcher avec ses frères et soeurs, ni à se méfier des gigolos; si je baise, c'est encore pour mon cul, quelle victoire sur les ans...
Si l'on me demandait:
"Que faites-vous de vos journées ?
- Comme je ne fais rien, je n'ai pas le temps de faire autre chose..."

De bonnes tartines pain de seigle - roquefort me calent la panse à ne plus penser, dans le cader immuable de Lipp; je m'y mets dans le recoin en creux sous l'escalier; ainsi, décemment isolée, dans la connivence des garçons qui montent et descendent avec leur plateau; au passage, un sourire; j'en fai provision pour ce long week-end, s'il ne tombe rien d'autre du ciel. L'un des maîtres d'hôtel me fait l'honneur d'un baise-main pour la nouvelle année, puis, tout de suite prosaïque: "Il faudra que tu passes à la casserole si je te sors... tu verras, tu aimeras ça... tu en redemanderas"...
L'âge n'y fait rien, cette cavale dure depuis ma naissance [...] On apprend à boire l'eau du robinet dans les toilettes des cafés, à manger du pain complet en partageant le banc d'un clodo, à éplucher les bananes dans les caniveaux; rien ne donne meilleure mine, je pourrais prétendre revenir d'un séjour au Club, les jambes affinées par la marche dans Paris...
Je ramasse dans Saint-Germain de vieux fans, le temps d'un thé; à Montparnasse, au Sélect, un cours d'histoire sur la guerre d'Algérie [...] la bière coule sur le comptoir, j'ai du mal à faire le pied de grue, comment les hommes peuvent-ils tenir des heures sans s'asseoir ? Ces sont des universitaires cultivés, face au producteur P. A, qui est une véritable encyclopédie du problème algérien; les références fusent plus que les cacahouettes, je mourrais de faim si  je les écoutais encore... Je me suis forcée à faire une sieste crapuleuse avec un pote; bain conjugal de détente, la tendresse a pallié le désir...
Rencontré rue de Lappe mon copain disparu, il se proposait de m'apporter un poulet; l'ennui de l'écouter m'a fait préférer continuer mon jeûne, afin d'avoir la paix... comme il est très généreux, il a acheté les oranges du petit-déjeuner...
Je ne sais si c'est éveillée ou dans un rêve que je me suis fait la réflexion: ne plus intervenir, quelle que soit la situation, auprès des personnages qui se présenteront; ainsi, je vois défiler des hommes, des femmes, qui me proposent une certaine image d'eux, dans une circonstance décidée par eux, et je m'en amuse, par le côté dérisoire et sans suite de l'événement...
Hier, à la Cigale, où chantait Anna Prucnal, qui a autant d'énergie que l'Armée Rouge, et la virtuosité vocale d'une chanteuse d'opéra, je vous imaginais dans le public, toutes nos slavitudes réunies... une centaine de fans patientant à la sortie, je n'ai pas demandé le nom de son professeur pour vous le transmettre, et sur mon répondeur, coïncidence, votre voix, si douce, me proposant du travail chez l'un de vos amis... du coup mon obsession de votre pénis est revenue au jour, m'empêchant de dormir, pour finir par rêver que je déposais ma tête sur vos cuisses; vous étiez assis sur un fauteuil pliant de plage, j'attendais patiemment, le visage tourné vers le large, que, naturellement, vous vous trouviez dans ma bouche; j'ai dû avaler un sperme cailleux, et recracher au moment opportun, lorsque nous repartions, moi derrière vous, un morceau de votre chair...
M. B. lui avait demandé de le lire car il ne voit pas comment se dépatouiller des mille pages de divers documentaires qu'il a à lire; il voudrait faire un roman avec un fil conducteur classique, un commencement, un milieu et une fin, et la description claire des personnages; S. Est d'accord avec moi pour le désordre et la non-transparence; enfin, j'ai un allié...
 
 

 

 

 

 
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