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Yaël Hassan
Sur ma table de nuit
Jai un énorme pavé: Mes soldats de papier,
de Viktor Klemperer (Seuil). Cétait un professeur de littérature
romane en Allemagne, à luniversité. Il a tenu son
journal de 1933 à 1942 au jour le jour, on voit tout le processus
: la montée du national-socialisme, la nuit de cristal, le bannissement
de luniversité. Il raconte son quotidien, sur fond de tracasseries
domestiques, de soucis dargent quand il est viré de luniversité.
Il est marié à une non-juive, donc il nenvisage pas
du tout de quitter lAllemagne, un peu pour sa femme, qui ne voulait
absolument pas quitter, qui était très égoïste
je dirais. Elle sest construit son petit confrot, sa petite maison,
sa petite vie, ses petites douleurs, elle na absolument pas vu létau,
les mailles du filet qui se resserraient. Lui, alors que toute sa famille
est partie, alors que le vide se fait autour de lui, il décrit
tout avec une minutie, une claivoyance remarquables.
Si je lis ça, cest parce que je suis en train de préparer
un livre qui se passe dans lAllemagne de ces années-là.
Cest pour saisir le quotidien, ce que tu nas pas toujours
dans les livres dhistoire. Cest un document très précieux.
Parfois fastidieux: quand il parle de ses problèmes dargent,
de ses problèmes de santé, je survole.
Cest le cousin dOtto Klemperer, le chef dorchestre.
Le père était rabbin. Lui, Viktor, était athée,
et très anti-sioniste. Il y a des passages qui me choquent. Il
compare le sionisme au fascisme. Alors que beaucoup de gens autour de
lui partaient en Palestine.
Lautre livre que je lis en même temps, cest Un bateau
pour lenfer (de Gilbert Sinoué, Calmann-Lévy),
qui me sert aussi pour mon roman. Cest la tragédie du SS
Saint-Louis et de ces gens qui ont justement quitté lAllemagne
après la nuit de cristal en échange de tous leurs biens,
en payant une fortune pour les billets de bateau et les visas, qui ont
embarqué sur ce bateau battant pavillon nazi, cétait
avec laccord de Hitler et de Goebbels, qui pensaient pouvoir débarquer
à Cuba, qui vont être refoulés non seulement par Cuba,
mais par les États-Unis et le Canada, qui vont donc être
renvoyés en Europe et qui vont périr pour la plupart dans
les camps. Il y avait un peu plus de neuf cents passagers à bord,
dont quatre cent cinquante femmes et enfants. Cest hyper bien documenté,
on en a très peu parlé, et ça ma donné
lidée dun roman pour enfants. Je décris dabord
la vie quotidienne en Allemagne, et puis lodyssée sur le
bateau.
Un livre que je recommande
Je recommande en ce moment Lombre du vent, de Carlos Luiz
Zafon (Grasset). Ça faisait longtemps que je navais pas été
transportée par un roman de littérature générale.
Cest à la fois un parcours initiatique, un thriller, ça
parle de livres, ça se passe à Barcelone pendant la guerre
dEspagne, cest magnifique. Jai adoré adoré
ce livre.
Dans mes classiques à moi, celui qui restera toujours, mon livre-culte,
cest La vie devant soi, dÉmile Ajar. Jen
ai plein dautres: La nuit, dÉlie Wiesel, et
dans les trucs récents, Le bizarre incident du chien dans la
nuit, de Mark Haddon (Pocket).
Et puis un livre dont il faut absolument parler : Histoire dune
vie, dAron Apelfeld, traduit de lhébreu par Valérie
Zenatti, magnifique traduction (Éditions de lOlivier). Cest
son enfance pendant la guerre, des flashes qui lui sont revenus, quil
a reconstitués, comment il sest retrouvé seul après
la mort de ses parents, dans la forêt, et quel rapport il avait
après avec sa langue maternelle, lallemand.
Un dernier que je recommande, cest Suite française,
dIrène Némirovski (Denoël).
Un souvenir denfance
Cest une histoire tout à fait cocasse. Quand jétais
petite, je vivais en Belgique. Une fois par an, il y avait un monsieur
qui venait à la maison. Il était habillé en noir,
avec un chapeau. Il donnait des livres à mon père et puis
il repartait. Mon père mettait ces livres dans sa bibliothèque.
Pendant très très longtemps, jai cru que les livres
arrivaient à la maison par lintermédiaire dun
homme en noir. Je ne savais pas quils sachetaient dans une
librairie. Mon père sétait constitué une immense
bibliothèque. Jétais persuadée, en plus, que
les livres étaient gratuits. Le gars venait, buvait un café,
déposait les livres et repartait. Je trouvais ça magique.
Jai eu un gros choc le jour où mon père ma dit
quil les payait.
Ce type-là, je nai jamais bien su qui cétait,
il aimait la littérature russe. Donc javais tout Dostoievski,
tout Tolstoi. Cest avec ces livres-là que jai grandi.
Mes parents étaient très modestes, ils navait pas
de sous, ils étaient ouvriers. Les gens qui venaient chez nous
sébahissaient devant une telle bibliothèque. Mon père
disait quil payait à tempérament, cétait
lexpression. Parfois, je voyais des livres disparaître. Je
suppose que quand mon père lui devait trop dargent, il lui
rendait des livres.
Ça devrait être comme ça, je trouve: des hommes qui
viennent et qui déposent des livres dans les maisons.
Un film
Il y a un film que je peux revoir autant de fois, qui me fait toujours
hurler de rire, cest Rabbi Jacob, et pourtant je déteste
Louis de Funès. Cest le film quils rediffusent chaque
été à la télévision, que jai
aussi en cassette, et que je regarde à chaque rediffusion, ce qui
met mon mari hors de lui, parce quil ne comprend pas comment je
peux le voir trente fois, le connaître par cur, et rire à
chaque fois.
Une musique
Je suis folle de musique klezmer et de chansons yiddish, donc jécoute
beaucoup une chanteuse israélienne, qui chante en hébreu
et en yiddish, Chava Alberstein.
Sinon, je suis très peu musique. Quand je travaille, je nen
écoute pas. Et comme je travaille tout le temps
Je nai pas eu une éducation musicale. Sinon, jécoute
Brassens, Brel, Barbara, que jadore. Cest déjà
un peu vieux, tout ça.
Sur lécriture
Ça ne fait pas longtemps que jécris. Jai commencé
en 1997, après un accident qui ma immobilisée pendant
une très longue période. Je pense que, de ce fait-là,
il y a une sorte de boulimie qui sest installée, de tentative
de rattrapage du temps perdu. Il en découle une grosse production
et une sorte, comment te dire, presque dhystérie, le mot
est peut-être un peu fort, une sorte de course effrénée
à lécriture. Et en même temps, une incapacité
totale à marrêter, à lever le pied.
Jusquà présent, je nécrivais que lété,
jétais capable décrire , pendant les trois ou
quatre mois de trève estivale, dix à quinze heures par jour.
Mais ça, cétait avant que je devienne grand-mère
Ça se traduit aussi, cette course effrénée, par une
sorte dobligation décrire six ou sept livres à
la fois. Cest peut-être dû à une angoisse que
jai: si je nen écris pas plusieurs à la fois,
il y a des moments où je serai en non-écriture
entre deux textes et ça, je narriverai pas à le supporter.
Ce qui est étrange, cest que les histoires ne se mélangent
absolument pas. Il suffit que je clique sur lun des textes en cours
pour que je sois dans celui-là. Il ny a aucune interférence.
Cest une question que les élèves me posent souvent
en classe. Dans ma tête, les histoires sont dans des cases, comme
dans un ordinateur. Cest mystérieux, la création littéraire,
finalement.
Tout ça est tellement surprenant, la manière dont les choses
se sontmises en place, et tellement brutal aussi, que je me dis: Ça
va sarrêter comme ça a commencé.
Une bonne question posée par un élève
Tout récemment, jai trouvé ça magnifique, un
garçon ma dit deux choses: Est-ce que vous inventeriez
des histoires vraies? Est-ce que vous seriez capable décrire
une histoire drôle? (Elle rit beaucoup).
Dans une classe, linstitutrice leur avait fait écrire la
définiton de lécrivain avant que jarrive. Chacun
avait sa petite fiche. Un gamin a donné la définition suivante:
Un écrivain, cest un voleur, parce que pour écrire
il vole forcément la vie des gens, et cest un menteur aussi,
mais ça ne veut pas dire quil soit méchant.
Il avait signé sa fiche Nicolas, auteur-compositeur.
Cétait en Suisse.
Dans ma petite mallette
Dans les classes, jemporte mes carnets. Je me balade en permanence
avec une dizaine de carnets. Exemples: mon carnet de lecture, où
je note tout ce que je lis; mon journal de bord; deux carnets qui me servent
pour expliquer la Shoah et le conflit israélo-palestinien dans
les classes, avec des trucs que je découpe dans mes lectures. Jai
également un carnet où je recopie des extraits de livres
qui me marquent. Je lis toujours avec un stylo à la main. Jen
ai une dizaine, je les sors, ça épate les enfants. Dans
les journaux locaux, il y a toujours: Yaël Hassan vide son
sac. Cest spectaculaire, le nombre de carnets que je leur
sors.
Ma bibliothèque
Cest bien simple, ma bibliothèque, les trois quarts cest
Shoah. Ma fille Galith dit que jai la bibliothèque la plus
morbide de France. Ce rayon, tu vois, cest politique, ce sont les
livres de Marc, lui est plutôt politique. Tout le reste, cest
témoignages, romans, documents
Je ne peux pas mempêcher
dacheter tout ce qui sort sur la Shoah.
Dans lautre pièce, jai une bibliothèuqe uniquement
livres-jeunesse Shoah. Albums, romans, voilà. Jai peu de
livres qui sortent de ce sujet-là.
Une ville
Moi jen ai deux: Paris et Jérusalem. Parce que Jérusalem,
chaque fois que je vais en Israël et que je fais le chemin vers Jérusalmen,
il se passe quelque chose dunique. Ce nest pas du tout mystique.
Ce nest pas religieux. Je trouve quil y a une lumière
à Jérusalem qui est unique au monde. Quand tu te balades
dans les rues de Jérusalem, cest comme si tu ressentais sur
tes épaules le poids de cinq mille ans dhistoire.
Après, cest Paris, qui est aussi une des plus belles villes
du monde à mon sens. Je suis née à Paris, mais ma
mère vivait à lépoque en Belgique. Elle est
juste venue accoucher. Jhabite à Bruxelles jusquà
quatorze ans, ensuite je suis revenue en France de 1964 à 1970
et là jhabitais dans la banlieue parisienne. En 1970, je
suis partie vivre en Israël et jy suis restée jusquen
1984. Depuis 84, jhabite en France. Jétais dabord
dans les Yvelines, et en 2001 nous avons emménagé à
Paris, dans le onzième. Donc jai vraiment découvert
Paris depuis que jy vis, que je my balade. Jai une passion
pour le cimetière du Père-Lachaise, où je vais promener
ma petite-fille tous les jours, au grand désespoir de sa maman,
qui trouve quil y dautres promenades à Paris que le
Père-Lachaise. Je suis dailleurs en train décrire
un roman pour enfants qui se passe au Père-Lachaise, une sorte
de jeu de piste littéraire. Il y a des énigmes, ils doivent
trouver des écrivains qui sont tous enterrés au Père-Lachaise.
Daqns le onzième, il y a beaucoup de rues qui portent des noms
décrivains : Alexandre Dumas, Voltaire, Beaumarchais.
Une blague
Je raconte très mal les blagues, cest ça mon problème.
Il y a quelquun qui dit: À partir de demain, tous les
juifs et les coiffeurs doivent aller au commissariat. Alors les
gens demandent: Pourquoi les coiffeurs ? Ça me fait
hurler de rire.
Comment je mhabille
Jaime les fringues. Jaime macheter des fringues, mais
surtout pas ce que tout le monde porte, donc je vais dans des boutiques
qui vendent
mon gendre dit: Des serpillères.
Je paie très cher pour des serpillères! Jaime bien
trouver des vêtements originaux. Jaime les superpositions
de vêtements, les différentes longueurs, je fais très
attention à lharmonie des couleurs. Je ne peux pas sortir
avec un sac et des chaussures qui ne sont pas assortis. En même
temps, je naime pas les vêtements chics, les vêtements
classe.
Jai mes boutiques auxquelles je suis fidèle, des boutiques
de créateurs. Par exemple Lilith, Côté Lac, Pierre
de Lune, des boutiques qui se trouvent pas loin de chez moi et où
je passe beaucoup de temps. Quand je nécris pas, je suis
dans les boutiques.
Il y a des choses que je ne porterai jamais. Par exemple, je ne porterai
jamais un jean. Jamais, jamais.
Un baume sur la douleur dêtre
Pour moi, ça a été lécriture après
mon accident. Ça a été une rédemption, après
cette période extrêmement difficile. Je ne pense pas que
je men serais sortie si je navais pas eu ça comme dérivatif.
Ce nétait pas seulement la douleur dêtre, cétait
la douleur physique. Cétait le seul moyen de me détacher
de la douleur physique. Quand jécrivais, je ne souffrais
plus. Cest toujours le cas, vu létat de mes jambes.
Écrire, ça me permet de ne pas penser à la douleur.
Un autre baume, cest la naissance de ma petite-fille, qui a été
vraiment une étape, quelque chose dimportant. Cest
la continuité. Pour moi, devenir grand-mère, dans la mesure
où je nai pas connu mes grands-parents, je nai jamais
su ce quils étaient devenus, cétait une sorte
daccomplissement. Javais toujours rêvé dêtre
grand-mère.
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