Dimanche
o1/o8/2oo4
Le
soleil poussait les rideaux. Ca devait être l'après-midi puisque la
lumière venait des fenêtres donnant sur la rue. Je me suis levé
précipitamment, ai mis un disque au hasard. Un quart d'heure plus tard,
je faisais route vers Montparnasse.
J'ai pris toutes les petites rues qui s'offraient à moi pour être sûr
de trouver Paris vide et dévouée, belle comme jamais. Mais plus tard,
je vis que mon effort était inutile : Paris était bel et bien vide, et
même en pleine déréliction. Il n'y avait pas un souffle de circulation
sur la rue de Rennes. On aurait pu y jouer au tennis. C'était un
spectacle étrange, avec cette absence d'ombre le long des trottoirs,
cette pâleur spectrale qui vous aveuglait à chaque pas. Et aussi loin
que l'on portait le regard, en direction de Saint-Germain, on ne voyait
personne. Absolument personne.
Comme ça faisait plus d'une demi-heure que je marchais, j'ai fait une
pause au fast-food le plus proche.
Dans Sur La Route de Kerouac, Sal Paradise - qui
n'est autre que l'auteur lui-même - en faisant du stop pour retourner à
New York, tombe sur un type qui prône les bienfaits de l'inanition. Il
paraîtrait que la pratique rallongerait l'espérance de vie, que ça
favoriserait le renouvellement des cellules et tout. Ca doit être vrai
quelque part. Je vois tous ces types qui ont mon âge et que je croise
dans la rue, bien nourris depuis la nuit des temps, la mâchoire carrée,
les joues pleines, et ils sont tellement grands et forts
- hé bé ! - qu'on dirait qu'ils ont déjà atteint la trentaine. Non,
sans blague. Ce sont les mêmes que je croise dans les soirées et qui me
demandent si j'ai déjà choisi mes options pour ma licence. Ils sont là,
confiants, marchant sur les eaux et ayant tout vécu. Et quand j'ouvre
la bouche, ils grimacent amicalement en disant :
"Ouah, t'en connais des trucs pour ton âge !"
Là
dessus je leur apprends que je suis sur cette Terre depuis aussi
longtemps que leur vieille carcasse. Voire plus dans certains cas.
Personne ne sait qui je suis puisque je suis tel un moine à poil et
sans habit. Enfin, blague à part, je pense tout simplement que je fais
mon âge et ce sont sans aucun doute les autres qui font plus vieux. Par
ailleurs, il y a un truc qui me ravit et que tout ce beau monde n'a pas
encore saisi : ils crèveront tous avant moi. Et sûrement pas à cause du
boulot.
J'ai quitté la rue de Rennes, pris par Raspail, puis par Saint Germain.
Tout aussi vide. Ce sont un million de micro-organismes qui se sont
envolés pour se réunir en un grand vers de 65o km de long sur les
routes menant au sud. Dans la rue de la Légion d'Honneur, il y a un
type entre deux âges qui joue le concerto pour clarinette en la majeur
de Mozart. Les gens se sont assis sur les marches qui mènent au Musée
d'Orsay. Le deuxième mouvement du concerto susnommé est une véritable
merveille. Et pourtant, Dieu sait que j'exècre Wolfgang ! Mais passons.
Concernant le concerto, beaucoup diront que le compositeur - l'ayant
composé peu de temps avant sa mort et conscient de sa fin imminente -
avait voulu en faire une oeuvre très mélancolique. Mais
personnellement, je ne suis pas de cet avis. A chaque fois que je
l'écoute, j'ai un sentiment plus optimiste, la vision d'un type qui
rentre chez lui avec la certitude que sa moitié partage ses sentiments
- elle le lui a dit - et qui, se posant dans son fauteuil, le regard
perdu au plafond, se dit : "et maintenant que je le sais, je n'ai plus
qu'un seul souhait : vivre et ressentir les choses..." Et les violons
répondent à chacune de ses phrases comme autant de souvenirs
impérissables. Les souvenirs de ces moments si précis dont il ne
cessera de rechercher l'écho jusqu'au sommeil.
A la fin, je me suis dirigé vers la Seine,
verte et tiède, qui moussait paresseusement dans le sillon des bateaux.
Partout, toujours cette pâle lueur qui vous poussait à marcher à
l'ombre jeune de ces arbres qui ne vivront pas cent ans. Aux
Tuilleries, on cherche la fraîcheur des bassins en s'asseyant tout
autour, bien qu'ils soient sombres et limoneux. J'ai le souvenir de mon
frère, l'été dernier, buvant son Ice Moka à Trafalgar Square où l'odeur
du chlore qui s'échappait des fontaines ne rebutait nullement les
dizaines de jambes blanches et fatiguées sortant des quatre coins de la
ville pour se plonger là, dans les remous bleus pâles, mer miniature
que surveille Nelson. Dieu que le temps passe vite, là, devant vous,
fuyant entre les secondes et rétrécissant aussitôt dans le rétroviseur
! Si volatile qu'il n'y en a jamais eu assez pour deux.
J'ai poussé jusqu'aux Champs, me frayant un
chemin entre la poussière et le flot des parfums.
Au rayon librairie, je lis une nouvelle de
Carver ainsi que le premier chapitre d'un livre de Castaneda que je
trouve assez drôle dans le fond. Je ressors en n'ayant rien acheté et
je rentre chez moi : Boulevard des Invalides, rue du Cherche Midi, rue
Vaugirard, et ensuite tout droit, tout droit... Au boulevard Pasteur,
une fille me dépasse silencieusement, ondulant sur ses patins vers une
semaine incertaine, les vestiges d'une antique réclame pour papiers
peints s'érodant quelques mètres au-dessus de sa tête...
Il
y a un message sur mon répondeur. C'est P. Il a pris son air faussement
détaché, presque blasé, signe qu'il essaye de cacher quelque chose. P.
ment très mal. C'est même le pire des menteurs que je connaisse. Il a
même du mal à se mentir. C'est pour dire. Tout se lit chez lui, tout se
devine. Le pire dans tout ça, c'est qu'il a une mémoire défaillante et
qu'il est parfaitement capable de vous raconter une même histoire de
six façons différentes, en mélangeant ce qui aurait pu se passer, ce
qu'il aurait voulu qu'il se passe et ce qu'il s'est réellement passé.
Pour ça, il ferait un excellent auteur de fiction. Sa vie EST une vraie
fiction.
Bref, il me dit avec ce manque de naturel si particulier qu'il a parlé
à Anne au sujet de mes disques. Le truc, c'est que je ne me suis pas
plaint une seule fois et surtout, je ne lui en ai pas soufflé un mot
concernant ces foutus disques. Eh ! Qu'est-ce que Anne vient foutre
là-dedans ? Hein ?
Il
continue en annonçant un apéro, chez lui, mercredi... avec Anne et
d'autres filles. Et là tout s'éclaire. J'ai la désagréable impression
que P. essaye de me coller quelque part. C'est pas la première fois
qu'on me ferait le coup. D'ailleurs, je suis sûr qu'il a briefé Anne
sur mon sort avant la soirée de la dernière fois. A cela, ajoutez le
fait qu'il n'organise que très rarement ce genre de rassemblement. Pour
que P. fasse quelque chose chez lui, il faut que ce soit un truc très
important, ou qu'il y ait pensé six mois à l'avance. C'est navrant.
N'aurait-il pas plutôt mieux fait de dire :
"Eh, j' suis en train de t'arranger un coup
avec Anne ! Alors, radines toi mercredi, t'as aucune excuse !"
Au
point où on en est, on n'est plus à une once de délicatesse près. De
toute façon, il n'y a plus de magie dans les romances modernes.
Regardez Pretty Woman. Eh, ce n'est guère qu'une pute au grand coeur
qui rencontre un type friqué... au grand coeur. Rien d'autre.
Bah, quoi qu'il en soit, d'une manière ou d'une autre, je dois
récupérer mes disques. Et après, je verrai s'il y a de la place pour un
printemps. Après tout, je suis comme tout le monde : je ne souhaite que
vivre et ressentir les choses...
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lmer 2004
Lundi o2/o8/2oo4
J'étais peinard en train de regarder les pigeons se battre sur le fer
forgé de ma fenêtre, ces rats volants conchiant les façades de
l'humanité, lorsque le téléphone a sonné. J'ai décroché et ai laissé
parler :
"L. ?"
C'était P.
"Mmmm..."
"J' te dérange ?"
"Non"
J'ai posé mon cul par terre, les pigeons toujours a porté de vue.
"Bon, il fait, c'est à propos de mercredi..."
"..."
"...euh, j'ai appelé Anne, et... euh, elle m'a dit qu'elle te rendrait
tes disques..."
Je
dois être le seul type sur terre qui déteste avoir raison.
"Ouais, ben ça, je savais..."
"Et puis, euh, voilà, y aura peut-être un
tel et une telle (encore une autre qu'il a aussi voulue me fourguer -
fourguer c'est le terme), et euh... voilà..."
"Et ?"
"Ben, euh, c'est tout..."
"..."
"Sinon, ça va toi ?"
"Eh ! Pourquoi j'ai l'impression que tu en sais plus que tu en laisses
paraître ?"
"Oh, non, mais non, rien, rien..."
"Ok, t'as appelé Anne, et alors, qu'est-ce que tu lui as raconté ?"
"Ben, en fait, je crois que c'est mort, tu vois..."
"Ben voilà !"
C'était donc bien ça : il avait bien voulu
que je me mette à la colle avec cette fille. Je sentais le besoin de le
consoler parce que c'était sans aucun doute le plus déçu de nous deux.
Qu'est-ce que je raconte ? Il était le seul à être déçu !
"Et ton apéro, là, je peux savoir en
l'honneur de quoi c'était ?"
"Hein ?"
Vas-y cherche bien tes réponses.
"En quel honneur, ton apéro ?"
"Ben,
ben , ben... euh, ben JUSTE COMME CA !"
Deuxième erreur, P. : t'avais pas besoin de
t'exciter comme ça. Vois le bon côté des choses. C'est tant mieux si la
demoiselle s'est refroidie. J'aurais pu finir avec une deuxième Lucie
dans mon appartement.
Finalement, je lui dis que ça servirait à rien que je me pointe
mercredi et qu'il pourra récupérer les disques à ma place. Il n'a pas
moufté. Il s'est contenté de répondre :
"C'est comme tu veux"
La
chose n'avait donc d'importance pour personne. Ce qui fait que son
apéro en ressort deux fois plus bidon. La grosse bourde de
l'entremetteur stagiaire.
"Je lui dirai que t'avais des trucs à faire.."
Quelle importance ? Cette fille en a rien à
fiche de moi. Je dois être aussi important à ses yeux que la
reproduction des moules en milieu surveillé.
Je voyais tout d'ici : elle allait s'assoire
au milieu du salon de P., sur une de ses chaises fin de siècle que sa
mère lui avait offertes, elle allait déposer les disques sur la table
et allait commencer à se sentir gênée pour quelque chose qui ne s'était
jamais passée, ou regretter son manque de retenue de la dernière fois.
La discussion prendrait des heures à se débrider, P. allait tenter
d'être drôle, mais ça ne fonctionnerait pas. Il n'y aurait eu qu'un
pack de bière à se mettre sur la langue. Il n'y a que ça, chez lui.
Excepté les jours de grandes crises de coeur où on peut trouver de
bonnes bouteilles de Porto à 15€. Mais elles ne tiennent jamais plus
d'une soirée. Et vous pouvez être sûr que si P. vous appelle, c'est
qu'il n'y en a déjà plus.
Après, la soirée aurait tourné court, parce que quelqu'un aurait trouvé
un imprévu prévu de longue date. Et j'aurais
sûrement été le premier. L'argument ultime de P. était qu'on pouvait
toujours finir la soirée dans un bar proche. Histoire de donner un
cachet supplémentaire. Voyez, c'est censé être un apéro "juste comme
ça", mais il faut quand même passer une petite couche de peinture pour
pas que l'on voit les cordes et les échafaudages dressés derrière.
Encore un peu plus tard, Anne allait se lever et vous faire croire que
vous allez vous revoir, que ça se peut, dans un futur utopique - le
sien en l'occurrence - vous serez les meilleurs amis du monde et tout ;
parce qu'il fallait bien donner une raison à cette débauche de bons
sentiments, parce qu'elle ne tromperait jamais personne sur son état
d'ébriété cette nuit là, parce qu'elle ne voudrait en aucun cas être
celle qu'on accuse de jouer avec les allumettes. Mais qu'est-ce que je
peux bien en avoir à foutre ? Elle allait essayer de vous faire croire
que vous serez amis, mais il n'en serait rien. Et pour cause, ce serait
la dernière fois que vous la verrez.
Voilà le coup que va me faire Anne. En fait, le coup qu'elle a déjà
fait à moitié. Juste avant de dire au revoir, elle va en remettre une
couche :
"Z'étaient vraiment très bien tes disques !"
Puis, un peu rêveuse et faussement
romantique :
"Ooooh,
Sarah Vaughan, avec sa voix douce et tout... c'est vraiment trop beau !"
Vous l'aviez déjà vu venir, déjà sur le pas de votre porte, avant même
qu'elle se mette à jouer des coudes dans votre existence. Vous l'avez
vu arriver avec ses grandes ailes de phalènes. Toujours se fier à ces
impressions matinales qui vous saisissent sur le carrelage froid de
votre cuisine. Et cela même si on vous dit :
"Oh, elle a l'air gentille ! C'est toujours
pareil avec toi, L. ! Comment tu peux connaître quelqu'un avant d'avoir
été avec ? Tu peux pas connaître quelqu'un avant d'avoir été avec !"
Ben si, tiens. Et je déteste avoir raison, je me fais l'impression
d'être un violeur de cerveaux, oui, je le savais déjà que le timing
était pas bon et, par dessus tout, que ce n'était pas le genre de fille
à s'intéresser à moi. Ce qui est marrant une soirée ne peut durer toute
une vie.
Qu'est-ce que tout cela qui n'est point éternel ? (Leconte de Lisle)
Dans mon entourage, ça ne cesse pas de me reprocher ma naïveté, mon
manque de réalisme. Les relations entre hommes et femmes auraient
changé paraîtrait-il. Ca ne serait plus comme dans les chansons de soul
que j'écoute tout le temps. Non, sans blague ? C'est peut-être pour ça
que tout part de travers, hein ? Et c'est pourquoi je revendique mon
droit à la niaiserie. Anton Tchekhov a fait la cour à sa femme pendant
trois ans avant de la demander en mariage. Et elle a attendu jusque là.
Certes, ce n'est pas un super exemple vu qu'il est mort un an après ses
noces, mais au moins sa femme l'aimait vraiment pour avoir été aussi
patiente. Ma grand-mère aurait sûrement dit un truc du genre, à savoir
que si une femme vous aime réellement, elle attendra que vous vous
décidiez, en dépit de tout, quoi qu'il arrive, et ne vous imposera pas
de timing à la con. Et de même pour les hommes. C'est comme les chats
qui retombent sur leurs pattes.
J'ai regardé par la fenêtre, avec cette lourde lassitude qu'est le fait
d'avoir trop souvent raison. Je me suis levé, ai chassé les pigeons. Et
la vie s'en trouvait bien ainsi...
©
lmer 2004
Mardi
o3/o8/2oo4
baguenaudant sans fin
des idées plein la tête
couché sous les branches grêles
et, tout au dessus,
expirant à l'instant,
un
ciel immense fumant
ses étendues argentées,
les doigts posés sur ce ruban
que le soleil tire chaque jour.
©
lmer 2004
Mercredi
o4/o8/2oo4
J'ai grillé une ampoule de 25W. Celle qui était dans la petite lampe de
style japonais - si toutefois le japon médiéval possédait ce genre de
lampe - posée sur le sol de ma chambre. Ca brillait comme un veilleuse,
et, maintenant qu'elle n'est plus, la pièce ne dégage plus cette
ambiance diffuse clair-obscur qu'on trouve dans les tableaux de La
Tour. Ceux avec les bougies.
Une question me revient à l'esprit à ce sujet : je me suis souvent
demandé pourquoi il y avait toujours moins de monde au deuxième étage
du Louvre. C'est vrai. A croire que tout le monde n'a pas le courage de
monter jusque là. Pourtant, il y a tout nos jolis peintres français du
XVII-XVIIIème siècle. La Tour s'y trouve d'ailleurs. A l'entresol, au
rez-de-chaussée, au premier, on manquerait presque de place. Tout le
monde s'attarde à glander dans la salle rouge ou, pire - probablement
la scène la plus sinistre dans ce musée - à nourrir le goulet
d'étranglement qui se trouve vers la fin des peintures italiennes et
qui vous jette tout droit sur une masse béate devant la Joconde.
Il
doit y avoir quelque chose de mystique là-dessous. Beaucoup battent des
records d'immobilisme à rester planter là, les bras croisés. Et ils
regardent, je ne sais pas quoi, mais ils regardent. Peut-être sont-ils
conscients de leur mauvaise mémoire, peut-être souffrent-ils d'amnésie
instantanée : ils regardent. Pendant des heures. Je pense ne devoir
blesser personne en disant que les trois-quarts, si ce n'est plus, des
paires d'yeux vides à cet endroit en connaissent aussi peu que moi en
peinture. Ce qui est marrant chez nos semblables, c'est que lorsqu'on
leur dit que telle ou telle chose est bien, et, qu'à travers les
siècles et les âges, cette affirmation devient un fait - que dis-je ? -
une vérité universelle, ils ne peuvent plus changer de jugement, et il
faut accepter de rentrer, bras croisés et mâchoire molle, dans l'ordre
servile du goût unique.
Ok, La Joconde est un grand tableau. Mais quel intérêt pour le profane,
qui ne comprendra pas plus à regarder dans le vide éternellement, à la
lorgner de la sorte ? Oh, une hypothèse : y a une image en trois
dimensions cachée derrière, comme celles qui étaient à la mode au
milieu des années 9o. Non, plus sérieusement, il existe un nombre élevé
d'oeuvres et de découvertes qui ont contribué à l'Histoire, et elles
sont toutes aussi nombreuses à nous être hors de portée. L'équation
e=mc² par exemple. Même votre voisin de palier en a entendu parler, a
du le lire au moins une fois dans sa vie. Cependant, il ne saurait vous
dire exactement de quoi il en retourne. Et Dieu merci ! il ne restera
pas planté pendant trois plombes devant un bout de papier sur lequel on
l'aura inscrite. Pourtant, dans notre société, elle possède une valeur
toute aussi importante qu'une grande oeuvre d'art. Et si on se cantonne
à un aspect strictement rationnel, bien que moins inoffensive, elle est
beaucoup plus utile.
D'accord, d'accord, La Joconde est un magnifique tableau. C'est dingue,
je n'ai jamais vu autant d'individus s'accordant si facilement sur les
mêmes critères de beauté. Chose étrange, leurs femmes - non contentes
d'être seulement différentes - ne ressemblent nullement à cette fille
dans le cadre à qui, sans aucun doute, on jetterait des pierres si elle
passait dans la rue.
Il
doit y avoir quelque chose de mystique là-dessous, une réponse
métaphysique à l'existence de tout un chacun, je ne sais pas. Sinon,
comment l'expliquer ? J'ai une réponse toute simple, mais ce serait
manquer de respect envers mon prochain.
Quelqu'un a dit un jour - sûrement un peintre moderne - que lorsqu'on
regarde un tableau, on devrait pouvoir laisser son cerveau à la maison.
Peut-être avons nous pris ce conseil un peu trop au pied de la lettre ?
Enfin, je pense à Vinci qui a fait tant de choses dans sa vie, a touché
à presque tous les arts - il a même composé de la musique - et qui n'a
laissé comme principal point de repère dans nos esprits tordus que cet
inévitable tableau. C'est comme pour ce pauvre Ravel. Son Boléro est le
morceau le plus joué au monde. Je n'ai pas les comptes exacts mais ça
avoisine le nombre d'ouvertures de McDo à la minute. Le répertoire de
Ravel contient d'autres morceaux certainement plus profonds mais il est
condamné à n'être célèbre qu'à travers cette oeuvre. Certes, il aura au
moins laissé son nom dans l'Histoire, mais considérait-il le Boléro
comme une de ses pièces majeures ? Tenez. Imaginez un écrivain célèbre
d'aujourd'hui qui sort bouquin sur bouquin, et pas des moindres, de
ceux qui sont faits pour rester éternellement dans nos bibliothèques
nationales. Un jour, il est assis dans une brasserie du 13ème et, sur
toute la surface de la nappe en papier qui sert de buvard à son demi,
il écrit un poème. Il l'a fait comme ça, sans réfléchir, sans même y
avoir mis toute son âme. C'est que ça ne se vend pas ces choses là.
Aussi, il a certainement été surpris par les premières bulles de sa
bière, mais il le garde quand même sous le coude. Un an plus tard, il
le présente à son éditeur dans un petit recueil qui ne paye pas de mine
mais sur lequel on peut lire son nom. Et son nom - il le sait -, en cet
instant de grâce, peut tout faire vendre, même des fondues savoyardes
en plein été. Le livre sort. Une foule d'intellos nostalgiques de
l'émission Apostrophe ainsi qu'une armée furieuse d'étudiants fatigués
de la télé-réalité s'emparent du recueil. Sur la place Saint-Michel, on
ne parle que de ça. Ca marche tellement bien que la poésie revient à la
mode, qu'elle devient limite branchouille du côté
de Bastille, mais pas trop, c'est quand même la rive droite. Les
critiques y voient la liberté et l'authenticité. Dans son malheur
l'auteur remporte un prix et son éditeur le somme de pondre un deuxième
recueil. Qu'il se démerde, qu'il retourne traîner dans les brasseries,
qu'il se fasse livrer de la bière par camion si l'envie lui prend, mais
qu'il en ponde un autre. Et sur le champ ! Un siècle plus tard, dans
les grandes universités tout partout dans le monde, on enseigne la
grande poésie de notre ami alors que tous ses romans traitaient de
sujets comme la cannibalisation de notre société de consommation ou la
beauté destructrice du célibat moderne, quelque chose dans ce jus là,
qui revêtaient une grande importance à ses yeux puisqu'il rêvait
secrètement - un peu comme nous tous - de changer le monde ou de le
sauver d'une fin idiote. Sauf que maintenant, ses livres, on ne les
trouve même plus dans les réserves des bibliothèques et qu'aucun
éditeur ne se mouillera pour les réimprimer, se cachant sous le
prétexte qu'il n'y a pas assez de demande. C'est ainsi que l'on passe à
côté de tout un travail qui aurait peut-être pu - on ne sait jamais -
nous sauver des eaux ternes et stagnantes de la culture générale.
Un
peu plus tôt avant d'écrire ceci, j'étais au rayon quincaillerie du
Monoprix d'à côté, à faire mon choix parmi les ampoules. Je me suis dit
que cela faisait un sacré bout de temps que je n'avais pas mis les
pieds au Louvre. Et si tout cela avait changé ? Tu parles !
En réglant mon article, j'ai trouvé que le
faciès de la caissière méritait plus d'attention que celui de la Lisa.
C'est alors que - évidemment consciente qu'elle possédait ce charme
intrinsèque de la caissière de supermarché - qu'elle a vaguement souri.
Et derrière moi s'étendait une queue qui semblait bien faire trois
mètres de long...
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lmer 2004
Jeudi o5/o8/2oo4
Toute société orgueilleuse finit par mourir seule.
J'attends le premier gus qui me sortira
l'expression : "c'est le mal du siècle !". Parce que je ne céderai pas
à la facilité de le dire moi-même.
En
fait je viens à nouveau de tomber sur une de ces émissions indigestes -
ça se passait sur une chaîne musicale ricaine - mettant en scène de
jeunes gens plutôt en bonne santé dans leurs relations avec le sexe
opposé. Maintenant, on dirait que c'est à la mode d'avoir du mal à se
trouver quelqu'un. Le fait est que, j'en suis persuadé, les gens
commencent à se complaire dans ce phénomène social. Au début, du moins
il y a de ça encore une dizaine d'années, on mettait le recul du
mariage et des unions en général sur le compte de l'allongement du
temps des études et le travail de la femme. Mais à bien y regarder, ça
sonne un peu comme un grosse foutaise. J'avoue ne pas avoir penser plus
loin que mes anciens cours de sociologie, mais un jour j'y réfléchirai
un peu plus. Pour l'instant, si on s'arrête uniquement au fait, eh
bien, c'est loin d'être le mal du siècle.
Pierre Bourdieu a écrit un bouquin dans les
années 5o au sujet du célibat. Son étude portait sur la région du Béarn
et démontrait en gros que le célibat était en train de tuer le monde
rural. La région finissait par ne plus compter que des vieillards sans
succession et la majorité de la population interrogée s'accordait sur
le fait qu'ils étaient tous immariables. Alors, quand on me parle de
mal du siècle, ça me fait bien rire, parce que c'est tout autre chose.
Toute société orgueilleuse finit par mourir seule. En elle-même.
Le
mal du siècle, hein ? Fichtre, c'est pas ça qui va lui donner mal, au
siècle. Eh ! C'est tout simplement l'aiguillage vers notre voie de
garage. Faut bien s'arrêter un jour. Oh, qu'on ne me dise pas que
personne n'a rien vu venir ! Un truc aussi gros ! L'EXTINCTION DE
L'ESPECE HUMAINE ! Rien que ça.
Enfin, pas de quoi s'affoler...
©
lmer 2004
Dimanche
o8/o8/2oo4
Et
bien voilà. Faut qu'ils reviennent tous comme des hirondelles au
printemps. Quand vous les voyez partir, ça peut durer un certain temps
avant qu'ils ne reviennent : un mois, un an, trois ans. Ils
disparaissent de votre vue et reviennent après avoir retrouvé votre
numéro de téléphone ou, peut-être, après avoir rêvé de vous. Vous
n'existiez pas pendant cette période où ils se sont éloignés vers cette
contrée lointaine, là où ils ont découvert "la femme" et s'en sont
trouvés comme transfigurés. Vous avez beau leur dire que, bien avant
cela, vous les avez vu se métamorphoser en vrai couillon de la place du
marché, mais non, ce n'est pas suffisant. C'est autre chose. Mais,
hélas, pour la plupart, le voyage a une fin, et ils finissent tous par
ramper vers vous comme si vous étiez le seul à comprendre leur nouveau
statut d'être solitaire et soudainement, en la matière, vous êtes une
sorte de sanatana dharma d'où coulent toutes les réponses lumineuses à
leurs questions.
Eh
! Démerdez vous avec votre solitude et laissez moi piquer ma sieste à
l'ombre de mon lotus géant !
J'en ai un peu marre de ces conneries. Hier j'étais à une soirée chez
Greg, un gratteux fan de U2 que j'ai déjà
accompagné au violon lors d'un concert acoustique. Greg veut devenir
une star du rock, et comme à peu près toutes les stars du rock, il a eu
sa période noire il y a un an lorsque son ex l'a largué pour son
meilleur ami et que tout un pan de son entourage s'est tiré pour aussi
aller voir ailleurs. Il s'était remis à fumer et pris deux ou trois
cuites qui lui ont bêtement fait croire qu'il devenait alcoolique. Mais
bon, un prêtre boit en un mois ce que Greg peut boire en toute une vie.
A cette époque, Greg était le garçon le plus disponible qu'on puisse
trouver sur Paris. Il répondait à toutes les invitations, vous
proposait de passer chez lui. Mais les choses ont changé. Il s'est
retrouvé une copine et une phalange de types qui aiment ce qu'il fait.
C'est suffisant pour qu'il se rase le bouc et dise à chaque soirée :
"non, je ne bois pas", comme s'il venait de sortir des A.A. Et c'est
suffisant pour que vous ne le voyez plus passer par chez vous.
Désormais, il est heureux, fait de la musique et a un travail qu'il
aime détester. Avec moi, il n'a plus qu'un sujet de conversation :
"C'est quand que tu rejoues du violon pour moi ?"
J'essaye de changer de conversation à
chaque fois, mais c'est peine perdue.
"Les gens ont vraiment apprécié. Ils ont dit que c'était le violon qui
faisait tout, que ça changeait tout ! Ils m'ont tous dit : "eh, ton
violoniste, il assure !""
Premièrement, je ne suis le violoniste de personne. Et deuxièmement, je
ne sais pas comment prendre ce compliment, surtout de la part d'un type
qui me sort lors des répétitions :
"Tu sais, le rock, c'est pas comme la musique classique. On le fait au
feeling, on s'arrête quand on le sent"
Greg a prévu de jouer avec un quatuor à
cordes si jamais un jour il parvenait à percer. J'aimerais bien voir la
tête des musiciens lorsqu'il dira : "eh les gars ! Faut y aller au feeling
!"
Bref. Je suis quand même parti à cette foutue soirée qui était de loin
la plus éprouvante à laquelle j'ai jamais assisté. Comme Greg est un
garçon qui a des idées, il a intitulé sa soirée "Inversion". L'idée :
les filles se déguisent en garçons et les garçons, en fille. Pour
parler franchement, ça me faisait un peu chier, alors je suis parti
comme je suis en pensant que ses potes ne seraient pas suffisamment
cons pour m'en tenir rigueur. Erreur, ce fut comme dans la cour de
récré de la petite école.
"Eh, t'es pas déguisé !"
Sans blague ?
Il
y a un noir balaise en robe moulante avec des airs de famille avec la
chanteuse Bibi qui prend deux autres à témoin en me pointant du doigt.
"Pourquoi il joue pas le jeu ?"
Parce que je suis trop vieux pour jouer. Et puis, tu sais quoi ? je
t'....
Je
passe par les chiottes pour pisser mon bock puis fais un crochet par la
salle de bain. Dans la baignoire, la reine mère des putains de Boulogne
discute le bout de gras avec un mécano. Ils s'aperçoivent de ma
présence. La reine mère dit à travers sa bouche de goulue mal rasée :
"Tu te sens pas un peu différent ?"
Bordel, un peu que je suis différent ! Et j'en remercie Dieu chaque
jour !
Pendant toute la soirée, aucun travesti ne m'adressera la parole.
Pourtant, ce n'est pas par faute d'avoir essayé. C'est comme dans une
cour de récré. Personne ne veut vous passer le ballon parce que vous
jouez différemment.
L'inconvénient avec les potes de Greg, c'est qu'ils sont toujours
tellement fichus ensemble, à passer leurs vacances dans le sud, à se
taper des virées à Monaco ou à Bruxelles, à - je sais pas - mater le
cul des babouins, qu'ils ont coupé tout lien social possible avec
d'autres relations extérieures. Encore un peu plus et ils se
reproduiraient entre eux. Le fait est que ce n'est rien d'autre qu'une
bande de guignols à l'ego resucé.
Vers minuit, Greg souffle ses bougies et arrache du papier cadeau. Ses
amis se sont mis en cercle autour de lui et c'est pour ça que je
regarde la scène de la cuisine, le cul posé sur l'évier. Il est
content. Tout est beau. Il est sur scène et son public l'acclame. Il ne
tarde pas à vouloir communier avec lui. Il fait le tour de l'assemblée
pour faire la bise à tout le monde. Lorsque je lui annonce que je dois
partir, il n'a rien de mieux à foutre que de me tourner le dos sans
sire un mot et de courir avec ses potes faire le con devant son
immeuble. Je l'appelle pour voir s'il m'a bien entendu. Il se retourne,
hausse les épaules en souriant légèrement et se tire aussi sec. Je me
demande ce que je fous là.
Une ou deux heures plus tard je trouve quelqu'un qui peut m'avancer en
voiture et on me dépose rue de Dauphine. Je fais le reste du chemin à
pied.
Et
merde, la prochaine fois, qu'on me laisse tranquille sous mon lotus
géant !...
©
lmer 2004
Lundi
o9/o8/2oo4
Ces grandes tours de béton et d'acier plantés comme des cure-dents dans
le quartier de Grenelle font certainement partie des édifices les plus
hideux de Paris. Néanmoins, une fois à l'intérieur, on ne peut nier le
fait que l'on dispose d'une belle vue sur la ville aux fenêtres des
étages les plus élevés.
Je
suis au douzième. Au loin, le parc André Citroën est noyé sous un voile
pâle et le ballon est resté cloué au sol. Je m'éloigne de la fenêtre.
Un peu plus tôt dans l'ascenseur, une femme a laissé derrière elle une
odeur de crème hydratante et ça m'a suivi sur dix étages. Je frotte le
bout de mon nez comme si on m'en avait mis à cet endroit. Ca me
rappelle vaguement les vacances à la plage, quand j'étais gosse.
J'ai été invité à déjeuner par Erol, une vieille connaissance qui
remonte à l'époque où j'étais stagiaire dans la pub. On l'a viré il y a
un mois, ainsi que toute l'équipe avec laquelle j'avais bossé. Il est
question de restructuration. L'agence avait failli perdre parmi ses
clients un des plus gros budgets automobiles japonais. Alors pour les
rassurer, ils ont viré tous les anciens. Quand j'y pense, j'aurais pu
en faire partie. Vers la fin de mon stage, on m'avait proposé de bosser
avec le japonais du groupe qui s'occupait de l'événementiel et du hors
média. Ce que je faisais déjà de temps à autre entre trier les
statistiques pour ma responsable et chercher des typologies de
consommateurs pour les types de la stratégie de l'étage en dessous.
Dans 9o% des campagnes auxquelles le consommateur moyen est exposé
devant sa télé ou dans la rue, plus de la moitié du travail est
effectuée par une armée de stagiaires. Je me revois en train de courir
entre les étages, tout ça pour cette andouille de pseudo-stratège
junior qui avait toujours de grandes idées, parce qu'il était jeune et
qu'il en voulait :
"Ouais, j'ai une idée, là ! Ca va le faire ! On va faire un board qui
va représenter les goûts de notre cible"
Je me contentais d'écouter. Ca n'avait rien
d'extraordinaire - c'était même plutôt commun - mais ça faisait
toujours du bien de croire que ça l'était. Le lendemain, il m'appelait
dans son bureau :
"Ouais, t'as trouvé des visuels pour mon board ?"
Au début, je marchais sans problème. Après,
il s'est vite rendu compte que je bossais vite, alors, il s'est
concentré sur la nana de la prod' qui était deux bureaux plus loin, et
je me suis retrouvé à coller les visuels moi-même. J'ai passé des
semaines à feuilleter des magazines d'architecture, de déco d'intérieur
et de loisirs. A la fin, je ne pouvais même plus voir un abat-jour en
peinture.
Ensuite, ça a été :
"On va faire un mapping. Faut qu'on trouve deux axes ! T'en es où dans
ton analyse concurrentielle ?"
Et
le manège recommençait. Sur les six mois passés dans cette boîte, j'ai
dû bosser une moyenne de 12 heures par jour. Et je n'étais payé que
2ooo balles par mois. Sans tickets restaurant. Erol disait qu'ils se
foutaient de ma gueule. Mon frère aussi. Mais dans le fon je m'en
foutais un peu. J'aimais mon job. Mais vraiment.
Puis un jour, le japonais - un tokyoïte du
nom d'Hidenori - s'est retrouvé surchargé de travail. Ce qui était
prévisible vu qu'il était tout seul et n'avait pas d'équipe à son
service. De mon côté, je lisais l'Equipe. C'était une de ces périodes
où rien ne se passe dans une agence, le calme avant la tempête, avant
que le client se réveille brusquement à 18hoo en disant :
"Merde, votre recommandation, elle pue le
faisan ! C'est quoi ça ?.. Changez nous ça, ça, ça.... et puis ça aussi
(ce qui correspondait au document en entier). Rendez-vous demain, 9hoo,
dans vos locaux !"
Alors les filles posaient leur sac à main avec résignation, les autres
rangeaient leurs magazines dans les tiroirs et ça pianotaient jusqu'à
tard dans la nuit.
Hidenori lui - ça arrivait souvent -, au moment où nous autres n'avions
rien à foutre sur les campagnes média, avait toujours besoin d'un coup
de main. Je revenais du rez-de-chaussée où on trouvait les journaux
gratuits empilés à l'entrée. A peine avais-je posé le pied hors de
l'ascenseur, il y eut comme un silence et ma responsable - une
hollandaise trentenaire avec des jambes interminables et qui ne
supportait pas qu'on lui rappelle son célibat en l'appelant
"Mademoiselle" - s'est mise à chanter :
"Ben tiens ! L. il peut t'aider !"
C'est ainsi que je me suis trouvé au service du samouraï, passant à
côté des dernières infos sur mon équipe favorite.
Hidenori devait prendre l'avion le
lendemain dans l'après-midi. Ce soir-là, on a fini de bosser à 3hoo du
matin. Beaucoup d'agences de pub restent ouvertes la nuit. Hidenori ne
savait plus où se mettre :
"Oh, sowy sowy (sorry sorry) ! I owe you one !"
Pendant qu'il inclinait la tête pour la sixième fois en ayant toutes
les peines du monde à prononcer mon prénom - le son [r] n'existant
apparemment pas en japonais -, je lui dis que ce n'était pas grave. Il
m'a ensuite déposé chez moi. Le lendemain, je me suis pointé à 11hoo au
boulot et Hidenori a offert le resto à midi. Un vrai restaurant
japonais qu'il connaissait. Il en allait être ainsi jusqu'à la fin de
mes services. Aussi, chaque matin désormais me voyait quitter mon
appartement vers 1ohoo. Ma boss ne disait rien. Elle faisait irruption
dans le bureau que je partageais avec Erol, qui lui était considéré
comme producteur, et demandait :
"Il est où L. ?"
"J' sais pas" répondait Erol.
"Quand il arrivera, tu lui diras que j'ai besoin de lui"
"Ok"
J'arrivais sur le coup des 11hoo, chopais un journal, disais bonjour à
la volée, lisais l'Equipe jusqu'à la fin des pages de foot, le jetais
dans une bannette et me levais finalement vibrant et plein d'entrain :
"Bon, qu'est-ce qu'il y a à faire aujourd'hui ?"
Erol me disait d'aller voir la boss. Je ne
me pressais parce que quand vous êtes efficace dans une agence de pub
et que ça se sait, les gens ont tôt fait de se disputer vos services.
Vous vous retrouvez alors à bosser pour trois personnes différentes.
C'est ce qui m'était arrivé. Par conséquent je roulais au pas. Autre
chose à savoir aussi : dans une agence de pub, une grande partie du
boulot peut-être bouclé en trois heures si vous ne perdez pas votre
temps à prendre six pauses dans la journée ou à aller chercher du café
toutes les heures. Donc, ma boss me filait un truc qu'elle trouvait
urgent. Je tapais jusqu'à 13hoo, déposais le tout massicoté-relié sur
son bureau et allais bouffer au resto avec Hidenori. Au frais de
l'empereur. Dans le plupart des cas, j'étais ensuite tranquille pour la
journée, sauf quand mon collègue nippon avait besoin de moi. On n'en
revenait pas de voir à quelle vitesse j'abattais les tâches. Et il y
avait rarement besoin de repasser dessus. C'est que j'aimais mon job.
La vie était belle. Par ailleurs, pendant mes heures perdues, j'allais
papoter avec la stagiaire Ecossaise : Hazel qui avait le même teint de
peau que l'Odalisque d' Ingres. Mais ça, c'est une toute autre histoire.
Pendant le repas, Erol me confie qu'il n'est pas pressé de retrouver du
travail. Il revient d'une semaine à Toulouse où il a retapé la maison
d'un type. Et il y retourne la semaine prochaine. Ensuite, direction
Montpellier. Mais cette fois ci, uniquement pour la détente. Il est
remonté sur Paris pour vider son appartement afin de pouvoir combler
son découvert de 3ooo €. Erol a 35 ans et la majorité de son fric passe
dans l'achat de films ou de disques. Il s'amuse à faire des listes de
ce qu'il possède, classées par ordre alphabétique et qui mentionnent le
nom des réalisateurs et des acteurs. Autant le dire tout de suite : il
a tout et n'importe quoi. De Christina Aguilera à ZZ Top. De The
Big Lebowsky à Faster Pussycat Kill Kill.
Et de tout cela, il n'en a pas vu ni écouté le quart. Et il ne le
regardera ni ne l'écoutera certainement jamais.
Il s'est remis récemment avec son ex avec
qui il avait vécu trois ans, mais le mariage, c'est pas pour bientôt.
"J'aime avoir mes moments à moi. J'aime être là pour les gens mais
j'aime tout autant qu'on puisse me laisser tranquille. Le silence, tu
vois ?"
Je
lui pose deux trois questions sur sa régulière.
"Ma nana ? Elle parle trop. Peut pas
s'empêcher de faire tout un roman d'une histoire à deux balles. A
chaque fois je lui dis d'abréger"
"Non ?!"
"Si. J' lui dis : résume !"
"Et ?"
"Ca l'agace"
Sur cette bonne blague, on va boire un Coca au Linois, place Charles
Michel, et on regarde les gens passer. Le temps est couvert, un temps
qui donne envie de dormir.
"Franchement L., dit soudainement Erol. Tu devrais aller faire un tour
à Toulouse !"
"Pourquoi ?"
"Regarde..."
Il
hoche la tête en direction d'une fille en jean qui passe à proximité.
"Regarde : c'est court sur pattes et ça se dandine comme un goret !"
"Arrête !"
"A
Toulouse et à Montpellier, j' te dis, y a plein de jeunettes et c'est
autre chose que ça !"
Je
ris. Pour l'instant, ce que je désire est à Paris, vis dans ses murs,
alors pourquoi Toulouse ?
On
se sépare au bout d'une heure, pleins de sucre et de souvenirs. Je
prends par la rue des Entrepreneurs et je tire tout droit jusqu'à
Vaugirard. Quelques gouttes commencent à tomber. Mais je passe au
travers, happé au loin par cette immense existence qui se profile
devant moi...
©
lmer 2004
Mercredi 11/o8/2oo4
Cette fois-ci, aucun serveur n'est venu me dire que mon visage était
familier, qu'on m'avait déjà vu quelque part, dans un autre café, il y
a de ça quatre ans. Fred me file un magnet' qu'il a ramené d'Amsterdam
où figure une femme alanguie, souvenir du quartier rouge. Elle ira
rejoindre la porte de mon frigo entre les miniatures de Rockwell, les
joueurs de foot, les pubs pour pizzerias. C'est une journée d'août,
chaude et claire, qui promet une pluie nocturne. La Place de la Trinité
baigne dans une sérénité première, ne se souciant aucunement du fait
qu'à quelques dizaines de mètres d'ici des trains filent vers des
villes de panneaux d'affichages épileptiques, ou reviennent de
destinations oubliées pour un temps. Je fais un canard dans mon café
puis laisse couler le morceau de sucre. La Rotonde est sage comme le
gosse ensommeillé que je suis à l'instant. Avec Fred, on se met à
parler de films récents et aussi de ces petites déceptions que réserve
parfois l'amitié. Lorsque l'on se croit trop exigeant. Triste
plaisanterie.
On
va manger ailleurs, dans un resto où on se promet de ne plus jamais y
remettre les pieds. Et je finis par digérer sur les marches de l'Opéra,
le nez en l'air fleurant les rayons du soleil, bercé par les accents
créoles qui fleurissent de temps à autre la voix de Fred. On se lève
avant d'être totalement grillés pour trois hivers et on se dirige
calmement vers le sud. A une sortie des Tuileries - celle qui donne sur
le pont - Fred remarque un musicien dont l'instrument est une sorte de
croisement entre un saxo alto et un saxo ténor. Ce qui nous pousse à
parler de la musique des fifties, du jazz en particulier, mais aussi de
Coleman, Kerouac et Pollock, tous liés par influence comme des galaxies
se regroupant à un même point de l'univers. Arrivé chez moi, je lui
joue quelques trucs au violon et foire la plupart des morceaux. Mais ce
n'est pas grave. Apparemment, j'ai fait des progrès. N'est-ce point là
l'essentiel ? Enfin, on se sert verre de Coca sur verre de Coca parce
qu'on n'a pas la force d'être exigeant et que cela suffit dans le fond.
Un
peu plus tard, Fred doit rejoindre ses parents. De mon côté, je me
rends à Montparnasse où une crêperie est prévue avec Carine, P. et A.,
une ancienne connaissance de mon passage à la société kathakalique
du soutien scolaire à domicile. En traversant le Jardin Atlantique, je
me dis que c'est là tout un monde que je n'aurais certainement jamais
connu si, un jour d'automne, je n'avais ouvert un journal gratuit
parisien où était imprimée une annonce pour le recrutement de
répétiteurs, et si, vers la fin décembre, recevant un courrier de cette
même boîte qui cherchait des commerciaux parmi ses "professeurs", loin
d'être motivé, je n'avais pas écouté ma mère qui me poussait à postuler
là en attendant mieux. J'ai envoyé une lettre et un CV comme les
conventions le voulaient. Quelques jours plus tard, début janvier, j'ai
été convié à une réunion d'information à laquelle je me suis présenté
en costard. Dieu merci ! Personne ne s'en souvient. A la suite de la
réunion, chaque invité était reçu individuellement dans un bureau
minuscule afin de savoir si la couleur de la guillotine nous plaisait.
On m'a demandé si j'avais des questions. J'ai joué un peu avec le noeud
de ma cravate :
"Euh... question vestimentaire, faut bien s'habiller ou... ?"
Oh, ici, c'est une équipe jeune, tant que vous ne venez pas en jeans
tout déchirés, ça passe..."
"Ok, parce qu'autant vous prévenir tout de suite : je ne m'habille pas
comme ça tous les jours..."
Une semaine plus tard, on m'appelle pour un deuxième entretien
individuel. J'étais toujours aussi peu motivé. Une troisième maison
d'édition venait de refuser ma pièce de théâtre - ce qui était
compréhensible - et une autre me proposait un contrat à compte
d'auteur pour des poèmes minables qui remontaient aussi loin
que mon acné. Avec ça, j'avais rencontré une fille du nom de Caroline
B. qui était en maîtrise de lettres, lisait du Maupin, aimait David
Lynch, se faisait quelques sous en exerçant comme pion dans les écoles
élémentaires, et parlait de moi à ses copines pendant les récrés. On
avait mangé des cookies au Carrousel du Louvre et elle avait dit
qu'elle ne voulait pas quitter son homme avec qui tout se passait si
mal pourtant. Ils se sont réconciliés lors d'un voyage à Florence et
j'étais le dernier des crétins. J'avais besoin d'idées neuves, selon
moi, pas d'un boulot supplémentaire.
Mais je me suis tout de même radiné à l'entretien. En jeans avec un
pull blanc trop grand pour moi. La femme qui m'avait demandé si j'avais
des questions me fit passer un test de saisie.
"Vous avez à peu près 1o minutes. Ne vous
inquiétez pas, personne jusqu'à maintenant n'a pu tout saisir. Je
repasse dans un instant."
J'ai voulu lui prouver le contraire. Mais au final, j'ai échoué comme
les autres en ne remplissant que les trois-quarts du document. Je ne
tapais pas si vite que ça finalement.
La
femme est revenue comme prévu et malgré tout, elle a trouvé le score
honnête. Elle a repris les questions. Elle m'a demandé à quel
personnage célèbre je m'identifiais. J'ai dit Boris Vian, légèrement
avachi sur moi-même, un bras derrière le dossier de la chaise, mais
avec l'indispensable sourire. Elle a demandé pourquoi. Parce qu'il
avait fait une foule de boulots différents et que c'était comme ça que
je voulais que mon parcours soit : sans routine, vaste et diversifié.
Après tout, je n'avais que 22 ans, et je pouvais toujours rêver.
En
sortant de l'entretien, j'ai brièvement jeté un oeil sur les bureaux du
premier étage qui étaient vides et sombres - il pleuvait ce jour-là -
excepté celui qui était le plus proche où s'affairait une femme en pull
noir. Le bureau dans lequel je venais d'être interrogé, j'allais devoir
y retourner un an et demi plus tard pour faire le chemin inverse car
j'allais me retrouver derrière l'un de ces bureaux vides dans la
semaine qui suivit.
Les premiers jours, je naviguais dans le gaz, me faisant difficilement
à la nécessité de me lever suffisamment tôt pour arriver à 9hoo au
boulot. Quand j'en revenais, je me maudissais moi-même. Trois mois de
CDD me sembla tout à coup excessivement long. Mon frère me demanda au
bout de la première semaine :
"Alors, c'est comment ?"
"
'Tain ! Faut que je trouve un autre job ! Et tout de suite !"
Et
je regardais la télé. A Seb, au téléphone, je disais que j'allais me
mettre à écrire des nouvelles. Je sortais de ma période contes et
littérature japonaise, venais juste de tomber sur Carver. Mais, pour
être franc, je n'avais aucune idée. Alors les jours se sont mis à
passer. J'obtins le droit de commencer à 1ohoo. En fait, personne ne
voulait terminer de travailler à 19hoo. Pour moi, c'était une aubaine.
J'arrivais comme une fleur régulièrement avec cinq minutes de retard,
souvent plus. Et je devenais l'insecte le plus bavard de toute
l'histoire de la bureaucratie. Certains jours, je déjeunais seul et
quelques idées me venaient. Mais le temps que l'après-midi passe, je
les oubliaient toutes. Je trouvais cependant le courage et le temps de
rajouter un acte à ma pièce, de m'endormir vers 1hoo du matin, de
dormir huit heures pleines et de partir travailler avec mon trop-plein
de blagues idiotes. Un mois avant la fin de mon CDD, on me colla au
bureau voisin de celui de Carine. Désormais, j'étais, géographiquement,
pratiquement au centre du service et j'ai passé une première semaine à
parler tout seul comme un fou parce que, mine de rien, les autres
autour bossaient comme des soviets. Ils ne faisaient que ça pour la
plupart. Je me disais que ça viendrait, je me foutais pas mal de
l'image que je pouvais bien donner même si je m'exécutais presque
aussitôt lorsque ma boss me demandait de me tenir correctement sur ma
chaise. Selon elle, ça allait peut-être me faire travailler plus vite
et me rendre moins loquace. Les gens mes connaissent bien mal.
Peut-être était-ce une méthode pour mieux accepter mon sort, mais j'ai
commencé à être indifférent vis-à-vis de mon boulot, puis à l'apprécier
peu à peu. Au début du printemps, on me proposa un CDI. J'ai signé. Je
me sentais encore deux fois plus le libre de parler et parler. J'étais
le seul type en CDD à avoir tenu jusque là, et on avait réussi à me
supporter jusque là tout autant. Je devais être un bon investissement :
un employé appliqué branché sur une fréquence hertzienne. Plus besoin
d'installer une radio, et le grand patron ne verrait que du feu.
On
m'a fait promettre de rester au moins un an. J'allais tenir ma
promesse. J'ai continué à parler mais plus tout seul. Quelques temps
plus tard, suite à une soirée entre collègues, une grosse idée m'est
tombée dessus. Et à la fin de la saison, j'avais une première version
d'un court roman.
C'est pendant ces mois que j'ai fait tour à tour la connaissance de F.,
Greg, P., Carine, A. et bien d'autres. Tout ça en posant le pied dans
un univers que je croyais ne pas être le mien.
Ce
qui se dit à la crêperie ne fait que me perdre encore plus dans mes
réminiscences mais je ne me sens pas pour autant nostalgique. Peut-être
parce que ce fut une époque sans regret ? Peut-être parce que je peux
continuer à voir des personnes qui me tiennent à coeur tout en ayant
perdu un lien qui me reliait à leur univers ? Peut-être parce que je me
trouvais suffisamment sentimental comme ça, parce qu'il n'y a que
l'instant qui compte et que l'instant se dissout dans l'existence comme
le sel dans l'eau au point de ne devenir finalement à son tour qu'une
seule et unique cristallisante étendue mnésique ?
Je ne sais pas.
Lorsque le moment vient de se quitter, j'ai
l'impression que chacun a du mal à prendre la direction de son foyer.
Je fais un bout de chemin avec Carine, et - ça m'arrive parfois - j'ai
des difficultés à trouver un début de conversation. On s'arrête sur une
place, au croisement de deux rues. Je retrouve mon rythme de croisière
question parlotte, mais ce n'est, pour la plupart des mots, qu'une
suite de choses sans réelle importance. Elle porte la même veste que
lors de ma soirée. La dernière fois, elle avait assorti ses chaussures
avec son sac et son haut, tous rouges, et la veste au pantalon. Là, ce
sont les chaussures qui sont syntones avec le haut et son sac noir
donne la réplique à son pantalon. Ce qui renforce encore plus l'idée
que cette veste fait partie d'elle puisqu'elle a presque la même
couleur que sa peau. Elle fronce les sourcils quand je ne finis pas mes
phrases ou quand je dis une connerie, à sa manière, en coinçant la
commissure de ses lèvres dans un replis de sa joue. A la suite d'une
phrase morte en bas âge, je tombe sur cette expression ainsi que ses
yeux légèrement rougis par la fatigue ou les lentilles. Au milieu de
tout ça : des pupilles immenses d'une obscurité insondable buvant la
nuit alentour. Elle baisse ensuite la tête et constate qu'elle a un
problème avec ses ailes. Elle essaye de passer l'extrémité d'un fil
dans un bouton. Et j'ai beau parler de ces ridicules scories que sont
les faits et les évènements survenus récemment, je ne peux m'empêcher
de me demander soudainement ce que font les anges
la nuit
lorsque s'étend
sur septentrion
le
flot immobile
des notions humaines
de
la nuit
que font les anges
tendant leurs ailes
ténues vers l'infini
du
vide quand vient
la
nuit
que font les anges ?
Il
est 1hoo. Elle commencera à 8hoo aujourd'hui si les choses n'ont pas
changé. Je lui confie que de mon côté, je ne sais pas quoi faire de la
journée qui s'annonce. On prend chacun notre chemin, elle vers l'est,
et moi vers le sud alors que le nom de la rue indique une direction
tout à fait différente. Il ne pleut pas contrairement à ce que j'avais
prévu. Je serai chez moi dans une vingtaine de minutes. Et il ne me
restera plus qu'une chose à faire : écrire en vivant mille aurores
naissantes qui percent à travers l'insomnie...
©
lmer 2004
Jeudi 12/o8/2oo4
C'est ce que j'ai donc fait : taper ma journée du 11/o8 à une vitesse
record dès mon retour chez moi. Tout était si clair. Et bizarrement,
j'ai facilement trouvé le sommeil.
Me
réveille ensuite à midi avec un méchant mal à l'estomac. Je relis ce
que j'avais écrit dans la nuit. J'ai l'impression d'avoir vécu dix vies
différentes. Je mets le disque de Sarah Vaughan qu'on m'a rendu la
veille avec un bon milliard d'empreintes graisseuses dessus. Je pousse
les rideaux et regarde se succéder les averses. Et ça me donne deux
fois plus mal au bide. Je passe mes disques en revue. Rien à faire. Ce
n'est pas le moment de tenter quoi que ce soit. J'essaye de corriger
mes fautes. A partir de quel instant un pressentiment devient-il tout
simplement un sentiment ? Trois fois le stylo à la main. Et je me
rendors. Demain, ça ira mieux, bien sûr, tout ira mieux...
©
lmer 2004
Vendredi 13/o8/2oo4
A
la station Convention, quelqu'un a collé une note sur toutes les
affiches publicitaires sur laquelle on peut lire :
Justine
Il y avait une erreur sur la fiche
contacte moi stp
Alexandre
L'histoire est simple. Ce doit être deux individus qui se sont croisés
au café du coin au dans le quartier. Ils se sont trouvés sympathiques
ou l'un des deux l'a fait croire à l'autre. Ils ont sûrement échangé
leurs coordonnées. Et malheureusement, certaines infos se sont révélées
être erronées. Celui qui n'a pas eu de bol, c'est le garçon :
Alexandre. Il doit avoir dans la vingtaine, possède un ordinateur et a
de la suite dans les idées. A mes yeux, il représenterait presque le
dernier type le plus désuetement romantique vivant à Paris. Il ne lui
viendra jamais à l'esprit que Justine lui ait volontairement donné un
faux numéro. D'autre part, dans une version plus optimiste, il ne lui
reste plus qu'à compter sur sa chance ou sur le fait que Justine
s'intéresse aux pubs dans le métro.
Je
passe mon chemin. Je me suis mis en tête de faire les trois marchés aux
fleurs de la ville pour prendre quelques photos. Une vague idée. Il
faut aussi que je trouve un cadre en triptyque. Chose qui s'avère
beaucoup plus délicate. En effet, lorsqu' arrive la fin d'après-midi,
je n'ai toujours rien trouvé d'intéressant et je rentre chez moi,
décidé à reprendre une hygiène de vie plus normale. C'est qu'à force,
je trouve la machine de plus en plus réticente, parfois même muette.
J'ai l'impression que mon écriture est en train de sombrer dans un
pathos ridicule. D'ailleurs, un peu plus tôt, près de Saint-Lazare, je
suis tombé sur un couple de chats qui dormait paisiblement sur un orgue
de barbarie, heureux d'être à l'abris des averses et sentant la mélodie
accompagner leurs ronronnements. Et je me suis senti trop fatigué, trop
minable, pour ressentir quoi que ce soit, être sensible à quoi que ce
soit.
Seb m'appelle pour qu'on aille voir un film d'Orson Wells à la
cinémathèque. Je refuse. Ce soir, je dors. En espérant que la machine
reparle d'elle-même...
©
lmer 2004
Mardi 17/o8/2oo4
Réveillé par les ouvriers dans ma rue qui décollent au chalumeau les
marquages au sol, je jette un oeil sur la machine posée dans un coin de
la pièce, et la remets à sa place sur la table, bien décidé aujourd'hui
à lui faire cracher de l'or. J'ai tellement dormi ces deux derniers
jours que j'ai craint un moment en ouvrant les yeux d'avoir déjà mis un
pied en automne. Mais il n'en était rien.
Je bouffe un truc en vitesse devant un
dessin animé et sors pour retirer un colis que m'a envoyé mon parrain
et sa famille pour mon anniversaire. C'est une machine à expressos. Je
la sors du carton, lis vaguement la notice, et après quelques détails,
la mets en marche. Secrètement j'espère qu'elle me sera aussi efficace
le Mugwump de Burroughs. J'appelle ma cousine et
son père pour les remercier. Ce dernier me demande de ne pas raccrocher
le temps qu'il aille éteindre sa télé qui fait un boucan pas possible
derrière lui. Je le visualise traversant la pièce de cette maison où je
passais parfois mes vacances lorsque j'étais plus jeune, cette maison
qui avait aussi appartenu à son grand-père, encore emprise du souvenir
de l'aïeul. Pendant ces vacances, ma cousine, sous les consignes
strictes de ma mère, me faisait faire des devoirs sur la grande table
de la salle à manger et j'essayais tout le temps de passer au travers.
Tout ce que je voulais, c'était aller glander dans le champ derrière la
maison ou qu'on m'emmène à l'épicerie la plus proche pour acheter ces
sucettes rouges qui vous soudaient le coin des lèvres. J'aurais plutôt
dû faire comme mon frère, c'est-à-dire la fermer, expédier les
exercices en vitesse et courir dehors, soulagé, se disant que cela
n'avait été qu'un mauvais moment à passer.
"Non, L. ! Toi tu restes là, t'as pas
encore fini !"
Mais on n'arrivait jamais à me retenir bien longtemps. Je réussissais
toujours par trouver un moyen de m'échapper, promettant que je
travaillerais le double le lendemain, disant que j'aurais tout fini
d'ici la fin des vacances ou que ma mère n'y verrait que du feu si on
ne lui disait rien au téléphone le soir, et on me voyait courir
derrière mon frère et mes cousins pour aller faire un tour dans la
camionnette du parrain. Dans les champs, il nous laissait tenir le
volant de l'antique Peugeot, assis sur ses genoux, alors qu'il
s'occupait des pédales. En attendant notre tour, on se tenait calmement
à l'arrière, rebondissant sur nos fesses, se laissant bouffer les bras
par les feuilles coupantes des cannes à sucre. Et le soir, au dîner, ma
tante me faisait croire qu'elle avait fait l'armée et qu'elle pouvait
toucher une cible qui se trouvait un kilomètre plus bas dans la vallée.
Bien sûr, je marchais à chaque fois.
J'entends qu'on baisse le son de la télé et il reprend le combiné. Je
lui demande si ça va mieux depuis la dernière fois. Il dit que oui. Je
m'en veux de trouver la conversation si difficile et hésitante. Tout ça
me semble bien loin. J'ai l'impression que je ne peux rien contre la
distance, et pourtant, j'aime le vieil homme, sa sagesse, sa franchise,
les décennies de valeurs qu'il incarne. Je ne sais pas si c'est
toujours le cas, mais il avait l'habitude de faire sa sieste dans la
remise qui se trouvait près de sa maison, parmi les sacs en jute, à
écouter ses animaux au loin, les oiseaux qui occupaient temporairement
la serre de sa femme, sourire aux rayons qui coulaient par les trous
dans le toit. Quand il se réveillait, il donnait l'impression d'être un
nouvel homme, heureux d'être sur cette Terre, aussi vaine fut-elle,
bodhisattva, les yeux grands ouverts, éveillé à une nouvelle conscience
collective. Il y avait là tout le secret d'une vie. Quoi d'autre sinon
le bonheur lui-même. Il reposait son vieil Everest usé sur le sommet de
son crâne, ne prêtait pas attention à la demi-douzaine de chats maigres
qui fuyaient devant lui vers des recoins ombragés plus calmes et se
remémorait à voix haute ce qu'il lui restait à faire pour le reste de
la journée.
D'habitude, à chaque anniversaire, il me dit dans son créole simple et
honnête, quelque chose comme : "Sois droit... Travaille bien... Rends
ta mère fière de toi..." incarnant ainsi la mémoire vivante de mon
grand-père qui parlait exactement de cette façon. Mais là, il m'a juste
demandé comment allait le boulot, si c'était mieux là-bas, à Paris. Je
n'ai pas osé lui dire que j'étais au chômage. Il aurait peut-être été
déçu. Puis on a raccroché. Et je ne me suis pas senti digne de son
attention.
En
ce moment, l'île natale n'a de cesse d'occuper sans scrupule mes
souvenirs. Hier, un type qui croyait toujours être mon ami a appelé et
m'a demandé ce que je devenais. Je l'avais supporté sur plus d'une
dizaine d'années, fréquentant les mêmes établissements scolaires, lui
et ses humeurs changeantes, ses délires sur ses envies de suicide et sa
soi-disant vie infernale qu'il menait sous le toit de ses parents. Il
n'était jamais content de son sort, allant jusqu'à vous envier pour un
rien. Il vous envierait même si vous étiez un clodo. A l'entendre, il
n'avait rien pour lui, et vous étiez le dernier des nantis, le nabab de
la destiné. Un jour, il pouvait s'apitoyer sur lui-même, n'avoir aucune
dignité ni d'estime pour sa propre personne, et le jour d'après, il se
radinait avec un ego gros comme la lune, à vous rabattre les oreilles
avec ce qu'il venait d'accomplir, avec son talent encore inexistant la
veille, avec les compliments douteux qu'un fou avait bien pu lui
souffler lors d'une soirée. De même, un jour, vous représentez tout
pour lui, vous êtes son meilleur ami, et le jour suivant, vous êtes la
dernière des merdes. Vous pouvez toujours crever la gueule ouverte, il
s'en accommoderait. Seb se demande encore aujourd'hui comment j'ai bien
pu le supporter pendant autant de temps. Ca devait être mon côté
chrétien. Pouvais pas m'empêcher de pardonner à chaque fois qu'il
revenait la queue entre les jambes.
Enfin, là, ça faisait bien près de trois ans qu'il n'avait pas donné de
nouvelles. Il était trop heureux d'être retourné sur l'île et de voir
que les gens souriaient à sa vue.
Mon téléphone a sonné :
"Ouais, L. ? C'est Pascal !"
"Ouais..."
"Qu'est-ce que tu deviens ?"
"Pas grand chose..."
"Ouais ben, moi, j' suis de retour à Paris et je me suis dit qu'on
pourrait se voir dans la semaine !"
"Cette semaine, j'ai pas le temps"
"Ben, euh... j' te file un numéro pour que tu me rappelles quand tu
peux !"
"Te rappeler ? J'aurais jamais le temps"
J'ai été facilement irritable ces derniers
jours, mais là n'était pas la question. Notre amitié - si jamais cela
en avait été une - avait pris fin depuis bien longtemps.
La dernière fois que je l'avais vu, c'était
en Décembre 2oo2. J'avais pris deux semaines de vacances pour retourner
sur l'île. Une majorité de collègues s'exprimait à tour de rôle sur la
chance que j'avais, que j'allais pouvoir faire plein de trucs "super
chouette", aller à la plage et tout. Mais je savais que je partais pour
dormir la majeure partie de la journée et contempler le plafond de ma
chambre. C'est que j'avais vécu 18 ans là-bas, sur ces terres, pris ce
qu'il y avait à prendre et gardé ce qui méritait de l'être. Et j'y
avais aussi accumulé un bon nombre de mauvais souvenirs, parce qu'au
soleil, les cons ne sont pas pour autant moins cons ou plus
sympathiques. Je ne pouvais pas me comporter comme un touriste et,
aussi loin que je me souvienne, j'ai toujours porté une grande
attention au plafond de ma chambre. Allez leur expliquer ça.
J'arrivais pile pour la fête locale du 2o
décembre, date anniversaire de l'abolition de l'esclavage. Personne ne
travaille ce jour-là. Mon frère avait pris l'avion un jour plus tôt. A
l'aéroport, il était déjà retombé dans l'ambiance. Il souriait de
toutes ses dents, posé dans cet immense bermuda, les mains dans les
poches et ses grandes cannes blanches qui avaient oublié ce qu'était la
lumière fichues dans de larges tongues noires. On aurait dit le fils
perdu du soleil, avec ses lunettes de surfeurs, les cheveux longs,
tenant sa tête bien droite, répondant à tout ce qu'on lui demandait par
de brefs : "ouaip, ouaip, ouaip" et finissant toujours par lisser sa
barbe naissante avec la paume de sa main. Quand j'y pense aujourd'hui,
ça m'étonne plus tant que ça qu'il se soit retrouvé avec une
australienne. Pour ma part, chaleur ou pas je portais toujours un fut'
et ma mère, en me voyant arriver de loin avec mes lunettes que la
myopie m'avait poussé à ressortir, ne put s'empêcher de dire que je
ressemblais à mon père. Ce qui a le mérite de m'agacer énormément.
Mais, selon elle, j'y peux rien, c'est comme ça, je suis son fils après
tout, non ?
On
a chargé mes bagages à l'arrière de l'Opel. Mon frère a appuyé son gros
44 sur l'accélérateur et on filait vers la ville. Bientôt, on passa
devant l'ancien conservatoire municipal que la mairie avait transformé
en parking sordide. J'essayais de deviner l'endroit où se trouvait
encore quelques années plus tôt la salle qui avait entendu mes gammes.
En vain. La voiture roulait trop vite. Ma mère trouvait mon frère
enthousiaste.
"Ouaip,
ouaip !"
Combien de fois avais-je fait cette route, dans un sens, puis dans
l'autre ?
Arrivé à la maison, la voisine se fixa sur l'idée que j'avais maigri et
me regarda comme si j'allais mourir avant la fin de mon séjour. Mais
comme le fit aussitôt remarquer ma mère : je n'avais jamais été gras
non plus. Le chat par contre avait grossi. Il me jugea un instant avec
ses grands yeux jaunes et sembla incrédule à la vue de cette personne
qui s'avançait vers lui en chantant :
"Ah, regardez moi cette sale bête ! Viens ici, sale bête !"
Mon chat ne miaulait pas. Ou si peu. Quand
il s'y essayait, on entendait juste un petit souffle rauque et enroué.
Alors, la plupart du temps, il se contentait d'ouvrir grand les yeux.
Je l'ai pris dans le creux de mon bras, comme quand on porte un gosse,
et il a dû me reconnaître à cette habitude parce qu'il se détendit
aussitôt, fermant les yeux, paisible comme un dieu. Il m'arrive de
croire que ce chat m'a sauvé la vie, d'une manière ou d'une autre. J'ai
ensuite rejoint ma chambre, et jeté un oeil dans le cour à l'arrière où
le nouveau chien de ma mère piquait des sprints dans le sens de la
longueur, comme s'il venait de gober un plein pot de benzédrine. Si Seb
avait vu ce chien, sûr qu'il aurait compris pourquoi je trouve les
klebs si débiles.
La
nuit se présenta. Mon frère décida d'aller voir ce qu'il se passait en
ville. On a poussé jusqu'au bord de mer où se déroulent la plupart des
évènements majeurs. Mais on est arrivé trop tard. Il était 2ohoo
passées et les gens se rentraient déjà ou allait vers l'ouest dans
l'espoir de trouver mieux. Il n'y avait rien à faire dans cette ville.
On a traîné un peu en buvant une bière sur la promenade, muets, comme
si on n'avait jamais vu le jour ici. Mais on faisait bien partie de ces
chanceux qui connaissent dès leur plus jeune âge le goût des embruns et
l'existence clémente d'une vie sous les tropiques. On est retourné vers
l'Opel garée près de la préfecture, et en sortant du parking j'ai
repéré une silhouette familière sur le trottoir. J'ai dit à mon frère
de s'arrêter. C'était Pascal qui descendait la rue avec sa fausse
assurance. On est descendu de la voiture pour lui dire bonjour, parce
que malgré tout, on n'était pas des sauvages. Il nous a à peine
regardé. Merde, j'avais vécu la plus grande partie de ma jeunesse avec
lui et il faisait comme si j'étais un vulgaire quidam qui demandait sa
route ! Après toutes ces années, je m'attendais peut-être à ce qu'il me
propose d'aller boire un verre, mais non. Il fallait que je l'appelle
si je voulais faire quelque chose avec lui. Putain de ministre à la con
! On l'a laissé à sa réalité toute personnelle, à son goût prononcé
pour l'onanisme et le paraître. Paraître, c'est toujours mieux que
rien, surtout lorsqu'on n'a aucune existence.
Mon frère et moi avons pris la route vers
l'ouest, longé la falaise, plongé sur Saint-Paul la paisible, coincée
entre l'étang et la mer, sommes passés au ralenti près de l'obscurité
du cimetière marin où reposent les restes de Leconte de Lisle,
conformément à ses souhaits :
...Sous le sable stérile où dorment tous les miens
Que ne puis je finir le songe d'une vie...
Tous les parents de ma mère se trouvent aussi là, connus et inconnus,
déjà souvenirs, et bientôt tous perdus à jamais, remplacés par leur
descendance nombreuse et infatigable.
On
n'a rien trouvé de valable. On a atterri sur une plage. On s'est mis à
parler de projets et d'histoires personnels sur le sable froid. A
proximité, il y avait un groupe de lycéens autour d'un feu de camp.
Combien parmi eux avaient envie de changer le monde ? Probablement
tous. Et combien parmi eux en avaient vraiment le courage ?
Certainement aucun. Mais personne ne pouvaient réellement les blâmer
pour ça. Qui veut changer l'eau de son bocal lorsque celle-ci est
claire comme le ciel ? Ici, rien ne change. Et c'est tant mieux.
Je
me suis mis à penser au boulot. Lorsque j'allais rentrer, il n'allait
me rester que deux semaines à tenir ma promesse. Ca faisait presque un
an que j'y étais. Déjà, l'idée de revenir dans la pub s'éloignait
encore un peu plus et je pensais qu'il était peut-être temps de suivre
mes réelles ambitions. Je me donnais jusqu'au mois de Mars pour finir
un manuscrit en cours. Je pensais que tout allait être facile. Il me
fallait juste une opportunité pour pouvoir quitter décemment cette
entreprise.
La
mer dans la nuit était calme, comme enceinte des plus lourds secrets.
Je commençais à oublier Pascal. Plus jamais on m'y reprendrait. Du
moins, c'est ce que je pensais à l'instant, lesté d'une nouvelle et
fraîche naïveté. Car à quoi songeais-je à l'instant sinon à rien ? Ne
sachant vraiment pas qui je pouvais bien être et me souciant bien de ce
qui pouvait m'arriver, figé là, sans peine, comme dans l'ovaire même de
l'humanité que rien - absolument rien - ne devrait vous forcer à
quitter, pas même la course naturelle des choses ?
Mais hélas, on ne se préserve pas de la vie.
Mon frère a réappuyé sur l'accélérateur et on était de retour chez
nous. Les choses ne changent pas par ici. Et il valait peut-être mieux
qu'il en soit ainsi.
Retour au présent. Fred frappe à la porte pour qu'on étrenne la machine
à café. Je lui fais une place entre les feuilles qui traînent et les
partitions qui tombent. Il lit brièvement le manuscrit original de mon
journal en buvant son café. Je lui dis que je n'ai rien pondu ces
derniers jours. Ensuite, on trisse jusqu'au Café Convention pour une
mousse. Je me sens bien. On ne se pose pas de questions. Le serveur est
sympa. Et il me fallait bien ça pour renouer avec l'humanité, me
rapprocher le plus possible d'une paisible existence ovarienne...
©
lmer 2004
Dimanche 22/o8/2oo4
Je reviens de chez DB où le vin était fade mais la soirée agréable.
Beaucoup de personnes trouvent que DB a un humour douteux et qu'il est
un rien fainéant, mais moi je l'aime bien. Tout simplement parce qu'il
s'en fiche de ce qu'on peut bien penser de lui et c'est une qualité
assez rare de nos jours. J'étais assis sur le tapis, les jambes
étendues devant moi, la tête appuyée sur le rebord du canapé, et de la
vie je ne demandais rien de plus. On a passé ces disques en revue,
parlé de Lynch et de bouquins. Merde, la vie pouvait être si simple
parfois. Sa gosse venait d'avoir deux ans. Elle marche maintenant. Il a
essayé de me faire croire qu'elle courait même. DB lui vient d'avoir 29
ans. Je me dis que ce n'est pas si vieux que ça.
On rigole bien, le temps passe et je prends
conscience que ce n'est pas d'une bonne nouvelle dont j'avais besoin,
mais d'un moment comme celui-ci. Je regarde brièvement les photos qui
défilent sur l'écran de son ordinateur en guise d'écran de veille.
Lorsque j'en détourne la tête, je m'aperçois qu'il est 1hoo passée et
il faut que je me rentre. Bien évidemment, j'ai loupé le dernier métro,
et me voilà en train de tracer mon chemin entre Bastille et la tour
Montparnasse, seul repère visuel qui s'offre à moi dans le lointain. Je
prends quelques photos en empruntant les ponts. Nul ne peut s'imaginer
comment la Seine peut se révéler être calme à cette heure de la nuit.
Arrivé à Montparnasse, je trouve un épicier encore ouvert et m'achète
un sandwich. Le type est plutôt calme et courtois. Il me souhaite un
bon appétit. Si j'avais été plus en forme, sûr que j'aurais tapé la
discute sur un sujet ou un autre. A proximité, il y a le Liberté, et je
ne peux m'empêcher de penser à ce qui s'est passé ici, deux jours plus
tôt. Je me dis que j'ai finalement bien fait de lui dire ce que je
ressentais. La chose la plus agréable est qu'elle ait évité les fameux :
"Oh, L. ! C'est pas grave, t'en trouveras une autre !"
ou
"Oh, mais tu ne t'en rends pas comptes, plus rien ne sera jamais comme
avant !"
Il
est rare de trouver ce genre de personnes, ces personnes qui savent
qu'avoir des sentiments n'est pas un crime. Je pourrais écrire dix
pages à l'instant sur Carine, mais cependant elle reste pour l'instant
un sujet encore sensible. Bientôt, je trouverai les mots justes.
Néanmoins, je suis content d'être de retour parmi les vivants, et je
n'ai plus cette sensation d'avoir braqué une lampe dans mes yeux et
poussé par la même toutes mes idées au fond de mon crâne.
Quelques minutes plus tard, je tape le code
d'entrée. Et cette vision me paraît tout bonnement surréaliste...
©
lmer 2004
Mardi 31/o8/2oo4
dernier jour du mois
d'août, en librairie, ils ont déjà mis le dernier Nothomb sur les
tables, et c'est pas fait pour égayer mon prochain automne. j'ignore ce
que j'ai fait ces derniers jours et les rentrées me dépriment. je
marche en l'envie. j'ai pris pour habitude de marcher dans la ville
pour ne pas payer le métro. j'ai pris l'habitude de pardonner sans me
poser de question. j'ai pris l'habitude de manger moins de pâtes. j'ai
pris l'habitude de ne plus porter de pulls. j'ai pris l'habitude...
passons. quand l'été sera définitivement parti, j'ai l'impression que
tout cela ne sera plus que de vieilles habitudes. je marche à l'envie.
c'est le dernier jour du mois d'août et c'est comme si tout repartait
de zéro. j'attends l'automne, j'attends l'hiver, j'attends le
printemps, et j'attends l'été. ça va arriver, je le sens. je vais me
retrouver dans un bar avec un pull sur le dos et ma veste accrochée à
la chaise sur laquelle j'ai posé mon cul refroidi, je serais en train
de parler d'une connerie que j'ai lue quelque part alors que les autres
seront en train de parler de leur job, ceux qui me connaissent me
demanderont si mes recherches avancent et les autres me demanderont ce
que je fais dans la vie. je dirai "rien", parce que je ne pense pas
être un écrivain - écrivain comme tout le monde l'entend, à savoir que
pour une grande majorité, il suffit de gribouiller des trucs pour se
dire écrivain - et parce que tout le monde trouve que c'est beau d'être
écrivain mais que c'est foutrement vaniteux de s'affirmer comme tel.
c'est étrange, les gens aiment se créer des intellos à détester
beaucoup plus facilement qu'on leur produise des bouseux à aimer. je
marche à l'envie. et j'ai envie d'un hiver. et je laisse tous ces
souhaits pour la paix dans le monde aux concours de miss et à des types
qui en parleront mieux que moi, des types qui sont écrivains et qui
sont en lice pour le Nobel. je marche à l'envie. je marche à l'envie.
et j'ai envie de m'arrêter là... pour aujourd'hui...
©
lmer 2004
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