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Mardi o5/1o/2oo4

 

Je fourre mes mains dans mes poches et mon reflet dans le miroir me confirme que j'ai bien dû reprendre cinq kilos ces derniers jours. Enfin, vu que j'en ai certainement perdu tout autant cet été avec toutes ces conneries, ces semaines à ne prendre qu'un seul repas par jour, ça ne se voit pas trop. Mais j'ai repris un peu, ça se voit. Pendant l'été, c'était vif, je réfléchissais à toute blinde, je délaissais le corps pour faire tourner la machine. Maintenant, c'est le contraire. Je me tape trois repas par jour et j'ai le cerveau qui tourne au ralenti. J'ai pris cinq kilos, ça se voit.
Il est 8h3o, le type de la sandwicherie ouvre son affaire et me fait un signe de l'autre côté de la rue sous un ciel encore sombre. Il me souhaite bon courage pour la journée. Aujourd'hui, c'est mardi, y a pas grand chose à faire, ce n'est pas comme les lundis matin. C'est peut-être pour ça que je ne me presse pas. Et j'ai déjà cinq minutes de retard.
J'ai remis la main sur une vieille édition d' Un Ennemi du Peuple, d'Ibsen. Les pages sont toutes jaunies, l'année prochaine, le livre aura cent ans. J'avais totalement oublié que je l'avais celui-là. Il y a tellement de livres qui traînent dans l'appartement que j'en découvre un nouveau par jour. Le livre est truffé de sacrées réflexions sur la plèbe. Ca me fait penser à tous ces types qui pensent que je me crois supérieur parce que je passe ma vie à tout critiquer. Mais la vérité est qu'il n'en est rien. Si je critique, ce n'est pas pour prouver une infériorité quelconque, c'est juste que ça m'énerve. Parce que je suis comme tout le monde, je ne peux pas faire autrement que de vivre parmi mes semblables et qu'à l'intérieur de moi, j'ai aussi ce que Burroughs appelle si bien "le cave du dedans". Et comme le dit aussi mon frère : "y a des gens qui réfléchissent pas". Les crétins, y en a partout, avec le cul gelé, stoïques et inaltérables, tellement immobiles qu'ils sont obligés de se réchauffer l'âme au micro-ondes, avec leurs yeux comme des petits pois. En ce moment, je dois l'avouer, j'en fais parti. Quand j'essaye de revenir sur moi-même, de consulter ma propre conscience, j'ai l'impression de tomber sur la vitrine vide d'un magasin où quelqu'un a laissé une note sur laquelle on peut lire:
 
FERMETURE POUR TRAVAUX
 
Mais personne n'a les clés pour rentrer, même pas le poseur de carreaux.
J'ai parfois l'impression d'être ce bon vieux Dr Stockmann du bouquin d'Ibsen, lorsqu'il dit:
"N'est-il pas du devoir de tout bon citoyen, quand il lui vient une idée neuve, de la communiquer au public?"
Et là-dessus, on me répond toujours:
"Oh! Le public n'a pas besoin d'idées neuves. Ce qu'il lui faut, au public, ce sont de bonnes vieilles idées reçues."
Je le conçois. Mais je ne suis pas d'humeur à lutter aujourd'hui. Ou peut-être que je me réserve pour plus tard, trop content avec mes cinq kilos en plus. Et puis, Sara vient de laisser un message. Alors à quoi bon détester l'humanité aujourd'hui?

 

© lmer 2004

 

 

Mercredi o6/1o/2oo4

 

Je me presse, me presse, fonce et passe devant l'entrée sans m'en rendre compte. Je manque de heurter Marianne qui descend la rue dans le sens inverse et qui est aussi en retard. Ce qui lui arrive souvent. Un jour elle s'est pointée avec une demi-heure de retard, et un autre, elle a décidé de ne pas se pointer du tout. Le responsable adjoint - qui n'est autre que Romain, le type taillé comme une moitié de rugbyman - lui a fait remarquer hier que même moi, en arrivant tous les jours avec cinq minutes de retard, j'arriverai jamais à battre son record.
Marianne, c'est la fille qui a fait histoire de l'art. Elle s'occupe du rayon vidéo. Elle a des origines japonaises, son père est nippon et sa mère, française. Son nom de famille signifie littéralement : "la vallée des grues". Qui peut se vanter d'avoir un nom aussi original?
Son métissage lui donne une couleur de peau assez particulière, un peu matte, un peu bronzée, au début, j'ai cru qu'elle venait d'Indonésie.  Au début, avec ses absences, je n'avais pas eu l'occasion de faire sa connaissance, et puis il y a eu un midi dans un restaurant japonais. C'était lundi dernier. Les lundis, c'est horrible, vos collègues, quand ils n'ont rien à dire, ils ont toujours la même question:
"T'as fait quoi ce week-end?"
Je lui ai dit que j'ai fait cette immense supercherie qu'est devenu le phénomène "nuit blanche". J'étais avec F. et sa femme. Il y avait ce génie du trompe l'oeil qui avait placé une reproduction de façade sur le sol. Au dessus, de cette reproduction, se trouvait une sorte de miroir légèrement incliné qui faisait apparaître la façade parfaitement perpendiculaire au sol. Les gens s'allongeaient sur la façade et faisaient mine de se retenir aux fenêtres ou aux corniches. L'effet était plutôt réussi. Mais l'inconvénient avec cette "nuit blanche", c'est qu'on ne peut réellement pas rester à un endroit toute la nuit, parce qu'au fond, on finit par se lasser. Et y en a marre de ces artistes d'avant garde, trois heures de queue pour voir une statue en cire de Kennedy dans une salle obscure des Beaux Arts de Paris.
Elle est d'accord avec moi. Elle dit qu'elle les a fait toutes, les nuits blanches, et la dernière était sûrement la pire. A la première édition, elle a assisté à la session de Slam à l'école Estienne.
"Sans blague? Moi aussi j'y étais!"
"Ah ouais? T'es passé?"
"Non, j'ai juste regardé. Suis resté jusqu'au petit déjeuner..."
"C'est dingue. Et tu y vas souvent à ces sessions?"
"Ben, j'y ai déjà participé deux ou trois fois, pour de la mousse ou des thés à la menthe. Au café "Les Fontaines", ils ont vu passé tellement de soiffards que maintenant, ils donnent des thés à la menthe lorsque tu dis un poème. Je crois que le terme exact, c'est: déclamer. Déclamer, qu'ils disent"
"Ouais, ben moi, j'ai découvert ça avec le film"
"Avec Saul Williams"
"Oui"
"Je viens de voir qu'il a sorti un deuxième album..."
Bref, ça a duré un instant et puis elle a dit qu'elle était à moitié japonaise. Je ne sais plus comment elle a lâché l'information.
Moi, le Japon, ça me fascine. Pas tellement le côté "techno freaks", les quartiers super branchés genre Shibuya et tout. Non. C'est plus le côté tradition qui m'attire. Quelques secondes plus tard, on en arrive à parler de Kurosawa, Ozu, Mishima, Akutagawa, Nosaka... J'ai appris récemment que Mishima faisait du body building. Le mythe a un peu vacillé sur ses appuis. Pas étonnant qu'il se soit suicider. De toute façon, je crois que je préfère Nosaka à Mishima, de la même façon je crois que d'autres préfèrent Dostoïevski à Tolstoï. Y en a toujours un qui brode trop.
La discussion s'emballe rapidement, chose qui arrive souvent quand je tombe sur un sujet qui me passionne et qu'il y a une personne en face de moi qui tient le coup. Ce qui est plus rare. Je touche à peine au plat devant moi qui, soit dit en passant, est infect. A un certain moment, voyant l'heure tourner, Romain assis deux chaises plus loin se tourne vers moi:
"Eh, L. ! Arrête de causer et mange"
"Ok"
Cinq minutes plus tard, on se retrouve dehors.
Et puis Marianne parle d'un film de Kurosawa qu'elle trouve fantastique et qu'elle se propose de me passer gracieusement. Romain de son côté nous avoue qu'il déteste le cinéma japonais. J'apprendrai un jour plus tard qu'il a un an de moins que moi.
D'une certaine manière, Marianne me rappelle Laurence W., la première nénette avec qui je suis sorti, rapport à la couleur de peau, mais uniquement ça. Parce que la Laurence W. - ce n'est pas par amertume que je dis ça, mais toutes les personnes qui se souviennent d'elles vous diront la même chose -, la Laurence, elle avait un cul, comment dire, ENORME. Bon, peut-être que j'exagère un peu, ou que, avec l'âge - j'avais quatorze ans -, je voyais la chose plus importante qu'elle ne l'était réellement. Quoi qu'il en soit, elle avait un sacré derrière! Laurence était aussi une métisse asiatique et Dieu seul sait si ceci expliquait son caractère schizoïde. C'était pendant les grandes vacances. J'ai pas envie de dire que ça se passait à la plage, parce que toute de suite, ça fait cliché. Mais bon, j'y peux rien, ça s'est réellement passé dans ce cadre. Et c'est d'autant plus con que cette fille habitait à même pas dix minutes de chez moi.
Passons.
Je n'avais rien demandé à personne. De toute façon, je pouvais difficilement faire autrement. Quelques mois auparavant, je venais de me taper ma deuxième crise d'épilepsie. A la première, mon frère m'avait retrouvé inconscient dans les chiottes, et à l'hôpital, ces crétins en blouse blanche avaient diagnostiqué une hypoglycémie. Donc, on m'avait foutu dehors, avec un grand sourire. Mais la deuxième, je l'avais piquée juste devant ma mère au petit déjeuner, et une de mes voisines qui était infirmière n'avait pas eu de doutes en me voyant me tortiller comme un poisson à l'agonie sur le carrelage.
"Appuyez sur sa langue! Mais appuyez sur sa langue!"
Je m'étais réveillé des heures après, dans une chambre obscure, il pleuvait dehors. C'était le service pédiatrie, section tentatives de suicides et je ne sais plus pourquoi... Mon médecin traitant semblait un peu remonté:
"Plus de télé, plus de jeux vidéo et on dort le plus tôt possible... Et ça (il a montré une boîte cylindrique blanche avec des cachets gros comme des kystes à l'intérieur), deux le matin, et deux le soir"
Ces cachets, ça devait vous calmer votre activité neuronale, quelque chose comme ça, parce qu'à partir du moment où je les ai pris, j'ai traversé trois ans d'existence terrestre dans le plus épais brouillard. Le fait est que certains types d'épilepsie s'apparentent à un court-circuit: vous avez deux synapses ou neurones qui se touchent, à cause de la fatigue ou du stress, et paf ! Les plombs sautent. Autre chose marrante en passant : un orgasme est aussi une forme de crise d'épilepsie.
Bref, voilà dans quelle situation je me trouvais. Quatorze ans et déjà drogué jusqu'au plafond. Les profs au collège se plaignaient de ne jamais m'entendre, et ça n'allait pas s'arranger.
La Laurence, elle était là, en vacances sur la plage, comme tout le monde, avec sa famille et deux cousins. Moi, j'étais avec ma mère et mon frère, et il y avait très peu de gens de notre âge. Les jeunes, c'est un peu comme des animaux, sont souvent attirés par leurs semblables. Alors mon frère et moi on a commencé à traîner avec la Laurence, ses cousins, et trois quatre autres gonzesses dont les noms me reviennent pas. Au bout de trois jours, mon frère et le cousin le plus jeune profitent d'un moment entre hommes pour me lancer en pleine face près du baby-foot:
" Eh, L. ? Kess' t'attends?"
"Hein?"
"Quoi, t'as pas vu?"
"Hein?"
"Merde, L., elle attend que tu te décides!"
Merde, qu'est-ce qu'il se passait? Je compris un quart d'heure plus tard - eh oui, on s'y fait pas vraiment aux neuroleptiques - je compris que la Laurence souhaitait que l'on soit un peu plus proche. Mais merde, pourquoi elle le disait pas? Je pouvais pas deviner à sa place!
J'ai laissé passer deux jours, parce que c'était bien la première fois qu'il m'arrivait un truc comme ça, c'était bien la première fois que je me rendais compte qu'une fille pouvait s'intéresser à moi... Ouais, même aujourd'hui, je me dis qu'il faut vraiment avoir un grain pour s'intéresser à un type comme moi. Bref, j'ai laissé passer deux jours, ou peut-être trois, j'était fichtrement timide à l'époque, puis, près du terrain de basket, je lui ai demandé, de la façon la plus maladroite qui soit, si... enfin, si, ouais quoi, elle voulait sortir avec moi. Vous savez comment ça peut se passer à cet âge, y a pas de grands mots, pas de suprêmes moments genre grandes pages romantiques à la Barbara Cartland. Et même après d'ailleurs... Alors, elle m'a sorti:
"Eeenfiiiin, c'est pas trop tôt!!!"
Quoi? j'étais censé tomber fatalement amoureux d'elle ou quoi? J'avais rien demandé, et voilà qu'elle me parlait comme si cela devait être une évidence, que je ne pouvais pas y échapper. Comme je l'ai déjà dit, il faut vraiment avoir un grain pour s'intéresser à un type comme moi et je pense que ceci était un bel exemple.
Trois jours plus tard, mon frère et le cousin me recollent près du baby-foot:
"Eh, L !"
"Hein? Quoi encore?"
"Kess' t'attends?"
"Hein?"
"Ben ouais quoi, tu comptes lui faire des bisous toute ta vie ou quoi?"
Trois jours plus tard, la Laurence m'a largué comme une merde, j'ai vu son gros cul se poser sur la banquette arrière de la voiture familiale de son père.
"Désolée L., mais j'en aime un autre... Mais on pourra toujours rester amis, on n'habite pas très loin en plus"
Putain, j'avais rien demandé moi. N'empêche que ça m'a subitement traversé l'esprit: peut-être serait-elle restée si j'avais suivi les conseils des deux autres et si je l'avais t... ... enfin, personne ne le saura.
Voilà, pendant un moment, j'ai trouvé comme une ressemblance avec Marianne. Mais c'est bien moi tout ça, je n'ai jamais le contrôle sur mes réminiscences.
 
En ce moment, c'est étrange, je ne ressens pas le besoin d'écrire. Je prends des notes, ça c'est clair, des tonnes de notes. Mais je n'avance sur rien. Pourtant, je dois boucler cette pièce que Seb veut monter, quelque chose qui peut nous sauver en Janvier prochain. J'ai plein d'espoir dans ce projet, et il faudrait que je la finisse une fois pour toute. Seb a beau dire que ce n'est pas grave si je ne tape rien, mais je suis en train de prendre du retard. C'est étrange. Avant, je tapais comme un malade lorsque j'étais soit très heureux ou soit très en colère, jamais lorsque je ne ressentais rien. Et là, ça ne marche plus. Je suis même plus paisible que jamais en ce moment, mais ça ne m'aide pas non plus. Je suis en train d'écrire un pavé pour le journal, mais, soyons francs, je ne suis pas en train d'écrire, je ne fais que parler et me souvenir. Je ne crée rien, je ne ressens rien. A peine est-ce une confession à un psy, je ne crois pas aux vertus cathartiques du journal. Peut-être dois-je changer ma façon de travailler? Ou peut-être qu'il me faut accumuler à nouveau certaines sensations, réapprendre à être sensible, à apprivoiser ceci, les sentiments. J'ai eu un moment de clairvoyance dans le métro tout à l'heure : tous mes manuscrits jusqu'à maintenant ne survivront jamais à quoi que ce soit. Tous mes manuscrits sont creux et ce n'est pas avec ça que je pourrai questionner le monde qui m'entoure. Parce que c'est bien ceci qui définit l'art : questionner le monde. Non pas le remettre en cause, juste le questionner. Et j'ai un paquet de questions à lui poser, au monde, j'ai un paquet de questions auxquelles il n'y a jamais eu de réponses, auxquelles il n'y en aura jamais...

 

© lmer 2004

 

 

Vendredi o8/1o/2oo4

 

Kitano dans la rue de Ponthieu. C'est ce que me dit mon responsable: qu'il a vu le réalisateur dans la rue de Ponthieu, un jour, au petit matin. Et aux autres de dire qu'ils ont vu Obispo dans le magasin - paraît qu'il a été vendeur ici -, Vincent Cassel et j'en passe. Mais personne veut me croire quand je dis que je viens de voir Helena Nogera au rayon Jazz. Ok, c'est pas du même niveau, mais quand même! S., mon responsable, qui pourtant la trouve excessivement belle, dit que ce n'est pas elle, que la bonne femme au rayon jazz, elle a les traits plus saillants, qu'elle est plus maigre... Mais on ne me le fera pas croire, à moi, je suis sûr que c'est elle.
Je sors de la salle de pause et me dirige vers la remise qui se trouve justement cachée derrière le rayon susmentionné. Je m'apprête à pousser la porte lorsque:
"Excusez moi? Vous êtes du rayon jazz?"
Je me retourne: Miss Nogera, qui d'autre? Certes, elle est maigre, un peu trop grande, mais c'est bien sa voix. Je bosse pas pour rien au rayon variété française, et puis, je l'ai vu assez souvent chez Durand et chez Field lors de la sortie de son dernier bouquin. Même intonation et tout, et cette impression qu'elle peut se briser à tout moment sur ses jambes. Une grande brune, le nez toujours en l'air. On aurait du mal à croire que c'est la soeur de cette vieille peau de Lio.
"Non, je ne suis pas du rayon. Vous cherchez?"
"Trucmachinchose de machintrucchose, c'est le dernier album"
"Oh, faudrait que vous attendiez un vendeur, désolé"
Elle doit penser de moi ce que je pense parfois des vendeurs: que je suis un fichu incapable. Peut-être qu'elle me déguisera dans un personnage miteux et que je me retrouverai un jour dans un de ses bouquins. Mais sait-elle aussi qu'elle vient peut-être de croiser un futur confrère? Ehéh, suis sûrement un peu optimiste, là, mais tout de même! Un jour, je passerai à la télé, ou on se croisera sur un plateau et elle dira:
"Eh! Mais c'est le petit vendeur de la f...!"
Ou peut-être qu'elle dira rien du tout. Ou encore:
"C'est qui ce type?"
Ce qui est aussi probable.
Quand je croise des "personnalités", en général ça ne me fait pas grand chose. Juste après, mes collègues m'ont dit:
"T'es trop bête! Elle te demande si t'es du rayon, un canon comme ça! et toi tu dis non, comme ça, les mains dans les poches! T'aurais pu faire semblant de chercher le disque avec elle, même si t'y connais rien!"
Non, les personnalités, ça n'a jamais eu d'effets sur moi. Sauf une fois, où, je l'avoue j'ai peut-être réagi comme une ado un peu trop émotive. C'était l'année dernière, à la librairie Les Cahiers de Colette. Marie Darrieussecq devait passer pour faire une lecture. Je l'ai déjà dit, la littérature française, c'est pas du tout mon truc, mais Darrieussecq, c 'est un peu l'exception qui confirme la règle. Alors, j'attendais avec mon exemplaire d'un de ses bouquins dans les mains, Le Mal de Mer, dans la librairie. Les gens commençaient à s'entasser dans les coins mais la caisse enregistreuse ne bronchait pas. Quand Darrieussecq a poussé la porte avec un petit quart d'heure de retard, la gérante de la librairie s'est écriée vivement:
"Ah, enfin, voilà Marie!"
Et je vous jure, c'est con, mais quand je me suis retourné, mon coeur a fait un bon, discret, pas de quoi taper un record en saut en hauteur, mais je l'avais bien senti.
Elle a fait sa lecture. Un passage de Lautréamont. Juste avant, avec cet air un peu brusque qu'elle a parfois, elle avait annoncé:
"Bon, c'est pas de la littérature pour adolescent!"
Elle a scruté la salle un instant, et a lu. C'était pas si terrible, la façon dont elle avait lu: trop rapide, haché, presque trop personnel. Faut dire qu'elle est connue pour être lue, par pour lire. Que dit-on des cordonniers déjà?
Mon enthousiasme est légèrement redescendu. Après avoir reposé le livre, elle a semblé se décontracter un peu plus et a un peu perdu de sa froideur. Il y avait ses éditeurs qui étaient présents aussi. Deux types grisonnants qui semblaient manquer de sommeil, la gueule tellement avachie et enfarinée qu'on aurait dit qu'ils avaient mauvaise haleine. Elle s'est levée et mêlée à la foule. Un employé de la librairie m'a tendu un verre de kir, mais j'ai refusé. C'était bien la première fois que je refusais un verre d'alcool, si peu fort pouvait-il être. Et puis j'étais pas là pour les mondanités. Je me suis approché de la Marie et je lui ai demandé si elle pouvait signer mon volume. M'en foutais qu'elle me le dédicace, je voulais juste sa signature. Mais elle a demandé:
"Oui, vous êtes?"
Je suis pas encore connu, j'ai voulu dire.
Ou aussi:
Je suis le prochain type que ton éditeur va faire signer.
Mais j'ai juste donné mon prénom.
Elle a écrit:
Pour L., amicalement, chez "Collette", pour la nuit blanche.
M. Darrieussecq 4 Oct o3
Puis elle a fait un petit crobar, genre l'aiguille d'Etretat érodée en l'an 3052, une mer au stylo bille et deux mouettes avec une aile plus grande que l'autre, volant difficilement vers le bord de la page.
J'étais content, j'ai mis les bouts. Mais c'était bien la seule fois où je fus autant ému. Je ne sais pas comment j'aurais réagi si j'avais eu la chance de rencontrer Miller ou si on me donnait l'occasion de voir Salinger, chose presqu' aussi impossible. Toutes les autres "personnalités" qui m'aient été données de croiser, m'ont laissé froid et même, je les trouve encore plus banals après. Alors, Helena Nogera..... N'est-ce pas?
 
Une nouvelle entité a rejoint la charmante équipe des fantômes en gilet bleu. Sa carte de sécu précise qu'il est né en 81. Il est grand, et plutôt maigre comme pas mal de types de grande taille, une tignasse mal coiffée, circule entre les rayons les bras ballants, des bras trop grands pour lui et te dit: "Salut, mec!" quand tu arrives le matin. Il fume, est "super fan" de musique, "super fan" d'internet, aux jeux vidéo, il "te met ta dose", il "te met ta dose" à n'importe quoi si tu l'écoutes, même aux chiottes il est capable de "te mettre ta dose" et y a trop de trucs qu'il trouve "trop naze". Il habite rue de Rennes, il me fait penser à l'étudiant que décrit Jeanne Cherhal dans une de ses chansons.
Un peu crade, mais ça va... et puis il se roule un stick, parce qu'il est...
Mais bon, le hic, c'est qu'il ne l'est pas, étudiant. Il aurait pu échapper à mon attention, être un individu inintéressant comme tant d'autres si je ne l'avais pas vu s'essayer aux mots fléchés d'un quotidien gratuit datant de la semaine dernière en regardant discrètement les solutions dans le numéro suivant. Et puis voir monsieur s'écrier victorieusement:
"Ah ! ESCARPEE ! C'tait ça!"
Tout est "cool", tout est évident, rien ne l'a encore touché, pas même la vie, pas même la réalité, parce qu'il vient à peine de naître et de pousser son premier cri. D'ailleurs, moi aussi je suis sur le point d'en pousser un, mais primal celui-ci...
 
© lmer 2004

Lundi 11/1o/2oo4

 

Le boulot, ça consiste à attendre que de longues listes d'articles tombent pour qu'on aille faire les courses dans les rayons. En gros. Et comme toujours, le lundi, avec toutes les commandes passées le week-end sur le site de l'enseigne, faut que ça bloque et ça foire. Suis encore arrivé en retard, mais c'est pas grave : tout le monde s'est posé au quatre coins de la remise et attend. Et puis Romain a encore remis le dernier Buena Vista Social Club qui a remplacé le I Want You de Marvin Gaye de la semaine dernière. Con Fuego, con fuego, con fuego...
Il est 9hoo et toujours pas de listes. Romain nous envoie en salle de pause pour patienter. De plus, les vendeurs ne se pointeront pas avant la demie, donc, on est utile à rien.
Dans la salle de pause, il y a une petite télé branchée sur le câble. Selon les moments de la journée, on a droit aux infos (c'est ainsi qu'on apprendra dans l'après-midi que Superman est mort d'une attaque cardiaque), aux chaînes musicales ou, comme en ce moment, aux infos sportives. Là, les journalistes s'alarment du dernier match de l'équipe de France de football. Je suis en train de demander du thé à la machine lorsque que le petit nouveau s'exclame soudainement:
"Moi je dis que c'est une honte! Ils me font pitié! Et puis, ce qu'ont fait les autres, ça se fait pas!"
"Fait quoi?" je demande, bizarrement intéressé et d'humeur plutôt sociable.
"Que Zidane et les autres, ils aient pris leur retraite! Ca se fait pas! Pour moi, l'équipe nationale, c'est un DEVOIR NATIONAL! C'est comme l'armée, si on t'appelle, t'as PAS LE DROIT DE REFUSER!"
Mon Dieu, déjà si jeune, et déjà perdu... à jamais.
Je le considère un instant. Ce type là, il est né en 1981, donc, l'armée, il l'a connaît autant que moi, c'est-à-dire : pas du tout. Et pour lui, c'est un DEVOIR NATIONAL!!!
"Et puis, c'est naze, il continue, les français, c'est pas des sportifs!"
"Bah, on a quand même pas mal de titres de champions quand même"
"Mouais, mais c'est que des coups de bol!"
Là dessus - je suis pas patriote ni chauvin mais quand même - je lui énumère quelques exploits, je lui parle de Prost, Platini, nos handballeurs, nos judokas, nos escrimeurs, et aussi je lui passe un petit coup de rugby même si j'y connais que dalle. D'ailleurs, il pourra pas non plus me contredire là-dessus. Mais rien n'y fait. Pour lui, on dirait que la France est un pays de limaces tout juste bonnes à saisir une opportunité dans les défaillances des autres. Enfin, pour finir, il y a Mauresmo qui passe à la télé, et il ne peut pas s'empêcher de lâcher un "gouinasse" haineux et stupide.
On retourne à la remise en espérant y trouver du travail.
Con fuego, con fuego, con fuego...
Toujours rien.
Christophe, le trentenaire piercé, se met à raconter ses aventures du week-end, lorsqu'en voiture, il a été arrêté par des flics un peu trop zélés après avoir pris un sens interdit. Tout s'est bien passé, il a réussi à s'en sortir sans rien. Il est resté courtois. Notre petit jeune qui était prostré dans son coin lève le nez avec un petit air de défi, son petit air de fausse gouape:
"Oh, si c'était moi, je les aurais fumés!"
C'est ça oui, avec tes 6o kilos bien tassés et tes grands bras maigres. Contre cinq flics!!!
Passons.
Chacun ressort ce qui lui ait arrivé un jour d'un peu bizarre, dans le métro ou ailleurs. Je me mets à raconter l'histoire de ce couple que j'avais vu dans la rue. Un type et une nana qui semblait parler tranquillement et puis, soudainement, clack! le type administre une sifflante à la fille dont les lunettes vont voler dans le caniveau. Je suis resté bouche bée, surpris. Le type, un gros malabar qui devait peser trois fois mon poids me regarde de l'autre côté de la rue et dit:
"Ouais, c'est comme ça qu'il faut faire!"
La fille ramasse ses lunettes et se remet à discuter avec son type, comme si rien ne s'était passé. J'avoue, j'ai pas été un grand exemple de bravoure, et je n'ai pas à me cacher derrière le fait que la fille semblait trouver ça normal. Après tout, ne dit-on pas qu'on ne frappe pas une fille, même avec une rose? Ce que notre jeune, lui, n'a jamais dû entendre. Ce qu'il nous confirme tout autant en disant:
"P't-être qu'elle l'a mérité après tout! C'tait une dispute de couple, et elle devait le mériter!"
Un blanc. Je trouve encore clémente l'idée de vouloir lui arracher les tripes avec un cintre.
Je lui demande:
"T'as déjà frappé une fille?"
"Ouais, mais elle le méritait. Elle avait même le petit sourire narquois et tout. Ouais, elle le méritait"
On préfère se plonger dans une écoute attentive de ce con fuego con fuego con fuego, qui, sans ironie, n'arrive toujours pas à nous lasser.
Le petit jeune, ça me tue, c'est certainement la pusillanimité incarnée, ce type, il faut qu'il prouve quelque chose, mais quoi? Une fois, il y avait des films gays dans une commande et ça l'a totalement laissé sur le cul. Il aide Marianne au rayon vidéo. Il demande si elle a un film qu'elle ne trouve pas. Et elle fait:
"J'en ai un, mais il est au rayon gay-lesbien. Fais attention, ça va peut-être te salir!"
Il n'a rien répondu.
Et ça n'a que 23 ans. Je pensais il y a encore quelques temps que j'étais une sorte de misanthrope, l'ENNEMI DU PEUPLE, eh bien, y a plus fort que moi apparemment.
C'est vrai, il me semble que j'ai quelque peu mis de l'eau dans mon vin. En ce moment, je projette de faire une sorte d'essai sur la chanson française, et plus particulièrement sur Jeanne Cherhal, d'une part pace qu'elle a mon âge et d'autre part parce que je trouve ça assez fort de faire une chanson sur les périodes menstruelles. Aussi, je me suis mis à réécouter en entier plein d'albums comme ceux d'Olivia Ruiz, les deux Delerm, les Benabar etc.... J'ai fait écouter à Seb quelques titres de la Jeanne et de l'Olivia, pour qu'il se fasse une idée, surtout le premier album de Cherhal qui est de loin le meilleur pour moi, et, surprise totale, ce n'est pas moi qui suit le plus acide. Il me dit:
"Aaah, on dirait du Lynda Lemay, et puis là, ça ressemble trop à du Brassens..."
Comme quoi...
Ca me fait un peu chier d'écouter les autres du lot, mais faut bien que je passe par là pour pouvoir appuyer mes arguments.
En parlant de Seb, justement, un truc m'est tombé dessus ce matin dans le métro: et si, au lieu de lui pondre une pièce originale, n'essayerai-je pas de faire une adaptation théâtrale du livre Le Joueur de Dostoïevski? C'est vrai, je le vois là, il est assez vivant, plein de dialogues et tout, et une intrigue qui tient la route. Une petite morale quelque part? Sûrement... A voir...

 

© lmer 2004

 

 

Mercredi 13/1o/2oo4

 

Les fantômes en gilet bleu, ça se ballade dans les rayons, la plupart du temps, ça n'a pratiquement rien à foutre, quelques fois, un couple danois leur demande ce qu'est l'équivalent d'Avril Lavigne en français pour leur petite fille de 14 ans, ça monte et descend l'allée principale, et ça fait sourire les vendeurs. Excepté ceux du rayon classique qui vous regardent de travers lorsque vous prononcer [dvorak] au lieu de [jvorjak], parce que ça se dit comme ça.
Dans le bureau, les fantômes en gilet bleu, ils se parlent un peu bizarrement:
"Et le Django Reinhard, tu l'as pas pris le Django! Il est où?"
"Au fond de mon cul à gauche!"
Et ça fait rire tout le monde, sauf le responsable des fantômes en gilet bleu qui essaye de se concentrer sur ses chiffres et ses tableaux.
Au rayon, classique, c'est tellement le bordel et les vendeurs sont tellement aimables que les fantômes en gilet bleu sont obligés de se mettre à six pour trouver un disque.
Les fantômes en gilet bleu sentent le tabac et la paresse mais c'est tout de même mieux que de sentir la sueur et la médiocrité.
Les fantômes en gilet bleu s'intéressent souvent aux expériences de chacun, au parcours de l'autre, aux films un peu bizarres et aux blagues les plus obscures.
Parfois, on peut voir les fantômes en gilet bleu dans la salle de pause boire du jus de fruit acheté au Maloprix du coin, posés sur de hauts tabourets comme autant de poivrots de la vie dissertant sur leur place sur l'échelle sociale.
Les fantômes en gilet bleu parlent de la petite brune au rayon classique - même les filles en gilet bleu s'accordent à dire qu'elle a de beaux seins, ça se voit - et s'indignent lorsqu'ils apprennent qu'elle sort avec un de ses collègues, parce qu'elle semble mériter plus qu'un type qui vous reprend lorsque vous dites [DVORAK] parce que c'est comme ça qu'ils le disent, eux, les fantômes en gilet bleu.
Le fantôme en gilet bleu a souvent le sourire, parce qu'il se sent bien dans son gilet bleu, il le porte bien, mieux que personne, parce que ce n'est pas donné à tout le monde
d'être
un fantôme
en gilet
bleu...

 

© lmer 2004

 

 

Jeudi 14/1o/2oo4

 

Je passe en revue tous les artistes qui souffraient d'épilepsie comme Van Gogh, Dostoïevski, qui d'autres ? d'autres types qui se tapaient des crises et dont tout le monde croyait qu'ils communiquaient avec le monde des esprits. Marco Polo? Sûrement...
Marianne l'a été, mais n'a pas eu besoin de suivre un traitement. Chez elle, ça se manifeste sous forme de douleurs aigues. C'est un trouble assez étrange.
Rien ne change, aujourd'hui y avait pas grand chose à faire. Le pire, c'est que je suis arrivé à l'heure cette fois-ci. Et tout ce dont je me souviens c'est d'avoir parler de films et de Kelly Joe Phelps, un chanteur de blues, avec Marianne. Et puis de deux trois autres conneries alors qu'elle grillait cigarette sur cigarette. La plupart du temps, je n'écoutais pas. Me suis surpris à noter dans un coin de mon crâne qu'il fallait que j'appelle Sara. Sans raison, et de toute façon, elle ne passera pas à Paris ce week-end. Et je me suis réveillé en face du rayon jazz, hélé par un type qui cherchait le dernier Manhattan Transfert.
"C'est au rayon Variétés Internationales"
"Z'êtes sûr?"
"Oui, elle est noire la pochette avec quatre portraits, c'est ça?"
"Oui, mais c'est du jazz vocal, ils ont fait plein de reprises d'anciens classiques..."
Je l'ai demandé de me suivre jusqu'au rayon. Et il était bien là, le Manhattan Bidule. Voilà encore un truc dont je n'ai aucune idée, que j'écouterai sûrement jamais, mais je sais où le trouver. Une info inutile parmi d'autres.
 
Je rentre chez moi, et encore une fois, j'oublie qu'on a changé le code à l'entrée. Il y a deux jours, je suis resté un quart d'heure dehors à essayer de me remémorer l'ordre des chiffres. C'est que je les avais en tête, mais pas dans l'ordre. J'ai dû essayer toutes les combinaisons possibles.
Dans la boîte aux lettres, il y a une lettre des Editions D. Bon, je sais à quoi m'attendre, c'est comme pour les réponses aux candidatures, si on vous appelle pas, c'est que vous pouvez aller voir ailleurs. C'est le troisième refus pour trois manuscrits différents que je reçois de ses éditions. A la longue je me suis presque familiarisé avec ce cher Monsieur Alain B. du service des manuscrits qui change de calligraphie tous les trimestres. Parfois il a une écriture ronde et féminine, parfois hachée et nerveuse, parfois aplatie et molle. La lettre dit:
"Vos nouvelles sont souvent justes,mais nous n'avons pas été convaincus par votre écriture qui nous a paru manquer de rythme et de singularité".
Hé merde ! Carine aurait donc raison ? Et que dois-je donc écrire maintenant?  Notez, Monsieur Alain B. a écrit : "nous a paru". Ce qui n'est qu'une simple impression. Et subjective, comme toute impression. Mais ça m'énerve quand même.
Quand j'ouvre les livres qui se vendent aujourd'hui, je les trouvent tous mous, trop simples et évidents, sans surprises, alors, qu'entendent-ils par "manque de rythme". Et "singularité"? Tout le monde écrit pareil aujourd'hui. Tout le monde! Alors, je veux bien qu'on m'explique ce qu'ils entendent par "singularité", parce que je veux bien me pendre s'ils me disent que j'écris comme tous ces types qu'on trouve en librairie. Et puis, si c'était le cas, ils auraient déjà accepté de me publier, non?
Oh, et puis merde ! Je vais attendre la réponse des éditions L, et puis voir avec les éditions S., et après on verra. Ou alors j'attendrai encore un peu. Mais le problème en ce moment, c'est que je n'ai pas vraiment le temps d'attendre...
 
© lmer 2004

 

21h30
Ai lu quelque part:
"Profitez, profitez de mon esclavage! Savez vous qu'un jour je vous tuerai? Non par jalousie, ni parce que j'aurai cessé de vous aimer; non, je vous tuerai simplement parce qu'il y a des jours où j'ai envie de vous dévorer (...) il me vient souvent un désir irrésistible de vous battre, de vous défigurer, de vous étrangler. Vous croyez que cela n'ira pas jusque là? Vous me rendez enragé. Je craindrai sans doute le scandale? Votre courroux? Mais je me moque de votre courroux! Je vous aime sans espoir et je sais qu'après cela je vous aimerai mille fois plus..."
Charmant, n'est-ce pas?
 
© lmer 2004


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