Issu de la misère de Don Joost

 

J'ai terminé mon combat avec le soleil;
Et mon corps, le vieil animal,
Ne sait plus rien.

Les puissantes saisons procréèrent, tuèrent,
Furent les génies elles-mêmes
De leur fin propre.

Oh, mais l'être même de l'ouragan d'esclaves,
De soleil, de procréation, de mort,
Vieil animal,

Les sens et ce qu'on sent, le son, le regard mêmes,
Et tout ce qu'il y eut de l'ouragan,
Ne sait plus rien. 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ô Floride, sol vénérien

Quelques objets en eux-mêmes,
Convolvulus et corail,
Balbuzards et muscinées,
Tiestas issus des cayes,
Quelques objets en eux-mêmes,
Floride, sol vénérien,
Se dévoilent à l'amant.

Disparate affreux du monde,
Le Cubain, Polodowsky,
Et les femmes mexicaines,
Le croque-mort nègre qui
Tue le temps entre deux corps
En pêchant aux écrevisses…
Vierge des naissances rustres,

Promptement au creux des nuits
Aux vérandas de Key West,
Au dos des bougainvilliers,
Quand s'assoupit la guitare,
Lascive comme le vent,
Tu t'approches tourmentante,
Insatiable,

Quand tu pourrais prendre place,
Érudite des ténèbres,
Séquestrée de par la mer,
Portant une claire tiare,
De rouge et de bleu et rouge,
Scintillante, seule, quiète,
Dans l'immense ombre marine.

Donna, donna, donna d'ombre,
Voussée sous robe indigo
Et constellations nubeuses,
Masque-toi ou bien dévoile
Moins de choses à l'amant —
Une main qui porte un fruit aux feuilles épaisses,
Une fleur aigrelette contre ta pénombre.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Derniers regards jetés aux lilas

À quelle fin, aux allées à lilas, vas-tu,
Ô déclinatoire, grattant ton postérieur,
Disant à la *divine ingénue*, ta compagne,
Que cette floraison est la fleur du savon
Et ce bouquet est le bouquet du végétal?

Supposes-tu donc qu'elle se tracasse mie,
Dans cette atmosphère hyménale, de ce qu'est
Ce dont son innocence est ainsi épousée,
De manière que sa nudité soit plus proche,
Ou que des mots scurriles l'interloqueront?

Piteux bouffon! Jette tes yeux sur la lavande,
Jette-les d'un dernier regard au regard fixe
Et dis comment il se fait que tu ne voies rien
Qui ne soit pas rebut et ne ressentes plus
Son corps tout frémissements dans le *Floréal*

Tendant vers la nuit fraîche et son astre fantasque,
Suprême sigisbée et parangon cintré,
Bien dans tes bottes, rude et mâle d'arrogance,
Patron et imagier de ce Don Jean doré,
Qui l'étreindras avant que survienne l'été.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les vers à la porte du ciel

 

Hors de la tombe, nous tirons Badroulbadour,
Au dedans de nos ventres, nous, son chariot.
Voici un oeil. Et voici ce qui, un par un,
Fut le cil de cet oeil et sa blanche paupière.
Voici la joue sur quoi déclinait la paupière,
Et, doigt par doigt, ce génie de la joue, la main.
Voici les lèvres, le ballot du corps, les pieds.

. . . .

Hors de la tombe nous tirons Badroulbadour.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 Le bouquin

 

Au matin,
Le bouquin adressa ses chants à l'Arkansaw.
Il cornait accords et écarts
Sur les barres de sable accortes.

Le Noir a dit :
«Tiens voir, grand-mère,
Crochète-moi cette buse
Sur ton drap mortuaire,
Et n'oublie pas son cou tors
Après l'hiver.»

Le Noir a dit :
«Gare à toi, ô corneur,
Les boyaux de la buse
Fricotent.»

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 Chandelle en vallée

 

Ma chandelle brûlait seule en vallée immense.
Les rais de l'énorme nuit convergeaient en elle,
Jusqu'à ce que le vent se lève.
Puis les rais de l'énorme nuit
Convergèrent en son image,
Jusqu'à ce que le vent se lève. 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Anecdote des hommes par milliers

 

L'âme, dit-il, est composée
Du monde extérieur.

Il y a des hommes de l'est, dit-il
Qui sont l'est.
Il y a des hommes d'une province
Qui sont cette province.
Il y a des hommes d'une vallée
Qui sont cette vallée.

Il y a des hommes dont les mots
Sont aussi naturellement la rumeur
De leur lieu
Que le caquet des toucans
L'est au lieu des toucans.

La mandoline est l'instrument
D'un lieu.

Est-il des mandolines aux collines d'ouest?
Est-il des mandolines illunées au nord?

La robe d'une femme de Lhassa,
En son lieu,
Est un élément invisible de ce lieu
Rendu visible.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L'apostrophe à Vincentine

 

I

C'est à la façon d'un nu que je t'imagine
Entre la terre étale et le ciel bleu foncé.
Cela te fait paraître si fluette et fine
Et anonyme,
Angélique Vincentine

II

Ensuite je t'ai vue, d'une tiédeur de chair,
Auburn,
Mais sans que tu sois trop auburn,
Toute tiédeur et toute digne.
Ta robe, elle était smaragdine,
Blanche à nuance smaragdine,
Ô ma verte Vincentine.

III

Puis pas à pas tu t'achemines
Au sein d'un groupe
D'humains divers,
Volubile.
Oui: pas à pas tu t'achemines,
Vincentine.
Oui: pas après pas tu opines.

IV

Et ce que je savais que tu ressens
Alors se montre.
La terre étale, je la vois se transformer
En illimitables sphères de ta personne,
Et cet animal blanc, cette bête si fine,
Devenir Vincentine,
Devenir l'angélique Vincentine,
Et cet animal blanc, cette bête si fine
Devenir l'ange, l'angélique Vincentine. 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 Décorations florales pour bananes

 

Ben, messer, vraiment, ça collera pas.
Ces pelures en lignes insolentes,
Et ces formes plombées, ouraganesques,
Colleront pas avec ton églantine.
Il leur faut des choses plus serpentines.
Jaune trop cru pour cette pièce!

On eût dû ce soir te servir des prunes
Sur un plateau du dix-huitième siècle,
Avec des bourgeons en saute-ruisseaux,
Pour les femmes primevère et guipure
Toutes d'un bouclé décent de coiffure.
Grand dieu! Lumière peu commune!

Mais des bananes en tronçons bossus…
La table a été mise par un ogre,
Son œil au lugubre de l'extérieur
Collé sur un lieu austère et nocif.
Empile les bananes sur des planches.
Les femmes seront corps qui se déhanche,
Gourmettes et battements d'yeux.

Apprête les bananes dans des feuilles
Arrachées aux frondaisons caraïbes,
En dévalements de fibres tombantes,
D'où s'échappe une gomme acariâtre
Exsudée de leurs pourpres hypogastres
Et qui dardent de leur panse violâtre
Le musc picotant de leur langue. 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 Anecdote aux cannas

 

Colossaux sont les cannas dans les rêves qu'a
X, la pensée puissante, l'homme de puissance.
Ils peuplent la terrasse de son capitole.

Ses pensées ne dorment point. Or pensée qui veille
Dans le sommeil risque de ne jamais rejoindre
D'autre pensée ou d'objet… Le jour point alors…

X flâne parmi les pierres sous la rosée,
Observe les cannas d'un œil qui s'y cramponne,
Observe, puis continue d'observer encore.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

De l'art de s'adresser aux nuages

 

Maussades grammairiens en robes mordorées,
Vous êtes humblement au rendez-vous mortel,
Faisant jaillir les pompes toujours nourricières
Du discours, qui sont musique mais si profonde
Qu'elles semblent être exaltation silencieuse.
Funestes philosophes et pondérateurs,
Leurs évocations sont les discours des nuages.
Discourez donc de vos retours processionnels
Dans les évocations fortuites de votre amble
À travers les saisons mystérieuses, rassises,
C'est là musique de résignation seyante,
Là, pompe nourricière, sensible; à vous
De la glorifier si, dans ce désert errant,
Vous doivent escorter plus que les splendeurs vides
Et muettes que sont le soleil et la lune.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Du ciel considéré comme une tombe

 

Interprètes, quels mots avez-vous de ces hommes
Qui marchent à la nuit dans la tombe du ciel,
Spectres noircis de notre ancienne comédie?
Croient-ils qu'ils errent dans la froidure venteuse
Lanternes à la main pour éclairer leur route,
Citoyens de la mort, au point, toujours au point
De trouver ce qu'ils cherchent, quoi que ce puisse être?
Ou bien ces funérailles, chaque jour ornées
De plus de piliers, en manière de porte
Et de passage spirituel au néant,
Préjugent-elles chaque nuit l'unique nuit,
L'abyssale, quand l'hôte aura cessé d'errer
Et la lumière des lanternes assurées
Cessé de s'immiscer au travers des ténèbres?
D'un tollé éclatant chez les comédiens noirs
Hélez-les dans les plus élevées des distances,
Qu'ils répondent, depuis leur Élysée glacial.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

De la surface des choses

I

Dans ma chambre, le monde passe mon entendement;
Mais lorsque je marche, je vois qu'il consiste en trois ou quatre collines et un nuage.

II

De mon balcon, je passe en revue l'air jaune,
Lisant où j'ai écrit:
«Le printemps est pareil à une belle qui se dévêt.»

III

L'arbre d'or est bleu.
Le chanteur a tiré sa cape sur sa tête.
La lune est dans les replis de la cape.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 Anecdote du Prince des paons

[NdT: cette traduction est dédiée à Passetemps_5, en souvenir de nos safaris en pédalo.]

 

Au clair de la lune
J'ai rencontré Dingue,
Au clair de la lune
Sur la plaine hirsute.
Oh, l'était madré
Comme la nuit blanche!

Et : «Pourquoi t'es rouge
Dans ce bleu laiteux?»
J'ai dit.
«Pourquoi teint soleil,
Comme si d'éveil
Au cœur du sommeil?»

«Toi qui te balades,»
Qu'il dit,
«Sur la plaine hirsute,
Tu oublies si vite.
Je pose mes pièges,
Moi, au cœur des rêves.»

J'ai connu par là
Que la terre bleue
S'encombrait de blocs
Et d'acier bloquant.
J'ai connu l'effroi
De la plaine hirsute
Avec la beauté
Du clair de la lune
Qui tombe par là,
Tombant comme tombe
Dans l'air innocent
Le sommeil.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Une vieille chrétienne éminente

 

La poésie, madame, est la fiction suprême.
On prend la loi morale, on en fait un transept,
Et, du transept, on tire un éden habité.
La conscience alors est convertie en palmes,
Comme des luths ampoulés en famine d'hymnes.
Nous sommes d'accord sur le principe. C'est clair.
Mais prenons la loi contraire et bâtissons-en
Un péristyle. De ce même péristyle
Projetons un momon au-delà des planètes.
Notre impudicité alors, sans que la purge
Une épitaphe, enfin lieu de tous nos ébats,
Se retrouve de même convertie en palmes
Dans un gigotement comme de saxophones.
Mais, palme pour palme, nous revoici, madame,
Où nous étions quand nous commençâmes. Aussi,
Permettez que dans cette scène planétaire,
Vos flagellants renégats et bien rembourrés
Cravachant leur panse nébuleuse en cortège,
Fiers de telles innovations dans le sublime,
De tant de brou, de bras, de tant de brou-bras-bras,
Puissent, madame, puissent seulement tirer
D'eux-mêmes un joyeux hourvari dans les sphères.
Cela fera sans doute sourciller les veuves.
Mais les choses fictives jettent leurs œillades
À leur gré. D'autant plus quand les veuves sourcillent.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 L'endroit des solitaires

 

Que l'endroit des solitaires
Soit un endroit de persistante ondulation.

Qu'il soit situé au grand large
Sur la sombre roue de l'eau verte,
Ou sur les grèves
Il faut que jamais il n'y soit de cessation
De l'animation, ou du bruit d'animation,
Du redoublement du bruit
Et sa continuelle multiplication;

Et, surtout, de l'animation de la pensée
Et de son impatiente itération,

Dans l'endroit des solitaires
Qui soit endroit de persistante ondulation.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 Le bourgeois pleureur

 

C'est d'une malice étrange
Que je déforme le monde.

Ah ! Que les males humeurs
Se griment en blanches filles!
Et, ah! que le Scaramouche
Puisse avoir un noir barouche.

Chagrinantes vérités!
Or dans l'excès, continuel,
Gît la cure du chagrin.

Accorde que si je m'en viens en spectre
Parmi les gens brûlant en moi encore,
Je vienne en tant que bel maintien
Par vers muscadins.

Et moi torturé, alors, d'ancien dire,
Un blanc à l'anneau de folle nouure;
Moi, pleureur en un cœur qui se calcine,
Mes mains, choses pointues qu'on imagine. 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les rideaux dans la maison du métaphysicien 

 

Il se fait que l'oscillation de ces rideaux
S'emplit de longs mouvements; ainsi les pesantes
Désenflures de la distance; ou les nuages
Inséparables de leur propre après-midi;
Le changement de l'éclairage, le silence
Qui sombre, sommeil sans bords et esseulement
De la nuit, en quoi tout geste de mouvement
Est au-delà de nous, comme les empyrées,
Dans leur élévation et leur déclin, dévoilent
L'ultime magnitude, en vision de hardiesse. 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 Séjour banal

 

Deux baquets de bois avec des hortensias bleus se tiennent au bas des marches de pierre.
Le ciel est une gomme bleue veinulée de rose. Les arbres sont noirs.
Les étourneaux rabotent leur jabot d'os dans l'air lustré.
La touffeur a bouffi le jardin en une bordille de fleurs.
Tudieu! L'été ressemble à un animal dodu, engourdi dans le mildiou
(Cet éternel fléau), vert et ballonné, serein, qui s'écrie
«Cette griserie d'astres, ce mirliflore du dais vespéral !» en évoquant les saisons
Du temps où la radiance était déversement de minceur sur le dénuement.
C'est ainsi qu'on en arrive à maudire cette ombre verte au bas bout du terrain.
Car qui peut se soucier du perce-oreille dévastant l'oreille à Satan?
Et qui n'aspire au ciel débourré, s'élançant jusqu'au mirliflore?
On a un malaise, ici, un malaise. On éprouve un malaise. 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Dépression d'avant printemps

 

Le coq coquerique
Mais nulle reine ne se lève.

La chevelure de ma blonde
Est éblouissante,
Comme la bave des vaches
Qui s'effile au vent.

Ho! Ho!

Mais ki-ki-ri-ki
N'apporte aucun rou-cou
Aucun rou-cou-cou.

Mais nulle reine ne vient
En pantoufle de vert.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L'empereur des crèmes glacées

 

Convoque le costaud, rouleur de gros cigares,
Prie-le de fouetter, dans des coupes de cuisine,
De concupiscents caillebottes. Les souillons,
Qu'elles flânent vêtues de leur robe habituelle;
Que les gamins apportent des fleurs emballées
Dans les journaux du mois dernier.
Qu'être soit la fin de sembler.
Il n'y a qu'un seul empereur: l'empereur des crèmes glacées.

Prends dans la commode en bois blanc, qui a perdu
Ses trois poignées de verre, ce drap où un jour
Elle avait brodé des colombes-paons.
Déplie-le tout entier pour qu'il cache ses traits.
Si ses pieds cornus saillent, c'est pour nous montrer
Combien la voici froide, et gourde.
Que la lampe appose ses rais.
Il n'y a qu'un seul empereur: l'empereur des crèmes glacées.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 Le docteur cubain

 

Je vins en Égypte pour échapper
À l'Indien, mais l'Indien a fulminé
Du haut de son nuage et de son ciel.

Là n'était point ver procréé de lune,
Titubant jusqu'au bas de l'air spectral
Et sur un divan à l'aise rêvé.

L'Indien fulmina puis il disparut.
J'ai su mon ennemi près — moi, bâillant
Dans le cor d'été le plus léthargique.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Thé au palace de Hoon

 

Pas moins que parce qu'en pourpre je descendis
Le jour occidental par ce que tu nommais
L'air le plus esseulé, pas moins n'étais-je moi.

Quel était cet onguent qui émaillait ma barbe?
Quels, ces hymnes bruissant non loin de mes oreilles?
Quelle, la mer dont le flot me transperça là?

Ce fut de mon esprit que l'onguent d'or goutta,
De mon ouïe que soufflaient les hymnes perçus.
Je fus moi-même l'immensité de la mer:

J'étais le monde où j'allais, et ce que je vis
Sentis ou entendis ne vint que de moi-même;
Et je m'y suis trouvé plus vrai et plus étrange.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Désillusionnement de dix heures

 

Les maisons sont hantées
De robes de nuit blanches.
Aucune qui soit verte
Ou mauve à cercles verts,
Ou verte à cercles jaunes,
Ou jaune à cercles bleus.
Aucune n'est étrange
En socque de dentelle
Et corset à canilles.
Les gens ne s'en vont pas
Rêver de babouins, de pervenches.
Seul, çà et là, un vieux marin,
Ivre-mort, bottes aux pieds,
Chasse des tigres
Sous un ciel rouge.

 
 
  Suite
 
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