Nouvelles du Morvan - 1993 - En guise de prologue
Ils s'accrochent à ses basques comme des huîtres à leur
coquille, ils parlent de développement, de revitaliser, de
redynamiser, de désertification ; ils veulent pour lui que
ça bouge, que ça vive, que ça performe ; ils lui donnent
des coups de fourche en douceur comme à une vieille vache
en mal de vêlage et qu'on veut à toute force faire se
lever ; il faudrait qu’il travaille, qu’il produise, qu’il
se vende, qu’il se rentabilise ; ils veulent qu’il entre
dans le troisième millénaire d'un pas gaillard,
attaché-kaize à la main et complet veston conquérant.
C'est tout ça qu’ils veulent pour lui, pour son bien et
ils ne savent plus à quel saint se vouer pour l'extraire
de sa nonchalance et à la lenteur de son art de vivre.
Et
lui, sauf votre respect, il les em...
Il
les em... parce qu’il a envie de prolonger son somme, il a
envie de figer le sang qui coule dans l’inextricable
réseau de ses bouchures et de ses treulées, il a envie de
rester à regarder la feuille de hêtre à l'envers ou
l’épicéa à l'endroit. Il veut prendre son temps dans
l'affolement qui gravite autour du flot rapide de ses
eaux, dans l'énorme pétaudière où l'on n'a pas même l’idée
d'offrir un canon au Mohamed et une gitane maïs au Youssef
qui coupe du bois.
Il
veut demeurer différent et ils veulent l'assimiler,
l’intégrer. Et lui, il les em ... parce qu’il n'a que
faire de leurs plans, de leurs sigles, de leurs
restructurations, de leurs projets, de leur branloire, de
leur P.A.C. et du reste. Lui, le Morvan, il veut dormir
hors du temps dans les friches de ses cheveux et l’hirsute
de ses bouchures. Sans somnifère.
Philippe Berte-Langereau est l’auteur de nombreux
ouvrages traitant du patrimoine et des traditions du
Morvan. Ses récits, en prise avec le Morvan des
profondeurs, sont volontiers frondeurs et sarcastiques :
une manière d’exprimer son enracinement profond dans le
Morvan ordinaire des hameaux, des chemins et de la
mémoire. |