And I became alone

 

 

 

 

 

 

 

 

Voici quelques-uns des résultats d'un projet qui m'occupe depuis plusieurs années déjà (et dont je considère qu'il forme trépied, triangle, Oedipe si l'on veut, avec mon travail sur Wallace Stevens et sur Walt Whitman): la traduction en français de poèmes d'Emily Dickinson. Des raisons de copyright (pour ne pas changer) expliquent que je ne propose ici que ceux des poèmes qui furent publiés avant 1923. D'autres, plus aventureux (que j'envie et à qui je rends ici un hommage appuyé), proposent sur Internet l'entièreté de leur traduction des écrits de cet étrange, étroit, irritant et parfois titanesque écrivain.
Comme d'habitude, ça verse, ça rime, etc.

NdT: le lecteur attentif (il semblerait qu'il y en ait) observera judicieusement que diverses modifications, réécritures, variations, condensations, redistributions etc., interviennent en divers endroits de ce site — particulièrement dans ces pages-ci — sans se dire. Il aura raison: ce que je propose ici, comme ailleurs aussi bien,  n'est qu'une approche, in(dé)finiment révisable.
De fait, plusieurs discontinuités apparaîtront dans la suite numérotée des poèmes traduits. Qu'il se rassure! Hormis celles que commande et exclue la date de publication des poèmes en cause, elles ne seront dues qu'à l'état d'avancement de leur transcription en HTML, non au découragement de leur traducteur. 

 

 

 

 

 

La numérotation est celle de Collected Poems, Edited by Thomas H. Johnson, Little, Brown and Company.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 Cette traduction est dédiée à Emilia Kobayashi-Fierro

Buscando mis amores,
iré por esos montes y riberas;
ni cogeré las flores,
ni temeré las fieras,
y pasaré los fuertes y fronteras.

«Cherchant les amours de mon coeur
J'iray par ces monts et rivages
Sans y cueillir pas une fleur
Ny craindre les bestes sauvages:
Murs et remparts je forceray,
Et les frontieres passeray.»
Les Cantiques Spirituels de Saint Jean de la Croix
Traduits en vers françois par le R. P. Cyprien, Carme déchaussé
1641 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

101

 

Se fera-t-il vraiment qu'il y ait un «Matin»?
Est-il rien comme «Jour»?
Pourrais-je le voir aux sommets si je me tiens
Haute à être comme eux?

A-t-il des jambes ainsi que les Nymphéas?
Plumes comme un Oiseau?
Le rapporte-t-on des fameux pays là-bas
Dont je ne connais rien?

Oh qu'un Savant quelconque! un quelconque Marin!
Oh qu'un Sage hors des cieux!
Veuille d'expliquer à un petit Pèlerin
Où ce «Matin» a lieu!

 

 

 

 

 

 

 

 

 

103

 

J'ai un Roi, qui ne souffle pas un mot —
Lors — confuse — au fil du jour il me faut
Chétive chaque heure traîner —
Mi-heureuse, quand c'est nuit, et sommeil,
Si, par chance, en rêve, je jette un oeil
En des salons, clos la journée.

Et si j'y parviens — quand vient le matin —
C'est comme une masse de tambourins
Qui près de mon oreiller clame,
Tout mon ciel Enfantin est voix en liesse,
Et des Cloches crient «Victoire» sans cesse
Aux campaniles de mon âme!

Et si je n'y parviens pas — l'Oiselet
N'est pas entendu, chantant au verger,
Et j'omets à prier d'inclure
«Ta volonté, Père, soit » en ce jour
Car ma volonté s'en va à rebours,
Et que ce serait donc parjure!

 

 

 

 

 

 

 

 

 

105

 

Ce penchement de nos têtes — ostentatoire —
Qui subséquemment, s'est trouvé
N'être pas la posture que devraient avoir
Nos pensées d'immortalité —

Permet la présomption cauteleuse que Toi
En ce duvet si condensé —
Prends — aussi — les attitudes que les Aragnes
Sur un plan de Gaze ont tissées!

 

 

 

 

 

 

 

 

 

106

 

La Marguerite suit doucement le Soleil —
Et quand il a fini sa balade vermeille —
Se pose timide à son pied —
À son réveil — il y découvre alors la fleur — 
Explique-toi — pourquoi te voici — Maraudeur ?
Car c'est, Messire, doux d'aimer !

Nous sommes la Fleur — quand Tu es l'Astre solaire !
Pardonne-nous si, aux heures crépusculaires —
Nous venons en catimini !
Énamourés de l'Orient qui se désiste —
Du paisible — de l'envolée — de l'Améthyste —
Du possible selon la Nuit !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

107

 

C'était si frêle — frêle barque
Qui picorait la baie!
C'était si galant — mer galante
Au loin qui l'invitait!

Ce fut goulu — goulue la vague
Qui la licha du Quai —
Sans jamais qu'aient su les grands-mâts
Mon pauvre esquif sombré!

 

 

 

 

 

 

 

 

 

108

 

Le Chirurgien doit être fort prudent
Quand du scalpel il se saisit!
En dessous cette fine incision
Remue le Coupable — la Vie!

 

 

 

 

 

 

 

 

 

111

 

L'Abeille n'a pas peur de moi.
Je connais la Phalène.
Le joli peuple dans les Bois
De tout cœur me fait sienne —

J'arrive et les Rus rient plus fort —
Les Zéphyrs jouent plus fous;
D'où donc, Jour d'Été, qu'à ton or,
Mon œil s'embrume, d'où?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

113

 

Notre lot de la nuit à endurer —
Notre lot du matin —
Notre x selon la liesse à combler,
Notre x dans le dédain —

Ici un astre, et un astre là-bas,
Il s'en perd en chemin!
Une brume ici, et un brouillard là,
Après quoi — Lendemain!

 

 

 

 

 

 

 

 

 

115

 

Qu'est cette Auberge
Où pour la nuit
S'en vient étrange Voyageur?
Qui l'a en Charge?
Où les Serveuses?
Vois, quelles chambres curieuses!
Nul feu dans l'âtre à rougeoyer —
Nulle Chope à ras bord versée —
Oh nécromant! Oh tenancier!
Qui sont ceux-là dans le sous-sol?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

119

 

Mentionne avec réserve au Mendiant
Et le «Potosi» et ses mines!
Avec le plus grand tact, à l'Affamé
Tes victuailles et tes vignes!

Que tu as passé des pieds sans un fer
Souffle-le prudemment, au Détenu!
Aux Donjons les anecdotes de l'air
Se révèlent douceur qui parfois tue!

 

 

 

 

 

 

 

 

 

122

 

Un je-ne-sais-quoi dans le Jour d'été
Aussi lent que ses flambeaux consumés
Vient me solenniser.

Un je-ne-sais-quoi au mitan d'été —
Un gouffre — un Azur — un bouquet humé —
L'extase à transcender.

Et d'été encore au creux de la nuit
Un je-ne-sais-quoi si grisant reluit
J'applaudis qu'on l'y voit —

Puis voile ma trop inspectrice face
Que ne papillonne au loin cette grâce
Si subtile — et d'orfroi —

Les doigts mages n'ont jamais de repos —
Le flot pourpre toujours au cœur des os
Va raguant son étroite couche —

Toujours l'Orient sa Flamme ambre érige —
Le Soleil toujours par les Cols dirige
Sa Caravane en Rouge —

Ainsi d'œil ouvert — la nuit — le matin
De conclure en joie la merveille —
Et j'accueille, par les rosées qui vient
Un autre Jour d'été!

 

 

 

 

 

 

 

 

 

124

 

En contrées que je n'ai jamais vues — on raconte
Qu'a un regard plongeant l'Alpe immortelle —
Dont les Coiffes atteignent jusqu'au firmament —
Dont les Sandales touchent à la ville —

Doucement et humble aux pieds éternels de qui
Le Bouton d'or par myriades joue —
Lequel d'eux, Monsieur, êtes-vous et lequel suis-je
Quand la journée auguste est un jour d'août?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

125

 

Pour chacun des instants qui extasie
Nous devons payer d'une angoisse
Au taux précis qu'à frisson nous saisit
Cette même extase.

Pour chacune des heures bien-aimées
Des années pour âpre pitance —
Des deniers amèrement contestés —
Des Coffres de Pleurs pour bombance!

 

 

 

 

 

 

 

 

 

126

 

Combattre à fracas, c'est bravement fait —
Mais j'en connais, plus galamment
Qui chargent dans le sein de leur sein même
La Cavalerie du Tourment —

Qui vainquent, et les nations ne voient rien —
Qui choient — et par nul contemplés —
Dont l'œil mourant, l'amour patriotique
D'aucun Pays ne vient priser —

Nous avons foi que, sur pieds mesurés,
Procession plumeuse en cortège,
Rang après Rang — les Anges pour eux vont —
Dans des Uniformes de Neige.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

128

 

Porte-moi une coupe de soleil couchant,
Dénombre les ciboires d'aube s'élevant
Et dis-moi combien s'Embuent parmi eux,
Apprends-moi la distance par l'aube enjambée —
Apprends-moi l'heure où va le tisseur se coucher
Qui a tramé les métrages de bleu!

Écris-moi de combien de notes se compose
Du Passereau toute renouvelée l'extase
Parmi les rameaux passés curieux —
Combien la Tortue doit accomplir de voyages —
Combien boit de coupes de Rosées en partage,
Le Bourdon ce Licencieux!

Aussi, qui établit l'Arc-en-ciel sur pieds-droits,
Aussi, qui les sphères dociles en charroi
Conduit à pleyons ductiles de bleu?
À qui les doigts qui guirlandent la stalactite —
Qui du calcul des cauris de la nuit s'acquitte
Veillant que ne reste dû nul d'entre eux?

Qui bâtit cette petite Maison Albaine
Et ferma la fenêtre à si closes persiennes
Que mon esprit dès lors ne peut qu'il voie?
Qui me laissera sortir un jour à soirée
Munie d'appareils avec lesquels m'envoler,
Qui passeront les Pompeux apparats?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

130

 

Ceux-ci sont les jours où reviennent les Oiseaux —
Guère plus — d'un Oiseau ou deux —
Pour jeter d'arrière un regard.

Ceux-ci sont les jours où les cieux  reprennent maints
Des vieux — vieux sophismes de juin —
Une méprise bleue et or.

Oh fraude qui ne peut l'Abeille filouter —
Presque ta plausibilité
Pousse ma foi que je lui prête.

Tant qu'à rangs serrés les graines témoignèrent —
Et fluide dans l'air qui s'altère
Se hâte une feuille discrète.

Oh Dernière Communion des jours de l'été,
Oh Brume pour Rite sacré —
Permet une enfant qui s'y joint.

Qu'elle puisse goûter de tes saintes espèces —
Et partager ton pain de messe
Ainsi que ton immortel vin!

 

 

 

 

 

 

 

 

 

131

 

De jours prosaïques outre l'Automne
D'aucuns des poètes arpègent
À l'écart un peu d'où il fait Brumeux
Et distants un peu de la neige —

Quelques Matins à morsure incisive —
Ascétiques quelques Soirées —
Terminés — M. Thomson et ses «gerbes» —
Sieur Bryant aux «Verges Dorées».

Figés, sont les bruissements du Ruisseau —
Sous sceau les valves savoureuses —
Des doigts mesmériques doucement touchent
Les Yeux des Elfines nombreuses —

Un écureuil il se pourrait s'attarde —
Mes impressions à partager —
Veuille, Ô Seigneur, que mon esprit soleille —
Au venteux de Ta volonté!

 

 

 

 

 

 

 

 

 

132

 

J'apporte un vin inusité aux lèvres
Parcheminées près des miennes
De fièvre,
Et que je leur enjoins de boire;

Fébriles sillons, elles s'y Essaient,
Je détourne mes yeux de pleurs noyés,
Et reviens l'heure d'après voir.

Les mains tressent encor la lente tasse —
Les lèvres que j'avais voulu, hélas —
Rafraîchir sont à l'excès Froides —

J'aurais autant pu tenter d'attiédir
Les seins en qui les siècles établirent
Leur givre sous la glèbe roide —

Il est peut-être d'autres assoiffés
Vers qui ç'aurait pu mes pas de porter
Si leur fut restée la parole —

Et je porte donc la coupe toujours
Qu'un pèlerin puisse par chance un jour
Étancher sa soif à mon bol —

Que d'aucun dise à chance qu'il me voie
«À l'un de ces plus petits, c'est à moi»,
Quand enfin je m'éveillerai.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

133

 

Comme à l'Hôte les Enfants souhaitent «Bonne Nuit»
Puis s'en vont à pas réticents —
Mes corolles exhaussent leurs lèvres jolies —
Puis vont robes de nuit vêtant.

Comme les enfants cabriolent au réveil
Joyeux du Matin revenu —
Mes fleurs de cent crèches vont de nouveau leur œil
Jeter et fringuer tant et plus.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

134

[NdT : À B. D-S]

 

Peut-être aimerais-tu une fleur d'acheter,
Mais jamais je n'en pourrais vendre —
Serait-ce que tu consentes d'en emprunter,
Jusqu'à la Jonquille d'attendre

Qu'elle dénoue son nœud du jaune Capuchon
Au pied des portes du hameau,
Jusque d'attendre au Trèfle en rangs, que les Bourdons
Leur vin extraient, leur Calvados,

Certes, je t'en prêterai juste jusque là,
Mais pas une heure plus que ça!

 

 

 

 

 

 

 

 

 

135

 

L'Eau, c'est par la soif qu'on la sait.
Le Sol — par l'Océan passé.
L'Envolée — par le piège —
La Paix — par ses récits de lutte —
L'Amour, par le Marbre d'un Buste —
Les Oiseaux, par la Neige.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

136

 

As-tu un cours d'eau dans ton petit cœur,
Où s'exhalent des fleurs timides,
Et l'oiseau rougissant descend y boire,
Et les ombres à peine y rident —

Et tout le monde ignore qu'un cours d'eau,
Si tranquille il s'écoule, est là,
Quand ta petite goulée de la vie
Chaque jour vient s'étancher là —

Or, veille au petit cours d'eau quand vient mars,
Et les rivières sont en crue,
Et se rue la neige au bas des collines
Et les ponts sont souvent rompus —

Puis, plus tard, en août comme il est possible —
Lorsque gît assoiffé le champ,
Gare, que ce petit cours d'eau de vie
N'ait tari d'un midi brûlant!

 
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