ou
(vol. 1)
Ça commence |
Le 1er octobre 1958, je vois le jour à Besançon (drôle d'idée). Sans attendre, on m'emporte alors, moi, mes langes et mon biberon, à Aix-en-Provence. J'y vagis. J'y apprends (tardivement) à parler et à marcher. J'y apprends également - plus ou moins bien - ces techniques et arts divers qui permettent de se croire à peu près humain. Je bats la campagne aixoise, entre cigales et genêts d'or, au pied de la Sainte-Victoire, chère à Cézanne (non, je ne vous propose pas de lien pour ce peintre) jadis et aux promoteurs immobiliers aujourd'hui. J'écris mon premier roman à 10 ans. Je suis des études primaires et secondaires bêtement brillantes au Lycée Mignet de cette belle ville ivre de fontaines, de platanes et de prétention provinciale. Dans la fumée des cafés, au fond de salles vertes obsédées de vieux miroirs, autour d'un petit noir aussi amer que l'existence, je lis, infiniment et en désordre, et j'écris mille choses. Sur les pas de Monsieur Teste, je cherche une «formule» par quoi tenir fermement en laisse le monde intérieur et le monde extérieur. À sa différence toutefois, je conçois que seule la «littérature», et plus spécifiquement la poésie, peut fournir ou fabriquer cette clé. Flaubert, Saint-John Perse, Séferis, T.S. Eliot, Proust, le René Char des Feuillets d'Hypnos, Paul Valéry, Henry James forment mon panthéon. J'entreprends un abracadabrant roman (jamais fini), cyclique, sans narrateur repérable, déroulé sur 365 pages 1/4 exactement, explorant la possibilité d'un langage dénué de source, d'une voix sans origine. Je cesse d'écrire à la main et ne me sers plus que d'une vieille machine à écrire, dont le nom même décrit ce que j'en attends. Autour de moi, le soleil est blanc et l'univers méditerranéen; de bas murets de pierres plates courent de tous côtés comme des orvets minéraux sur quoi le regard se brise et se reprend; une senteur d'aromates, en touffes sèchement tenaces et nombreuses aux replis d'une terre éclatante et caillouteuse, monte aux narines comme si le promeneur lui-même qui parcourt inlassablement les collines était quelque dieu de l'Antiquité que le paysage tentait d'honorer, d'apaiser ou de leurrer par ces holocaustes de parfums calcinés. Quand il pleut, on croit assister à la fin du monde. |
Ça déménage |
1979 : Paris. La Fac (section Lettres Modernes). Ennui profond. Licence, maîtrise, DEA. Thèse (abandonnée en cours de route) sur Francis Ponge. Il pleut souvent. Les rues sont brèves comme des déjeunés de soleil, les avenues larges comme le temps. Rien n'y sent l'ail ni le pistou. Je travaille en librairie. Je suis amoureux d'un Iranien aux yeux de peintre (comment peut-on être Persan, n'est-ce pas?) qui me convainc qu'être heureux n'est pas une faiblesse. La mort de mon père me fait violemment vaciller dans cette nouvelle certitude. Renonçant à la poésie, qui me paraît trop entachée de sa propre histoire pour pouvoir encore se déployer dans un dire tenable, j'écris en forme d'adieu des «poèmes minutés», sonnets classiques, en vers de quatre à cinq pieds, dont la rédaction ne doit pas dépasser deux ou trois minutes et une série de chapitres en prose, Thrènes dans le goût antique, qui se présentent comme des extraits de romans, consacrés au poète en tant que «figure» de l'imaginaire littéraire et social. Je lis et relis Ponge et Proust, Aragon et Pound, et les poètes symbolistes pour lesquels je garderai toujours une grande tendresse. Je désespère de ne pouvoir lire Rumi et Hafez dans le texte. Je commence à m'intéresser de près à la traduction en ce qu'elle m'offrirait la possibilité de revenir à l'écriture de poèmes sans en avoir l'air. Je trouve la pluie charmante, et la lumière mouillée de la capitale douce, comme elle caresse, dans les amphis de la Sorbonne, les chairs plates des Puvis pastels. Je commence à me prendre pour moi. |
Ça gribouille |
1985-1986 - premières
publications: trois articles sur les parodies de poèmes de V. H. dans Gloire
de Victor Hugo, épais catalogue accompagnant l'exposition du même
nom au Grand Palais. C'est aussi en 1986 que voient le jour mes premières
traductions de Wallace Stevens (revue Filigranes, vol. 1, juin 986, Argel,
Paris). |
Ça redéménage |
Fin 1986, je retourne m'installer à New York, où j'ai déjà vécu une courte année en 1984. Je demeure sept interminables autres années dans cette verrue de verre et de vent où l'on gèle avant de frire et d'étuver. Je m'y initie, entre WC et baignoire, dans la salle de bains qui m'a été assignée pour bureau, non loin d'une superbe vue sur Central Park, au maniement des ordinateurs, qui remplacent dès lors la machine à écrire. Mon beau Persan s'en va. Ou c'est moi qui pars. Plus tard, en un autre quartier, mais encore une fois au rebord de Central Park, j'y prépare l'édition des lettres qu'échangèrent un avocat d'origine belge et René Magritte (fort volume abondamment illustré, paru en 1992 au Fonds Mercator sous le titre L'Ami Magritte, Correspondance et souvenirs). J'écris, en anglais, une série de poèmes en alexandrins non rimés, ainsi que des nouvelles. J'apprends ainsi qu'on peut être plusieurs écrivains, selon la langue qu'on utilise. Mes nouvelles en français se font de plus en plus longues, et leur langage m'est de plus en plus personnel: il me semble parfois écrire dans une langue morte, ou rêvée. Les rues sont droites. Les avenues sont plus droites encore. Les jours s'agglutinent aux jours comme, sur la vitre du quarante-troisième étage où je travaille, les gouttes d'une pluie inodore aux gouttes d'une insipide pluie. Je lis Balzac et Conrad, Emily Dickinson et Heidegger, Claudel et Colette. Ma grande entreprise est désormais la traduction en français de poèmes de Wallace Stevens. Je rencontre Michael (un soir de tristesse et de neige), avec qui je reviens m'installer un an durant à Paris, sans parvenir à me réacclimater ni à cette ville ni à la France, où quelques-uns de mes amis les plus chers disparaissent dans l'étouffante nuit du SIDA. J'écris alors une manière de journal, D'un livre qui serait de saisons, où je note quasi quotidiennement le temps qu'il fait et les images que la saison soulève en moi. L'écriture me devient une manière de célébrer ses propres puissances au moment même où l'inaccessible et toujours plus nombreuse présence du monde réel me devient obsédante: je me paie même, de temps à autre, au hasard des lumières, des reflets, des formes et des textures, de petites extases matérielles. Le 30 août 1995, je reviens à New York, où je réside pour le moment - pour combien de temps? Il vente, il pleut, il neige, il soleille: les jours passent ici comme ailleurs. À ma grande surprise, je commence d'aimer cette ville que j'avais si fort haïe - mais peut-être parce que je suis presque certain que c'est dans ses plis de verre et ses gorges de vent que je finirai mes jours. Michael et moi avons une chienne adorable (mélange de fox terrier et de folie douce), appelée Barbès-Rochechouart de Baskerville; un chat d'une sérénité de Bouddha (et d'une blancheur d'hermine) répondant au nom de Cadet, et quelques poissons rouges; une vie tranquille; de très proches amis. J'occupe mes jours à tenter d'aider mon ancien employeur à dicter ses mémoires, mais son cancer est trop avancé pour lui laisser vraiment le loisir de broder à tête reposée la longue tapisserie de ses souvenirs - et je ne puis que l'accompagner, impuissant, au fil d'heures sans fin où il se regarde avec horreur mourir en m'injuriant de toute ses forces. Le professeur de français qui, lors de ma seconde, m'avait prédit avec un sérieux inimitable que je connaîtrais à trente-cinq ans la révélation de l'existence de Dieu s'est trompé. Somme toute, ma vie est rangée et banale. Comme celle de tout le monde. |
Ça se gâte |
Depuis le 25 avril 1998, je suis de retour à Paris - seul, Michael s'étant soudain rendu compte que nous n'étions pas compatibles (il lui aura fallu neuf ans pour parvenir à cette imprévisible conclusion). Il me fait comprendre sans guère d'aménité que, l'homme aux 47 Magritte étant mort peu de temps avant cette date, j'ai une raison de moins de m'attarder sur les bords de l'Hudson. Au vu de la flambée des prix de l'immobilier dans Manhattan, je me vois de fait contraint de quitter cette île, dont je me suis profondément épris depuis mon retour, et de battre en retraite dans le voisinage de celle de la Cité. Le jour de mon départ, je fais livrer à Michael 12 douzaines de roses rouges, histoire de. Je perche désormais au (très) haut d'un cinquième étage sans ascenseur, non loin de la très parisienne Gare du Nord et des affriolants étalages de chez Tati et de L'Empire du Mariage. J'y puis, si je saute à me cogner au plafond, apercevoir l'aigu téton du Sacré-Cœur. J'avais conservé le chat, laissant derrière moi la folle de chienne, qui me manquait autant que celui que j'avais épousé (avant que n'existât le PACS) en pensant que rimaient enfin pour moi «amour» et «toujours». Diverses circonstances m'ont permis de reconstituer mon zoo - puis le chat est mort, et mille choses avec lui m'ont quitté. Après des années d'attente et de déceptions, je connais au cours de l'été 2001 l'immense plaisir de visiter partiellement l'Iran d'où je vais même, quelques jours durant, errer à ma guise sur le Registan dans la splendeur du soleil de Samarkand. Le retour dans l'insignifiance française est rude. À 45 ans, me voici dépris de presque tout ce qui formait ma raison de poursuivre. J'apprends, pour tuer le temps, que l'on peut aussi être en exil chez soi. Je m'efforce de supporter l'insupportable - mais le cœur, entre autres, y manque. Cela étant, comme je l'écrivais jadis «Somme toute, ma vie est rangée et banale. Comme celle de tout le monde.» D'autant plus que j'ai désormais presque entièrement cessé d'écrire. |