Questions habituelles

Comment/quand êtes-vous devenu écrivain?
Ces questions supposent que je suis écrivain. Je crois que je suis plutôt apprenti-écrivain, malgré mon âge avancé. Je ne suis pas comme un bon ouvrier, un artisan habile, qui fabrique des objets à peu près parfaits ou au moins utilisables. J’écris des ébauches de textes. Parfois, cela donne une sorte de livre. Souvent, mon éditeur le refuse. Je gagne peu d’argent avec cette activité. J’exerce officiellement une autre profession: journaliste.
Je refuse donc de me déclarer écrivain, mais je reconnais que je suis disons écriteur.
Alors comment/quand suis-je devenu écriteur? Comme je me lasse d’entendre toujours ces questions, je m’efforce de varier mes réponses. Voir quelques réponses dans le numéro 12 du magazine Sourix (cliquez sur la petite souris noire à gauche pour y aller).
Récemment, j’ai adopté un nouveau principe. Quand on me parle “écriture”, je réponds “lecture”.
Quand j’étais enfant, à force de lire et de relire Les Trois Mousquetaires et Le Tour du Monde en 80 Jours, j’ai commencé à me prendre pour un héros de roman. Je me racontais ce qui m’arrivait à l’école, ou bien je m’inventais des aventures extraordinaires. Plus je lisais, plus je formulais mes pensées et des souvenirs comme des textes romanesques. Je ne transcrivais pas ces œuvres mentales sur le papier parce que j’étais paresseux. Et puis j’ai fini par le faire (voir question suivante).
J’ai trouvé aussi un autre moyen de répondre à côté de la question. Au lieu de raconter comment je suis devenu écrivain, je raconte “comment je ne suis pas devenu écrivain”.
Ce n’est pas seulement que j’étais paresseux. À force de lire et de relire Oliver Twist et Sans Famille, j’ai fini par me convaincre que pour devenir écrivain, il fallait commencer par être orphelin, pauvre et malheureux. Pas de chance: je n’étais rien de tout ça. J’ai mis au moins quarante ans avant de comprendre que je pouvais y arriver quand même. Quand je suis né, mon père était à Auschwitz, donc j’étais presque orphelin. Ensuite, il me racontait d’affreuses histoires de chambres à gaz, donc j’étais très malheureux de découvrir les horreurs que s’infligent les êtres humains. Si vous trouvez quelque part sur ce site l’image où je me tiens avec mon frère et mon père près de la 402 Peugeot décapotable, vous verrez que j’ai coupé mes jambes de pantalon pour paraître plus pauvre.

Où/quand écrivez-vous?
Les élèves veulent savoir si j’écris dans un bureau devant un ordinateur, ou dans un café avec un carnet et un stylo. Moi, je leur dis: “Je vais vous montrer l’endroit où j’écris, car je l’emporte toujours avec moi”, et je montre ma tête.
Puisque je trimballe mon écritoire partout, je peux écrire n’importe quand: en me rasant, dans mon bain, dans le train. Mon moment préféré, c’est quand je cours le matin au Jardin des Plantes, car personne ne me dérange. Il faut que je pense à noter ce que j’ai écrit quand je reviens chez moi, sinon je l’oublie. L’autre jour, j’ai couru avec une casquette pour me protéger de la pluie. J’ai remarqué que j’écrivais beaucoup mieux. La casquette empêchait mes idées de s’évaporer, sans doute, comme un couvercle pour une casserole.
Ensuite, je transcris le texte dans l’ordinateur. Si je suis dans un train, en vacances à la montagne ou je ne sais où, je transcris avec un stylo sur du papier.
Le vrai travail ne consiste pas à écrire, mais à ré-écrire. Je passe beaucoup de temps à triturer le texte, sur l’écran de l’ordinateur ou sur le papier. Chaque paragraphe est certainement ré-écrit entre dix et vingt fois (pour celui-ci: 14). Je ré-écris aussi dans ma tête en courant. Si je ré-écris mon texte, c’est qu’il ne me satisfait pas quand je le lis. Je le lis et le relis des centaines de fois. Autrement dit, c’est comme pour la question précédente: il y a plus de lecture que d’écriture. Savoir écrire, c’est d’abord savoir lire.

Combien de temps avez-vous mis pour écrire ce livre?
Les élèves espèrent peut-être une réponse chiffrée: 183 jours, 17 heures, 34 minutes, 6 secondes. Je devrais utiliser un chronomètre. J’appuie sur Start quand je me mets à écrire dans ma tête ou sur l’ordinateur, sur Stop quand je regarde les fleurs du jardin ou quand je m’éloigne de l’ordinateur pour aller faire pipi.
Par exemple, à propos de ma mère. J’ai écrit un premier livre quand elle est morte, en 1978. J’ai discuté un peu avec un éditeur (pour adultes, appelé Mazarine) qui le trouvait trop long, mais je n’ai pas voulu le raccourcir autant qu’il le demandait. J’ai écrit une autre version, et puis encore une autre. J’ai discuté avec l’éditeur Payot, avec Gallimard, avec les éditions de l’Olivier. En fin de compte, j’ai écrit Une nouvelle vie, Malvina. Ce livre est paru à l’Ecole des Loisirs en 2000. Mettons que j’ai passé trois mois devant mon ordinateur à le taper. Il contient tout de même des passages de toutes les versions précédentes. Alors j’ai mis trois mois ou vingt-deux ans?
De même, la première version du Paradis du miel date de 1980 (à deux ou trois ans près). J’ai écrit un texte en anglais intitulé I, Marilyn vers 1985. Je l’ai traduit et augmenté pour écrire Moi, Marilyn. Etc.
Il me semble qu’il me faut au moins trois mois pour écrire un livre. Mais avant ces trois derniers mois, il y a des mois de lecture de documents, des années d’expérience et de préparation inconsciente. En plus, je travaille en général sur deux ou trois livres à la fois.

Combien de livres avez-vous écrit?
De nouveau, on pourrait penser qu’une question aussi simple appelle une réponse chiffrée bien nette: 15, ou 267. En réalité, la bonne réponse est: je ne sais pas.
J’ai écrit une trentaine de livres d’informatique. Dois-je les compter?
En ce moment (décembre 2002), quand je dédicace mes romans dans un salon du livre, il y a treize piles sur la table, correspondant aux treize romans publiés par l’Ecole des Loisirs. Dois-je ajouter De Trop Longues Vacances, publié dans Je Bouquine, alors que j’ai déjà compté la version longue de la même histoire, parue sous le titre Mes Enfants c’est la Guerre à l’Ecole des Loisirs? Et Le Roi de l’Autostop, qui paraîtra début 2003, est-ce que je le compte? Et les deux suivants, qui sont déjà écrits? Et ceux que j’ai terminés mais que mon éditeur a refusés?

Quel est votre livre préféré?
Les élèves me demandent souvent lequel de mes livres je préfère. Alors j’en prends deux ou trois dans mes bras, je les dorlote, je les embrasse et je dis: “Ce sont mes enfants… Je les aime tous pareil.”
Parfois, la question porte sur les livres en général. Je parle alors plutôt d’un auteur que d’un livre. Le plus souvent, je choisis de parler de Dickens. Il m’arrive aussi de mentionner Kafka, ou Dostoievski. Tout ça, c’est pour élargir l’esprit des élèves. Il y a d’autres auteurs que j’aime beaucoup mais qui sont peut-être trop difficiles: Montaigne, Conrad, Tacite.

Pourquoi la guerre?
Contrairement à ce qu’on me dit parfois, mes livres ne parlent pas tous de la deuxième guerre mondiale: Les Larmes du Samourai ou Jeanne Darc évoquent d’autres guerres.
Je donne souvent un exemple tiré de mon livre Le Ring de la Mort. Le héros, Maurice, est tout petit mais très fort: c’est un ancien boxeur. À Auschwitz, les SS lui demandent de se battre contre un géant moribond. Les SS sont des gangsters. Ils ne jouent pas au golf ou au polo (ils conduisent des Volkswagen, ha ha), mais ils aiment la boxe. Cela les amuse d’organiser une petite mise à mort, comme les Romains pouvaient le faire dans les arènes.
Maurice fait semblant de donner ses coups au moribond. Les SS, furieux de voir qu’il leur désobéit, tentent de le frapper à mort. Il survit parce qu’il est très vigoureux.
Son copain lui demande pourquoi il n’a pas tué le grand moribond. Demain, il sera mort de toute façon. Maurice répond qu’il ne veut pas devenir un assassin. Il espère survivre et revoir son fils. Il veut pouvoir lui dire: “Je n’ai jamais tué personne.”
Plus tard, un autre petit boxeur accepte de tuer un moribond et devient kapo, c’est-à-dire assistant des SS. C’est un choix moral: Soit je tue quelqu’un, soit les SS me tuent. Le décor de la guerre permet de mettre en scène ce genre de situation, qui se présente rarement dans la vie courante. C’est ainsi pourtant que se définit la condition humaine. Nous avons le choix.
Je donne aussi un autre exemple. Dans l’antiquité, les philosophes étudiaient la question suivante. Une victime innocente poursuivie par un assassin (disons un esclave poursuivi par son maître parce qu’il a volé une pomme) se réfugie chez vous. L’assassin vous demande où il est. Répondez-vous: “Dans le grenier”? Ou bien: “Je ne l’ai pas vu”?
Face à cet exemple, les élèves disent qu’ils répondraient: “Je ne l’ai pas vu.” Je leur explique que Saint-Augustin, un “père de l’Eglise” qui a façonné la religion chrétienne, ordonne de livrer la victime. Si vous mentez, dit-il, vous perdez votre âme immortelle. Si vous dites la vérité, c’est l’assassin qui perd son âme immortelle en commettant le crime. Huit siècles plus tard, le théologien Saint Thomas d’Aquin a assoupli la règle. On peut mentir à condition d’adresser une petite prière à Dieu pour s’excuser par avance. C’est ce qu’on appelle la “réservation mentale.” De même, la religion juive vous autorise à désobéir aux commandements de Dieu pour sauver une vie humaine.
Ce problème moral très ancien se pose pendant les guerres et dans mes livres. Dans Mes Enfants, c’est la Guerre, Madame Christiane cache des enfants juifs. Dans Lonek le Hussard, Marie-Louise dénonce Lonek, que les Allemands arrêtent et déportent. Dans Le Paradis du Miel, je plaisante à propos de la “réservation mentale”. Le narrateur s’autorise quelques petits vols, puisque c’est “pour le bien”.
Même quand un de mes livres se passe pendant la guerre, le “sujet” du livre n’est pas la guerre, mais la vie d’un ou de plusieurs personnages placés dans des situations difficiles à cause de la guerre.

Ça s’est vraiment passé comme ça?
Les élèves me demandent si Moi, Marilyn raconte la vraie vie de Marilyn. Est-ce que je sais, moi? J’ai lu plusieurs biographies, qui ne racontaient pas toutes la même chose, et j’ai eu recours au bon sens, qui est la chose du monde la mieux partagée, pour décider ce que j’allais écrire. Marilyn elle-même a donné de nombreuses versions différents et contradictoires de son enfance.
J’ai demandé à mes parents de me raconter leur vie. Ensuite, j’ai interrogé leurs amis pour vérifier. J’ai découvert qu’ils avaient menti quand ça les arrangeait. Donc, même quand on veut raconter “la vérité”, on ne peut pas.
Maurice Garbarz, qui m’a servi de modèle pour le Maurice du Ring de la Mort, avait un copain à Auschwitz. Seulement, ce copain mourait en général au bout de quinze jours et il devait le remplacer par un autre. Dans le livre, j’ai fondu tous ces copains successifs en un seul. C’est plus simple et ça permet de faire une fin bien triste quand il meurt à la dernière page.
Nabokov disait “la prétendue réalité”. Giono disait aussi que la réalité n’existe pas. La prétendue réalité disparaît à chaque seconde. Au contraire, la réalité que l’on trouve dans les livres ne bouge pas. Achille a le talon aussi fragile qu’il y a trois mille ans. Les trois mousquetaires seront éternellement quatre.
Quand je raconte ma propre enfance à quelqu’un aujourd’hui, je choisis la version que j’ai donnée dans Sans accent, car elle a effacé tous mes souvenirs antérieurs!

C’est quoi, le message?
Quand on leur demande s’il y a un message dans leur livre, certains auteurs répondent: “Si vous voulez quelqu’un qui transmet des messages, invitez un facteur.”
Moi je dis que le message de mes livres, c’est: “Si vous voulez savoir la suite, tournez la page.”
En tout cas, ce n’est pas: “Hou, c’est vilain de faire la guerre”, parce que des milliers de personnes ont déjà lancé ce message depuis des milliers d’années, sans aucun effet. La guerre permet aux gens de donner le meilleur d’eux-mêmes, de trouver le meilleur d’eux-mêmes, et d’engranger des histoires à raconter pour le reste de leur vie, donc ils ont sans doute secrètement envie de continuer à la faire.
Ce que je crois, c’est que si les gens lisaient plus de livres, ils seraient moins stupides. D’où mon message.