Le Comédien en
lettre C:
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Le texte anglais dit «nincompated», mot valise sans doute résultant d'une collision de syncopated et nincompoop. |
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Mot rare, mais guère plus que celui que Stevens utilise dans son texte. Il est vrai que l'anglais recourt sans mauvaise grâce à des mots empruntés aux lexiques techniques quand le français essaie toujours de tirer vers «l'universel» et le générique. Cette tendance ancienne explique sans doute que nos chers traducteurs de logiciels s'imaginent systématiquement qu'il vaut mieux utiliser le mot anglais que de seulement songer que leur propre langue puisse en fournir un équivalent, voire un terme encore qui soit plus précis que l'original. |
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Je vous donne ici le droit de tomber sur ma traduction à bras raccourcis. Le texte anglais parle de «mythology of self». Le français ne dispose (Valéry s'en plaignait) d'aucun terme qui pointe vers le concept de «self» quand il désigne l'instance de la personne en tant que composante de la totalité de ce qu'elle est (relativement à son corps, à ses goûts, à son «moi», etc.) Employer le mot «moi» ou «soi» est d'évidence ridicule et relèverait qui plus est d'une incompréhension du texte : WS ne fait pas référence, ici ni ailleurs, à un découpage psychologique. Ses - fréquents - usage de ce mot désignent toujours la capacité de l'homme à «imaginer» (à entretenir un rapport de flux) avec la réalité extérieure. Les «moi», chez WS, n'ont jamais de réalité intérieure (si tant est que telle chose existe). Je me sers donc ici, bancalement, du mot «être», dans le sens où, par exemple, le français parlera d'un «être plein de fantaisie». Je recours ailleurs dans ma traduction, avec parcimonie mais à mon cuisant regret, au mot «âme», dont j'abhorre ce qu'il entraîne aussi bien que ce qu'il désigne : partout où flotte une âme, Dieu pointe son abominable groin. |
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Le texte anglais parle de «imperative haw/Of hum». J'ai tenté de reproduire l'effet. To hem and haw = se gratter la gorge (avant d'entamer un discours). On fait parfois ce que l'on peut, avec résignation. |
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Greenhorns : un «pied tendre», pour user d'un mot bien français, tout à la fois inexpérimenté et juvénile. La traduction en «cornichon», qui perd l'idée de jeunesse mais se rebranche sur l'idée des «sillons à salades» précédents, est de mes petits triomphes. Je suppose que d'aucuns jugeront que j'en suis précisément un, tant en français qu'en anglais. |
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Autre mot valise («clikering» dans le texte anglais). |
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Il s'agit bien évidemment de la baguette du chef d'orchestre. |
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Je reconnais n'être en aucun cas certain de mon interprétation du texte ici. |
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Ce vers me rappelle irrésistiblement la fin de Hérodias de Flaubert : «Comme elle était très lourde, ils la portèrent alternativement.» |
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Mon choix est discutable, et je lui avais d'abord préféré «Mailloché». Le contexte ne permet pas vraiment de trancher : le soleil ressemble-t-il plutôt à un scarabée, ou évoque-t-il plutôt des effets de martelage? |
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Me voilà pris en flagrant délit (délire?) de cheville. Mais comment marquer la nature active des mots «vocable» et «visible» du texte anglais autrement qu'en les dépliant dans la version française? |
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Un très beau vers, chargé de tous les sens qu'on peut y entendre (Baudelaire devait avoir ce genre de phrase en tête quand il voulut s'embarquer), que j'ai mallheureusement été contraint de «scinder» ; mais la typographie ressortit aussi à l'art du traducteur. |
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Ils refont leur apparition plus bas dans le poème quand la prune de la «réalité» survit indéracinablement à ses poèmes. |
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Un des quelques cas où le français permet d'entendre encore plus précisément ce que l'anglais dit. Comme vous l'aurez compris, je puis rarement résister à une allitération qui me tombe toute rôtie du bec de la muse quand le texte original lui-même m'offre les dents dont la croquer. |
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Comme tout être libre/Caquet au cœur d'une écale de noix sonore |
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(«like other freemen are/Sonorous nutshells rattling inwardly» en anglais.) Un autre de mes triomphes: tout est miraculeusement tombé en place: la traduction, la lettre C, l'alexandrin, et l'allitération - elle-même assez remarquable si je puis me permettre de le souligner. |
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«the Atlantic coign» en anglais. J'avoue avoir été ici défait par la richesse de l'anglais, qui peut puiser jusqu'au plus profond de ses racines françaises, quand le français lui-même n'a pas de grand-mère intelligible de laquelle il puisse rien exiger. Un «coin atlantique» aurait évoqué une inepte villégiature normande ou landaise au mieux, au pire un bunker si mes lecteurs avaient pensé au «coin» que l'on «cogne» dans du bois. |
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«In beak and bud and fruity gobbet-skins» en anglais. Encore une allitération «naturelle», à ceci près que le français est plus mordant, plus grinçant que l'anglais, qui est plus joueur. |
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J'eusse infiniment préféré ne pas faire subir d'enjambement à ce vers compact et sarcastique - un des rares moment où le narrateur de l'épopée de Crispin se permet d'intervenir et de juger son personnage. |
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(«The thing that makes him envious in phrase.» en anglais.) Ce vers me paraît toujours aussi faible et inutile aujourd'hui qu'au moment où je le traduisais. Même les plus grands poètes se laissent aller à vouloir faire du sens au lieu de n'écouter que ce qui en eux se déploie dans la forme de ce qu'ils poursuivent à tâtons. |
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Encore un «self» ; voir ci-dessus. |
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Le texte anglais est magnifique : «lasping in its clap». Il m'a fallu près de trois jours entiers pour parvenir à la solution que je propose, et dont je ne suis pas trop mécontent. |
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Renversement de la première proposition du poème, et superbe formule. Au-delà de ce la réponse qu'elle propose à l'éternelle angoisse des poètes américains (comment peut-on être poète dans un monde qui ne se veut qu'indéfiniment nouveau quand le langage et les formes littéraires ne peuvent par définition pas l'être?), on peut y entendre une exigence guère éloignée de celle qui sous-tend l'entreprise de Francis Ponge dans sa volonté de donner la parole à ce «monde muet» des choses alentour qui est notre seule patrie. |
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«The appointed power unwielded from disdain» dit le texte anglais. Un des rares moments où WS sonne maniéré. |
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Un vers où j'ai réussi à faire entendre cette «musique» du C qui siffle tout au long du poème. |
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Francis Ponge, encore lui, exprime le positif de cette détestation quand, à la fin de «La Tentative orale,» se penchant sur la table de laquelle il vient de donner une conférence, il l'embrasse par gratitude de ce qu'elle ne se prend pas pour un piano. |
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Là encore, je ne sais clairement ce que WS entend: Crispin se rebelle-t-il à l'idée de voir sa passion restreinte sous la «camisole» (manteau, boutons) d'un ordre préétabli? Ou s'agit-il plutôt de ce que la pensée par sa nature impose - pour mesure de ce que vaut le «sel» de quiconque - que l'on n'atteigne jamais la réalité nue, laquelle ne se peut percevoir que par le biais des «fioritures» de la métaphore et de l'idéation? |
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WS n'appréciait guère l'utilisation que faisaient les surréalistes de l'œuvre de Freud : les supposées «trouvailles» qu'ils ramenaient étincelantes des bitumes de l'inconscient lui semblaient éminemment suspectes et, en tout état de cause, sans rapport avec le travail de dévoilement et mise en place du réel qu'accomplit la poésie. |
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Le mot anglais que je traduis (après bien des recherches et des creusements de cervelle) par «loupiottes» est «chits», qui peut avoir une infinité de sens. Mon choix est en partie dicté par le fait que Crispin engendre par la suite quatre «filles», même si je pense, avec Kermode, que ces enfants sont les quatre saisons de l'année. Je ne suis pas entièrement satisfait par le terme, s'il permet toutefois de conserver une dose (trop homéopathique) de polysémie. |
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C'est là un vieux mot français, que l'on trouve chez Régnier (je suis de ceux qui lisent les dictionnaires - le Oxford English Dictionary est le plus complet des dictionnaires de la langue française - comme d'autres des romans). On m'objectera que la traduction en passe inutilement par l'archaïsme quand le terme anglais est somme toute courant. Je répondrai que je ne fais que déplacer ici un effet stylistique que je n'ai pu rendre ailleurs. |
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C'est, entre autres éléments, à ce vers qui m'a jadis jeté dans la folle entreprise de traduire Wallace Stevens. Il me semblait dire quelque chose de tout à fait inhabituel dans la poésie américaine, et de démontrer une conscience des enjeux de la poésie plus proche de celle qui me touche que des habituelles «confessions» et «illuminations personnelles» si fréquentes dans la littérature d'ici. Rares en effets sont les poètes américains qui ont compris que le «Je» des poèmes Whitman et Dickinson, comme celui de Hugo chez nous, n'est proprement personne - mais un simple lieu par où s'écoule un discours sans origine. La plupart ne veulent y voir - il est vrai que c'est plus facile et plus «gratifiant» - qu'une invitation et une justification de toutes sortes de débordements autobiographiques, considérant dès lors la poésie comme une forme de journal, dotée par tradition d'une forte densité littéraire. |
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«Que peut un homme?», demandait M. Teste quelques années avant la rédaction de ce poème - et je ne crois pas les deux questions, au fond, si différentes quant à leur portée et à leur objet. |
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Lucre gibbeux par décaissement/Extrait du descellement de fiscs mouchetés |
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La «clé» phonétique du poème, si ce terme a un sens et si un poème a jamais à voir avec la serrurerie. C'est par référence à ce vers («Exchequering from pieblald fiscs unkeyed» en anglais) que Wallace Stevens explique à l'un des ses correspondants que Le Comédien constitue, aussi, une série de variations sur le thème du son C. Le signifiant est toujours et en toutes circonstances à la barre. |
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WS ne pouvait bien évidemment pas le soupçonner, mais son poème coupe d'avance l'herbe sous le pied aux pompes impérialistes d'un Saint John Perse dans ses anabases, qui ose écrire «car tel est le train du monde /Et je n'ai que du bien à en dire». Il est vrai qu'on ne peut reprocher à quiconque son sens aigu de sa conscience de classe. Crispin, lui, pose par son périple l'équivalence entre l'entreprise «coloniale» et la dégringolade dans tel ou tel trou. Le but n'est pas de conquérir - des terres ou un statut de planteur sous son chapeau de paille - mais bien d'établir, d'instituer en soi, de révéler à soi, d'approfondir pour elle la réalité de laquelle on est issu et de laquelle on dépend en tous points. Le «réaliste» n'a, lui, rien à «dire», ni en bien ni en mal, mais seulement à «proposer». Voir, plus haut dans le poème : «C'est pourquoi il rédigea ses prolégomènes/Et, de nature capricieuse, il inscrivit/Des souvenirs et des prophéties pêle-mêle». |
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Le texte anglais («Four questionners and four sure answerers») est bien évidemment infiniment plus concis. Je reconnais mon abus, mais il fallait bien que je tirasse mon alexandrin sur ses douze pieds réglementaires. |
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Extraordinaire clausule et magnifique mécanisme textuel. Le poème se referme sur soi, la rhétorique replie son parapluie. Quelque chose a eu lieu, s'est ordonné, puis, s'épuisant dans son propre déploiement, s'y résorbe, sans imposer d'autres traces - d'autre sens - à son lecteur que celles que ce dernier voudra, activement, en conserver. Par là, entre autres, Le Comédien en lettre C révèle combien il est un texte «pensé» selon une stratégie de texte - par quoi s'en disent sa modernité et sa grande force, l'une et l'autre bien plus efficaces que celles en jeu dans The Waste Land et autres canons consacrés. |
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Merci de m'avoir lu jusqu'au bout. |
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