Le serviteur - 1918
Janvier ou février ramenait le « repas du
cochon ». C'est une vieille coutume de nos villages, et de
nos petites villes pour ceux qui, dans les faubourgs, y
mènent un peu la vie des paysans. On tue le cochon, qui
crie. On le grille, et les gamins dansent tout autour. On
le hisse la tête la première pour l'ouvrir et le dépecer.
En lui tout est bon, jusqu'aux sabots.
Tout étonné des richesses qu'on a devant
soi, on se dit que jamais on n'arrivera à les épuiser. Et
l'on invite les autres au festin.
Chaque année nous étions les invités des Girard. Ce jour
aussi était une date pour moi et, dans un autre sens, pour
toi qui jamais ne sortais le soir. Mais, si tu avais
refusé, les Girard se seraient fâchés. Il faisait chaud
dans leur petite maison à plafond bas. Comme nous y étions
une douzaine à nous sentir les coudes, on oubliait bien
vite que sur la route gelée février soufflait à perdre
haleine.
On oubliait qu'il y eût des pauvres avec
qui l'on avait soi-même plus de traits de ressemblance
qu'avec les riches. Mais on estimait aussi que, pas une
seule fois dans l'année, les bourgeois ne faisaient un
repas qui valut celui du « cochon » : c'était la revanche
annuelle des paysans des villages et des ouvriers-paysans
de la petite ville.
Le cochon en faisait tous les frais :
bouillon, boudin, pieds aux choux, rôti, tout venait de
lui. Ceux qui l'avaient engraissé oubliaient qu'ils
l'eussent connu vivant : sa destinée avait toujours été de
finir sur cette table, victime et héros de ce repas
triomphal auquel il méritait bien de donner son nom.
Tu buvais et mangeais peu. De t'être couché tard et
d'avoir changé ton ordinaire, invariablement le lendemain
matin tu avais mal à la tête. Une année, enfin, si tu ne
tuas pas le cochon, tu te décidas à en acheter la moitié
d'un. On nous l'apporta tout dépecé, tout préparé. Comme
les gamins qui dansent autour de lui quand on le grille,
j'aurais volontiers sauté de joie devant le saloir. Que
nous ne fussions de vrais paysans, il ne s'en fallait que
d'une moitié de cochon. Et nous allions avoir des
provisions qui longtemps nous permettraient de narguer la
faim. |