Nouvelle adresse : a http://www.liberation-de-paris.gilles-primout.fr/

 

 

 

 

17h00 : Nous remontons au P.C, tandis que des fenêtres de la PP les gars tirent toujours. On ne s'entend plus. Il paraît que le couvre-feu est à 21h00 ce soir encore. A toute heure du jour, Mauser (*), notre mascotte, cherche sa fiancée Millet ... et Millet cherche son flirt Mauser. Quel couple, mes amis !

(*) Sur le manuscrit que je possède, quelqu'un a rajouté : Mauser ... du nom de son fusil.

 

18h30 : Dans notre dortoir-réfectoire improvisé, on vient déposer des cageots de tomates; nous commençons à songer au dîner de ce soir et préparons un repas froid à base de radis, tomates, pâté et biscuits ...

20h00 : Nous sommes toutes éparpillées aux quatre coins de la PP. Mlle Carlier-Besnar. voudrait que nous dînions vite pour avoir le temps de regagner nos domiciles respectifs. Cela ne nous tente guère. On a eu tant de mal à entrer samedi et quelques unes viennent à peine de nous rejoindre après bien des difficultés. Laurent voudrait bien récupérer Andraud avant le couvre-feu ... C'est compliqué !

20h15 : Repas précipité. Dans un beau désordre. Plusieurs n'ont pas le temps matériel de rentrer chez elles. Lucas nous offre l'hospitalité, chez elle, rue Monge. Comment arrivera-t-elle à coucher cinq personnes ? "That is the question".

 

 

20h45 : Nous sortons sur le Parvis. Les balles sifflent pas très loin de nous. On nous crie : "Ne restez pas là ! Entrez ou sortez !". Nous nous dirigeons vers le premier pont. Coup de sifflet signalant que des Allemands sont en vue. L'attaque continue. Un FFI nous dit : "Longez le Parvis et prenez l'autre pont, celui-ci est trop dangereux".

Nous courons ventre à terre en nous faisant toutes petites. En longeant la pelouse où se dresse toujours Charlemagne, Andraud dit à Laurent, d'un air furibard en désignant la statue : "V'là un qui s'en fout, d'tout ça !". Quelle situation mes enfants !

guetteurs en position Porte Notre Dame

 

20h50 : Traversée du pont sans dommages mais courbées en deux. Les coups de sifflet et la pétarade ne cessent pas. Place Maubert ça va mieux; on ralentit l'allure. Les badauds se promènent. Sensation curieuse de pénétrer dans un monde nouveau ... en les voyant flâner dans les rues, lire les affiches de la Résistance : "Pavoisez aux couleurs alliées !". Devant le socle de la statue d'Etienne Dolet une voiture allemande achève de se consumer. Quelqu'un dit : "Les boches ont grillé dedans. On les a empêchés de sortir malgré leurs Kamarad ..." Eternelle cruauté de la guerre.

21h00 : Arrivée chez Lucas qui nous fait les honneurs de sa chambre spacieuse et sympathique au 6ème étage. Nous nous installons dans une pièce voisine vide qui a trois belles fenêtres; nous transformons vite ce local en chambrée grâce à trois sommiers et couvertures. A la guerre comme à la guerre !

Avant de dormir un coup de "Château la Pompe". Laurent voudrait s'installer sur le balcon, face aux étoiles. Dans le ciel sombre, des lueurs, des fusées, apparaissent de temps à autre. Nous entendons le bourdonnement des moteurs d'avions. Passerons-nous cette nuit tranquillement ? C'est à voir ! Nous remarquons que l'Ecole Polytechnique n'a pas encore pavoisé. Quelle honte ! Pourvu qu'on puisse rentrer à la PP demain matin. Nous décidons de partir au petit jour. Andraud et Morel s'étalent sur leur vaste sommier individuel. Gasnier et Laurent ont du mal à faire leur trou. Lucas dort chez elle et Luiggi occupe son cabinet de toilette.

22h00 : Ca y est ! L'électricité. Nous voyons apparaître des taches lumineuses un peu partout et très vite : "Ici Londres ... le général de Gaulle est arrivé à Cherbourg ...". Le reste se perd dans le brouillage.

Morel dort sur son sommier. Andraud roupille envers et contre tout. Gasnier évite de justesse le mal de mer à cause de sa voisine, Laurent, et promet de se laver en grand demain. Luiggi, légère et court vêtue, cherche éperdument ses lunettes en prévision du lendemain. Au dehors il pleut à verse. Défilé vers un petit coin tranquille qu'il faut découvrir à tâtons. Laurent perd la direction, entre dans une pièce vide et se retrouve ... sur le balcon (circulaire heureusement). Ahurissement de Gasnier en la voyant revenir par la fenêtre. En pleine nuit tout le monde est réveillé. Nouvelle recherche de lunettes ... dégustation de tomates ... (ne pas chercher à comprendre !) ... nouveau défilé aux W.C qui ont une particularité charmante : la chasse d'eau ne se déclenche qu'une bonne minute après son actionnement. Conclusion pratique : vous recevez l'eau, déclenchée par celle qui vous a précédée, avant d'avoir actionné la tirette. Cela vous réveille à merveille une fois le moment de surprise et d'étonnement passé.

 

 

5h00 : Après un peu de chahut et un fou rire, nous nous recouchons pour nous réveiller peu de temps après et constater qu'il fait jour déjà. On s'habille et se coiffe dans la pénombre. Rangements divers. Dehors il tombe une pluie froide. L'air frais du matin nous réveille tout à fait. Le quartier semble calme. Devant une boulangerie une longue file de gens fait la queue; ça nous donne faim. L'auto WH est toujours là. Quelques curieux viennent inspecter l'intérieur et regardent s'il n'y a plus rien à prendre. Le pillage semble passé dans les moeurs, décidément.

La place du Parvis est déserte. Sur le porche de la Cathédrale nous remarquons de multiples traces de balles. Une odeur de gaz nous arrive aux narines. Devant l'Hôtel Dieu les secouristes et leurs brancards attendent une nouvelle alerte. Nous pénétrons à la PP, frigorifiées.

Lundi 21 août

7h00 : Mitraillade et coups de feu dès notre retour. Comme nous gelons un peu, nous montons vite avaler un café à la crèche auberge. Une fois lavée et restaurée, chacune vaque aux occupations les plus diverses.

 

11h00 : Gasnier, Pechard et Laurent partent faire la queue à la "roulante" pour obtenir notre tambouille. Attente sous la pluie, pas très longue il faut bien le dire car les gars nous font passer en priorité. Les mots à la mode défilent; on entend parler que de piquer, colmater, se faire pouiller etc ... Nous repartons en direction du 4ème étage, lourdement chargées.

 

12h30 : Repas sympathique mais abrutissant au possible. On ne s'entend pas faire du chahut. Laurent se bat avec le broc de vin presque plein. Ce n'est pas très facile car les timbales se remplissent plus vite qu'on ne le voudrait, d'où débordements fréquents de gros rouge qui tache.

 

13h00 : La canonnade ne cesse pas. Pluie intense. Nous pensons que ce mauvais temps retarde encore l'arrivée des Français et des Alliés. Devrons-nous attendre jusqu'à jeudi ou vendredi comme l'affirmait le médecin-chef ce matin ? Nous désirerions bien avoir des nouvelles de l'extérieur. Notre horizon est très borné ici à divers points de vue ! C'est pour cela que chacun se précipite sur le téléphone. Finalement nous ne savons pas grand chose de plus et les bobards continuent à courir dans la PP.

 

14h00 : Grande nouvelle. On nous apporte quelques exemplaires de la presse libre. Ces feuilles "parlant français" nous font un certain plaisir. C'est un peu de l'air extérieur qui arrive avec ces journaux fraîchement sortis des presses, hier clandestines.

Repos pour plusieurs d'entre nous. Gasnier et Laurent, couchées côte à côte, découvrent qu'elles étaient dans le même patelin savoyard en août 1939, les dernières vacances avant la déclaration de guerre. Elles parlent montagne, ça aussi leur fait plaisir. Nous avons besoin de petites joies en ce moment pour tenir le coup, ici.

 

16h00 : Pendant ce temps la bagarre continue. Au hasard d'un couloir Laurent découvre un FFI portant un ceinturon scout et en plus une ceinture "Gott mitt uns" (*). Ils parlent scoutisme et ... de leurs occupations réciproques actuelles. Le gars dit qu'il est tireur sur les toits et qu'il n'a pas souvent de café. Il invite Laurent à aller voir son P.C ... haute voltige. Le petit gars a des copains très sympathiques là-haut. Laurent et les FFI mettent au point un système de signalisation rapide, genre sémaphore. Laurent se met en chasse pour trouver une fenêtre d'où elle pourra communiquer à distance avec eux. Petits essais. A défaut de café, Laurent leur apporte biscuits et sucre. Les gars lui font les honneurs de leur gîte. Vue splendide sur Paris et la Seine. Visite mouvementée à cause des pruneaux qui pleuvent à côté d'eux. Laurent quitte le toit mais avec le désir d'y revenir quand on se bagarrera moins. Courte échelle pour sortir de la tabatière d'accès.

(*) "Dieu avec nous", devise que porte la boucle des ceinturons de l'armée allemande

 

17h30 : Dans la cour du 9 (*) on tue trois cochons gros et gras; des gars les étripent savamment. Lavage à grande eau avec les lances d'arrosage du garage. On aura tout vu, décidément. D'où sortent ces animaux ? Mystère. Peut-être les élevait-on dans les abris, en prévision du grand jour.

(*) La cour donnant sur le numéro 9 boulevard du Palais

 

18h00 : Queue assez courte sous la pluie pour obtenir la pitance de l'équipe. Une fumée noire obscurcit le ciel. Quelque chose encore brûle sans doute place Saint Michel à côté du camion WH qui  a sauté tout à l'heure. Grosse pétarade. Nous apercevons Mauser, en position de tir, derrière une corniche. Il nous fait signe. "Encore une coche à mon fusil !". Combien d'Allemands a-t-il tué ? Huit ? Dix ? Nous ne savons plus. C'est un brillant tireur. Chaque fois qu'il tire, on entend son fusil dominer tous les autres. Mauser ne se sépare pour ainsi dire pas de son arme. En plus il a un revolver et ressemble parfois à un charmeur de serpents avec ces bandes vertes pleines ou vides de cartouches sur son torse nu.

 

19h30 : On fait réchauffer la tambouille sur le réchaud électrique et sur une  lampe à alcool. Le gaz reste inutilisable : fuites dans le secteur. Mlle Carlier-Besnar nous apprend que la femme de l'ex-préfet s'est fracturée la rotule. Mauser (et son fusil) dîne avec nous mais debout, ayant l'oeil et le bon pour surveiller la place Saint-Michel. En plus de l'équipe du haut, une ou deux assistantes sociales du poste de secours dînent à notre table. On se serre. On répartit le matériel plutôt maigre : au choix fourchette ou cuillère ou couteau ou petite cuillère. C'est très drôle. Pour couper la viande ou les tomates il faut attendre que sa voisine ait fini. Pittoresque décidément. De tous côtés on nous apporte du vin. Laurent, comme toujours, préfère l'eau du robinet. Il en faut pour tous les goûts.

Mauser se met en position de tir tout à coup. Nous lui demandons de nous prévenir quand la balle partira ...  Dîner mouvementé : quatre ou cinq fois nous allons dans le couloir car Mauser tire toujours et semble repéré. Les balles crépitent dans le réfectoire. Pauvre salle du Goûter des mères, elle en voit de dures ! Nos oreilles tintent. Certaines d'entre nous ont peur visiblement et gagnent le couloir en faisant tomber les chaises derrière elles et les suivantes, pressées aussi de s'abriter dans ce couloir, risquent de s'empêtrer dans ces obstacles. Quel dîner en musique, mes amis !

Laurent et Morel voudraient pouvoir déguster et digérer en paix les tomates dont notre table est si abondamment pourvue. Pas moyen ! Mauser tire toujours. Les tomates font l'aller et retour dans la gorge de Lucas.

Mauser s'arrête enfin et fait la quatorzième coche sur la crosse de son fusil. Nous reprenons nos places à l'exception de l'une d'entre nous, moins habituée à la canonnade, qui préfère retourner à l'abri où elle prend ses repas d'habitude.

Un toubib du poste de secours vient nous rendre visite; il prononce quelques paroles lentement en s'écoutant parler. Mauser lui crie de son ton gouailleur de gavroche parisien : "Toubib de mon coeur, viens vider un godet !". Fou rire de l'assemblée. Le toubib a du mal à se mettre à l'unisson.

 

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