Morvan du cœur et de la mémoire -
1995
« Mon arrière-grand-mère qui n’avait
jamais quitté son village prit à pied, en sabots, la
route d’Avallon quelques semaines après la naissance de
mon grand-père. Là, elle embarqua dans la diligence de
Paris pour vendre son lait chez une famille riche. Les
dames de la haute bourgeoisie, si elles acceptaient la
maternité, redoutaient, les pauvres, l’épreuve de
l’allaitement pour leurs seins.
Étrange époque où la poitrine des femmes,
si elles appartenaient à l’aristocratie du nom ou de la
fortune, devenait un ostensoir plus qu’une source de
vie !
Sans le savoir, mon aïeule qu’on appelait la mère
Dégourdie - elle avait des jarrets de chèvre et le
souffle d’une alpiniste - participa à ce mouvement
migratoire qu’on appela l’industrie des nourrices et qui
culmina sous le Second Empire. Là encore, il faut bien
évoquer l’affreuse pauvreté d’une classe sociale qui
luttait en Morvan pour la survie.
Il y avait les nourrices « sur lieu »,
tristement appelées par les marchands de chair humaine
« laitières à gages ». On croirait qu’il s’agit de
vaches en transhumance ! Elles quittaient famille et
village après avoir sevré leur enfant confié à la
parentèle et au lait de vache, pour gagner les grandes
villes, Paris surtout où l’un des deux cent quarante
bureaux de placement, moyennant finances, leur proposait
un bébé à nourrir. Ainsi, une femme d’Empury donna le
sein au prince impérial, fils de Napoléon III. [...]
A leur retour, ces femmes témoignaient
dans leur village de la vie à Paris et dans les grandes
villes. Elles revenaient avec des idées neuves sur
l’éducation, l’hygiène, le costume, la nourriture. Même
si le Morvan se refermait sur elles comme une chape, il
leur restait comme la nostalgie d’un autre univers.
Surtout elles ramenaient de leur campagne de nourriture
un pécule énorme pour l’époque, entre 1.000 et 1.200
francs, la fortune ! Noëlle Renault, dans un beau numéro
de la Camosine, et dans un livre récent, Les nourrices
du Morvan, a longuement raconté cette histoire. » |